Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 183-197).

Où l’on admirera le stratagême dont se servit Bertrand pour faire lever le siège de Rennes assiégé par le duc de Lancastre, et comme il se jetta dans la place pour la secourir.

Le roy d’Angleterre s’étant déclaré pour Jean de Monfort contre Charles de Blois, envoya le duc de Lancastre en Bretagne, à la tête d’un gros corps de troupes, pour mettre le siege devant la capitale de cette province. Il fit accompagner ce prince des seigneurs les plus distinguez de sa cour : pour faciliter une si considérable expédition, le comte de Pembroc, Jean de Chandos, Robert Knole, Jean d’Andelette, tous fameux capitaines, étoient de la partie. Il y avoit même dans l’armée du Duc beaucoup de gentilshommes bretons, qui s’étoient engagez au service de Jean de Monfort, et qui prirent party dans l’armée angloise, pour luy donner des preuves de leur zèle et de leur fidélité. Le duc fit serment qu’il ne desempareroit point du poste qu’il avoit occupé qu’après la prise de la ville, et qu’il prétendoit planter son enseigne sur le haut des murailles de Rennes.

Bertrand, qui tenoit pour Charles de Blois, étoit aux écoutes, caché dans un bois avec ses gens, cherchant l’occasion de se jetter dans la place, et faisant toujours quelques efforts pour ce sujet. Il harceloit l’armée des ennemis, leur donnant toutes les nuits de nouvelles alarmes, ce qui fatiguoit fort les Anglois, qui devoient être toujours sur leurs gardes, et ne pouvoient ainsi reposer, ny dormir à loisir. Le duc fut curieux d’apprendre le nom du cavalier qui donnoit tant d’exercice à ses troupes. Un gentilhomme breton le lui déclina par de fort beaux endroits, luy marquant sa naissance, sa bravoure et son intrepidité dans les occasions les plus dangereuses, et l’adresse et la résolution qu’il avoit depuis peu fait paroître, quand il s’étoit saisy du château de Fougeray, dont il avoit surpris et tué toute la garnison. Ce prince, sur ce récit, conçut beaucoup d’estime pour Bertrand, mais il eût fort souhaité qu’il allât exercer son courage dans un autre païs, parce qu’il apprehendoit qu’un homme de cette trempe ne fût capable de troubler beaucoup le cours de son siège.

Guesclin, suivant toujours sa pointe, faisoit souvent des courses aux environs du camp des Anglois. Un officier de cette armée[1] tomba par bonheur dans ses mains, qui luy dit que le duc de Lancastre esperoit de faire bientôt joüer une mine pour ouvrir une breche, à la faveur de laquelle il comptoit de prendre Rennes d’assaut. Bertrand, pour détourner le coup, se mit en tête de donner le change aux Anglois, et de leur faire perdre l’envie de continuer l’ouvrage qu’ils avoient commencé : se glissant avec ses Bretons, dans une nuit bien sombre, au milieu du camp du Duc, lors que les Anglois étoient endormis, et pour encourager ses gens, et dans le même temps intimider ses ennemis, il mit le feu dans leurs tentes et cria Guesclin ! L’alarme fut si grande, que les Anglois à leur réveil croyoient que Charles de Blois leur venoit tomber sur le corps avec une armée fort nombreuse ; mais après s’être un peu reconnus ils se rassûrerent et donnerent mille malédictions à Bertrand, qui leur avoit brûlé leur équipage avec une poignée de ses gens, et s’étoit ensuite tiré d’affaire en faisant une fort honorable retraite. Le Duc, indigné de toutes les algarades que luy faisoit cet avanturier, jura que s’il tomboit une fois dans ses mains, il ne le relâcheroit jamais, quelque rançon qu’on luy voulût offrir pour sa liberté ; mais un chevalier breton prit celle de dire à ce prince que Bertrand ne luy donneroit jamais de repos jusqu’à ce qu’il fût entré dans Rennes pour la secourir. C’est ce qui l’obligea de presser ce siège et de faire hâter la mine qu’il avoit commencée.

