Maison Aubanel père, éditeur (p. 90-94).

XI


Le capitaine Vigneault était l’objet du plus grand respect de la part des habitants de la Côte et de ceux de la Rivière-au-Tonnerre en particulier. Personne ne le rencontrait sans enlever son chapeau, et les femmes lui souriaient aimablement en reconnaissance de la prospérité qui renaissait sur la Côte et pour la part qu’il avait prise à la ramener.

Il avait étendu ses opérations au point d’avoir chassé les marsouins depuis les Sept-Îles jusqu’à Natashquan, à la grande joie de toute cette brave population. Le chargement de la morue sèche qui se faisait sur les différents bateaux faisant la navette sur le golfe attestait d’ailleurs du regain d’activité dans la région.

La belle température contribuait au succès des opérations du capitaine, car l’été se prolongeait indéfiniment. On jouissait encore, au commencement de novembre, d’une température estivale. C’était « l’été des sauvages » dans toute sa pâle splendeur automnale.

Jacques avait terminé sa tâche, son contrat expirant le premier novembre ; mais il résolut de se reposer avant de retourner à Québec, où il devait faire au ministère un rapport détaillé du résultat de ses opérations.

Tout en se reposant, Jacques faisait ses préparatifs de départ. Rien ne transpira des colloques intimes qu’il eut avec sa fiancée dans ce court intervalle.

La perspective du départ ne lui semblait pas aussi souriante qu’il se l’était figurée avant d’avoir rencontré celle à qui il avait donné son cœur ; mais, en homme de devoir, il fit le sacrifice de ses délices et continua ses préparatifs de départ.

Angéline de son côté partageait les mêmes sentiments ; mais, habituée aux épreuves, elle en avait pris résolument son parti. D’ailleurs, Jacques devait lui télégraphier dès son arrivée à Québec et lui écrire à chaque courrier, avec la perspective de le revoir au printemps quand il reviendrait pour continuer son ouvrage, si le besoin s’en faisait sentir.

La population du village organisa une fête en l’honneur du capitaine avant son départ. Tous les notables de la Côte se rendirent à cette cérémonie qui revêtit, par le fait même, le caractère d’une réunion régionale où, curés, maires, députés se donnèrent rendez-vous, autant pour rendre hommage à l’aviateur, que pour encourager cette population laborieuse dans la poursuite de son rude métier.

Cette démonstration eut lieu sous forme de banquet où l’habileté des cuisinières fut mise à profit, et la morue, à l’honneur, occupant la place que lui donnait sa royauté restaurée.

On était au beau milieu de la fête et chacun y allait de son boniment, louant le brave curé de la Rivière-au-Tonnerre qui avait eu l’ingénieuse idée, que quelques-uns qualifièrent d’audace, de demander au gouvernement sa coopération dans une entreprise si problématique.

— On ne pourra toujours pas faire pire que rire de moi, disait le brave curé, à ceux qui l’accusaient de témérité. Si je ne réussis pas, je serai le dindon de la farce, voilà tout. J’ai fait vœu d’humilité ! Ça ne pourra que me faire du bien. Si ça réussit, c’est tout le monde qui en profitera et ça sera encore la volonté du bon Dieu.

Certains orateurs louaient, soit le député, soit le capitaine, ou encore le gouvernement qui avait sustenté l’entreprise, suivant que leurs sympathies allaient aux uns ou aux autres. L’entrain et la gaieté régnaient dans toute la salle. Angéline occupait une place à table avec les notables presqu’en face du capitaine qui lui faisait l’amabilité de s’occuper d’elle, quand le télégraphiste entra précipitamment dans la salle et alla porter à Jacques une enveloppe contenant un télégramme.

— Vous permettez ? dit l’aviateur tout en ouvrant l’enveloppe.

— Faites, capitaine ! fut la réponse unanime de l’assistance.

Tout le monde observa les convulsions qui se produisirent sur la figure du héros de la fête à mesure qu’il avançait dans la lecture du message.

