Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 225-234).


Siege mis devant Becherel par le comte de Monfort, et levé dans la suite par composition. L’on y verra l’adresse avec laquelle Bertrand se tira des prisons de ce prince, et les conquêtes qu’il fit depuis.


Quand les treves accordées entre Jean de Monfort et Charles de Blois vinrent à cesser, chacun de ces princes fit ses preparatifs pour renouveller la guerre avec plus de chaleur que jamais. Le roy d’Angleterre fit repasser en Bretagne, en faveur du comte de Monfort, un fort grand secours, conduit par Jean de Chandos, Robert Knole et Gautier Huët. Ce renfort fut assez considérable pour porter le comte de Monfort à tourner toutes ses pensées du côté de la citadelle de Becherel, place pour lors tres-importante, et dont la prise ou la défense seroit d’un grand poids aux affaires de ces deux concurrens. Monfort apprehendant qu’elle ne fut beaucoup meurtrière, s’il entreprenoit de l’attaquer dans les formes ordinaires de la guerre, essaya de s’en rendre le maître par composition. Ce fut dans cet esprit que quelques officiers qui servoient dans ses troupes, s’avancèrent aux barrières de ce château pour s’aboucher avec le gouverneur, et luy promettre une recompense fort considérable s’il vouloit remettre la place entre les mains du comte de Monfort, dont le droit légitime qu’il avoit sur elle étoit incontestable. Ils le cajolerent si bien qu’ils le firent condescendre à la rendre, en cas que Charles de Blois, auquel il vouloit donner avis de ce siège, ne le vînt pas secourir en personne dans un certain temps. Il envoya donc un homme affidé pour presser ce prince à faire les derniers efforts, pour forcer les lignes de Jean de Monfort, qui n’omettoit rien pour hâter la prise de Becherel, qui n’étoit pas en état de pouvoir se défendre longtemps.

Charles de Blois comprit la conséquence qu’il y avoit à mettre tout en œuvre pour la secourir. Il ramassa tout ce qu’il avoit de troupes, et pria tout ce qu’il avoit d’amis en Bretagne, de se vouloir joindre au plûtôt à luy. Bertrand, le seigneur de La Val, le vicomte de Rohan, Olivier de Mauny, furent des premiers à luy offrir leurs services avec tout ce qu’ils purent assembler de gendarmes, d’archers et d’arbalestriers, dont ils firent un corps assez considérable pour tenter le secours de Becherel. Bertrand se mit à leur tête dans la résolution de se signaler en faveur du party de Charles de Blois, qu’il avoit embrassé. La diligence qu’il fit fut si grande, que les deux armées n’étant plus séparées que par un ruisseau, l’on étoit prêt d’en venir aux mains ; Guesclin se mettoit en devoir de tenter le passage, lors qu’un saint évêque, pour empêcher le carnage et la boucherie qui s’alloit faire de tant de chrétiens, s’entremit pour accommoder le différent de ces deux princes, et proposa des temperamens si judicieux, allant et venant tantôt dans une armée et tantôt dans une autre, qu’il obtint une suspension d’armes, pendant laquelle il ménagea les choses avec tant de conduite et d’esprit, qu’il fut accordé que Jean de Monfort, et Charles de Blois porteroient tous deux la qualité de duc de Bretagne, qu’ils en partageroient les villes et les places à des conditions égales, et que pour sûreté de ce mutuel accord ils se donneioient réciproquement des ôtages. Bertrand et quatre, autres chevaliers furent choisis par Charles de Blois pour être les garans de ce dernier traité. Le comte de Monfort donna de son côté quatre seigneurs anglois pour l’assûrance de sa parole, en attendant que les choses fussent terminées de part et d’autre au goût des deux princes.

