Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 209-224).

De l’avantage que Bertrand remporta dans un combat singulier qu’il fît contre Thomas de Cantorbie, durant le siege que le duc de Lancastre mit devant Dinan.


Le duc de Lancastre étant devenu sage à ses dépens, et voulant profiter du malheur qu’il avoit essuyé devant Rennes, serra Dinan de si prés, et prit des mesures si justes, que les assiegez se voyant aux abois, furent contraints de mander à ce prince qu’ils luy rendroient la place, si dans quinze jours Charles de Blois ne leur envoyoit pas du secours, et qu’ils le supplicient de leur accorder ce terme pour leur donner le loisir de faire sçavoir de leurs nouvelles à ce comte, pour se disculper auprès de luy, si dans la suite il leur reprochoit d’avoir capitulé trop tôt. Le duc de Lancastre et Jean de Monfort ne les voulans pas aigrir, ny jetter dans le desespoir, trouverent bon de deferer à leur demande, en leur donnant cette surséance. Il arriva durant cette treve qu’Olivier de Guesclin, frere de Bertrand, croyant qu’il pouvoit en toute sûreté sortir de la ville, sans craindre aucun danger du côté des ennemis, et se divertir à la campagne sous la bonne foy de ce dernier traité, rencontra par hasard[1]le chevalier Thomas de Cantorbie, frère de l’archevêque de cette ville, qui luy fit toutes les hostilitez et les avanies imaginables, l’arrêtant tout court, et luy demandant imperieusement son nom, le menaçant que s’il le luy taisoit il luy en coûteroit aussitôt la vie.

Ce jeune cavalier luy dit nettement qu’il s’appelloit Olivier de Guesclin, frère du fameux Bertrand, dont la réputation luy devoit être assez connue par les grandes actions dont il se signaloit tous les jours. Cette réponse ne fit qu’échaufer la bile de Thomas, dont la jalousie ne luy permettoit pas d’entendre parler de Bertrand qu’avec peine, et bien loin de s’adoucir sur Olivier dans la crainte de s’attirer son frère, il s’acharna davantage à le maltraiter, et dit mille indignitez de Bertrand, le mettant au rang des brigands, des scelerats et des incendiaires, et que c’étoit pour le braver qu’il le vouloit faire son prisonnier ; qu’il eût donc à le suivre sans se le faire dire deux fois, et que s’il n’obeïssoit sur l’heure, il luy donneroit de son épée tout au travers du corps.

Olivier de Guesclin voyant que Thomas parloitfort indignement de son frère, ne put pas se défendre de prendre son party, luy disant qu’il avoit grand tort de se déchaîner ainsi contre la reputation de Bertrand, qui n’ayant eu qu’un petit patrimoine et beaucoup de naissance, tâchoit à se pousser dans la guerre par sa valeur et par son courage. Le chevalier anglois, que ce discours aigrissoit encore davantage, mit l’épée à la main, le menaçant de le faire taire et luy commandant de le suivre. Olivier fut contraint d’obeïr, parce qu’il étoit seul et désarmé, contre un autre à qui rien ne manquoit, et qui d’ailleurs étoit, luy quatriême, contre Olivier, qui ne put pas pourtant s’empêcher de luy dire qu’il n’étoit pas de bonne prise, et qu’il ne croyoit pas qu’il en eut jamais aucune rançon. Thomas luy coupa la parole en luy défendant de plus raisonner, et le faisant marcher devant luy, l’assura qu’il ne sortiroit jamais de ses mains qu’il ne luy eût payé mille bons florins, et que la bourse de son frère n’étoit que trop suffisante pour le racheter, et le conduisit ainsi jusques dans sa tente et luy donna des gardes.

