Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/09

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 63-68).


IX

Le bain terminé, au milieu de ses enfants dont les cheveux étaient encore tout mouillés, Daria Alexandrovna, un fichu sur la tête, s’approchait de la maison, lorsque le cocher lui dit : Voici un monsieur qui vient par ici. On dirait le monsieur de Pokrovskoié ! »

Daria Alexandrovna regarda en avant et toute joyeuse reconnut Lévine coiffé d’un chapeau gris et vêtu d’un paletot de même couleur. Il marchait à leur rencontre. Bien qu’elle fût toujours heureuse de le voir, elle fut particulièrement satisfaite de se montrer à lui dans toute sa gloire. Personne mieux que Lévine ne pouvait comprendre ce qui faisait son orgueil.

En l’apercevant il crut avoir devant les yeux le tableau de la future vie de famille qu’il rêvait.

— Vous ressemblez à une couveuse ! Daria Alexandrovna, lui dit-il.

— Que je suis heureuse de vous voir ! répondit celle-ci en lui tendant la main.

— Vous dites que vous êtes heureuse de me voir et pourtant vous ne m’avez pas informé de votre arrivée. Mon frère passe l’été avec moi : c’est par un mot de Stiva que j’ai su que vous étiez ici.

— De Stiva ? demanda étonnée Daria Alexandrovna.

— Oui, il m’a écrit que vous étiez installée ici, et il pense que vous me permettrez de vous aider le cas échéant ; mais tout à coup, Lévine parut embarrassé, il s’interrompit et marcha en silence près du breack arrachant sur son passage de petites branches de tilleul qu’il coupait avec ses dents. Sa gêne provenait de ce qu’il supposait que Daria Alexandrovna serait attristée de voir un étranger lui offrir l’aide qu’elle aurait dû trouver en son mari. En effet, Daria Alexandrovna n’aimait pas cette habitude de Stépan Arkadiévitch d’imposer à des tiers ses embarras domestiques, et elle comprit que Lévine l’avait deviné. Elle aimait précisément Lévine pour sa finesse de compréhension et son tact.

— J’ai bien compris que c’était une façon de dire que vous désiriez me voir et j’en suis très heureux. Je m’imagine que vous, qui êtes habituée à la ville devez trouver toute cette vie bien sauvage, et si vous avez besoin de mes conseils, je suis tout à votre service.

— Oh ! non, dit Dolly. Au commencement, j’ai eu bien des tracas, mais maintenant tout est arrangé, grâce à ma vieille bonne, dit-elle en désignant Maria Philémonovna qui, comprenant qu’on parlait d’elle, sourit gaiement et amicalement à Lévine. Elle le connaissait déjà, savait que c’était un bon parti pour la demoiselle et désirait que tout s’arrangeât.

— Veuillez vous asseoir ; nous nous serrerons un peu, lui dit-elle.

— Merci, j’irai à pied. Enfants ! qui veut courir avec moi pour dépasser les chevaux ?

Les enfants connaissaient peu Lévine, ils ne se rappelaient plus bien quand ils l’avaient vu, mais ils ne montraient pas envers lui ce sentiment étrange, de gêne et de répulsion, qu’éprouvent en général leurs semblables à l’égard des grandes personnes dont l’allure leur semble feinte, ce qui constitue pour eux une cause fréquente de réprimandes. L’hypocrisie, quelle qu’elle soit, peut quelquefois échapper à l’homme le plus intelligent et le plus perspicace, mais l’enfant, le plus borné, la reconnaît sans peine, si habilement dissimulée qu’elle soit, et s’en détourne. Or, Lévine, sans être pour cela plus parfait qu’un autre, était la franchise même, c’est pourquoi les enfants lui témoignaient une amitié au moins égale à celle qu’ils lisaient sur le visage de leur mère. À sa proposition les deux aînés bondirent aussitôt et coururent avec lui aussi simplement que s’ils avaient couru avec miss Hull ou avec leur mère. Lili voulut aussi aller avec lui, et la mère y consentit. Lévine la mit sur son épaule et courut avec elle.

— N’ayez pas peur ! N’ayez pas peur, Daria Alexandrovna ! lui dit-il en souriant gaîment. Il n’y a pas de danger que je la laisse tomber.

Ses mouvements adroits, sûrs, et prudents, rassurèrent la mère, elle eut même un sourire de joyeuse approbation.

Ici, à la campagne, en compagnie des enfants et de Daria Alexandrovna qui lui était si sympathique, Lévine retrouvait cette humeur joyeuse et enfantine, dont il était coutumier, et que Daria Alexandrovna aimait particulièrement en lui. Il courait avec les enfants et leur apprenait la gymnastique ; il faisait rire Miss Hull avec son mauvais anglais et racontait à Daria Alexandrovna ses occupations à la campagne.

Après le dîner, Daria Alexandrovna étant assise sur le balcon seule avec lui se mit à parler de Kitty.

— Vous savez ! Kitty vient ici. Elle passera tout l’été avec moi.

— Vraiment ! fit-il en rougissant, et aussitôt, pour changer la conversation il ajouta : Alors, faut-il que je vous envoie deux vaches ? et si vous tenez absolument à payer, si vous n’en avez pas honte, vous donnerez cinq roubles par mois.

— Non, merci, maintenant tout est arrangé.

— Eh bien, alors, j’irai voir vos vaches, et si vous me le permettez je verrai quelle nourriture leur est préférable ; tout est là.

Et Lévine, exclusivement pour changer la conversation, se mit à exposer à Daria Alexandrovna la théorie de l’alimentation des vaches, considérant celles-ci comme des machines à fabriquer le lait, etc.

Tout en parlant il éprouvait le désir mêlé de crainte, il est vrai, d’apprendre des détails sur Kitty. Il redoutait, en effet, que le calme si chèrement acquis par lui pût être troublé.

— C’est possible, mais tout cela demande de la surveillance et qui le fera ? dit négligemment Daria Alexandrovna.

Son ménage était maintenant si bien organisé, grâce à Maria Philémonovna, qu’elle n’y voulait rien changer.

Elle n’avait pas confiance en l’expérience de Lévine. Cette théorie de la vache machine à lait lui était suspecte.

Il lui semblait que les dissertations de cette sorte ne pouvaient que nuire au ménage. Ce qu’expliquait Maria Philémonovna lui paraissait bien plus simple :

« Il faut, disait celle-ci, donner à Pestrouchka et Bielopakha plus de fourrage et de breuvage et il ne faut pas que le cuisinier emporte les eaux grasses à la vache de la blanchisseuse. »

Cela était clair, tandis que les digressions sur la nourriture farineuse et herbacée lui semblaient spécieuses et obscures ; d’ailleurs pour l’instant elle désirait surtout ramener la conversation sur Kitty.