Le gouverneur de Rennes, que Charles de Blois avoit étably dans la place, et qu’on nommoit le Tortboiteux[2], étoit fort en peine de découvrir en quel endroit on faisoit miner, et pour en avoir quelque éclaircissement, il avoit ordonné que dans toutes les maisons qui tenoient aux rempara on y pendît de petits bassins, afin que par le tressaillement que le mouvement des mineurs y causeroit nécessairement, on sçût l’endroit où ils travailloient. Cette invention fit déterrer le lieu de la mine, contre laquelle le gouverneur prit ses précautions en contreminant ; et, par cet artifice, il rendit les travaux des mineurs anglois inutiles et sans aucun effet, ce qui chagrina beaucoup le duc de Lancastre, qui, voyant qu’il luy falloit changer de batterie, fit vivement attaquer la place par des beliers et d’autres instrumens de guerre. Mais les assiégez se défendans toûjours fort vaillamment, il fut obligé d’avoir recours à d’autres stratagèmes. Il sçavoit que les assiégez avoient peu de vivres, et que la faim les forceroit bientôt à se rendre.

Il crut que pour les engager à sortir de leurs murailles et luy donner beau jeu pour les défaire, il leur devoit presenter quelque amorce qui les attirât au dehors. Il s’avisa de faire approcher de Rennes grand nombre de pourceaux, s’imaginant que la famine qui les pressoit leur feroit exposer leur vie, dans la veüe de faire un butin qui leur donneroit de quoy la soutenir longtemps, en attendant qu’il leur vint quelque secours de Charles de Blois.

Mais le gouverneur[3], bien loin de donner dans ce piege, en sçut tirer un fort grand avantage, en profitant de la proye que le Duc luy présentoit. Il s’avisa de faire attacher à la porte de Rennes une truye la tête en bas et les pieds en haut, qui, se tourmentant et se démenant dans cette situation renversée, fit de grands cris et de grands efforts pour se détacher ; mais, n’en pouvant venir à bout, elle fît tant de bruit, que les porcs coururent en foule de ce côté-là. Quand les assiégez s’apperçurent que la troupe grossissoit auprès des fossez, ils abbatirent le pont levis et coupèrent la corde qui tenoit la Iruye suspendue, qui se voyant en liberté rentra dans la ville criant toujours. Elle y fut aussitôt suivie par tout le troupeau, qui ne manqua point, par une sympathie naturelle, de se ranger tout autour d’elle. Les assiégez releverent aussitôt le pont, et se présentèrent aux crenaux des murailles pour faire des huées contre les Anglois, disant qu’ils alloient faire grand chère à leurs dépens, et qu’ils remercioient le duc de Lancastre de leur avoir donné de quoy soûtenir plus longtemps contre luy le siege de la ville, et qu’ils esperoient le luy faire lever au plutôt par le secours qu’ils attendoient.

Cette favorable avanture les ravitailla pendant quelque temps ; mais à la fin les vivres commençans à leur manquer, le Tortboiteux assembla non seulement tous les officiers de sa garnison, mais aussi tous les plus notables bourgeois de la ville, pour leur représenter qu’ils étoient à bout, et qu’ils ne pourroient pas encore tenir beaucoup de jours, s’il ne leur venoit un prompt secours ; qu’il étoit donc d’avis que quelqu’un de la compagnie prit la résolution de passer tout au travers du camp des ennemis, pour aller trouver le duc Charles, qui faisoit son séjour à Nantes, et luy témoigner que sa capitale étoit aux abois et ne pourroit pas se défendre de capituler, s’il ne faisoit les derniers efforts pour la secourir. Il y eut un bourgeois qui s’offrit de tenter le péril, pourveu que durant son absence, on voulût avoir soin de trois filles et de cinq garçons qu’il avoit, et qui manquoient de pain. La condition fut bientôt acceptée : cet homme qui n’étoit point mal embouché joüa son rôle fort adroitement ; car on ne l’eut pas plutôt mis hors des portes, que, tournant ses pas du côté du camp des Anglois pour se faire arrêter, il pria les ennemis de ne luy faire aucune violence, et d’avoir la bonté seulement de le mener à la tente du Duc, auquel il avoit une affaire très-importante à communiquer, et dont il pourroit beaucoup profiter.

