Maison Aubanel père, éditeur (p. 85-90).

X


Une activité fébrile régnait dans la petite anse en face du village. La construction du hangar de l’hydravion terminée, on s’était mis avec entrain à l’ouvrage pour réparer les chaloupes et les barques qui avaient été avariées par la tempête, ce qu’on avait négligé au milieu du découragement qui s’était emparé des pêcheurs, victimes de ce désastre et de la pénurie de morue l’année précédente. Les pêcheurs qui avaient été plus prévoyants avaient repris leur tâche quotidienne et revenaient chaque soir chargés de morues. Tout était comme autrefois, et cette année de disette ne leur apparaissait plus maintenant que comme un rêve, mais un rêve qu’ils ne voulaient pas faire de nouveau.

Les demandes de différents postes ne tardèrent pas à affluer, requérant les services du capitaine ; mais celui-ci poursuivait méthodiquement son œuvre, paraissant de plus en plus intéressé à son ouvrage. Il revenait tous les soirs que la température lui permettait de faire des envolées, fier de nouveaux exploits.

La distillerie de marsouins s’était en même temps perfectionnée, et ajoutait encore au revenu de la pêche à la morue. On dut bientôt cesser de faire l’expédition de l’huile, car les prix commençaient à fléchir. On la mit en réserve pour l’écouler quand la hausse se ferait sentir.

Depuis la réception dont Jacques avait été le héros, il s’était épris d’Angéline Guillou dont il admirait, en même temps que l’intelligence, les solides vertus. Chaque fois qu’il partait pour une envolée, il lui faisait le compliment de survoler deux ou trois fois sa demeure qui offrait un aspect de propreté attribué à son bon goût.

Le joli petit jardinet de fleurs qu’elle cultivait avec habileté donnait un air de vie à cette demeure autrefois si sombre et si peu attrayante, comme d’ailleurs toutes les autres habitations du bourg. La maison avait été de plus blanchie à la chaux, opération très peu coûteuse et qui donnait du relief à l’ensemble ; mais la fleur la plus exquise, comme se plaisait à répéter Jacques, était bien celle qui était à l’intérieur de la maison et sur laquelle les mortes saisons n’avaient aucune influence.

Jacques Vigneault n’était pourtant pas venu à la Rivière-au-Tonnerre avec l’intention de se lier d’amitié, car son métier hasardeux lui avait jusqu’ici interdit de laisser s’éprendre son cœur. Il y avait refoulé tout au fond maints sentiments qui auraient pu s’éveiller en lui, se disant qu’il ne devait pas songer au mariage, au moins pour le présent. C’est presqu’inconsciemment qu’il s’était engagé dans cette aventure amoureuse, dont l’issue pouvait contrecarrer ses idées bien arrêtées, mais est-on maître de son cœur ?

De son côté, Angéline n’avait ni prémédité, ni voulu ce qui arrivait. Le devoir qu’elle s’était imposé d’aider son vieux père à élever sa nombreuse famille, ne la prédisposait pas au mariage ; mais elle sentait son cœur pris par ce beau et jeune capitaine de vingt-cinq ans, à l’air martial et dont la conduite semblait irréprochable, envié de toutes les jeunes filles du village ; mais un fait indéniable existait : elle aimait Jacques éperdument. Comment, en effet, la sympathie qui existait entre ces deux êtres si bien faits pour se comprendre, pouvait-elle ne pas se développer en amour parfait ?

Jacques continua ses assiduités auprès d’Angéline et quand une fête se présentait qui donnait lieu à des réjouissances publiques, le capitaine prisait toujours l’honneur de se retrouver en sa compagnie.

Après les premiers combats livrés entre son cœur et sa raison, où le cœur devait fatalement avoir le dessus dans cette poitrine de vingt ans, Angéline sentit les premiers rayons de bonheur l’envahir. Sa gaieté et son entrain en faisaient foi, malgré qu’elle eût voulu le dissimuler, pour ne pas faire de peine à son amie Antoinette d’abord, et de crainte aussi de faire jaser les commères qui attendent toujours une occasion pour donner libre cours à leur penchant naturel pour la calomnie ou la médisance. Elle ne se laissait pas moins bercer par les illusions naturelles aux jeunes filles de son âge. Elle voyait dans ses rêves d’avenir le jour de son mariage avec le charmant capitaine, entourée de toutes ses amies et certainement enviée par elles ; puis la possibilité d’un voyage de noces en aéroplane dans les belles paroisses de la rive sud du fleuve et même jusqu’en Gaspésie, où elle ferait la connaissance de la famille de Jacques qu’elle aimait déjà sans la connaître et qui, comme la sienne, était une famille de pécheurs. Leur éducation supérieure loin de nuire à leur bonheur ne devait que le compléter, se disait-elle. Aucune disparité de condition sociale n’existant entre elle et son amoureux, elle ne pouvait qu’être la bienvenue dans sa famille. Jacques, après tout, pourrait bien embrasser une autre carrière une fois marié, qui pût être moins hasardeuse. Ils pourraient peut-être s’établir sur la rive sud, où les communications par chemin de fer sont faciles, et où l’on jouit presque du confort des villes. Elle se voyait entourée d’une belle petite famille au sein de laquelle s’écouleraient des jours heureux.