Les conditions étant arrétées, il ne s’agissoit plus que de mettre les otages en liberté. Charles de Blois exécuta là dessus tout ce qu’il devoit de fort bonne foy : mais le comte de Monfort n’en usa pas de même : car comme il avoit une envie secrette de recommencer la guerre, et qu’il savoit que Bertrand luy seroit un grand obstacle pour reüssir dans son dessein, il fut assez infidèle pour le retenir, et chargea Guillaume Felleton, sa créature et son affidé, de le garder fort étroitement sans se soucier de violer la parole qu’il avoit donnée de le relâcher de même que les autres. Bertrand ne pouvant comprendre pourquoy l’on avoit fait sa condition pire que celle des autres otages, à qui l’on avoit donné la liberté, et s’ennuyant un jour d’un si long retardement, il s’ouvrit au chevalier Felleton, sur le chagrin qu’il avoit de se voir si longtemps en arrêt, et le conjura fort confidemment de luy donner la clef de ce mystère, l’assûrant si le comte de Monfort exigeoit de luy de l’argent pour sa rançon, qu’il se mettroit en devoir de le satisfaire, et qu’il chercheroit dans la bourse de ses amis de quoy se racheter : quoy que dans le fonds ce fût une injustice de mettre à ce prix la liberté d’un chevalier, qui ne s’étoit livré comme otage, que sous la bonne foy d’être délivré sans rançon de même que les autres.

Felleton tâcha de luy remettre l’esprit là dessus, en le suppliant de ne point gâter son affaire par quelque discours indiscret, et luy promit qu’il partiroit incessamment pour se rendre à la Cour de Jean de Monfort, et ménager sa delivrance. Mais ayant laissé passer un mois tout entier sans se mettre en chemin, Guesclin le pressa tant là dessus qu’enfin Felleton se rendant à ses sollicitations alla trouver le comte son maître pour le pressentir sur ce qu’il avoit envie de faire de Bertrand, Il n’eut pas là dessus toute la satisfaction qu’il en attendoit ; car au lieu de luy donner de bonnes paroles en faveur de son prisonnier, il luy déclara nettement que bien loin de penser à luy donner la clef des champs, il avoit dessein de luy faire passer la mer, et de l’envoyer en Angleterre, pour l’y tenir sous sûre garde, ne voulant pas déchaîner un lion, qui seroit capable de le devorer si ses liens étoient une fois rompus. Felleton de retour ne voulut point dissimuler à Bertrand une nouvelle si fâcheuse, et tâcha de le consoler de son mieux en luy representant que peut-être les choses tourneroient mieux à l’avenir, et que son maître faisant un retour d’esprit sur l’iniquité de sa conduite à son égard, luy rendroit peut-être justice plutôt qu’il ne pensoit.

Bertrand ne se paya point de cette monnoye, mais songea deslors à tenter toutes les voyes imaginables pour recouvrer sa liberté, se persuadant qu’il étoit permis, sans blesser son honneur et sa conscience, de sortir d’une captivité qu’on luy faisoit injustement souffrir. Il appella donc secrettement son écuyer, et luy donna l’ordre de se rendre à telle heure dans un certain lieu qu’il luy marqua pour l’attendre là, luy commandant qu’il y vînt avec les deux meilleurs chevaux de son écurie, pour mieux faciliter l’evasion qu’il meditoit, et pour joüer son rôle avec moins de soupçon. Bertrand fit signe au jeune fils de Felleton de se venir promener avec luy, luy disant qu’il avoit besoin de prendre l’air, afin qu’il pût dîner avec plus d’appétit. Le jeune homme qui ne sçavoit pas son dessein, le suivit volontiers, et quand ils eurent tous deux assez tracé de chemin pour arriver à l’endroit où l’écuyer attendoit son maître, Guesclin se jetta sur le meilleur cheval et dit au jeune homme : beau fils, pensez de retourner et me salüez vôtre Père, et luy dites que je m’en vois en France aidier au duc de Normandie à guerroyer, et ne vous esmayez : car se vôtre père vous fait ennuy, ou détourbier, venez à moy pour avoir armûres et chevaux et ja ne vous faudray.