Les gardes le conduisirent auprès de ce prince ; il ne manqua point de fléchir le genou devant luy, contrefaisant le triste et le desolé, comme s’il n’étoit sorty de la ville que pour l’attendrir sur sa misere. Il luy representa que le gouverneur de Rennes avoit fait mourir sept de ses enfans, et qu’au lieu de mettre dehors toutes les bouches inutiles, comme les vieillards, les petits enfans, et les pauvres, il les avoit fait tous passer au fil de l’épée, de peur que venans à sortir, on ne découvrît le déplorable état où la famine avoit réduit la place. Le personnage s’appercevant que le Duc prêtoit l’oreille à son discours, feignit, pour tirer avantage de sa crédulité, d’avoir un avis très-important à luy donner. Ce prince le carressa de son mieux pour l’engager à luy révéler ce secret. Il luy dit que les assiégez attendoient un secours de quatre mille Allemands qui devoient forcer ses lignes, et jetter dans la place tous les vivres et toutes les munitions qui luy manquoient ; que ce corps de troupes se devoit partager en deux bandes, afin que si l’une ne reüssissoit pas, l’autre pût entrer dans la ville à coup sûr.

Ce rusé circonstancia si bien tous les faits qu’il eut la hardiesse d’avancer, que le Duc ordonna qu’on luy fit apporter à boire et à manger, et monta tout aussitôt à cheval à la tête de ses plus belles troupes, pour aller au devant de ce secours imaginaire, laissant peu de gens dans les lignes pour la continuation du siège. Le galant ayant fait son coup, ne songea plus qu’à se dérober secrettement du camp des Anglois, tandis que le Duc, qu’il avoit joüé, seroit occupé dans la vaine expédition qu’il venoit de luy conseiller. Il se glissa donc à la faveur de la nuit hors des lignes, et marchant à perte d’haleine, il alla reposer dans un vieux château qu’il rencontra sur son chemin sans y trouver personne, parce que le seigneur du lieu, craignant les courses des partis, avoit été contraint de l’abandonner. Il poursuivit sa route à la pointe du jour dés le lendemain ; mais il tomba dans l’embuscade de Bertrand, qui étoit toujours aux aguets. Il le prit d’abord pour un espion que les Anglois avoient envoyé pour observer sa marche et sa contenance, et luy dit dans le langage de ce temps là : Fausse espie, que le corps Dieu te cravante si tu ne me dis moulte vérité !

Le pauvre messager tout épouvanté, se mit à genoux et luy fit tout au long le récit du stratagème dont il venoit de se servir pour duper le duc de Lancastre : il luy offrit même de l’accompagner s’il entreprenoit de donner sur le peu d’Anglois qui restoient dans les lignes. Quand Bertrand s’apperçut que cet homme luy parloit fort sincèrement, il se tourna du côté de ses gens, et leur representa qu’il y avoit un beau coup à faire, et que s’ils avoient assez de courage et de resolution pour le suivre, il pourroit avec eux délivrer Rennes des mains des Anglois. Ils luy promirent tous de ne jamais l’abandonner quand même il les voudroit mener à une mort certaine. Le duc de Lancastre ayant quité son camp avec ce qu’il avoit de troupes choisies, envoya des espions de tous cotez pour apprendre des nouvelles de ces prétendus Allemands qui dévoient le venir forcer dans ses lignes ; mais ses émissaires n’ayant rien appris, ny rien découvert, il luy tomba dans l’esprit que le bourgeois de Rennes pourroit bien l’avoir joüé, pour le faire décamper de son siège et donner cependant à Guesclin beau jeu pour venir insulter le peu de gens qu’il avoit laissé auprès de la place. Son pressentiment ne se trouva que trop véritable ; car Bertrand fit une si grande diligence, qu’il surprit les assiegeans à l’aube du jour comme ils étoient encore endormis, chargea tout ce qui se rencontra devant luy, fit une cruelle boucherie de ceux qui se mirent en devoir de luy résister. L’épouvante des Anglois fut si grande, qu’ils croyoient avoir sur les bras une armée de François toute entière.

