Anglophilie gouvernementale/Agissements de la mission protestante

Chamuel (p. 1-40).
◄  Au Lecteur
Annexes  ►
NOTES


SUR LES


AGISSEMENTS DE LA MISSION PROTESTANTE


à Tahiti


Au point de vue de la Francisation

et de la Diffusion de la Langue française

chez les Indigènes.




Le 9 septembre 1896, il y a eu cinquante-quatre ans, c’est-à-dire plus d’un demi-siècle déjà, que d’accord avec les grands chefs, Pomare IV, reine des îles de la Société et dépendances, sollicita le protectorat de la France à l’effet de mettre fin aux dissensions intestines qui menaçaient de porter atteinte aux relations cordiales avec les gouvernements étrangers, et exposaient ces îles à perdre leur nationalité.

Accepté provisoirement par l’amiral Du Petit-Thouars, ce protectorat fut ratifié par le gouvernement français le 25 mars 1843, en même temps que tous pouvoirs furent conférés au capitaine de vaisseau Bruat, déjà nommé gouverneur dans nos établissements en Océanie.

Lorsque M. Bruat arriva pour prendre son commandement, en novembre 1843, il trouva les esprits agités et tourmentés par de pernicieux conseils ; la reine elle-même avait quitté Tahiti et s’était réfugiée aux Iles-sous-le-Vent, faisant partie du même archipel. Il fallut combattre les révoltés.

Des rencontres eurent lieu à Mahaena, à Punaauia et dans d’autres localités : la prise du fort de Fautaua mit fin à ces hostilités. Tous les chefs prêtèrent serment de fidélité au gouvernement du protectorat, et la reine ne tarda pas à rentrer à Tahiti (29 janvier 1847) où elle fut réinstallée dans son autorité. Depuis cette époque, les états du protectorat jouirent d’une tranquillité parfaite ; l’autorité de la reine fut plutôt agrandie qu’amoindrie par notre intervention, les Tahitiens apprirent à nous connaître et à nous aimer, le gouvernement protecteur ayant continuellement poursuivi le but de donner à cette population l’amour du travail et les principes élevés d’ordre, de justice, de morale.

Après un règne de plus d’un demi-siècle, dont les trente dernières années s’écoulèrent dans la plus paisible félicité à l’abri de notre drapeau, Pomare IV mourut le 17 septembre 1877, laissant trois fils dont l’aîné, le prince Ariiaue, fut solennellement proclamé roi de Tahiti et dépendances le 24 septembre 1877 : il prit le nom de Pomare V.

Le 29 juin 1880, Pomare V et les chefs des districts des îles Tahiti et Moorea, réunis au palais du gouvernement, signèrent, avec M. le gouverneur Isidore Chessé, l’annexion à la France des États du protectorat. Cet acte fut ratifié par le Parlement français le 30 décembre de la même année, et la cérémonie officielle réunissant définitivement à la France ces pays qui s’étaient civilisés sous sa tutelle, eut lieu à Papeete le 24 mars 1881.

Il est difficile d’admettre qu’après plus de cinquante années, la population indigène des deux îles Tahiti et Moorea, dont le chiffre s’élève à environ 8,000 habitants, hommes, femmes et enfants compris, non seulement ne parle pas la langue française, mais encore a vu se substituer à son langage primitif un idiome quelconque formé du tahitien corrompu, de mots français, anglais et autres plus ou moins altérés et adaptés à la prononciation tahitienne.

Telle est pourtant la situation actuelle résultant des causes que je vais essayer de déterminer, en faisant ressortir les agissements des représentants d’une secte religieuse qui, joignant un rôle politique à leur action confessionnelle dans le but de confisquer à leur profit la part d’autorité laissée au souverain, ont cherché à établir à l’encontre du gouvernement protecteur un pouvoir tendant à annihiler la politique d’assimilation poursuivie lentement, il est vrai, en raison des difficultés qui leur étaient suscitées, mais sûrement par les représentants de la France.

Et ce, parce que durant les années qui ont suivi l’établissement de notre protectorat, les écoles publiques des districts sont restées, de par les lois tahitiennes réservées dans l’acte du 9 septembre 1842, sous la direction des pasteurs protestants indigènes et par suite des méthodistes anglicans ; et qu’à leur arrivée dans la colonie vers l’année 1862, les pasteurs français, hommes de religion avant tout, ont suivi la voie tracée par leurs confrères étrangers.

Pour l’intelligence de cette étude, il est nécessaire de remonter à l’époque de l’établissement à Tahiti, des premiers missionnaires anglais.

L’île de Tahiti découverte, suivant la tradition officielle[1] d’abord en 1606 par Quiros, navigateur espagnol qui lui donna le nom de Sagittaria, puis en 1767 par Wallis, navigateur anglais qui la dénomma Georges III, enfin en 1768 par Bougainville, navigateur français, lequel la fit connaître sous son véritable nom, fut visitée quatre fois, de 1769 à 1777, par le célèbre navigateur anglais Cook, dont les relations de voyage jetèrent bientôt un jour si vif sur ces parages. Le voyage de la Bounty, capitaine Bligh, (1787 à 1789) par les incidents auxquels a certainement contribué une relâche assez prolongée à Tahiti, concentra de nouveau l’attention sur ce pays, de sorte que quelques années plus tard les sociétés anglaises d’évangélisation crurent à la possibilité de créer un établissement dans cette île fortunée.

Le 7 mars 1797, le bâtiment anglais le « Duff » arriva à Tahiti et y débarqua dix-huit missionnaires. Bien accueillis par Pomare Ier qui venait d’établir son pouvoir sur les îles de la société et vit dans ces étrangers un recours appréciable pour lui permettre d’asseoir complètement sa domination, il ne paraît pas qu’une bonne harmonie ait régné longtemps entre les missionnaires et les indigènes, puisque le 30 mars de l’année suivante, onze d’entre eux quittèrent Tahiti. Pourtant ceux qui restèrent parvinrent à gagner la confiance de Pomare Ier, de sorte que quand ce dernier mourut subitement le 3 septembre 1803, ces missionnaires le regrettèrent, mais seulement au point de vue de leur tranquillité personnelle et de l’appui qu’il leur prêtait, car leur évangélisation n’avait encore produit aucun résultat. Il allait appartenir à Pomare II, fils et successeur de Pomare Ier, de changer l’état de choses existant en se convertissant au protestantisme.

De 1803 à 1807 le pays fut assez tranquille ; mais, en cette dernière année, des guerres éclatèrent entre Pomare II et un des anciens rivaux de son père. D’abord vainqueur, Pomare, qui avait dû ses succès à l’intervention d’indigènes des îles voisines, fit tant de mécontents par les vexations et les cruautés inouïes qu’il laissait exercer par ces étrangers, que, malgré l’abattement des vaincus, il en résulta bientôt une autre guerre, laquelle faillit lui enlever à jamais le pouvoir. Toute l’île de Tahiti s’était soulevée ; il fut contraint de l’abandonner et de se retirer dans la petite île voisine, Eimeo ou Moorea.

Au milieu de cette anarchie, les missionnaires n’étaient plus en sûreté, et vers 1809, tous avaient quitté l’archipel de la société, à l’exception d’un seul, M. Nott. Bravant la misère et les dangers, il eut le courage de rester et de s’attacher à Pomare dont il devint le confident le plus intime. Pomare ne paraissait encore nullement disposé à changer de religion : il laissait pourtant volontiers son ami lui parler de celle qu’il venait prêcher.

Nous touchons ici aux événements qui assureront. définitivement le pouvoir à Pomare II et à ses descendants, et par suite, graveront dans l’esprit des membres de cette famille une reconnaissance profonde pour les représentants d’une religion dont le Dieu, croira le nouveau converti, a combattu pour lui.