Quand Bertrand se fut tiré de ce pas ; il poussa son cheval, et fit une si grande diligence, qu’il arriva le soir même à Guingan, dont les bourgeois eurent une extrême joie, parce qu’ils avoient besoin d’un si grand capitaine pour les défendre des incursions des Anglois, qui se nichoient dans des châteaux voisins, et de là faisoient des courses sur ceux qui sortoient de la ville, et leur enlevoiont leur bétail et leurs marchandises, et mettoient à de grosses rançons tous les malheureux qui tomboient dans leurs mains. Ils representerent toutes ces miseres à Bertrand, qui parut fort touché de leurs plaintes. Il luy dirent que de tous ces châteaux, il n’en étoit point qui leur fût plus incommode que celui de Pestien, qui les deseloit, et le conjurerent de vouloir rester quelque temps avec eux pour leur tirer cette épine du pied. Guesclin leur fit entendre qu’il étoit pressé d’aller à Paris pour s’aboucher avec le duc de Normandie qui l’avoit appellé pour le seconder dans la guerre qu’il avoit à soûtenir contre les Anglois et les Navarrois, et qu’il n’avoit point de temps à perdre ; mais s’étant mis en devoir de sortir de leurs portes, il les trouva fermées et le pont levé. Guesclin fut fort étonné de se voir enfermé de la sorte, et ne sçavoit à quelle cause imputer cet empêchement. Il leur demanda quel étoit le motif qui les avoit obligé d’en user de la sorte avec luy, s’il y avoit quelqu’un d’entr’eux qui se pût plaindre qu’il luy deût un denier. Ils luy répondirent que bien loin de luy demander de l’argent, ils en avoient à son service, et qu’ils ne plaindroient pas même la somme de soixante mille livres, s’il étoit question de le retenir chez eux à ce prix ; qu’ils le conjuroient de ne les point abandonner dans l’accablement où il les voyoit, et qu’il voulût bien se mettre à leur tête pour aller attaquer avec luy ce château de Pestien, dont la garnison venoit tous les jours jusqu’à leur barrière pour les harceler.

Ils luy firent enfin de si grandes instances, et luy parlèrent là dessus avec tant d’empressement qu’ils l’appellèrent plusieurs fois Homme de Dieu, se jettans à genoux, et le suppliant de vouloir être leur liberateur. Bertrand, dont le cœur étoit tout à fait bien place, ne put pas se defendre d’entrer dans leurs peines, et prit le party de s’en retourner avec ses gens à son hôtelerie, dans laquelle il fut reconduit par une foule de bourgeois et de menu peuple qui se tuoient de crier dans les rues, vive Bertrand ! Dieu benisse Guesclin, qui ne nous a point abandonné ! Il commença donc par netoyer tous les environs de Guingan de tous les coureurs anglois, qui faisoient le dégât jusqu’aux portes de cette ville, et les ayant recoigné dans leurs châteaux, il y mit le siège avec tant de succès, qu’il se rendit bientôt maître de trois places, dont il fit denîcher ces incommodes garnisons, qui ravageoient tout le païs, et ne donnoient pas le loisir de respirer à ceux de Guingan, qui se voyans libérez de ce voisinage fâcheux, témoignèrent à Bertrand qu’ils luy devoient la conservation de leurs vies, de leurs biens et de leurs libertés.