Il y eut là par hasard un chevalier breton, qui, s’appercevant qu’Olivier étoit arrêté prisonnier, partit de la main pour en aller avertir Bertrand. Il le trouva dans la grand’place de Dinan où il se desennuyoit à regarder des gens qui joüoient à la longue paume. Ce chevalier, le démêlant au travers de la foule, luy vint dire à l’oreille que Thomas de Cantorbie venoit d’arréter son frère, et l’avoit mené prisonnier dans sa tente sans avoir égard à la sécurité que le bénéfice de la trêve donnoit à tout le monde. Bertrand reçut cette nouvelle fort impatiemment, et regardant ce messager, il luy demanda s’il ne s’étoit point mépris, et s’il connoissoit bien son frère. Il luy répondit qu’ayant eu l’honneur de servir d’écuyer à son propre père, le visage de son frère Olivier luy devoit être bien familier. Bertrand voulut apprendre le nom de l’Anglois qui avoit fait le coup ; il le luy déclina fort juste, en luy disant qu’il s’appelloit le chevalier Thomas de Cantorbie, propre frère de l’archevêque de cette fameuse Église d’Angleterre : Et par saint Yves il me le rendra, dit Bertrand, ne oncques si mauvais prisonnier n’a pris. Il se jetta tout aussitôt sur son cheval et vint à toute jambe au camp des Anglois. La plupart de ceux de l’armée qui le connoissoient, luy firent mille amitiez, luy demandans le sujet de sa venuë. Guesclin, sans s’ouvrir davantage, les pria de luy vouloir bien enseigner où étoit la tente du Duc, auquel il avoit envie de parler. On se fit un merite de l’y conduire. Il y trouva ce prince joüant aux échets avec Jean de Chandos, et qui avoit pour spectateurs Jean de Monfort, le comte de Pembroc et Robert Knole. Tous ces seigneurs firent mille caresses à Bertrand et luy ouvrirent le passage pour le laisser parler à son aise au duc de Lancastre. Guesclin luy fit une profonde reverence et fléchit un genou devant luy. Ce prince quita tout aussitôt son jeu, releva Bertrand avec beaucoup d’honnêteté, luy demandant quelles affaires l’avoient appellé dans son camp. Chandos ajouta qu’il ne souffriroit pas qu’il s’en retournât à Dinan sans avoir auparavant beu de son vin. Bertrand répondit qu’il n’auroit point cet honneur, qu’auparavant on ne luy eût fait justice sur l’outrage qu’il avoit reçu. S’il y a, dit Chandos, quelqu’un dans l’armée qui vous ait fait le moindre tort, on vous le fera réparer sur l’heure.

Guesclin ne manqua pas d’entrer aussitôt en matière, en représentant au duc de Lancastre et à toute sa cour, qu’au préjudice de la trêve le chevalier Thomas de Cantorbie s’étoit saisy de la personne de son jeune frère, qu’il avoit surpris à la sortie des portes de Dinan, comme il ne songeoit qu’à prendre l’air et se divertir en exerçant son cheval tout seul dans les champs, et que ne s’étant pas contenté de luy faire insulte, il l’avoit forcé de le suivre jusques dans sa tente, où il le faisoit garder à veüe comme un prisonnier ; qu’il les supplioit donc de donner incessamment les ordres nécessaires pour sa liberté. Jean de Chandos prenant la parole, l’assûra que ce ne seroit pas une affaire, et qu’il comptât que non seulement son frere luy seroit rendu, mais aussi que le chevalier Thomas se repentiroit de sa temerité. Le Duc commanda sur l’heure qu’on fît venir le chevalier Thomas devant luy, pour luy rendre compte de sa conduite, et qu’en attendant on apportât du vin pour régaler Bertrand et le faire boire avec eux. Les deux ordres furent promptement exécutez. Bertrand bût à la santé du Prince et de tous ces seigneurs, et chacun luy rendit la pareille à l’instant. Le chevalier Thomas de Cantorbie fut bien déconcerté, quand il vit Bertrand dans la tente du Duc, à qui toute la Cour faisoit des honnêtetez, et qui se plaignoit hautement du violent procédé qu’il venoit de tenir à l’égard de son frère, contre la bonne foy de la trêve et le droit des gens. Le Duc, sans donner le loisir au chevalier Thomas de répondre, luy commanda de remettre entre les mains de Bertrand son frère Olivier sans aucune rançon, parce qu’il n’avoit pas été de prise durant la surséance d’armes.