Je laisse la parole à M. Moerenhout, consul général des États-Unis aux îles océaniennes, lequel a publié, en 1837, un ouvrage d’autant plus précieux et intéressant, que ces peuplades n’ayant pas de traditions écrites, il a fallu un long séjour parmi elles et n’être guidé par aucune préoccupation politique ou religieuse pour arriver à juger impartialement les événements accomplis ainsi que ceux qui suivirent.

« Ce fut donc seulement vers ce temps que dans ces entretiens familiers, amenés par les circonstances, ce missionnaire (M. Nott) et d’autres qui revinrent bientôt après, et qui tous possédaient assez bien déjà la langue nationale, donnèrent à Pomare et à sa suite les premières notions de la religion chrétienne. Le moment était des plus favorables pour en faire goûter les maximes.

« Dans la situation où se trouve ce prince, de 1809 à 1811 et 1812, exilé, sans le moindre espoir de rentrer dans ses États, la peinture d’un dieu auquel rien ne pouvait résister devait lui plaire, d’autant plus que les dieux qu’il adorait semblaient, ou ne pouvoir plus le servir, ou l’avoir abandonné. Il les redoutait encore ; mais il n’était pas nouveau chez les Océaniens de quitter un dieu pour en adorer un autre, ou d’offrir des sacrifices à une divinité qu’ils croyaient plus puissante et qui protégeait leurs ennemis. La difficulté était de les abandonner tous indistinctement, de renoncer à tous à la fois ; s’il ne se fût agi que d’un « Maraï » (autel), Jéhova aurait eu le plus considérable.

« Pomare balançait toujours ; mais il parlait souvent, à ce qu’il parait, de ces passages de l’histoire uive où Dieu vient tout à coup au secours de ceux qui le reconnaissent et punit ceux qui servent les faux dieux : il pensait souvent à ces traits, il les aimait, il se faisait redire les circonstances où les tribus, réduites à la dernière extrémité, se relevèrent inopinément par la protection de leur dieu, en triomphant de leurs ennemis, quelque nombreux qu’ils fussent.

« Quand donc, triste, abattu, déchu de presque tout pouvoir, il ne conserva plus le moindre espoir de ressaisir l’autorité ; quand ses différents efforts pour rentrer dans Tahiti eurent tous échoué ; quand il n’attendit plus rien de lui-même ni de ses dieux, cherchant des consolations, il se mit à écouter plus attentivement les missionnaires qui lui promettaient le secours d’un dieu tout puissant s’il voulait, pour le servir, abjurer les siens. La conduite du roi influa sur celle de plusieurs autres individus. Les gens de sa maison traitaient les missionnaires avec plus d’égards, souffraient leurs remontrances, écoutaient leurs discours, et en 1812 (le 18 juillet), sans rien concevoir encore à la morale ni aux principes qui font la base de la religion chrétienne, mais seulement à cause de sa situation désespérée et pour essayer d’une dernière ressource, comme il paraît l’avoir dit lui-même, Pomare, faisant publiquement profession de christianisme, demanda de plus amples instructions, et le baptême. »

Cependant une circonstance imprévue faillit renverser tout à coup les espérances des missionnaires.

Des chefs de Tahiti vinrent proposer à Pomare de reprendre le gouvernement ! Il accepta et rentra à Tahiti le 13 août 1812 ; mais après deux années de résidence au milieu d’agitations continuelles, ne s’y croyant plus en sûreté, il retourna à Moorea. En novembre 1815, il repassa à Tahiti et, le 12 du même mois, dans un combat acharné où les chrétiens réunis dans leur temple de Punaauia furent attaqués par les païens, il vainquit complètement les rebelles : le protestantisme fut alors établi dans toutes les parties de l’île.

Les choses allèrent assez bien pendant quelque temps : les nouveautés de la religion plaisaient à ce peuple enfantin. Bientôt pourtant, par suite des exigences toujours croissantes des missionnaires enorgueillis par leur succès inespéré, le zèle des nouveaux convertis se refroidit, de telle sorte que, sortant du domaine spirituel, les missionnaires amenèrent le roi à désirer des lois plus positives afin d’obtenir par la rigueur et par les châtiments ce qu’on refusait à la persuasion de la parole. Mais la difficulté résidait dans l’établissement ou plutôt dans le choix de ces nouvelles institutions. N’ayant pas la moindre idée de ce que pouvaient être cette constitution, ces lois écrites, etc., dont on l’entretenait, Pomare dut avoir recours aux missionnaires qui, par là, devinrent les législateurs de l’île.

Le 16 mai 1819 une assemblée générale fut convoquée près de la résidence de Pomare. M. Moerenhout en rend ainsi compte :

« Quand le Roi, les chefs, les missionnaires furent arrivés, l’un de ces derniers ouvrit cette importante cérémonie par la lecture d’un chapitre de la Bible et par une prière ; après quoi le Roi se leva, tenant à la main le rouleau de papier sur lequel était écrit le code de la nouvelle loi…

« Il lut le code en entier en en commentant plusieurs articles. Dans ce code se trouvaient des lois contre la révolte, les conspirations, l’excitation à la guerre qui, comme l’assassinat, emportaient la peine de mort… »

L’application de ces dernières dispositions ne se fit pas attendre. Cinq mois à peine après la publication de ce code, deux hommes furent pendus pour crime d’attentat contre le gouvernement. En 1821, deux autres furent exécutés comme chefs d’un complot contre la personne du roi.

Ainsi donc voici les missionnaires bien et définitivement livrés à la politique.

Dans tout le cours de son ouvrage, M. Moerenhout suit pas à pas l’œuvre des missionnaires avec lesquels d’ailleurs il a toujours vécu dans les meilleurs termes, du moins jusqu’en 1837 ; car plus tard (4 septembre 1838), reconnu dans une assemblée des chefs et en présence de la Reine en qualité de Consul français, il aura à entrer en lutte avec ses amis de la veille, et par suite ne pourra peut-être plus porter de jugements aussi dégagés de toute préoccupation politique sur les événements auxquels il prendra une part active. Mais s’il rend un hommage constant à leurs efforts il ne peut s’empêcher de s’élever, presque à chaque page, contre leur ingérence constante et trop souvent maladroite dans la direction des affaires du pays.

Je ne puis résister au désir de lui emprunter encore une citation se rapportant à un incident qui, en 1831, faillit amener une conflagration générale.

« Cet événement, comme tant d’autres circonstances qui l’avaient précédé, m’a prouvé qu’il n’y a rien de vrai dans ce qu’on a dit jusqu’ici, en Angleterre, que les missionnaires ne se mêlent point des affaires politiques. Ils s’en mêlent en effet en toute occasion ; le plus souvent, ils font très bien de s’en mêler, mais devraient, ne fût-ce que par prudence, le faire avec plus de modération, de circonspection, ou plutôt moins impérieusement, se bornant à donner privément des avis et non pas des ordres publics. Leur présence trop assidue aux assemblées, la part souvent trop active qu’ils prennent aux discussions, ne paraissent être ni dans leur mission, ni dans leur compétence. Ils se sont fait par là un tort considérable car on leur attribue de suite, et la plupart du temps avec raison, l’établissement de toutes les mesures quelles qu’elles soient. »

Ce rôle politique s’était encore plus affirmé lorsque, le 22 avril 1824, deux ans et demi après la mort de Pomare II arrivée le 17 novembre 1821, ils procédèrent en grande pompe au couronnement de son fils encore en très bas âge (il était né en décembre 1820). Posant la couronne sur la tête de l’enfant après l’avoir oint des huiles saintes, M. Nott s’exprima ainsi : « Pomare III, je vous couronne « Roi de Tahiti, Moorea, etc… »

« Ce jeune prince, qui était élevé dans une école installée à l’île Moorea pour l’instruction des enfants des missionnaires, sous le nom prétentieux d’« Académie de la mer du Sud », mourut prématurément le 11 janvier 1827. Il était le dernier descendant mâle de la famille de Pomare.

