Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 177-180).
Bertrand remporta le prix dans un tournoy qui se fit au milieu de Rennes, après avoir toujours eu l’avantage dans tous les combats de lance qu’il donna.


C’étoit autrefois une coutume fort loüable d’instruire la jeunesse à coure la lance, et de proposer un prix à celuy qui reüssiroit le mieux dans ce noble exercice, afin que cette lice luy servît d’apprentissage pour faire un jour la guerre avec succès. C’est sur ce pied qu’on marqua dans Rennes le jour, le temps et la place où se devoient donner ces sortes d’assauts. Chacun courut avec empressement pour les voir ; les dames paroissoient aux fenêtres fort magnifiquement parées, pour s’attirer les yeux de tout le monde, et pour être les spectatrices de ces combats. La présence de tant de témoins et d’arbitres excitoit dans le cœur de chaque écuyer un désir ardent de bien faire, et de sortir avec honneur d’une si glorieuse carrière. Bertrand se mit sur les rangs avec les autres, mais il devint la raillerie de ce beau sexe, qui le voyant si laid et si mal monté, ne manqua pas d’éclater de rire à ses dépens, en disant qu’il avoit plus l’air d’un bouvier que d’un gentilhomme, et qu’il avoit apparemment emprunté le cheval d’un meunier pour faire une course de cette importance. D’autres, qui connoissoient sa naissance, sa bravoure et son cœur, prenoient son party, soûtenans qu’il étoit le plus intrépide et le plus hardy chevalier de toute la province ; et qu’il alloit bientôt donner publiquement des preuves de son adresse et de sa force.

Bertrand qui prêtoit l’oreille à tout ce qu’on disoit de luy, se reprochoit intérieurement son méchant air et sa mauvaise mine, et desesperoit de pouvoir jamais plaire aux dames étant si mal fait : il pestoit aussi dans son ame contre la dureté de son père qui le négligeoit si fort, qu’il souffroit qu’il eût une si méchante monture dans une occasion de cet éclat. C’est ce qui l’engagea de prier un de ses cousins, qui se trouva là, de luy faire l’amitié de luy prêter son cheval, afin qu’il pût se démêler avec succès de l’action qu’il alloit entreprendre, l’assurant qu’il reconnoîtroit dans son temps ce bon office qu’il attendoit de son honnêteté. Ce parent ne balança point à luy faire ce petit plaisir, l’accommodant sur l’heure de ses armes et de son cheval. Bertrand se voyant dans un équipage assez leste et monté fort avantageusement, se présenta pour rompre une lance, tendant les mains au premier écuyer qui voudroit entrer en lice avec luy. L’un des plus braves de la troupe luy répondit par le même signe. La carriere étant ainsi réciproquement ouverte, Guesclin poussa son cheval avec tant de force et pointa sa lance avec tant d’adresse, qu’il donna juste dans la visiere de son adversaire et luy fit sauter le casque à bas. Il frappa ce coup avec tant de roideur qu’il jetta par terre le cheval et le chevalier. Le premier en mourut à l’instant ; et l’homme demeura longtemps pâmé sur la place sans pouvoir reprendre ses sens, et quand il fut revenu de ce grand étourdissement, il demanda le nom de son vainqueur : mais on ne luy pût donner là dessus aucun éclaircissement, parce que le casque qui couvroit la tête de Guesclin ne permettoit pas à personne de le reconnoître. Il arriva pour lors une conjoncture fort heureuse pour Bertrand, et qui fit voir à tout le monde la bonté de son naturel, car son pere, qui ne le connoissoit point au travers de son armûre de tête, voulant vanger l’affront de celuy qui venoit d’être terrassé, se présenta pour faire un coup de lance contre luy, mais Bertrand, qui reconnut les armes de sa maison sur l’écu de son père, jetta aussitôt par respect la sienne par terre.

Tous les spectateurs furent également surpris d’une contenance si contraire à celle qu’il venoit de faire eclater. Son père, qui s’imaginoit que sa seule crainte avoit toute la part à cette action, fut bien détrompé quand il le vit aussitôt mesurer ses forces avec un autre, auquel il fit perdre les étriers, et qu’il atteignit sur la tête avec tant de roideur, qu’il luy fit voler son casque à plus de dix pieds de là. Toute l’assemblée battit aussitôt des mains, applaudissant à ce généreux avanturier, dont ils ne connoissoient ny le nom, ny la personne ; mais ce fut un redoublement de joye, particulièrement pour son père, quand Guesclin leva la visière devant tout le monde pour se donner à connoître. Il courut pour embrasser ce cher enfant qui luy faisoit tant d’honneur, et dont tous les assistans admirerent la grande jeunesse et la grande adresse, et la surprenante hardiesse. Il luy promit qu’à l’avenir il l’assisteroit de tout ce qu’il auroit besoin, de chevaux et d’argent, pour busquer Fortune dans la guerre, pour laquelle il avoit des dispositions si heureuses ; et sa mère et sa tante qui se trouvèrent là ne se pouvoient tenir de joye, de voir dans ce jeune homme les glorieux prémices de ce qu’on leur avoit dit qu’il devoit devenir un jour.