Maison Aubanel père, éditeur (p. 45-48).

XVI


Quand Angéline fut suffisamment remise de ses fatigues, elle résolut d’accomplir la promesse qu’elle avait faite à sa bonne mère supérieure de Sillery, celle de lui donner périodiquement de ses nouvelles. Elle lui écrivit donc en ces termes :


Rivière-au-Tonnerre, le 19 juillet.


Révérende Mère Saint-Pierre-d’Alcantara,
Couvent de Jésus-Marie de Sillery,
Sillery, près Québec (Canada).
Bonne et chère Mère,

Le retard apporté à l’accomplissement de ma promesse, que je considère cependant comme un pieux devoir, et que j’expliquerai incessamment, me laisse tout de même un peu confuse. Connaissant votre grande bonté, je me sens déjà pardonnée. Le télégramme de mon père vous apprit très laconiquement la mort de ma bien-aimée mère.

Après les incidents que je vous raconterai plus loin, j’ai dû m’aliter pour me remettre.

Les journaux ont dû vous apprendre la tempête que nous avons essuyée en mer. (Je dis en mer, car, ici, quand nous parlons du Golfe, nous disons toujours la mer). Comme les détails ne vous sont certainement pas parvenus, permettez, digne mère, que je vous en raconte les péripéties.

Nous partîmes de Québec, comme vous le savez, le 24 juin au matin sous les plus heureux auspices, et le voyage se continua ainsi jusqu’au vendredi soir. La température idéale dont nous étions favorisés mettait la joie dans tous les cœurs. Le spectacle féerique de notre départ de Québec, puis le déroulement de ce panorama incomparable que nous voyions de notre bateau filant droit au milieu du fleuve (comme si le capitaine eût voulu que nous jouissions autant du spectacle qui s’offrait sur la rive droite que de celui qui nous était offert sur la gauche) ; des compagnons de voyage charmants et un équipage irréprochable, (j’ai trouvé une amélioration dans les moyens de transport depuis mon départ, il y a cinq ans) ; tout enfin semblait s’harmoniser pour nous procurer un bon voyage. Le pessimisme du bon vieux capitaine Bouchard, à qui vous m’aviez confiée au départ, était le seul point noir à l’horizon. Notre inexpérience nous faisait presque rire de ses craintes, qui nous semblaient puériles, quand nous dûmes enfin constater qu’elles n’étaient pas vaines.

Vers les sept heures du soir, commença à s’élever un fort vent du nord-est qui dégénéra bientôt en une tempête furieuse. Ma plume est impuissante à vous décrire les horreurs de cette nuit d’agonie, où tout ce qu’il y avait de vivant sur le pont fut balayé à la mer. Les cris de ces pauvres animaux, bientôt noyés, étaient terrifiants à entendre. Ce qui créa cependant le plus de sympathies, ce fut la mort d’un pauvre sauvage qui, n’ayant pas voulu pénétrer à l’intérieur du bateau, fut foudroyé sur le pont en présence de son compagnon qui avait échappé par miracle à la mort.

Vous connaissez mes idées au sujet de ces pauvres sauvages du Nord dont je vous ai souvent parlé et au sujet desquels je vous ai raconté maintes histoires de foi si touchantes. La sympathie que j’ai éprouvée pour son pauvre compagnon qui restait vivant n’était que le prélude de la douleur que je devais éprouver moi-même à mon arrivée à la Rivière-au-Tonnerre.

Je ne veux m’attribuer aucun mérite personnel, mais je crois que Notre-Dame de la Garde pour qui, vous le savez, j’ai une dévotion particulière, et que j’ai invoquée de toute l’ardeur de mon âme pendant la tempête, nous a seule sauvés du naufrage. Le bon vieux capitaine Bouchard qui s’était uni à nos humbles prières, avait promis au nom de tous de faire ériger un ex-voto à la Vierge, sous ce vocable, dans l’église de la Rivière-au-Tonnerre, si nous étions sauvés. Après ce vœu, alors que nous croyions tous périr, la tempête cessa soudainement.

Si j’ai prié si ardemment c’était pour revoir ma mère, mais, hélas !… elle est morte dans mes bras sans avoir même pu me donner un baiser. L’anxiété qu’elle avait éprouvée, me sachant en mer par cette nuit de tempête, l’avait rendue malade. Le seul bonheur que j’ai pu éprouver a été de voir l’expression de ses yeux en entrant dans sa chambre où elle fut foudroyée pendant que je lui prodiguais mes caresses.

Vous comprenez, chère bonne Mère, toute la détresse de mon âme ! mais je me console en pensant que je ne suis pas tout à fait orpheline, puisque vous me restez et que le souvenir de vos bontés à mon égard restera ineffaçable dans mon cœur.

Mon vieux père est inconsolable de la perte de sa chère épouse, et je lui prodigue toutes les consolations qu’il est en mon pouvoir de lui donner, quoique je sois aussi triste que lui-même.

Heureusement qu’Antoinette Dupuis, que vous comptez au nombre de vos anciennes élèves, est ici comme garde-malade en charge du dispensaire. Sa présence me procure un peu de distractions et me fait une compagne agréable. Monsieur le Curé est aussi bien bon pour nous, ce qui atténue un peu notre malheur.

Je dois prendre charge temporairement de la maison, pour aider mon pauvre père qui se fait vieux et que cette dernière épreuve a failli tuer. Priez, chère bonne Mère, pour lui conserver la vie, car je me sentirais bien désemparée s’il fallait qu’un double malheur arrivât.

J’ai été fidèle à l’Ave Maria que je vous ai promis, et j’en ai ajouté un autre pour le bon vieux capitaine. Je vous demande en retour, avec instance, le secours de vos efficaces prières et vous prie d’agréer, très Révérende Mère, les sentiments les plus respectueux

De votre humble petite fille
Angéline Guillou.