Le chevalier, tout à fait indigné des grosses paroles que Bertrand luy avoit attiré de son general, répondit fièrement qu’il étoit homme d’honneur et gentilhomme sans reproche, et qu’il le soûtiendroit au péril de sa vie contre ce Guesclin, qui luy venoit de faire cette affaire : et pour preuve de ce qu’il assuroit, il jetta son gant par terre, comme un gage du combat qu’il étoit prêt de faire avec celuy qui seroit assez hardy pour le relever. Bertrand voyant que celuy-cy le vouloit braver, ramassa le gant aussitôt, et prenant tout en colère Thomas par la main, luy dit qu’il vouloit se couper la gorge avec luy, prétendant prouver par le succés du combat qu’il étoit un lâche et un malhonnête homme d’en avoir usé si mal avec son frere Olivier, qu’il n’avoit pas pris de bonne guerre. Le chevalier, sans s’étonner, luy répondit qu’il ne se coucheroit point qu’ils n’eussent auparavant mesuré leurs épées ensemble. Et moy, luy dit Bertrand, oncques ne mangeray que trois soupes en vin au nom de la Trinité, jusqu’à tant qu’aye fait et accomply le gage. Jean de Chandos offrit là dessus à Guesclin le meilleur cheval de son écurie et tout l’équipage convenable pour une si grande action, ce qu’il accepta volontiers.

Cette nouvelle, après s’être répanduë dans le camp des Anglois, passa bientôt jusques dans la ville de Dinan, dont tous les bourgeois et les officiers de la garnison furent fort désolez, apprehendans que Bertrand, dont ils avoient un extreme besoin pour soutenir le siège, ne se commit trop souvent, et ne perdît à la fin la vie, qu’il avoit déjà tant de fois risquée contre les Anglois, qui se promettoient qu’à force de le faire combattre, ils pouroient à la fin se délivrer d’un si dangereux ennemy. Mais une jeune demoiselle[2] leur remit l’esprit en les assurant que Bertrand sortiroit de cette affaire avec tout l’honneur et toute la gloire qu’il pouroit remporter avant le soleil couché. Cette fille, dont la naissance étoit illustre et l’éducation bien conditionnée, s’étoit aquise un très grand crédit dans toute la Bretagne, par les prédictions heureuses qu’elle avoit faites en d’autres rencontres, et le peuple, ignorant et grossier, imputoit à sortilege le talent qu’elle avoit dans la spéculation des astres, dans laquelle elle étoit fort expérimentée : quoyque dans le fonds toutes ces prédictions ne soyent pas toujours un coup sûr, puisque les astrologues se mécomptent souvent en nous donnant des mensonges pour des veritez.

Cependant on avoit tant de foy pour tout ce qu’elle disoit, que chacun se promît un heureux succés de l’avanture de Bertrand. Il y eut même un cavalier qui se déroba de Dinan, pour venir à bride abbattuë faire part de cette nouvelle à Guesclin, se persuadant qu’il s’en feroit un gros mérite auprès de luy, parce qu’elle luy seroit un infaillible préjugé de l’avantage qu’il alloit remporter sur son ennemy ; mais Bertrand ne le voulut presque pas écouter, luy témoignant qu’il attendoit tout de son courage et de la justice de sa cause, et comptoit fort peu sur la prédiction de Tifaine (c’étoit le nom de cette demoiselle sçavante et fameuse dans tout le païs). Un autre messager luy vint donner avis, de la part du gouverneur de la ville et de tous les bourgeois, qu’il se donnât de garde des Anglois, qui en vouloient à sa propre vie, qu’il ne pouvoit mettre à couvert du danger qui la menaçoit qu’en faisant le combat dont il s’agissoit au milieu de Dinan, sous le bon plaisir du duc de Lancastre, qui pouroit s’y rendre luy vingtiême, en cas qu’il voulût en être spectateur, et qu’on le pouroit assurer qu’on luy donneroit de fort bons otages pour sa sûreté. Bertrand leur niantla qu’il étoit trop persuadé de la candeur et de la sincérité du duc de Lancastre pour avoir rien à craindre de sa part, mais que, pour les satisfaire, il alloit proposer à ce prince le party qu’ils luy suggeroient.