De son côté, Jacques n’était pas sans faire des projets d’avenir, tout en poursuivant son œuvre comme si rien d’anormal n’était venu troubler son existence.

Le curé s’était aussi très intéressé à cette petite trame d’amour, mais « gardait de Conrad le silence prudent », attendant sans doute qu’on le consultât ; mais il ne manquait jamais l’occasion tout en badinant, de s’informer de la santé de l’un ou de l’autre, quand il les rencontrait séparément.

Angéline, dont le deuil avait pris fin, reprit ses exercices de piano, ce qui ajoutait aux charmes du petit salon qui ne chôma plus et sur les meubles duquel les housses ne furent plus replacées.

Comme toute médaille a son revers, Angéline ne constata pas sans un amer regret que la petite garde-malade, avec qui elle s’était liée d’amitié, espaçait de plus en plus ses visites. Qu’allait-elle faire pour la réconcilier ? Faire des excuses ? Mais elle n’était pas responsable de ce qui arrivait. Lui céder Jacques par un excès de générosité ? Mais ce dernier avait eu l’avantage de rencontrer Antoinette, il l’avait même emmenée avec lui en aéroplane et, s’il n’avait pas su l’apprécier, ce n’était certainement pas de sa faute. Elle se dit qu’après tout, elle ne gâcherait pas son bonheur pour les autres, égoïsme bien permis chez une jeune fille qui aime bien sincèrement.

Elle pensait bien aussi au grand dérangement que son départ causerait dans la maison de son père, où elle s’était chargée du soin de sa famille ; mais le mariage n’aurait pas lieu immédiatement, et de plus son père n’avait pas posé de conditions ni fait d’objections aux assiduités de Jacques. Pouvait-elle conclure qu’il verrait ce mariage d’un bon œil ?

Pour mettre fin à ces inquiétudes, elle résolut d’en avoir le cœur net en ouvrant son cœur à Jacques à la première occasion ; ce qui ne tarda pas, car les deux amoureux se voyaient maintenant très souvent.

Un jour qu’ils revenaient de la messe basse, cheminant lentement à travers les allées tortueuses du village, Angéline paraissait songeuse et ne faisait que répondre brièvement aux questions de Jacques.

— Vous avez quelque chose ? dit-il s’arrêtant soudain en face d’Angéline et la regardant dans les yeux.

Pour toute réponse Angéline rougit comme une « pomme fameuse » sous un soleil de septembre.

— Ah ! mais les pommes sont mûres, dit Jacques, en riant.

— Il faudra les cueillir ! répondit Angéline, en baissant les yeux ; mais avec la permission de papa bien entendu.

— Et que dirait votre père ?

— Il vous dirait que c’est une pomme qui a perdu l’humanité, mais que les pommes de la Côte ne sont pas fameuses.

— Ah ! mais vous faites de l’esprit sans en avoir l’air ?

— Peut-être Jacques ? Mais c’est pour ne pas parler de choses sérieuses qui me tracassent.

— Angéline, si vous avez quelque chose qui vous inquiète, je suis prêt à vous écouter et, si je puis vous aider de mes conseils, vous savez avec quel plaisir je le ferai, car vous ne vous imaginez pas combien je vous aime.

— Votre bonté et votre indulgence me donnent confiance. Vous savez, je me méfie un peu de moi-même et je désire vous consulter sur un sujet qui me donne beaucoup à réfléchir et qui me cause beaucoup d’ennuis.

— Parlez, dit Jacques, je vous écoute.

— Vous n’êtes pas sans savoir que j’avais promis à mon père, lors de la mort de ma mère, de me consacrer entièrement aux soins de la famille ?

— Oui, je sais cela. Monsieur le Curé m’en avait averti et j’ai même consulté votre père à ce sujet.

— Et que vous a-t-il répondu ?

— Mon assiduité auprès de vous, vous est-elle une réponse satisfaisante ?

— Que vous êtes sage et grand, Jacques, et comme je vous aime, moi aussi !

— Alors que manque-t-il à votre bonheur ?

— Rien ! mais mon bonheur fait peut-être le malheur d’autrui ?

— Eh ! qu’y pouvez-vous faire pauvre amie ? Puis-je vous demander de qui il s’agit ?

— De mon amie Antoinette Dupuis, répondit timidement Angéline.

— Eh, en quoi votre bonheur peut-il nuire au sien ?

— C’est qu’elle vous aime, elle aussi.

— Vous a-t-elle chargée de me le dire ?

— Non, mais depuis que vous me courtisez, elle a complètement cessé ses visites chez moi, et c’est à peine si elle me regarde quand elle me rencontre. Elle parle même de quitter la Rivière-au-Tonnerre, sous prétexte qu’elle s’ennuie et qu’elle perd son temps ici.

— Ne vous troublez pas avec cela, ma chère Angéline. Je parlerai à Mademoiselle Dupuis. Elle est très intelligente comme vous ne l’ignorez pas.

— Mais n’allez pas lui dire que je vous ai parlé de cela.

— Vous avez confiance en moi, Angéline ?

— Oui, et je vous aime davantage !

Ils continuèrent ensuite leur chemin jusqu’à la résidence d’Angéline. Jacques enleva son chapeau puis repartit d’un pas précipité vers le presbytère où le curé l’attendait à déjeuner.