Guesclin ne se contenta pas de ce premier succès ; il apperçut plus de cent charrettes chargées de chairs salées, de farines et de vins, que les Anglois vouloient sauver à la faveur du trouble et du tumulte ; mais Bertrand y courut pour s’en saisir, et fit tant battre les chartiers pour les obliger à marcher du côté de Rennes, qu’il vouloit ravitailler, qu’il les fit tourner de ce côté là, les menaçant qu’il les feroit pendre, et les frappant toujours durant tout le cours de leur marche pour les hâter d’aller. Quand il fut arrivé jusqu’à la barrière de Rennes avec ses troupes victorieuses et cet agréable attirail, il cria de toute sa force Guesclin ! faisant signe de la main qu’il venoit au secours des assiégez, et qu’ils ne balançassent point à luy faire l’ouverture de leurs portes. Le gouverneur et les principaux officiers de sa garnison firent baisser le pont, et coururent à luy pour l’embrasser et le féliciter d’un si grand succès, l’appellans leur libérateur, et reconnoissans que non seulement il avoit sauvé la ville, mais leurs propres vies, puis que la famine les avoit tous mis sur les dents. Il fit son entrée dans Rennes au bruit des acclamations ; toutes les rües ne retentissoient que du nom de Guesclin ; chacun s’empressoit de le voir. Toutes les dames et les bourgeoises étoient aux fenêtres pour le regarder, si bien que ce jour heureux en fut un de triomphe pour luv.

Bertrand ne s’entêta point de toutes ces louanges : et comme au travers de sa bravoure et de toute son humeur guerrière il conservoit toujours un esprit d’équité, ce genereux capitaine envoya quérir les chartiers qu’il avoit forcé de mener le convoy du camp dans la ville, et leur demanda si les denrées dont leurs charrettes étoient chargées leur appartenoient en propre, et sur le serment qu’il leur en fit faire, il leur donna sa parole qu’ils seroient dédommagez de tout, et leur ayant fait compter leur argent sur l’heure, il leur commanda de retourner au camp des Anglois, et de dire de sa part au duc de Lancastre qu’ayant à présent des vivres et des munitions pour longtemps, il defendroit la place jusqu’au dernier soûpir de sa vie : mais il leur recommanda[4] sur tout de ne plus à l’avenir charier de vivres au camp des Anglois, ajoûtant que s’ils étoient assez hardis pour entreprendre de le faire une seconde fois, il n’y auroit aucun quartier pour eux.

Cependant le duc de Lancastre étant de retour de son équipée, fut bien consterné quand il apprit l’expédition que Bertrand avoit faite dans Rennes avec le convoy qu’il venoit d’enlever aux Anglois. Il donna mille malédictions au bourgeois qui l’avoit joüé de la sorte, et jura que si jamais il tomboit dans ses mains, il luy feroit souffrir les plus cruels tourmens qu’il pouroit inventer. Tandis que ce prince s’abandonnoit à ses saillies, les chartiers se présentèrent devant luy pour s’aquiter de la commission dont Bertrand les avoit chargé, luy disant que ce genereux capitaine en avoit usé de la manière du monde la plus honnête à leur égard, les faisant rembourser au juste du prix de leurs marchandises, et leur faisant rendre leurs voitures et leurs chevaux. Ils l’assûrèrent aussi, de sa part, qu’il étoit resolu de luy disputer le terrain pied à pied, et qu’il se feroit ensevelir sous les ruines de la ville, avant que les Anglois y puisent entrer. Le Duc à ce récit conçut une estime toute particulière pour Bertrand, se souvenant de toute la conduite qu’il avoit tenue durant tout le cours de ce siège, du courage et de l’adresse avec laquelle il avoit forcé ses lignes, et de l’honnêteté qu’il avoit faite à ces chartiers : il témoigna même quelque curiosité de voir un si brave soldat. Le comte de Pembroc, qui connoissoit Bertrand, ne laissa point tomber ce discours à terre. Il assura ce prince qu’il luy seroit aisé de satisfaire l’envie qu’il avoit là dessus, et que s’il luy vouloit envoyer un passeport, il devoit compter que Guesclin ne balanceroit point à se rendre aussitôt à sa tente. Le Duc fit expédier un saufconduit qu’il signa de sa propre main, le mit dans celle d’un héraut d’armes qui portoit ses livrées, et luy recommanda d’aller à toutes jambes à Rennes, pour prier Bertrand de sa part de le venir trouver.