Ce fut dans cet esprit qu’il prît la liberté de luy témoigner le désir extreme qu’avoient ceux de Dinan que le champ du combat fut marqué dans le grand marché de leur ville. Le Duc y donna tout aussitôt les mains, et demanda seulement des ôtages pour sa personne et pour tous les seigneurs qui le devoient accompagner, quand il se transporteroit à Dinan le lendemain, pour voir ces deux chevaliers aux prises dans une si belle carrière. Ce prince ne manqua pas de s’y rendre de bonne heure avec tout son monde. Il y eut quelques personnes qui s’entremirent de part et d’autre pour ménager quelque accommodement entre ces deux ennemis, qui s’en alloient entrer en lice ; mais Bertrand, qui vouloit assouvir son ressentiment contre son adversaire, n’en voulut jamais entendre parler ; si bien que le Duc, qui le connoissoit, voyant bien que toutes ces tentatives seroient inutiles, imposa silence là dessus à tous ceux qui les avoient voulu reconcilier, et tout se disposa de part et d’autre pour en venir aux mains.

Guesclin se fit armer à l’avantage et de pied en cap, et s’étant mis à cheval, il parut au milieu de la place dans une fort belle contenance. Le duc de Lancastre avec sa Cour, le Tortboiteux et tous les officiers de la garnison, les bourgeois de la ville et tout le menu peuple se rangèrent au tour des barrières pour être les spectateurs d’une lice si importante. Les dames et les bourgeoises étoient toutes aux fenêtres pour étudier à loisir la bravoure des deux chevaliers et s’en rendre aussi les arbitres. Le gouverneur de la place posta des gardes aux endroits nécessaires, non seulement pour empêcher le trouble et la confusion, mais aussi de peur que quelqu’un n’entrât dans le champ pour favoriser l’un ou l’autre des combattants. Il fit aussi publier, avant que la carrière fut ouverte, que si quelqu’un s’ingeroit de nuire au chevalier anglois, sous quelque prétexte que ce fût, il luy on coûteroit la vie. On prit enfin toutes les précautions nécessaires afin que Bertrand et Thomas combatissent tous deux avec un avantage égal. Quand le dernier vit tout cet appareil et le péril prochain qui le menaçoit, le cœur luy manqua tout d’un coup. Il eût souhaité volontiers en être quite pour rendre à Guesclin son frère Olivier sans rançon ; mais comme il falloit soutenir avec quelque honneur la temeraire démarche qu’il venoit de faire, il engagea secrettement Robert Knole et Thomas de Granson pour faire quelque proposition d’accommodement, sans toutefois qu’il parut qu’il y eût aucune part, afin de ne point commettre sa réputation. Ces deux médiateurs, de concert avec luy, approchèrent doucement de Bertrand, faisant semblant de luy parler de leur propre mouvement, luy representerent qu’il étoit à craindre que s’il luy mesarrivoit dans ce combat, on ne crût dans les pais étrangers que les Anglois luy auroient fait quelque supercherie, se prevalans de sa grande jeunesse, pour le mettre aux mains avec un chevalier qui non seulement étoit dans un âge viril, mais s’étoit aquis une grande expérience dans ces sortes de combats ; qu’il étoit donc plus à propos qu’on luy rendît son frère sans rançon pour accommoder tout ce different, que de risquer tous deux leur vie pour une bagatelle. Bertrand leur répondit qu’il n’étoit plus temps, que les choses étoient trop engagées pour en demeurer là, que le duc de Lancastre, Jean de Chandos et le comte de Pembroc s’étant transportez dans Dinan sous de bons otages, pour voir decider cette querelle dans cette lice, il ne falloit pas les renvoyer sans avoir rien fait. Je jure, dit-il, à Dieu tout puissant que le faux chevalier qui m’a fait vilenie n’échappera jusqu’à tant que son tort luy ay montré, où il me détruira ce voyant la baronnie. Mais pour ne pas tout à fait rebuter ces seigneurs qui s’interessoient pour la paix, il leur promit d’y donner les mains, pourveu que Thomas de Cantorbie luy rendît publiquement son épée, tenant la pointe à guise de pommeau, luy disant qu’il se mettoit à sa discretion. Robert Knole luy répondit que la condition étoit trop inique, et qu’il ne conseilleroit jamais à Thomas de commettre une si grande lâcheté.