Il ne restait plus que sa sœur Aïmata, née en 1813, dont, préoccupés de leurs vues sur le jeune roi, les missionnaires avaient entièrement négligé l’éducation. Elle fut toutefois reconnue souveraine des îles de la Société sous le nom de Pomare IV.

Les premières années de son règne furent signalées par des troubles continuels à l’intérieur. La Reine sentait elle-même combien elle était impuissante à apaiser toutes les querelles intestines, à empêcher les désordres, à mettre fin à toutes les difficultés sans cesse renaissantes dans ses États, et que réglaient à leur passage divers amiraux français, entre autres Dumont d’Urville, Cécile, Laplace, etc.

Les missionnaires anglicans voyaient déjà d’un très mauvais œil cette intervention des représentants d’une nation étrangère à la leur, lorsque le 20 novembre 1836, MM. Laval et Carret, prêtres de la mission catholique établie aux îles Gambier en 1834, arrivèrent à Tahiti sur la goélette Élisa. Le 25 du même mois, la Reine leur donna audience et bien qu’indécise, ne parut pourtant pas opposée à leur établissement dans ses États ; mais les missionnaires anglicans, en haine du catholicisme autant que de la nationalité des nouveaux venus, provoquèrent d’urgence une assemblée des chefs à laquelle fut soumis un projet d’expulsion contre les deux arrivants ; quelques chefs pourtant se prononcèrent pour eux. Malgré l’intervention du Consul des États-Unis en leur faveur, malgré une nouvelle entrevue avec la Reine, ils durent quitter Tahiti le 12 décembre de la même année, embarqués de force sur le bâtiment qui les avait amenés.

Le peu de succès de cette première tentative ne découragea pas M. Laval. Le 26 janvier 1837 il revenait, accompagné cette fois d’un autre missionnaire, M. Maigret ; on refusa de les laisser débarquer.

Le 29 août 1838, la frégate Vénus, commandée par M. Du Petit-Thouars, se présenta devant Tahiti ; le 4 septembre suivant M. Moerenhout fut installé en qualité de Consul français ; en même temps, une convention signée entre la Reine et M. Du Petit-Thouars stipula que les Français, quelle que fût leur profession, pourraient librement s’établir, commercer dans le pays où ils seraient reçus et protégés comme les étrangers les plus favorisés. Cette clause déterminative « quelle que fût leur profession » amena de nouveaux conflits : on cherchait à l’éluder en ce qui concernait les missionnaires catholiques. Aussi le 29 juin 1839, une clause additionnelle à la convention précitée était signée à bord de l’Arthémise par le commandant Laplace : » Libre exercice de la religion catholique. « En septembre 1841 les missionnaires de ce culte s’établirent enfin à Tahiti.

À noter qu’à la même époque un premier mouvement sembla se dessiner parmi les chefs, à l’effet de solliciter le protectorat de la France, mouvement qui fut arrêté par les missionnaires anglicans et le capitaine anglais Jones, du Curaçao.

Mais l’année suivante, les sourdes menées de ces missionnaires eurent pour résultat de provoquer à nouveau l’intervention du représentant du gouvernement français dans ces mers et finalement l’établissement de notre protectorat (9 septembre 1842). Quelques jours après (21 septembre), les missionnaires anglicans adressèrent à l’amiral Du Petit-Thouars une lettre dans laquelle ils déclaraient « qu’informés du changement qui avait eu lieu dans le gouvernement tahitien, ils regardaient comme un devoir impérieux d’exhorter le peuple à une obéissance tranquille et constante envers les pouvoirs existants. » — On sait de quelle manière la plupart d’entre eux s’acquittèrent de leurs promesses et comment l’ascendant sur la Reine des Pritchard et autres, amena cette souveraine à refuser de se soumettre à l’acte qu’elle avait librement consenti, ce qui conduisit l’amiral Du Petit-Thouars à prendre provisoirement possession de Tahiti au nom de la France (6 novembre 1843).

Si le gouvernement français eût donné son approbation à cet acte de vigueur de son représentant, toute la législation du pays, œuvre des méthodistes, se fût trouvée abrogée : par suite il eût été facile de prendre les dispositions utiles pour instruire ce peuple dans notre langue et nous l’assimiler rapidement.

L’acte du protectorat garantissait l’état de choses existant. Or, une loi faisait une obligation aux enfants de fréquenter les écoles à la tête desquelles étaient placés les pasteurs indigènes. Dans ces écoles l’instruction était donnée en tahitien jusqu’à l’âge de 14 ans, ou bien jusqu’à ce que les enfants eussent appris à lire et à écrire. Des pénalités étaient édictées contre les parents récalcitrants et des punitions morales infligées aux enfants paresseux. Ces dispositions furent maintenues à la revision du code tahitien en 1845 et en 1848. — Loi XVIII.

Vint ensuite la loi du 7 décembre 1855 confirmant dans leur fonction d’instituteur les ministres du culte régulièrement nommés, c’est-à-dire élus par les habitants du district, et autorisant le chef et les habitants des districts les plus peuplés à choisir un instituteur suppléant pour aider le pasteur. On s’empara de cette dernière disposition pour établir lesdits instituteurs suppléants un peu partout, les connaissances des pasteurs indigènes étant assez bornées. Il est juste d’ajouter que celles des suppléants ne s’étendaient guère plus loin.

Disons que les États du protectorat étaient partagés en subdivisions territoriales appelées districts, au nombre de 31 pour les deux îles de Tahiti et de Moorea, ramenés en 1866 à 22 seulement, dont 18 pour Tahiti et 4 pour Moorea.

Le matériel d’enseignement était à l’état rudimentaire : un syllabaire de quelques pages, « Te parau matamua » ; un petit livre de lecture y faisant suite, « Te parau piti » ; un essai d’arithmétique, un essai de géographie, divers livres de l’Écriture Sainte et autres publications religieuses, le tout en tahitien, édité soit par les sociétés des missions de Londres, soit par les missionnaires anglicans de Tahiti eux-mêmes.

Vers la même époque, les missionnaires catholiques de la société de Picpus publiaient leur grammaire ainsi que leurs dictionnaires tahitien-français et français-tahitien, dont un passage de la préface est ainsi conçu :

« Ce livre n’est point une spéculation. Quiconque fait imprimer pour des populations si peu nombreuses devra toujours y perdre. Mais il était temps que les écoles et nos compatriotes eussent un ouvrage de ce genre. »

Or les écoles publiques n’ont jamais été munies de cet ouvrage.

Je viens de parler de publications religieuses en tahitien. Ces publications, lues et commentées dans les écoles, dans les temples, répandues à profusion parmi les indigènes, pleines de diatribes contre le catholicisme rattaché à la nationalité française, contribuaient à entretenir chez les Tahitiens, incapables de séparer la religion de la nationalité, cette idée profondément ancrée dans l’esprit des populations océaniennes, que catholique est le synonyme de Français, comme protestant est celui d’Anglais. Il en résulte que dans les langues ou mieux les dialectes de ces pays, les deux religions sont respectivement désignées sous l’appellation de religion anglaise pour le protestantisme et religion française pour le catholicisme ; aussi dans les recensements de la population, l’indigène interpellé sur sa religion répond invariablement : « Je suis Français » ou « Je suis Anglais », selon qu’il appartient à l’un ou à l’autre culte.

Dans les publications dont il est question, les missionnaires anglicans employaient, pour désigner les protestants, le mot Beretani soit l’expression Britannic, adaptée à l’orthographe du pays ainsi qu’à la prononciation tahitienne.

J’ai sous les yeux un livre intitulé : Te tere o pererinale Voyage du pèlerin — Londres 1847, avec une préface du traducteur, le missionnaire Charles Barff. Dans cette préface, M. Barff emploie bien le mot Beretani pour désigner les protestants auxquels il s’adresse.

