Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 83-89).


XII

La charretée de foin était liée. Ivan sauta à terre et prit par la bride son bon et solide cheval. La femme jeta le râteau sur la charrette et d’un pas ferme, en balançant les bras, rejoignit un groupe d’autres paysannes. Ivan gagna le chemin et se mit à la suite des autres charrettes. Les femmes, le râteau sur l’épaule, vêtues de couleurs éclatantes, marchaient derrière et l’on entendait leurs joyeux éclats et leurs cris sonores. La voix rude et un peu sauvage de l’une d’elles entonna une chanson que reprirent au refrain diverses voix, les unes rudes, d’autres fraîches ou fortes.

Les femmes qui chantaient s’approchaient de Lévine, et il lui semblait qu’un nuage chargé d’une gaîté bruyante s’avancait vers lui. Le nuage s’avancait, l’enveloppait, lui, la meule sur laquelle il était couché, d’autres meules et d’autres charrettes, toute la prairie en un mot avec ses chars lointains, tout cela s’agitait et se balançait aux sons de cette chanson sauvage, pleine de gaieté, accompagnée de sifflets et de cris. Lévine enviait cette gaieté saine. Il aurait voulu prendre part à la manifestation de cette joie, mais il ne pouvait que s’allonger, regarder et écouter. Quand il cessa de les voir et de les entendre, il fut saisi du sentiment pénible de son isolement, de son oisiveté, de son hostilité envers ce monde.

Quelques-uns d’entre ces paysans, ceux-là même qui avaient le plus discuté avec lui au sujet du foin, ceux qu’il avait offensés ou ceux qui voulaient le tromper, le saluaient gaiement, ne montrant et n’ayant en fait contre lui aucune animosité ; non seulement ils n’avaient pas de remords de l’avoir voulu tromper, mais ils ne s’en souvenaient même pas. Tout cela s’était évanoui dans le rude travail accompli en commun. Dieu qui leur avait donné ce jour leur avait en même temps dispensé les forces dont ils avaient besoin, et ce jour et ces forces ils les avaient consacrées au travail qu’ils considéraient comme leur récompense. Quels seraient ensuite les fruits du travail et à qui reviendraient-ils ? C’étaient là des questions secondaires et mesquines auxquelles ils ne s’arrêtaient pas.

Lévine, bien souvent, avait été pris d’admiration pour cette vie, il avait alors éprouvé un sentiment d’envie pour ces hommes ; mais ce jour-là, pour la première fois, probablement sous l’impression que lui avait causée l’attitude d’Ivan Parménov et de sa jeune femme, il comprit clairement qu’il dépendait de lui seul de transformer cette vie oisive, factice et égoïste qui lui était si pénible en une vie noble et pure de travail en commun.

Le vieux qui était assis à côté de lui s’en était allé depuis longtemps ; les gens s’étaient dispersés. Ceux des villages voisins étaient partis chez eux ; ceux qui étaient de plus loin s’étaient réunis pour souper et coucher dans la prairie.

Lévine, que n’avaient pas remarqué les paysans, restait couché sur la meule, il observait, écoutait et réfléchissait.

Les paysans qui s’étaient installés dans la prairie dormirent à peine par cette courte nuit d’été. D’abord, pendant le souper, ils eurent une conversation générale, joyeuse et entrecoupée d’éclats de rires, puis, de nouveau, ils entonnèrent des chansons et les rires reprirent de plus belle.

Toute cette longue journée de travail n’avait laissé en eux d’autre trace que de la gaîté. Un peu avant l’aube, tout devint silencieux ; seul le bruit des grenouilles qui coassaient dans la mare et des chevaux qui s’ébrouaient dans la prairie, s’entendait dans le brouillard matinal. Quand Lévine s’éveilla, il se leva de la meule où il était couché, et, regardant les étoiles, il comprit que la nuit était passée.