Les Anglois qui se trouvèrent présens à toute cette cérémonie, ne pouvoient assez admirer l’intrépide résolution de Bertrand, et conjurèrent Thomas de ne se point décourager, et de tenter hardiment le sort du combat, pour soûtenir l’honneur de leur nation, qui seroit extrêmement fletry par sa crainte et par sa défaite. Le chevalier, cherchant du courage dans son desespoir, les assura qu’il étoit résolu de vendre chèrement sa vie, les priant que, s’il avoit l’avantage sur Bertrand, ils ne l’empêchassent point, par une fausse indulgence, de lui donner le coup de la mort, et qu’au contraire, s’il étoit terrassé par son ennemy, ils courussent aussitôt pour engager Bertrand à ne pas achever sa victoire aux dépens de sa vie. Ces Anglois luy promirent qu’en ce cas ils feroient de leur mieux pour le tirer d’affaire. Les deux chevaliers ouvrirent donc la carriere, et se choquèrent l’un l’autre avec tant de furie le sabre à la main, que la force redoublée des coups qu’ils se donnoient fit voler en l’air des éclats d’acier tout entiers, sans que ny l’un ny l’autre en perdissent les étriers. Cette première charge s’étant fuite avec un succès égal, ils dégainèrent leurs épées et se chamaillèrent longtemps y sans pouvoir se percer. Il arriva que l’Anglois, après avoir fait les derniers efforts, laissa tomber la sienne. Bertrand voulant profiter de la disgrâce de son ennemy, prit le large pour caracoler, et fit tant de tours et de détours pour amuser Thomas de Cantorbie, qu’il eût le loisir de descendre de son cheval et de se saisir de l’épée de l’Anglois qu’il ramassa par terre, et la jetta de toute sa force hors du champ du combat, afin de triompher plus à son aise d’un ennemy tout à fait désarmé.

Celuy-cy se trouvant hors d’œuvre, après avoir perdu son épée, couroit tout autour de la barrière pour éluder les approches de Bertrand, qui ne pouvoit courir, parce qu’il avoit les genoux armez. Il eut la présence d’esprit de s’asseoir à terre pour détacher l’armure dont sa jambe étoit embarrassée pour pouvoir marcher ou courir avec une liberté toute entière. L’Anglois, le voyant en cet état, revint à toute jambe sur luy pour luy passer sur le ventre avec son cheval, mais Bertrand, qui se tenoit toûjours sur ses gardes, para ce coup en perçant de son épée le flanc du cheval de son ennemy. L’animal se tentant blessé, la douleur le fit cabrer et regimber aussitôt avec tant de secousse et de violence, qu’il tomba par terre avec son écuyer. Bertrand, sans perdre de temps se jetta sur luy, se contentant seulement de le balaffrer, et pour luy faire porter de ses marques, il luy donna quelques coups du trenchant de son épée sur le nez, et tant de gourmades de son gantelet de fer, que Thomas étoit tout en sang, qui couloit sur ses yeux et sur son visage avec tant d’abondance, qu’il ne pouvoit pas voir celuy qui le frappoit. Dix chevaliers anglois se détachèrent aussitôt de la foule des spectateurs pour mettre les hola, disans à Bertrand qu’ayant remporté tout l’avantage de cette action, il ne luy seroit pas glorieux de pousser plus loin son ressentiment. Bertrand leur répondit qu’il ne trouvoit pas bon qu’ils entrassent dans une querelle à laquelle ils n’avoient aucune part, et que tout leur discours ne retarderoit point la perte de Thomas de Cantorbie, si le Tortboiteux, son commandant et son gêneral, ne luy donnoit un ordre exprés de mettre bas les armes. Celuy-cy vint aussitôt le prendre par la main pour luy faire cesser le combat, luy disant qu’il s’en devoit tenir à l’avantage qu’il avoit remporté ; le duc de Lancastre, enchérissant encore sur le Tortboiteux, avoüa qu’il ne croyoit pas que jamais Alexandre eût été plus hardy ny plus intrepide que l’étoit Bertrand. Toutes ces loüanges ne le flaterent point assez pour luy faire perdre toute la haine qui luy restoit dans le cœur contre son ennemy, sur lequel il s’acharnoit toujours, quoyque les bourgeois et les officiers se missent entre deux[3] pour luy faire lâcher prise, et ne le vouloit point quitter qu’il ne se rendît son prisonnier, de même qu’il avoit obligé son frère Olivier de s’abandonner à sa discrétion ; mais enfin le Tortboiteux, son commandant, l’ayant assuré que tous ses droits luy seroient conservez, et qu’il ne devoit point balancer à se rendre à la prière que luy faisoit Rebert Knole là dessus, ny à l’ordre qu’il luy donnoit luy même de finir le combat, Bertrand leur abandonna Thomas de Cantorbie, mais dans un état si pitoyable qu’à peine le pouvoit-on reconnoître.