Comme nous venons de le voir, en 1855, treize ans après l’établissement de notre protectorat, une loi tahitienne était votée qui maintenait les anciens errements en leur donnant plus de force. Cette réglementation resta d’abord en vigueur jusqu’au 30 octobre 1862. Entre temps deux arrêtés, l’un du 7 novembre 1857, l’autre du 2 décembre 1860, avaient ouvert à Papeete, chef-lieu des établissements, le premier une école primaire pour les jeunes filles, sous la direction des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, le second une école primaire de jeunes garçons dirigée par les Frères de l’instruction chrétienne (Frères de Ploërmel). Ces créations avaient été rendues nécessaires par le nombre toujours croissant des résidants français. Dès l’ouverture de ces écoles, les Tahitiens, sans distinction de religion, s’y portèrent en masse, montrant ainsi que ce peuple ne demandait qu’à s’instruire dans notre langue. D’ailleurs leur reine donnait son approbation à la mesure qui avait été prise, puisque dans son discours d’ouverture de la session de l’Assemblée législative tahitienne de 1861, elle s’exprimait ainsi :

« Nos enfants auront désormais la garantie d’un avenir heureux, grâce à l’éducation et à l’instruction qui leur sont assurées et dont nous pouvons constater déjà les remarquables influences. Je suis très contente des instituteurs français envoyés à Papeete, et je désire sincèrement que vous leur confiiez l’instruction de tous les enfants de mon peuple. L’étude de la langue française, qui deviendra bientôt notre langue usuelle, assurera à jamais l’intimité de nos relations avec les Français… »

Ces écoles de Papeete continuèrent à fonctionner dans les mêmes conditions jusqu’à la rentrée des classes de 1882. Elles avaient une organisation spéciale, ainsi que leurs succursales du district de Mataiea, établies par arrêté du 30 mars 1864. Toutes les modifications au régime de l’instruction publique que nous examinerons successivement s’appliquent aux écoles publiques des autres districts ;

L’ordonnance du 30 octobre 1862 avait abrogé complètement la législation en vigueur jusqu’alors pour le fonctionnement des écoles publiques. Il y est dit :

« Considérant que de tous les moyens employés pour hâter le développement de la civilisation parmi les populations indigènes, il n’en est pas de plus efficace que la propagation de la langue française ;

« Vu que l’enseignement de la langue française dans les écoles de district exige la modification des règles qui assurent le recrutement actuel du personnel enseignant ;

« Ordonnons :

« Art. IerL’enseignement de la langue française est obligatoire dans les écoles de district des États du protectorat, au même titre que celui de la langue tahitienne… »

Suit la nouvelle réglementation exigeant un brevet de capacité de tout candidat à l’emploi d’instituteur ou d’institutrice de district. Ces brevets étaient de deux degrés : candidats sachant parler le français ; candidats sachant lire et écrire le français. Toutes dispositions antérieures étaient rapportées : cette ordonnance devait être présentée à la sanction de l’Assemblée législative tahitienne, dans sa plus prochaine réunion.

Donc la voie est tracée : tout fait prévoir que dans un avenir prochain la jeune génération marchera à grands pas à la civilisation par l’étude de notre langue et les connaissances diverses qu’elle pourra ainsi acquérir.

Il ne devait pas en être ainsi : une ordonnance du 23 mars 1865 rapporta celle du 30 octobre 1862 et replaça les écoles des districts sous l’empire de la loi du 7 décembre 1855 ; l’obscurité complète après un commencement de lumière.

Les motifs de ce brusque revirement sont faciles à établir ; nous les trouvons dans le premier considérant de la nouvelle ordonnance :

« Vu la demande de S. M. la Reine réclamant pour son culte la liberté d’enseignement, etc… »

Dans le but fort louable de soustraire définitivement les indigènes à l’influence des pasteurs anglais, le commissaire du gouvernement français de l’époque avait déterminé la Reine à soumettre à l’Assemblée législative tahitienne de 1860, une demande adressée au gouvernement pour l’envoi à Tahiti de deux pasteurs français.

Il eût semblé rationnel qu’au moment de l’établissement de notre protectorat les sociétés françaises d’évangélisation aient envoyé à Tahiti quelques-uns de leurs agents. Elles répondront à cela, comme elles l’ont fait il y a quelques années pour Madagascar, « qu’en vertu des principes qui régissent leurs églises elles ne se sentent libres d’envoyer des agents parmi les populations protestantes de cette île que si elles y sont invitées par ces populations ».

On ne peut que le regretter, car en dehors de la question de patriotisme qui doit primer toutes les autres, il est à remarquer que les missionnaires anglais ne se gênent nullement pour affirmer aux yeux des populations océaniennes leur prépondérance sur les pasteurs français et pour laisser entendre à ces populations que ces derniers n’agissent que d’après les instructions des missions de Londres.

L’attitude de nos pasteurs vis-à-vis de leurs confrères anglicans n’est pas faite pour donner un démenti aux dires de ceux-ci.

L’un des pasteurs français était arrivé à Tahiti vers la fin de l’année 1862, en résidence à Papeete, chef-lieu des établissements ; le second ne vint qu’un peu plus tard pour l’île voisine Moorea. De ce moment les pasteurs anglais disparaîtront successivement par suite de leur décès et ne seront pas remplacés. Il n’en restera qu’un seul, au chef-lieu, desservant la communauté étrangère. C’est à ce dernier que se rapportent les considérations émises au paragraphe qui précède.

L’ordonnance du 30 octobre 1862 avait enlevé aux ministres indigènes du culte la direction des écoles publiques en mettant à leur tête des gens ayant donné des preuves de leur capacité, enseignant le français. Qu’arriverait-il si le peuple tahitien s’instruisait ? Qu’il échapperait au pouvoir de ceux qui prétendaient être ses maîtres, au temporel aussi bien qu’au spirituel[2].

D’un autre côté, l’administration, à la recherche d’instituteurs enseignant le français qu’elle trouvait difficilement et voulant assurer à bref délai l’exécution des nouvelles prescriptions, s’était vue et dans l’obligation, sur les demandes formelles et réitérées des chefs et des habitants protestants, de confier, dans certains districts, la direction des écoles aux missionnaires catholiques en résidence dans ces districts, qui avaient bien voulu accepter les fonctions d’instituteur.

Les pasteurs français nouvellement arrivés sont hommes de religion avant tout ; et guidés par leurs confrères anglicans qui craignent que leurs ouailles n’échappent à leur domination, ils ont cru voir un danger pour leur évangélisation dans une mesure sur laquelle reposait l’avenir du pays.

On ne leur a pourtant pas laissé ignorer qu’en Océanie, à Tahiti comme ailleurs, protestant est synonyme d’Anglais ; ils pouvaient réagir contre cette interprétation en démontrant aux indigènes qu’on peut être en même temps protestant et français ; et ce, en se séparant nettement de leurs confrères anglicans, en secondant de tous leurs moyens l’administration dans son œuvre de francisation par les écoles. Loin de là, leurs débuts se sont affirmés par une mesure dont le résultat a été de plonger pendant de longues années les Tahitiens dans l’ignorance de notre langue.

L’ordonnance du 30 octobre 1862 n’a pu être soumise en temps utile à la ratification de l’assemblée législative ; les pasteurs français savent qu’ils ont pour eux la loi du 7 décembre 1855, leurs confrères anglicans s’étant chargés de le leur démontrer. La Reine, bien que convaincue qu’aucun danger n’existe pour le culte qu’elle et la majorité de ses sujets professent, croit devoir donner des gages de bonne entente et d’amitié aux ministres de sa religion que la France lui envoie et… l’ordonnance du 23 mars 1865 vient étouffer l’essor qu’allait prendre la civilisation dans ces îles.

Assurément les pasteurs ont fait œuvre de protestants, mais ont-ils fait œuvre de Français ?

Ils savaient qu’ils ne pouvaient rien, ou très peu de chose pour l’enseignement de la langue française, n’étant pas en nombre. Et plutôt que de l’annihiler, ils devaient, dans les conditions spéciales du pays, accepter franchement le concours de leurs confrères catholiques en ne voyant en ceux-ci que des pionniers de la première heure, travaillant pour la France. Les moyens ne leur faisaient pas défaut pour arrêter court tout acte de propagande religieuse qui se fût produit dans les écoles.