« Eh bien ! Que vais-je faire ? Et comment m’y prendre ? se dit-il, tâchant de se formuler d’une façon précise tout ce qu’il avait pensé et senti pendant cette courte nuit. Toutes ces réflexions se répartissaient pour lui en trois points : il lui fallait d’abord renoncer à sa vie d’autrefois, à son instruction désormais nuisible ; ce sacrifice d’ailleurs lui semblait simple et facile et ne lui laissait aucun regret. D’autres idées et d’autres images concernaient sa future existence. Il sentait nettement combien cette vie était simple, pure et équitable, et il était convaincu d’atteindre par elle à ce bonheur plein de calme et de dignité qu’il désirait jusqu’à la souffrance. Le troisième groupe de pensées s’agitait dans sa tête autour de cette question : comment établirait-il la transition de l’ancienne vie à la nouvelle ? Et il ne trouvait à cela aucune réponse précise. Il devrait, pensait-il, se créer une famille, travailler et sentir le besoin de travail ; mais alors il lui faudrait abandonner Pokrovskoié ? Épouser une paysanne ? « Comment donc réaliser tout cela ? » et la même indécision répondait à ces questions. « D’ailleurs, je n’ai pas dormi de la nuit et mes idées ne sont pas nettes, je verrai cela plus tard. Une seule chose est certaine, c’est que cette nuit a décidé de mon sort. Tous mes rêves d’autrefois sur la vie de famille ne sont que folie ! Tout cela est beaucoup plus simple et certainement mieux », conclut-il. « Que tout cela est beau ! » pensait il en regardant les petits nuages suspendus en flocons au milieu du ciel au dessus de sa tête et qui affectaient la forme d’une étrange coquille nacrée. « Comme tout dans cette délicieuse nuit est charmant ! Mais quand donc cette coquille a-t-elle eu le temps de se former ? Il n’y a qu’un instant, j’ai regardé le ciel et n’y ai vu que deux taches blanches. Oui ! C’est ainsi que se sont transformées, sans que j’en aie eu conscience, les idées que j’avais sur la vie ! »

Il sortit de la prairie et prit la grand’route qu’il se mit à suivre dans la direction du village. Un vent léger s’élevait, la nature prenait une teinte grise et triste, comme il arrive ordinairement avant l’aurore, qui précède la victoire éclatante de la lumière sur les ténèbres.

Tout frissonnant de froid, Lévine marchait rapidement les yeux baissés. « Tiens, se dit-il tout à coup, une voiture qui vient par ici ! » On entendait en effet un bruit de grelots ; il leva la tête : à quarante pas de lui, sur la grand’route qu’il suivait, venait à sa rencontre une voiture attelée de quatre chevaux. Sans songer aux voyageurs qu’elle pouvait contenir, il regarda distraitement la voiture.

Dans un des coins dormait une vieille dame et près de la portière, était assise une jeune fille, qui visiblement, venait de s’éveiller et tenait les rubans de son bonnet blanc. Calme et pensive, sa physionomie reflétait cette vie élégante et compliquée, qui était si étrangère à Lévine ; elle regardait les lueurs empourprées de l’aurore.

Au moment où la vision allait disparaître, un regard limpide se porta sur lui. Ce fut comme un éclair. Il l’avait reconnue, et une joie mêlée de stupeur illumina son visage.

Il ne pouvait se tromper ; ces yeux étaient uniques au monde. Une seule créature sur terre représentait pour lui l’univers entier et constituait en même temps la seule raison d’être de sa vie. Oui, c’était bien elle, c’était Kitty. Il comprit qu’elle se rendait de la station du chemin de fer à Ergouchovo, et, subitement, toutes ses émotions de la nuit, toutes les résolutions qu’il avait prises s’évanouirent comme un rêve. Il chassa avec horreur la pensée qu’il avait eue d’épouser une paysanne. Là, dans cette voiture qui s’éloignait rapidement et allait disparaître au prochain tournant de la route, là seulement était la véritable solution du problème de la vie qui, ces derniers temps, ne cessait de le hanter.

Elle ne regardait plus à la portière, le bruit des roues avait cessé de se faire entendre et le son des clochettes arrivait à peine jusqu’à lui, les aboiements des chiens lui indiquaient que la voiture traversait le village. Et lui, seul, étranger à tout, marchait, abandonné, sur la grand’route déserte.

Il regarda le ciel, espérant y retrouver la coquille nacrée qu’il avait admirée quelques minutes auparavant et qui personnifiait pour lui la marche de ses idées et de ses sentiments pendant cette nuit : sur le ciel, plus rien ne rappelait la coquille. Là-haut, à des hauteurs inaccessibles, s’était accomplie la transformation mystérieuse ; il n’y avait plus trace de nacre ; un vaste tapis de petits nuages moutonneux couvrait presque la moitié du ciel, qui maintenant d’un bleu plus clair, répondait avec la même douceur mais aussi avec le même mystère à son regard interrogateur.

« Non, dit-il, quelque belle que soit cette vie simple et laborieuse, là n’est pas ma destinée. C’est elle que j’aime. »