Quand toute cette scene eut pris fin, tout le monde vint en foule féliciter Bertrand sur l’avantage qu’il venoit de remporter, et sur la gloire qu’il avoit aquise dans une si généreuse action. Sa tante, qui l’avoit élevé, ne se pouvant tenir de joye, le vint embrasser en luy donnant mille benedictions et luy disant qu’il seroit à jamais tout l’honneur et toute la gloire de leur famille, à laquelle il venoit de donner un lustre nouveau, par la bravoure tout extraordinaire qu’il avoit fait éclater à la veüe d’un million d’hommes. Bertrand, qui se possedoit au milieu de tant d’applaudissemeps, se souvint d’aller rendre ses respects au duc de Lancastre, devant lequel il fléchit le genou à son ordinaire, lui témoignant que c’étoit en sa considération qu’il avoit épargné Thomas de Cantorbie, auquel il pouvoit ôter la vie de plein droit, après l’affront et le défy qu’il luy avoit fait. Le Duc luy marqua qu’il avoit un surcroît d’estime pour luy, depuis qu’il venoit de se signaler avec tant de succès contre un mal honnête homme qui avoit violé la trêve qu’il avoit accordée ; que bien loin d’avoir mille florins qu’il prétendoit pour la rançon de son frère Olivier, il le condamnoit à lui payer la même somme pour le châtiment de sa felonnie ; qu’à l’égard du cheval et des armes du chevalier dont il avoit triomphé si glorieusement, il luy en faisoit un pur don, puis qu’aussi bien Thomas de Cantorbie ne meritoit pas de mettre jamais le pied dans sa cour, ny qu’on le regardât de bon œil en Angleterre, où l’on avoit horreur de tous ces lâches procedez, et dans le même temps, ce prince ordonna qu’on luy remît entre les mains son frère Olivier, et fit revenir à Dinan les ôtages qu’on luy avoit donné pour sa sûreté.

Bertrand le reconduisit hors des portes avec toute sa troupe, et luy témoigna sa reconnoissance pour toutes les honnêtetez qu’il luy avoit faites, et particulierement pour la peine qu’il avoit bien voulu prendre de se transporter à Dinan, pour honorer de sa presence le combat qu’il venoit de faire. En suite il rentra dans la ville pour s’aller délasser avec ses amis dans un grand repas qu’on avoit préparé pour le régaler, où les dames et les bourgeoises de la ville assisterent pour le féliciter sur sa victoire, et donnerent des preuves de la part qu’elles y prenoient, en dansant et chantant après ce souper. Cependant le siege que le duc de Lancastre avoit mis devant Dinan, fut levé par ordre d’Edoüard, roy d’Angleterre, qui, tenant le roy Jean prisonnier dans Londres, vouloit profiter de la disgrace de ce prince et faire des conquêtes en France ; et comme il avoit besoin de toutes ses troupes pour une expedition de cette importance, il envoya des ordres pressans au duc de Lancastre de se rembarquer incessamment à Brest, avec tout son monde, pour repasser la mer aussitôt.