On revient donc à l’ancien état de choses ; les ministres indigènes du culte protestant reprennent la direction des écoles et il est créé une situation très anormale par la disposition ci-après de la nouvelle ordonnance :

Néanmoins dans les districts où « deux cultes se trouvent établis, il pourra y avoir une école pour chacun des cultes », disposition qui restera à l’état de lettre morte attendu que les ressources bugétaires ne permettront pas d’organiser ces écoles dans des conditions convenables de vitalité. En outre, elles deviendront autant de centres de propagande religieuse au détriment de l’instruction.

Vers cette époque la mission protestante française créa à Papeete un établissement d’instruction pour les enfants des deux sexes qu’elle dénomma « Écoles françaises indigènes », donnant ainsi à entendre que le dit établissement avait le monopole de l’enseignement de la langue française aux indigènes. Nous verrons plus loin ce que fut cet enseignement.

Le 6 juin 1866, M. le pasteur (?) Charles Viénot prit la direction de cet établissement.

Ce pasteur (?) n’a aucune attache officielle ou autre avec l’administration ; et pourtant son arrivée dans la colonie a été le signal de l’ingérence constante, occulte le plus souvent, de la mission protestante dans la marche des écoles, dans le choix des instituteurs indigènes, etc…

La mission ne s’en tiendra pas là : elle voudra s’emparer de l’esprit des gouvernants tahitiens et ne reculera devant aucun moyen, aucune compromission, pour arriver au but qu’elle poursuit : Tahiti non pas colonie française, mais fief protestant. En cela elle sera habilement maintenue dans cette voie par son chef : loin de s’attacher par une sage réserve à servir les intérêts religieux qui lui sont confiés, ce dernier entrera résolument dans le domaine de la politique et fera naître dans ce pays, alors calme et tranquille, une agitation qui en troublera pour longtemps l’état social, car, à Tahiti, les rivalités de religion deviendront d’autant plus passionnées qu’elles tiendront à la question de nationalité. Conséquence : adeptes de la libre-pensée et croyants du catholicisme réunis dans une action commune pour la défense des idées françaises, et concourant ensemble à la réalisation du résultat auquel tendent les efforts du gouvernement protecteur : Tahiti, colonie française.

Le matériel d’enseignement manquait ; on éprouvait beaucoup de difficultés pour procurer aux écoles les quelques livres tahitiens nécessaires, les dits livres étant imprimés par les soins des missions de Londres. Vers 1875, l’administration, prise au dépourvu, fut informée que le pasteur anglais de Papeete était en possession de quelques-uns de ces livres et qu’il les céderait volontiers. Il s’agissait entre autres du Voyage du pèlerin dont j’ai parlé plus haut. À peine cet ouvrage eut-il été distribué dans les écoles, que le chef inspecteur de la police signala à la direction des affaires indigènes certain passage du dit livre peu flatteur pour la France. Il s’agissait d’une ville dont les rues portaient les noms des pays ou des capitales de l’Europe ; on indiquait au pèlerin où il devait s’arrêter, en le mettant en garde, dans des termes injurieux, contre la rue de France, ou de Paris. Tout le livre est en même temps une charge à fond contre le catholicisme.

L’administration, à son insu, prenait parti dans une question de dogme ; sans compter que les scènes représentées par les gravures dont l’ouvrage est orné, et qui sont particulièrement suggestives, étaient commentées aux indigènes dans un sens peu en rapport avec le texte. On allait très loin ; au besoin je préciserais. Ce livre fut immédiatement retiré : le pasteur français officiel de Papeete lui-même fit toute diligence pour rechercher les exemplaires qui auraient pu échapper aux investigations des autorités.

À ce sujet, et pour mieux préciser le but de cette étude, je rends ici hommage à l’attitude, pendant la durée de mon séjour dans la colonie, des deux pasteurs français officiels, MM. Vernier et Brun, plus particulièrement de M. Vernier, pasteur du chef-lieu, dont les rapports avec l’administration ont toujours été des plus corrects. Il a su s’attirer les sympathies et le respect de tous ; laissé à son initiative personnelle, il eût peut-être agi pour le plus grand bien de son évangélisation et de l’avenir du pays.

Au mois de novembre 1877, nouvelle réglementation : là encore on n’ose échapper entièrement à la loi du 7 décembre 1855. On essaya de tourner la difficulté sans la franchir : les ministres du culte restèrent les instituteurs titulaires, ils furent secondés par des instituteurs ou institutrices suppléants qui, en raison des fonctions des ministres, étaient responsables de la direction des écoles. L’école redevint unique pour chaque district.

La mission protestante voulut bien ne pas élever de réclamations dans la colonie même contre cette interprétation des dispositions de la loi de 1855, mais elle fit agir en France, de sorte qu’en 1879, des instructions du ministre de la marine et des colonies de l’époque, insérées au bulletin officiel de la colonie, enjoignirent à l’administration de diriger l’instruction dans le sens de la majorité religieuse du pays[3].

Voyons un peu quelle était en fait cette majorité religieuse de laquelle on a trop souvent fait état. Si l’on s’arrête aux deux îles de Tahiti et Moorea, évidemment la majorité est protestante ; mais si l’on considère l’ensemble de nos établissements, on constate les résultats suivants (Recensement de 1881) :

CATHOLIQUES PROTESTANTS
Îles Tahiti et Moorea
1.832
8.002
Archipel des Tuamotu
3.700
»
— des Gambier
400
10
— de Tubuai
4
131
— des Marquises
3,264
250


Totaux
9.200
8.393

Les chiffres de cette époque s’appliquent seulement aux îles dans lesquelles l’état civil était régulièrement constitué, car la population totale des divers archipels s’élève à environ 35.000 habitants. Aucun missionnaire protestant n’était établi dans l’archipel des Tuamotu dont on évalue la population à 8.000 habitants environ, non plus qu’aux îles Marquises qui représentent un chiffre à peu près égal.

Donc si l’on eût pris à la lettre les recommandations ministérielles, il ne restait à l’administration qu’à catholiciser les écoles !

Les maîtres pour l’enseignement du français manquaient toujours. Et pourtant à chaque visite des hautes autorités dans les districts, les habitants demandaient l’instruction en français pour leurs enfants. J’ai encore présents à la mémoire les termes dans lesquels s’exprimaient les chefs parlant au nom de la population : « Vous nous dites que les ressources du budget ne vous permettent pas de faire venir des instituteurs de France, mais vous avez sur les lieux, parmi nous, des missionnaires catholiques français qui ne demandent pas mieux que d’instruire nos enfants ; mettez-les à la tête de nos écoles : nous ne craignons pas leur propagande et d’ailleurs nous sommes là pour veiller. »

Les administrateurs répondaient évasivement : ils avaient les bras liés.

Même après l’annexion, l’administration se trouva aux prises avec les mêmes difficultés et n’osa pas donner suite à ces demandes réitérées.

Le recueil officiel des procès verbaux des séances du conseil colonial, année 1883, en fait foi[4].