Ce cavalier s’alla présenter aux portes de la ville, et faisant signe de la main qu’il avoit quelque chose à dire de la part de son maître le duc de Lancastre, le gouverneur vint aux créneaux des murailles. Il luy montra de loin les dépêches du Duc ; les portes luy furent aussitôt ouvertes ; beaucoup d’officiers se rangèrent autour de luy, dans un grand empressement d’apprendre ce qu’il y avoit de nouveau. Cet Anglois les regardant[5] tous les uns après les autres, dit qu’il ne voyïoit point là celuy qu’il cherchoit, et que c’étoit à Bertrand auquel il avoit ordre de parler. On le fit entrer plus avant dans la ville, et comme on le luy montra de loin qui se promenoit sur la place ; ce héraut étudiant sa taille et son visage, dit indiscrettement à ceux qui l’environnoient, que cet homme avoit plus l’air d’un brigand que d’un gentilhomme. On l’avertit qu’il se donnât bien de garde de s’émanciper de la sorte quand il luy parleroit, s’il vouloit retourner en vie dans le camp des Anglois. Le cavalier se le tint pour dit ; il approcha de Bertrand avec beaucoup de crainte et de respect, qui, fronçant le sourcil, luy demanda ce qu’il avoit à dire : le heraut, tout tremblant, le cajola de son mieux, luy marquant que le duc de Lancastre, son maître, admirant sa bravoure et sa valeur, et la grande action qu’il venoit de faire pour le service de Charles de Blois et les bourgeois de Rennes, avoit une merveilleuse envie de le voir, et qu’il luy feroit un plaisir extrême s’il vouloit bien se rendre à son camp, pour contenter non seulement sa curiosité, mais aussi celle de toute son armée, qui brûloit du désir de regarder en face un si courageux capitaine, quoy que leur ennemy ; qu’il ne devoit point hesiter à prendre ce party, puis qu’il y pouvoit venir sûrement à la faveur d’un passeport bien conditionné, que le Duc luy avoit commandé de luy mettre en main, pour le guérir de tout le soupçon qu’il pourvoit avoir, qu’il eût envie de luy tendre un piège pour s’assurer de sa personne.

Bertrand qui ne savoit pas lire (parce qu’il avoit toujours eu tant d’indocilité pour ses maîtres, qu’au lieu d’écouter leurs instructions, il les vouloit battre et maltraiter), mit le passeport entre les mains d’un de ses compagnons pour en apprendre la teneur, et quand il en eut entendu la lecture, il ne se contenta pas de dire au héraut qu’il s’alloit préparer pour aller avec luy jusqu’au camp du duc ; mais il voulut, avant que de se mettre en chemin, le régaler dans son appartement et le gracieuser d’une belle veste et d’une bourse de cent florins qu’il luy donna fort généreusement, dont le cavalier, qui ne s’altendoit pas à cette honnêteté, fut si satisfait qu’il la prôna dans toute l’armée des Anglois. Guesclin partit donc avec luy dans un quipage fort leste, monté sur un fort beau cheval et dans une contenance intrepide. L’empressement qu’on avoit de le voir, fit que tous les soldats s’amassèrent en foule pour le regarder à l’envy, tant la reputation fait d’impression sur l’esprit des gens. On l’étudia depuis la tête jusqu’aux pieds ; on s’étonna de le voir si gros et si noir, on observa même jusqu’à la grosseur de ses poings, et l’on s’en faisoit une idée d’un fort redoutable ennemy. Bertrand passa fierement au travers de tous ces spectateurs, et mit pied à terre auprès de la tente du Duc, devant lequel il fléchit fort respectueusement un genou.

Ce prince ne le voulant pas souffrir dans cette posture, le releva, le prenant par la main, disant qu’il luy sçavoit bon gré de ce qu’il avoit bien voulu faire ce pas et cette demarche en sa considération. Bertrand l’assura qu’il auroit toujours le dernier respect pour sa personne ; mais qu’il ne devoit pas trouver mauvais s’il ne faisoit avec luy ny paix ny trêve, jusqu’à ce qu’il eût mis les armes bas par un accommodement avec son seigneur. Le Duc luy demanda le nom de celuy qu’il reconnoissoit pour son seigneur : « C’est, lui répondit-il, Charles de Blois, à qui la Bretagne appartient du côté de la Duchesse, sa femme. Il est bien éloigné de son compte, luy repartit le Duc : il faut qu’il fasse perir plus de cent mille hommes, avant qu’il puisse parvenir à son but. Seigneur, luy dit Bertrand, s’il en doit coûter la vie à tant de gens, ceux qui leur survivront auront au moins la consolation de succéder à leurs heritages. » Le Duc admirant l’assurance et l’intrépidité de Guesclin, ne put pas s’abstenir de rire. Bertrand le regardant encore plus fierement et sans se déferrer, engagea ce prince à redoubler son ris, et ne pouvant assez admirer la resolution de ce capitaine, il luy dit : « Bertrand, si tu veux prendre party dans mon armée, je t’y promets un rang fort distingué. » Mais il acheva de charmer ce prince, en luy répondant que rien ne seroit jamais capable d’ébranler en luy la fidelité qu’il devoit à Charles de Blois.