Après avoir pris congé d’eux, il alla, de ce pas, trouver Charles de Blois[1], qui, pour l’attacher davantage à ses intérêts dans la suite, luy fit épouser une fort riche héritière, dont la naissance et la beauté n’étoient pas communes ; c’étoit cette même demoiselle dont nous avons déjà parlé, qui fit au juste une si heureuse prédiction de l’avantage que Bertrand devoit remporter dans le combat qu’il fit au milieu du camp des Anglois devant Rennes, en présence du duc de Lancastre et de toute l’armée anuloise. Cette dame, par ce mariage, entrant encore davantage dans tout ce qui toûchoit Guesclin, son époux, le pria d’être un peu plus credule aux avis qu’elle luy donnoit sur les jours dont l’étoile étoit heureuse ou malheureuse, l’assurant qu’il sortiroit toûjours avec gloire de toutes les occasions les plus dangereuses, s’il observoit regulierement de ne se jamais commettre dans les jours qui renfermoient en eux quelque fatalité. Bertrand traita de vision tout ce qu’elle luy disoit ; mais il remarqua depuis que les avis de sa femme n’étoient point à mépriser, quand il fut pris à la journée d’Auray ; car ce fut justement dans un jour qu’elle avoit mis au rang de ceux qui luy devoient être malheureux. Mais il faut croire que le ciel permet que ces disgraces nous arrivent, pour punir la crédulité superstitieuse que nous avons pour ces sortes de prédictions, parce que ces jours pretendus heureux ou funestes n’ont aucune connexion naturelle avec la liberté de l’homme, et si l’on mettoit sur son compte tout ce qui n’est point arrivé de fâcheux dans ces jours, on decouvriroit que quand les prédictions sont suivies de leurs evenemens, c’est un pur effet du hasard, qui pourtant fait une si grande impression sur nos esprits, que nous n’en pouvons revenir, quand une fois nous avons veu quelque chose arriver sur les principes de l’astrologie judiciaire, dont cette dame se piquoit.

Durant les trêves qui s’étoient faites entre Charles de Blois et Jean de Monfort, Bertrand ne pouvant demeurer oisif, se rendit auprès de Charles, duc de Normandie, pour luy faire offre de son bras et de son épée, contre une foule d’Anglois et de Navarrois qui ravageoient le royaume de France et s’emparoient de ses meilleures places durant la prison du roy Jean, son pere, que les Anglois retenoient à Londres ; si bien que tout le poids des affaires tomboit sur Charles, qui, se voyant attaqué de tous cotez, avoit beaucoup de peine à se soûtenir contre tant d’ennemis. Le roy de Navarre tenoit Evreux, Breval, Nogent, Raineville, Tinchebray, le Moulin, Mortain, Breteüil, Conches, le Ponteau de mer, Cherbourg et plusieurs autres places dont les fortifications n’étoient point à mépriser pour lors ; Meulan, Mante et Rouleboise étoient aussy dans le party des Anglois et des Navarrois, qui s’étoient presque rendu maîtres de toute la Normandie. Le captai de Buc, le baron de Mareüil, Pierre de Squanville et Jean Joüel, tous généraux anglois, s’étoient emparez de toutes les places situées sur la Seine, et personne ne pouvoit ny monter, ny descendre cette rivière sans payer aux Anglois des droits exorbitans, ce qui ruinoit tout à fait le commerce des marchands de Paris et de Roüen.

Le fort de Rouleboise, que tenoient les Anglois, les arrétoit tout court, si bien que la France étoit en proye aux étrangers qui y faisoient des dégâts incroyables et se permettoient tout ce que la licence de la guerre fait faire impunément au milieu des troubles et des divisions. Les Anglois avoient aussi pénétré jusques dans le Beauvoisis, et rien n’étoit à couvert de leurs incursions et de leurs incendies. Charles, régent du royaume durant la prison de son père, essaya de relever la France de son accablement. Il fit voir, par sa sage conduite, que son génie étoit assez fort pour apporter le remède nécessaire à tant de disgraces. Il tira tout le secours qu’il put des villes fidélles qui s’étoient conservées dans l’obeïssance. Arras, Amiens, Tournay, Noyon furent des premières à ne luy pas manquer au besoin : ce fut d’elles qu’il tira beaucoup de soldats et d’argent pour faire et pour entretenir un corps de troupes assez considérable, pour tenir tête à ses ennemis. Il en marqua le rendez-vous dans un certain château que l’on nommoit Maiiconseil, où Bertrand vint luy faire offre de ses services et s’embarquer dans son party.


  1. Charles de Blois le présenta à la duchesse de Bretagne, sa femme, en lui disant… « Madame, voici le vaillant Bertrand…  » La princesse, à ce nom fameux, quitte une écharpe de broderie qu’elle faisoit, et court embrasser Du Guesclin. Cette faveur étoit d’autant plus remarquable, qu’elle ne saluoit que les plus grands seigneurs et ceux qui lui étoient alliés. (Du Chastelet, p. 41.)