Différents actes avaient institué et réglementé des concours publics annuels de langue française pour les écoles des districts, publiques et libres. Des prix en argent étaient décernés aux meilleurs élèves ainsi qu’aux maîtres. Quelques parents parmi les protestants, désireux avant tout de faire donner l’enseignement français à leurs enfants, les envoyaient à l’école libre du missionnaire catholique. Il n’était pas rare que peu de temps avant le concours, un enfant plus instruit fût retiré de l’école du missionnaire catholique à l’instigation de la mission protestante et présenté comme provenant de l’école publique, dont le pasteur indigène était l’instituteur titulaire ; certains parents se sont vus menacés de l’interdiction de la cène si, ne voulant pas se prêter à cette supercherie, ils envoyaient leurs enfants au concours. J’ai été personnellement témoin du fait ci-après : À l’inspection des écoles de l’île Moorea, en 1882, la commission déléguée par le conseil de l’instruction publique remarqua à l’école libre du district de Haapiti, tenue par le missionnaire catholique Joseph Eich, un jeune garçon d’une douzaine d’années, dont les connaissances en langue française étonnèrent les membres de cette commission. Recommandation fut faite au missionnaire de présenter cet enfant au prochain concours. À la date fixée ce jeune garçon ne se fit pas inscrire ; renseignements pris, je fus informé que la famille avait été menacée d’être exclue de la communion, si l’enfant était présenté au concours comme provenant de l’école du missionnaire catholique. La famille, peu aisée, perdit dans cette circonstance une somme assez importante, le prix qu’il eût obtenu, et le missionnaire la récompense de ses efforts.

Ce fait et d’autres encore ont eu leur écho dans la séance du conseil colonial du 6 novembre 1883. Voici en quels termes s’exprime l’un des honorables conseillers (page 73) :

« Je désire, d’autre part, appeler l’attention particulière de la commission d’examen sur la nécessité qu’il y aura désormais de s’assurer au préalable de la provenance des élèves arrivant au concours. Il m’est revenu que quelques-uns ne provenaient pas toujours de l’école qui les présentait, ou du moins n’y avaient passé qu’un nombre de jours insignifiants… »

Faut-il démontrer que, malgré l’opposition de la mission protestante, la population indigène ne redoutait pas pour ses enfants les écoles tenues par les congréganistes catholiques français ?

À la rentrée des classes de l’année scolaire 1882-1883, les écoles publiques de Papeete, dirigées par les Frères de Ploërmel et les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, furent laïcisées. La direction en fut confiée à un personnel laïque (?) envoyé de France. Il se trouva que la majorité du personnel laïque en question — était-ce pur hasard ? — appartenait à la religion réformée. Eh bien ! les Frères et les Sœurs ayant été autorisés à ouvrir des écoles libres, tous leurs anciens élèves, catholiques et protestants, les suivirent ; l’encombrement fut tel que le manque d’espace ayant obligé la mission catholique, qui avait fait les premiers frais de l’installation, à refuser quelques enfants protestants, l’un des conseillers coloniaux indigènes, protestant convaincu et influent, s’éleva en plein conseil contre cette mesure[5].

La plupart des résidents étrangers, anglais, américains et d’autres nationalités, appartenant eux aussi à la religion réformée, n’ont pas craint d’envoyer leurs enfants aux écoles publiques tenues par les congréganistes catholiques, alors qu’ils avaient à leur disposition les écoles de la mission protestante, les fameuses « Écoles françaises indigènes ». Ils ont suivi les dits congréganistes à leurs écoles libres qu’ils ont même subventionnées de leurs deniers.

Quelques chiffres à l’appui de mes dires.

Le 8 novembre 1881, alors qu’elle était encore école publique, l’école des Frères à Papeete comptait :

63 élèves catholiques 115 élèves.
52
protestants

Le 8 novembre 1882, devenue école libre, elle réunissait :

72 élèves catholiques 133 élèves.
61
protestants

Enfin le 28 juillet 1883, elle arrivait au chiffre de :

80 élèves catholiques 151 élèves.
71
protestants

Extrait du même recueil cité plus haut, page 80.) Qu’on parle après cela de sentiments religieux froissés, de liberté de conscience menacée, etc…

Pendant que l’administration, sous le prétexte de laïcisation, se voyait dans l’obligation de refuser les services des congréganistes catholiques, certains, parmi les instituteurs laïques qu’on lui envoyait de France, avaient pour toutes références une pièce ainsi timbrée : Société française d’évangélisation. — Le pasteur Th. Lorrieux, agent général. — Il est vrai que les titulaires de cette pièce étaient vêtus comme tout le monde : l’absence d’une soutane les laïcisait.

Voici d’ailleurs, dix-huit mois après la laïcisation des écoles de Papeete, les termes dans lesquels s’exprimait un pasteur français nouveau venu à Tahiti, dans une lettre adressée en mars 1884 à leur maison mère de la rue Arago, 112, à Paris, et rendue publique par le Messager de Tahiti dans son numéro du 15 février 1887 :

« Les Frères et les Sœurs n’ont reçu qu’à titre provisoire la direction de ces établissements (les écoles de Mataîea) et nous faisons des vœux bien ardents pour que vienne, sans trop tarder, un personnel de notre culte pour les remplacer. »

C’est cela que dans une certaine sphère on appelle l’enseignement laïque.

J’ai dit que la Mission protestante avait créé à Papeete une institution pour les enfants des deux sexes qu’elle avait dénommée « Écoles françaises indigènes».

Cette appellation n’a pas été justifiée, de mon temps au moins. À l’exception de deux ou trois jeunes filles, habituellement de la colonie étrangère, qui sortaient chaque année munies de connaissances assez étendues, le plus grand nombre ne recevait qu’une instruction très rudimentaire. Quant aux garçons, la délégation du Conseil de l’instruction publique appelée à visiter ces écoles en 1880, 1881 et 1882, ne fut pas peu surprise de constater qu’un instituteur français, venu de la métropole, faisait la classe… en tahitien et que l’on se servait comme livre de lecture courante du « Voyage du pèlerin ». — Cette école de garçons n’a donné, à aucune époque, de résultats appréciables ; aussi a-t-elle été fermée, si mes souvenirs sont exacts, à la fin de l’année scolaire 1882. L’école des filles n’a pas cessé d’exister et, lors d’un voyage en France, M. Viénot a ramené un personnel d’institutrices, en 1885, je crois.

Était-ce pour indiquer de quelle façon les « Écoles françaises indigènes » comprenaient la diffusion de la langue française chez les indigènes que les presses de leur imprimerie étaient employées, vers 1879, à rééditer les premiers livres de lecture en tahitien dont j’ai parlé ? Si encore la traduction française se fût trouvée en regard du texte tahitien ! — En 1882 pourtant elles ont imprimé un vocabulaire français-tahitien, œuvre de M. le pasteur Vernier. Très utile à ceux d’entre nous qui veulent converser avec les Tahitiens, je ne sais si ce livre rendra le même service aux Tahitiens pour l’étude du français.

Je crois avoir suffisamment prouvé, par des faits, qu’à Tahiti le protestantisme n’a jamais fait œuvre de francisation par l’instruction. Voyons maintenant quelle a été son action au point de vue politique.

Les premières années qui suivent l’arrivée de M. Viénot ne présentent rien d’anormal : le chef de la mission se concentre, étudie. La reine Pomare IV voit en lui le principal représentant de la religion qui a donné la souveraineté à sa famille. Elle est disposée à l’écouter, autant qu’il restera dans sa sphère de ministre de la religion ; d’ailleurs, il ne brusquera rien, les finesses du langage tahitien sont assez difficiles à comprendre et surtout à exprimer. En 1873, un premier pas est fait en avant : jusque-là les églises tahitiennes n’avaient aucun lien entre elles, chaque district élisait son pasteur dont l’élection était ratifiée par la Reine et le commissaire du gouvernement français. Le chef de la mission protestante obtient un acte qui place ces églises sous sa direction. Les pasteurs tahitiens, les chefs protestent : on les laisse dire, la nouvelle organisation suit son cours.

Fort de ce premier succès, M. Viénot croit le moment venu d’intervenir dans différents actes de l’administration ; on l’écoute, on discute avec lui, son rôle tend à s’affirmer. Le mariage du futur héritier de la couronne, le prince Ariiaue (28 janvier 1875), avec Joanna Marau Salmon, anglaise de naissance, de cœur et de relations, permet à la mission protestante d’escompter l’avenir par l’ascendant qu’elle aura sur la jeune femme. De ce côté on est trompé, l’accord ne peut se faire entre les époux ; l’intervention du chef de la mission, pour essayer un rapprochement lorsque Ariiaue sera monté sur le trône, lui attirera, de la part de ce dernier, une réponse cinglante, qu’il a dû méditer plus d’une fois lorsque, pour se reposer des fatigues du sacerdoce, il contemple, dans sa propriété de Papaoa, le ciel étoilé éclairant discrètement les bords de la plage.