Ce prince fit goûter de son mieux sa retraite à Jean de Monfort, qui se vit contraint de condescendre à quelque accommodement avec Charles de Blois, par le canal et le ministère de quelques évêques qui se présentèrent d’eux mêmes par un mouvement de charité, pour pacifier les choses entre ces deux princes, au moins pendant quelque temps, sans pourtant donner aucune atteinte à leurs prétentions réciproques. L’armée angloise descendit en Angleterre, et monta bientôt après sur les vaisseaux destinez pour son embarquement ; mais toute cette expédition demeura sans succès. La flotte anglaise fut battuë d’une tempête si violente, qu’il sembloit que la mer et les élemens, et le ciel même s’étoient armez contre elle ; car il tomboit d’en-haut des pierres si pesantes et si dures, qu’elles blessoient et mettoient tout en sang ceux qu’elles frappoient, si bien que les Anglois ne se pouvans pas garantir de leurs coups, se disoient les uns aux autres que ce fléau de Dieu marquoit l’injustice de leur entreprise. L’événement le fit bien connoître dans la suite ; car Édouard n’ayant qu’une armée toute délabrée, sur laquelle il ne falloit aucunement compter, se vit contraint de reprendre le chemin d’Angleterre, et de remettre la partie à une autre fois. Il s’y vit d’autant plus obligé qu’une maladie dangereuse avoit mis hors d’œuvre le duc de Lancastre.

Bertrand n’abandonna point le party de Charles de Blois : il épousa plus que jamais la querelle de ce bon prince, et depuis la levée du siège de Dinan, ce fut luy qui prit le soin de ses intérêts, commanda ses troupes, s’assura de toutes les places qu’il put pour soutenir une seconde guerre qui ne devoit pas manquer d’éclater bientôt ; et bien que Jean de Monfort eut beaucoup plus de forces que Charles, cependant Guesclin ménagea si bien les choses, qu’elles alloient de pair entre les deux partis, et la balance étoit là dessus si égale qu’on ne pouvoit pas présumer en faveur de qui la fortune se devoit déclarer dans la suite.

    ordonnèrent ensuite le plus profond silence. Les trompettes sonnèrent, et les combattans coururent. Les assistants de Bertrand Du Guesclin étoient Olivier de Mauny, son cousin, le maréchal de Beaumanoir, Bertrand de Saint-Pern, son parrain, le vicomte de la Bellière et d’autres.

    « La première course fut désavantageuse pour Du Guesclin. Ses amis tremblèrent un moment. Une fièvre quarte qui le tourmentoit, l’avoit affoibli. À la seconde course, Du Guesclin ramasse son courage et ses forces. Il renverse son adversaire mortellement blessé ; et, pour punir la forfanterie du chevalier anglois, il alloit lui couper la tête, sans le maréchal d’Andreghem qui jetta entre les combattants sa baguette dorée. À à ce signal le combat finissoit. ». (Du Chastelet, p. 28.).

  1. Mais ledit Olivier fu rencontré sur les champs d’un chevalier engloiz, que on appelloit Thomas de Cantorbie, lequel estoit frère de l’archevesque. Lequel chevalier estoit moult orgueilleux, et moult desmesuré. Et s’en vint à Olivier moult fierement, et le prist par le giron ; et puis lui demanda moult orgueilieusement, qui il estoit, qui ainsi aloit. Et Olivier lui dist, que on l’appelloit Olivier Du Guesclin, quant savoir le vouloit, et frère de Bertran : mais il estoit le mainsné. Lors dist le faulx Engloiz : « par Saint Thomas vous ne m’eschapperez, vous estes mon prisonnier, vous en vendrez avecques moy. Et se vous ne vous rendez, tantost je vous tondray la leste, et morrez tout maintenant en despit de Bertran… Le Deable out tant fait, qu’il est monté si haut… Sire, dist Olivier, vous avez grant tort, c’est un povre chevalier, et povrelent herité. Et se il s’est avancié pour avoir richesse, et estre honnourrez, vous ne l’en devez blasmer. » Dont dit l’Engloiz, que ja respit n’y auroit. Et vint à l’espée traite. (Ménard, p. 48.)
  2. Cette jeune demoiselle se nommoit Tiphaine de Raguenel, fille de Robert Raguenel, vicomte de la Bellière, et de Jeanne de Dinan. Elle etoit belle, pleine d’esprit, Bertrand Du Guesclin l’épousa par ma suite.
  3. Adonc entrerent on champ engloiz, et ceulx de Dinaul, qui se mirent entre deux, pour faire laissier le champ. Mais Bertran leur dist : « Seigneurs, laissiez moy ma bataille achever. Car par la foy que je doy à Dieu, où il se rendra à moy comme mon prisonnier, ainsi comme il a fait faire mon frère, ou je le tueray tout mort. » (Ménard, p. 60.)