  1. Ce prisonnier étoit le baron de la Poule, chevalier anglois fort estimé : par rapport à cette prise et par allusion aux armes de Du Guesclin, ses soldats disoient que l’aigle de Bretagne avoit plumé la poule d’Angleterre. Bertrand renvoia ce chevalier à condition qu’il prieroir le duc de Lancastre de sa part de lui permettre d’entrer dans Rennes avec ses amis qui y étoient, et qu’au cas qu’il obtint cette permission il ne payeroit point de rançon. Le duc de Lancastre répondit qu’il se gardoit bien de donner un tel secours aux assiégés, et qu’il aimeroit mieux y voir entrer cinq cens archers que le seul Bertrand. (Hist. de Du Guesclin, par Du Chastelet, p. 16.)
  2. Son véritable nom étoit le chevalier de Penhoèt : c’étoit un des meilliurs capitaines de Charles de Blois ; il se jeta dans Rennes avec Bertrand de Saint-Pern et d’autres gentilshommes bretons. (Du Chastelet, p. 16.)
  3. Du Chastelet (p. 20) attribue cette ruse à Bertrand Du Guesclin, et la place après son entrée dans la ville de Rennes : il paroît que cet historien a confondu les époques, car tous les mémoires sur la vie de Du Guesclin, contredisent formellement son récit.
  4. « Adonc, leur dist Bertran, seigneurs, or entendez, ja n’y perdrez qui vaille un seul denier, ne cheval, ne jument aussi. Mais serez paiez de ce que vos denrées vous ont cousté, puis vous en retournerez en l’ost. Car je le vous commande ainsi. Et me recommandez au duc de Lenclastre, et lui dites, que je me suis mis ceans à garant et que nous avons des biens assez pour vivre, au plaisir de Dieu, tant que secours nous soit venu. Et vous deffens aussi à trestous, que en l’ost vous ne revenez jamais en vostre vie. Et se je vous y truys, vous me lairrez ce que vous emporterez, et se perdrez la vie. » (Ménard, p. 31).
  5. Mais le Hérault, qui regardoit de toutes pars dist que il në veoit pas celui, pouiquoy il estoit là venuz. Et lui demanda le capitaine, qu’il demandoit. Et il dist, que c’estoit Bertran Du Guesclin à la chiere hardie, qui leurs gens avoit ainsi esveillié au matin. Lors le capitaine venant contreval la chaussiée, lui dist que c’estoit celui au jaques noir. Et six escuyers avoit en sa compaignie. Et quant il les vit, il dist que ce sembloyeut bien brigants, qui marchans espiassent. Et lors ledit capitaine pria au herault qu’il ne deist à Bertran, fors que courtoisie. Et se il lui avoit dit aucune villenie, il lui auroit tost donné de sa hache parmy la teste. Et il dist, que Dieu et la vierge Marie l’en voulzissent garder. Adonc le capitaine vint à Bertran, et lui dist qu’il parlast à ce herault. El Bertran lui demanda, qu’il vouloit sermonner. Lors s’enclina le lierault devant lui. Et Bertran le fist relever, et le salua : et demanda, quelles nouvelles il vouloit raconter. Et le herault respondi, que le duc de Lenclastre lui prioit, que à lui venist, et ses gens aussi : et bon sauf-conduit lui apportoit, de venir et retourner, sauf allant, et sauf venant, s’il y voulzist aler. Car pas ne le devoit refuser. El Bertran lui repondi qu’il estoit prés de l’aler. Adonc prist le sauf-conduit, et le bailla à lire. Car riens ne savoit de lettres, ne oncques n’avoit trouvé maistre, de qui il se laissast doctriner : mais les vouloit tousjours ferir et fraper. (Ménard, p..33.)