En 1877, M. Viénot veut intervenir dans la nomination des instituteurs suppléants : à l’occasion de l’élection d’un de ces fonctionnaires par les habitants du district de Papenoo, il adresse une lettre comminatoire au directeur des affaires indigènes. Ce chef d’administration renvoie M. Viénot à ses ouailles, dans une réponse ferme et motivée. À quel titre M. Viénot, ministre libre d’un culte, se permet-il d’intervenir dans les actes administratifs ? — La leçon était rude, mais méritée.

Le 17 septembre 1877, la reine Pomare IV meurt, après quelques jours seulement d’une maladie qui ne faisait pas prévoir ce dénouement à si bref délai. La couronne revenait à son héritier direct, son fils aîné Ariiaue. Une opposition paraît vouloir se manifester : il ne faudrait pas qu’Ariiaue succédât car, vivant séparé de sa femme, l’influence de la mission protestante sur cette dernière ne pourra servir les vues de son chef. Madame Marau, anglaise par son père, descend, par sa mère, de la famille la plus influente de l’île avant l’arrivée de Pomare au pouvoir. S’il était possible de déterminer un mouvement en sa faveur !

M. le contre-amiral Serre, commandant en chef la division navale de l’océan Pacifique, que les circonstances avaient amené à assurer provisoirement le commandement des établissements français de l’Océanie — heureusement pour notre influence, car il fallait à ce moment un administrateur énergique — prend immédiatement des mesures qui ont pour effet de couper court à toute tentative d’obstruction. Le 24 septembre, toutes les autorités françaises et indigènes sont réunies dans la grande salle du palais de justice (ancien palais de l’Assemblée législative tahitienne). Les troupes sont sous les armes, les compagnies de débarquement de la division navale sont à terre. L’amiral, ayant Ariiaue à sa droite, donne lecture d’une proclamation au peuple tahitien, dont chaque phrase est traduite immédiatement par l’interprète Barff ; il termine par ces paroles :

« Et saluez avec moi Pomare V, roi des Îles de la Société et dépendances. » — Le pasteur indigène Maheanuu, oncle par alliance de madame Marau et porte-parole de l’opposition, se lève pour protester ; mais aux derniers mots prononcés par l’amiral, la musique de la division navale, placée à l’entrée de la salle, fait entendre l’air tahitien, les canons de la frégate amirale et du fort du mont Faiere se donnent la réplique dans une salve respective de 21 coups de canon, le roi et l’amiral suivis de tous les assistants défilent au milieu de la haie formée par les troupes… et il ne reste plus aux opposants qu’à faire chorus avec la population acclamant le nouveau roi !…

C’était un échec pour le chef de la mission protestante ; il ne se décourage pas, bien que Pomare V ne paraîsse pas faire grand cas de son intervention dans les affaires du royaume. Même, comme je viens de le dire, lorsqu’il se permet d’entretenir le roi au sujet de ses affaires personnelles, ce dernier se refuse d’une façon péremptoire à l’écouter.

En 1879, le gouvernement français pensa que le moment était favorable pour asseoir plus solidement notre influence en Océanie. Le roi, de son côté, n’envisageait pas sans tristesse, pour des motifs d’ordre intime, la destinée réservée au peuple tahitien dans le cas où il viendrait à lui manquer ; il voyait les compétitions sourdre de tous côtés, il sentait qu’on escomptait le moment où il disparaîtrait.

M. Isidore Chessé, appelé par décret du 3 décembre 1879 aux fonctions de commandant des établissements français de l’Océanie, commissaire de la République aux Îles de la Société et dépendances, arriva dans la colonie à la fin de mars 1880. Il se mit immédiatement en rapport avec ceux des résidants et fonctionnaires que leur situation, les connaissances qu’ils paraissaient avoir des hommes et des choses pouvaient le renseigner sur l’état des esprits, et faciliter son action ;

À ses premières entrevues avec le chef de la mission protestante, le représentant de la France dut constater avec surprise qu’il se trouvait en présence, non pas d’un homme de religion convaincu, mais d’un ambitieux ne se servant de son prestige de chef d’un culte que pour satisfaire sa soif du pouvoir, ses appétits personnels, hostile à toute idée d’annexion, ayant intérêt à ce que le pays restât tahitien, convaincu que si l’événement qu’il escomptait (la mort du roi) se réalisait, il serait le vrai maître à Tahiti, soit que la régence fût dévolue à Mme Marau, soit que la couronne échût à la jeune princesse Teriivaetua, fille d’un frère du roi, héritière éventuelle du trône des Pomare, que la mission protestante faisait élever chez M. le pasteur Brun, à l’île voisine Moorea.

Il fallut agir en conséquence et sans perdre un instant. Les chefs, convoqués d’abord pour le 5 juillet 1880, furent, le 26 juin, avisés d’urgence (et pour cause) de se trouver à Papeete le 29 juin, à 8 heures du matin. Tous furent présents, et à 8 h. 40, au palais du gouvernement fut signé l’acte mettant la France en possession définitive de l’île Tahiti et dépendances. M. Chessé avait habilement triomphé de l’opposition.

Le même jour, à midi, sur la place Bruat, devant toute la population de la ville, en présence du Roi, du commissaire du gouvernement français, des représentants des puissances étrangères, des fonctionnaires de tous ordres et de tous rangs, des officiers de tous grades, le drapeau français était hissé par deux chefs tahitiens, au cri répété de « Vive la France ». Deux notabilités manquaient à cette patriotique cérémonie : le consul de Sa Majesté Britannique et le chef de la mission protestante française, rapprochement qui fut vivement commenté.

Au sujet de l’annexion de Tahiti, je désire protester contre une assertion trop souvent répétée, et que j’ai entendu affirmer dans un cours public d’histoire coloniale fait à Dijon en 1891. Dans sa conférence sur Tahiti, l’honorable professeur chargé de ce cours répéta par trois fois, comme pour donner plus de poids à ses paroles, que le roi Pomare V avait vendu son pays à la France. Il n’en est rien : des motifs d’ordre politique de notre côté et d’ordre privé, je le répète, du côté du roi, ont amené cette annexion. Par suite, il a été stipulé un revenu viager pour le Roi et les membres de la famille royale. Les sommes payées annuellement au roi représentaient : 1° le montant de l’indemnité que le gouvernement français versait au souverain depuis l’établissement du protectorat, pour tenir lieu des droits divers perçus antérieurement par le gouvernement tahitien ; 2° le montant de la liste civile payée par les Tahitiens ; 3° une évaluation largement calculée, si l’on veut, de la valeur des cadeaux en nature qu’il était d’usage au souverain de prélever sur ses sujets.

Ces derniers, devenant citoyens français, étaient déliés de toute redevance envers leur roi.

Ceci dit pour détruire, en France, une fausseté répandue et propagée par ceux dont les espérances ont été déçues, car, à Tahiti, il est de notoriété publique que lors des premières tentatives d’annexion à la France faites par M. le capitaine de vaisseau Planche, prédécesseur immédiat de M. Chessé, ni les offres pécuniaires, ni les menaces n’ont été ménagées et qu’elles n’ont eu d’autre effet sur l’esprit du Roi que de l’exciter contre la France : « Si tu veux, prends mon pays, finit-il par lui dire ou à peu près ; prends-le, mais je ne te le donnerai pas. »

Les documents officiels sont là, d’ailleurs, qui feront un jour, je l’espère, l’histoire vraie de cette annexion.