Le capitaine se leva, grave, et lut tout haut le télégramme suivant :


Capitaine Jacques Vigneault,
Rivière-au-Tonnerre.


Deux aviateurs français partis Paris aéroplane pour traverser Atlantique. Supposés perdus route. Probablement égarés forêts du Nord. Supposés passés au-dessus Terre-Neuve depuis quatre jours. Faites recherches. Envolées frais gouvernement. Prendre toutes précautions nécessaires pour ne pas exposer vie inutilement.

Signé : Ministre de l’Aviation.


Tout le monde resta bouche béante. Jacques tourna les yeux vers Angêline qui avait recouvert sa figure de ses mains.

— Mesdames et Messieurs, dit-il tout simplement, un nouveau devoir m’appelle ; celui de secourir des infortunés et par surcroît de mes compatriotes, qui sont bien un peu les vôtres, puisque le même sang coule dans nos veines. Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir. J’établis mes quartiers généraux pour mes recherches ici, et c’est ici qu’avec l’aide de Dieu je ramènerai mes confrères perdus dans nos immenses forêts. Pardonnez si je quitte cette salle, car je commence mes préparatifs de départ immédiatement.

Tous les yeux se tournèrent vers cette pauvre Angéline, quand Jacques se dirigea de son côté pour lui confier ce qu’il avait à lui dire avant son départ. Il lui parla longtemps à voix basse.

— Je serai forte, Jacques ! fut tout ce que l’on entendit de la conversation intime entre les deux amoureux.

La fête perdit naturellement de son entrain après le départ de Jacques. Un groupe entoura bientôt Angéline pour la consoler. Elle se montra forte, en effet, car pas une seule larme ne coula de ses yeux, quoique le rouge sur sa figure exprimât la douleur intense qu’elle ressentait à l’intérieur d’elle-même.

Chacun commentait l’incident à sa manière.

— Si ces Français-là sont dans nos bois, disaient les uns, le capitaine Vigneault est l’homme pour les retrouver.

D’autres disaient : C’est pas la peine de risquer la vie d’un homme comme le capitaine Vigneault pour courir après des moulins à vents (sans calembour).

— Les brouillards sont fréquents à cette saison de l’année, disaient plusieurs, et les lacs sont peut-être gelés à l’intérieur de la forêt : ce qui rendra l’amerrissage difficile.

Le capitaine, n’écoutant que son courage, fit ses préparatifs de départ durant la nuit pour ne pas être en retard.

Il alla de bon matin faire ses adieux à Angéline qui lui manifesta bien son inquiétude ; mais connaissant le caractère déterminé de Jacques, elle n’essaya pas de le dissuader de sa tentative.

— Je serai de retour dans trois jours, dit-il, comme il sortait avec Angéline, qui l’accompagna à la messe basse où ils communièrent ensemble.

— Avec le pain des forts, Jacques, je vous promets le succès si vos confrères sont dans nos forêts ; mais je doute fort qu’ils y soient.

— Je pars certainement sur un incertain et avec des indications bien vagues ; mais j’aurai tôt fait de survoler toute la forêt du Labrador et, si le succès ne couronne pas mes efforts, j’aurai du moins la satisfaction du devoir accompli.

— Je vous ferais injure, Jacques, si j’essayais de vous dissuader de votre entreprise. Je sais que votre courage ne fléchira pas. Je vais bien prier pour vous, pour que vous me reveniez sain et sauf.

— J’irai moi-même porter votre prière aussi haut que possible vers le ciel et je vous apporterai la réponse dans trois jours.

— Que Dieu vous garde, Jacques ! Permettez que je n’assiste pas à votre départ, je n’en aurais vraiment pas la force.

Les deux amoureux se séparèrent sur le seuil de la porte de la demeure d’Angéline d’où toute la famille sortit pour souhaiter bon voyage à l’aviateur.

Toute la population du village était réunie sur la grève pour assister au départ de l’aviateur, qui revêtait ce jour-là un aspect plus grave que pour ses envolées précédentes.