Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 180-183).
Où l’on verra l’artifice et le courage avec lequel Bertrand s’empara de la citadelle de Fougeray pour Charles de Blois contre Simon de Monfort, lors que ces deux princes se faisoient la guerre, pour soûtenir l’un contre l’autre leurs droits prétendus sur le duché de Bretagne.

L’histoire de France nous apprend la fameuse concurrence qu’il y eut entre Charles de Blois et Jean de Monfort pour la souveraineté de Bretagne. Philippe de Valois épousa la querelle du premier de ces princes, et le roy d’Angleterre celle du second. Toute l’Europe sembla se vouloir partager là dessus. En effet une si belle province meritoit bien que ceux qui pretendoient y avoir plus de droit, en achetassent la possession par des combats et par des victoires. Comme elle étoit la patrie de Bertrand et qu’il avoit le cœur tout françois, il ne balança point a se déclarer pour celuy qui s’étoit mis sous la protection des lys. Il prit donc le party de Charles de Blois, et se mit en tête d’enlever par surprise un château qu’on appelloit Fougeray, qui dans ce temps étoit une place importante, et dont la prise pouvoit donner un grand poids aux prétentions du prince dont il avoit entrepris de soûtenir les intérêts. Il s’avisa, pour y reüssir, de se travestir en bucheron, pour se rendre moins suspect à ceux qui gardoient ce château. Soixante hommes qu’il avoit apposté pour seconder son dessein, luy furent d’un tres-grand secours pour l’exécuter à coup sûr.

Il partagea ce petit corps en quatre parties comme si c’étoient autant de bûcherons qui venoient les uns après les autres indifféremment pour vendre du bois dans la place. Il épia le temps que le gouverneur venoit d’en sortir avec une partie de sa garnison pour faire la tentative qu’il avoit méditée. Tout son monde avoit comme luy des armes cachées sous leur, juste au corps. Ils sortirent séparément d’une forêt voisine, dans laquelle ils avoient passé fort secrettement la dernière nuit ; ils parurent de grand matin chargez, qui çà, qui là, de bourées et de fagots sur leurs épaules. Comme on ne voyoit cette troupe que fort confusément de loin, le guet ne manqua pas de sonner, mais à mesure qu’ils approchèrent la défiance commença de cesser. Bertrand se présenta le premier dans ce bel équipage, et parut auprès du pont levis, couvert d’une robe blanche jusqu’aux genoux et chargé de bois par dessus. Le portier, qui ne se défioit de rien, vint luy quatriême abaisser le pont. Bertrand débuta par se décharger de son fardeau pour embaraasser le pont, et tira de dessous ses habits une bayonnette dont il poignarda le portier, et cria tout aussitôt Guesclin !, pour donner le signal à ses gens de le joindre et de le seconder. Ils partirent aussitôt de la main, se jettans sur le pont, et gaignerent la porte dont ils se saisirent en attendant que le reste pût entrer avec eux : mais comme il y avoit bien deux cens Anglois dans la place, et que Bertrand n’avoit que soixante hommes, la partie n’étoit pas égale : il y eut grande boucherie de part et d’autre ; les Bretons étoient attaquez de tous cotez ; ils n’avoient pas seulement à soûtenir les efforts des soldats anglois, il leur falloit encore essuyer une grêle de pierres, qui leur étoient jettées par les femmes et les enfans de Fougeray.

Le fracas fut grand ; il y eut un Anglois qui d’un coup de coignée fendit la tête d’un des compagnons de Bertrand ; celuy-cy le perça de son épée pour vanger la mort de son compatriote, et s’emparant de la même coignée, charpentoit tous les Anglois qui se présenloient devant luy, les menant battans jusqu’au pied d’une bergerie, contre laquelle il s’adossa pour reprendre haleine, et parer les coups qu’on luy pouvoit porter par derrière, en attendant qu’il luy vint du secours, dont il avoit un très-grand besoin (car il avoit déjà reçu beaucoup de blessures, et le sang qui couloit de dessus sa tête sur ses yeux, luy ôtoit l’usage de la veüe, sans laquelle il ne pouvoit pas se défendre), quand il arriva par bonheur qu’un party de cavalerie qui tenoit pour Charles de Blois, passant là tout auprès, et sçachant que Bertrand étoit aux mains avec les Anglois pour le même sujet, vint le dégager fort à propos, écarta d’autour de luy tous ses ennemis qui s’acharnoient à le massacrer, et contre lesquels il tint tête jusqu’à ce que ces cavaliers arrivèrent heureusement, et chargerent les Anglois avec tant de furie, qu’ils en tuèrent la meilleure partie. Le reste fut contraint de prendre la fuite. Ils trouvèrent Bertrand dans un grand danger, car il étoit tout seul aux prises avec dix Anglois ; et comme sa coignée lui avoit échappé des mains, il étoit obligé de se défendre à coups de poing. Cependant il disputa si bien le terrain que, secondé de ce secours, il se rendit le maître de la place dont il s’empara pour Charles de Blois ; et s’aquit par cette bravoure une si grande réputation par tout, qu’il passoit pour le plus intrépide et le plus hardy chevalier de son siècle.