Le Messager de Tahiti, du 13 juin 1891, enregistrant la mort de Pomare V, s’exprimait en ces termes au sujet du traité d’annexion :

« Cet acte, qui prouve la sagesse du prince défunt et la prévoyante sollicitude qu’il portait à son peuple, lui vaudra la reconnaissance de l’histoire et de la postérité. »

Nous venons de voir que l’annexion de Tahiti à la France avait eu lieu non seulement en dehors du concours de la mission protestante, mais encore malgré l’opposition du chef de cette mission. Et pourtant, homme de ressources, il a su tirer de cet événement encore plus de force. On crut, en France, et on est encore persuadé en haut lieu, que le protestantisme, représenté par M. Viénot, nous a donné Tahiti. Sur cet article de foi, la puissance de ce dernier parvint à son apogée.

Les administrateurs de tous ordres durent compter avec lui ; et les gouvernants métropolitains ne voulant, je le veux bien, qu’assurer la liberté de conscience qu’on leur disait menacée, adressaient, en conséquence, des instructions à l’administration de la colonie ; qu’ils amenaient ainsi à faire œuvre de protestantisme.

Dans la période qui a suivi l’annexion jusqu’à mon départ, les dépêches ministérielles se succédaient, admonestant les administrateurs qui n’en pouvaient mais, étonnés d’apprendre qu’ils ne gardaient pas envers certain culte (lisez culte catholique) la réserve à laquelle ils étaient tenus de par leurs fonctions. Est-ce que le directeur de l’intérieur[6], en service dans la colonie en 1885, ne fut pas rappelé à l’ordre dans une dépêche de quatre pages ! — Il avait commis l’énormité, ayant un jeune garçon déjà d’un certain âge, ne pouvant recevoir, à l’école publique, l’instruction à laquelle il était en droit de prétendre, de l’envoyer chaque jour une heure ou deux, prendre une leçon auprès du directeur de l’école des Frères. Nul doute qu’il eût reçu des félicitations s’il l’eût envoyé à l’école Viénot.

Les dénonciations contre les hauts fonctionnaires allaient à Paris. Pour les autres, M. Viénot se chargeait personnellement de la besogne auprès des autorités de la colonie, Je cite une de ces dénonciations parce qu’elle est caractéristique.

Au mois de novembre 1881, peu de temps après la prise de service de M. le gouverneur Dorlodot des Essarts, M. le sous-commissaire de la marine, Prioux, faisant fonctions de directeur de l’intérieur, M. Viénot se présenta au cabinet de ce chef d’administration à l’effet de déposer une plainte contre le commissaire de police de Papeete, chef inspecteur de la police indigène, et le chef de bureau de l’administration générale de l’instruction publique et des cultes qui avaient, disait-il, dans une réunion publique pour les élections au conseil colonial, fait de la propagande contre lui et ses partisans. (À Tahiti, la mission protestante ne fait pas de politique, n’est-ce pas ?)[7]. Or, il résulta de l’enquête : 1° que le chef de bureau était, ce jour-là, chez lui, alité ; 2° que le commissaire de police avait émis en a parte une observation que les agents secrets de M. Viénot s’étaient empressés de porter à sa connaissance : lui ou ceux-ci en avaient dénaturé et la forme et l’esprit.

Sans entrer ici dans d’autres détails touchant l’intervention, l’action systématiquement protestante des autorités locales, surtout du ministère dans les affaires politiques et administratives des établissements français de l’Océanie, je me contenterai de prier le lecteur de vouloir bien se reporter aux annexes qui terminent ce travail et qui, tirés de documents officiels publics de la colonie, ont trait plus particulièrement à la propagande en chaire pour l’élection du délégué au conseil supérieur des colonies, ainsi qu’aux autres élections, en général[8].

On remarquera surtout, je pense, les extraits que je donne du décret du 23 janvier 1884, portant organisation des Églises tahitiennes, décret qui a donné un pouvoir sans réserve au chef de la mission, a créé un État dans l’État, et, pour tout dire, une religion d’État, à l’instar de ce qui existe en Angleterre, en faisant intervenir l’administration dans des discussions d’ordre purement confessionnel[9].

Je pourrais aussi parler des travaux imposés aux fidèles — et les Tahitiens n’osent pas s’y soustraire — pour la confection de ces menus ouvrages, que le chef de la mission emporte en France, lors de ses voyages et qu’il offre aux gros bonnets du protestantisme et autres, comme cadeaux spontanés des indigènes.

Mais j’en ai dit assez pour faire ressortir quelle a été, à Tahiti, l’attitude de la mission protestante et de son chef, jusqu’en 1886, époque à laquelle j’ai quitté la colonie.

Et puisque la question actuelle est de savoir si le protestantisme francisera ou ne francisera pas Madagascar, que ceux qui auront bien voulu prêter quelque attention à ces lignes concluent !

Pour moi, je dis : Non, le protestantisme ne francisera pas Madagascar tant que ses ministres ne se sépareront pas de leurs confrères anglicans, tant que les méthodistes les traîneront à leur remorque. Ces derniers se serviront des pasteurs français pour consolider leur influence. Sous couleur d’évangélisation, ils continueront à répandre à profusion ces libelles qui, comme à Tahiti, ne serviront qu’à rendre la religion inséparable de la nationalité. Et non seulement à Madagascar, mais partout où pénètreront les méthodistes.

En 1878, la Bible et la multitude des publications distribuées par eux étaient éditées par les missions de Londres en 215 langues ou dialectes.

Peut-on espérer une scission ? Elle paraît bien improbable si l’on se réfère aux termes dans lesquels certains de ceux qui professent la religion réformée, et non des moindres, envisagent la question française à Madagascar

Ainsi par exemple :

Sibree, Madagascar et ses habitants, traduit de l’anglais par H. Monod, pasteur et Henry Monod, avocat. Préface de H. Monod.

Extrait de la préface :

« Quelques pages de ce livre, en petit nombre du reste, pourront affecter désagréablement la fibre patriotique des lecteurs français. Nous voulons parler de celles qui touchent aux relations politiques à Madagascar avec la France et l’Angleterre. Nous pourrions citer maints endroits où l’auteur rend hommage, avec une impartialité qui l’honore, à tel ou tel de nos compatriotes ; mais en général les rapprochements amenés dans cet ordre d’idées ne sont pas à l’avantage de notre pays. Le jugement de l’auteur en pareille matière est-il toujours juste ? ou bien a-t-il été influencé par une partialité bien naturelle envers ses compatriotes ? Nous n’avons pas les éléments nécessaires pour décider cette question au point de vue politique. Mais si, laissant de côté la qualité politique, nous nous plaçons au point de vue religieux qui est celui de l’auteur et du livre, nous sommes obligés de reconnaître qu’il est heureux pour le vrai bien de Madagascar que l’influence anglaise ait prévalu dans cette île sur celle de la France, et le christianisme évangélique sur celui de Rome. »

Je termine sur cette citation et je la rapproche des agissements de la mission protestante en Océanie pour l’édification de ceux qui affirment « que le protestantisme franciserait Madagascar aussi complètement qu’il a francisé Tahiti sous les auspices et grâce à la ténacité du missionnaire Viénot ».


FIN


  1. Je dis tradition officielle parce que rien n’est moins prouvé, attendu que les descriptions faites par Quiros se rapportent plutôt à une des îles basses de l’archipel des Tuamotu qu’à la Reine de l’Océanie.
  2. Tout récemment encore, l’un des meilleurs de nos pasteurs protestants français n’écrivait-il pas, au cours du récit qu’il donne de l’une de ses tournées :
    … « En général, hélas ! plus l’indigène s’européanise, plus il perd ses habitudes religieuses… »
    ( L’Église libre. N° du 8 septembre 1893, page 285.)
  3. Voir le texte complet de cette circulaire à l’annexe n° 1.
  4. Voir annexe n° 2.
  5. Voir annexe n* 3.
  6. C’était alors M. L. Gerville-Réache, frère du député de la Guadeloupe.
  7. Voir annexe n° 4.
  8. Voir annexe n° 5.
  9. Voir annexe n° 6.