Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 165-177).


Où le lecteur admirera le penchant que Bertrand avoit pour la guerre dans son enfance même.


Un auteur espagnol a fort judicieusement pensé qu’il étoit de l’interest public d’étudier l’inclination des enfans avec beaucoup de soin, pour découvrir au juste à quel employ la Providence les a destiné, et qu’il n’en est point à qui le ciel n’ait donné quelque talent particulier, dans lequel ils reussiroient si on leur laissoit suivre leur pente naturelle. Il prétend que la plupart des parens, pour n’avoir pas voulu garder une précaution si nécessaire, ont fait prendre de fausses routes à leurs enfans, et les ont engagé dans une condition, qui, ne s’accordant point avec leur génie, les a fait vivre sans honneur et sans réputation dans le monde. En effet, un père peche contre le bon sens, quand il fait embrasser à son fils une profession pour laquelle il témoigne une aversion naturelle ; quand il destine à l’épée celuy qui n’est né que pour le bareau ; quand il veut employer dans le commerce et dans le negoce celuy qui n’a du penchant que pour l’éloquence, et jetter dans les intrigues et les négociations celuy qui n’aime que la retraite et la solitude. Ce choix inconsidéré fait qu’on voit peu de gens exceller dans le party qu’on leur a fait prendre, parce que leur naturel étant forcé, n’agit point de source, et ne fait que de languissans efforts ; au lieu que s’il se laissoit aller à cette rapide inclination qu’il sent d’origine, il éclateroit avec un succès admirable, et feroit un progrès merveilleux dans l’art, ou dans l’état auquel il se seroit volontairement appliqué.

Bertrand Du Guesclin, dont j’entreprens d’écrire la vie, fut un génie de ce caractère : la guerre fut tout son penchant ; il aima les armes en naissant ; et, cultivant toujours cette inclination martiale, il devint enfin le plus fameux capitaine de son siècle, et se procura par sa valeur et son expérience la dignité de connétable de France, au delà de laquelle l’ambition d’un homme de guerre ne peut plus rien prétendre. Il y vint par degrez ; et, dans le cours d’une vie de soixante six ans, il donna chaque année de nouvelles preuves de son courage et de sa bravoure ; et rendit de si grands services à l’État, que pour en rendre la mémoire immortelle, Charles le Sage, son maître et son roy, voulut qu’une lampe fût toujours allumée sur le tombeau de ce héros, de peur que la postérité ne perdît le souvenir des mémorables actions qu’il avoit faites sous son règne : il le fit même enterrer à Saint-Denis, pour donner une sépulture royale à celuy qui par ses victoires avoit conservé la couronne de France dans son lustre et dans sa splendeur.

Ce grand homme, qui devoit être dans le quatorzième siècle la terreur des Anglois et des Espagnols, et le conservateur de la couronne de France, reçut le jour au château de la Mothe, à six lieües de Rennes en Bretagne. Son père avoit plus de noblesse que de biens ; et quoy que personne ne luy pût disputer la qualité de gentilhomme, la fortune ne luy avoit pas donné suffisamment de quoy la soûtenir. La mère de Bertrand étoit parfaitement belle ; et comme elle avoit le cœur grand et des sentimens proportionnez à sa haute naissance, elle ne se sçavoit pas bon gré d’avoir mis au monde un enfant si difforme et si laid que l’étoit Guesclin, pour lequel elle n’avoit que du mépris et de l’aversion, luy voyant des airs si grossiers et si mal agreables. En effet, il n’avoit rien de revenant : toutes les actions de cet enfant avoient quelque chose de farouche et de brutal ; son humeur taciturne et revêche ne promettoit à ses parens que des suites indignes du nom qu’il portoit ; et plus ils étudioient ses inclinations, et moins ils avoient d’espérance de s’en rien promettre d’avantageux à leur famille. Un extérieur si ingrat leur donnoit contre luy des mouvemens de colère ; car toutes les fois qu’il paroissoit en leur présence, ils ne le voyïoient qu’avec peine, comme s’ils avoient un mutuel chagrin d’avoir donné la naissance à un monstre, dont ils ne devoient attendre que des actions qui leur attireroient des reproches et de la honte dans leur maison.

Ce peu de prédilection qu’ils avoient pour luy, faisoit qu’ils le postposoient à ses frères, quoy qu’il en fût l’aîné, le méprisant et le rebutant, jusques-là qu’ils ne luy permettoient pas de manger à table avec eux, comme s’ils avoient de la répugnance à le reconnoître pour leur fils. Tous ces mauvais traitemens rendoient cet enfant encore plus sombre et plus mélancolique ; et quand les domestiques s’en approchoient pour luy dire quelque chose de fâcheux et le tourmenter, il leur témoignoit son ressentiment en levant contre eux un bâton qu’il avoit toûjours en sa main. Cependant il fit bien voir un jour à sa mere qu’il n’etoit pas insensible aux outrages qu’on luy faisoit : car cette dame faisant asseoir à sa table les cadets de Bertrand, sans luy vouloir permettre d’y prendre sa place avec eux, cet enfant, quoy qu’il n’eût encore que six ans, ne put digérer un affront si sanglant, et, sans se soucier s’il perdoit le respect à sa mère[1], il menaça ses frères de tout renverser s’ils pretendoient l’empêcher de prendre au dessus d’eux le rang qui luy appartenoit comme à leur aîné. Des paroles il vint aux effets, et l’indignation qu’il avoit de se voir négligé de la sorte, le fit aussitôt partir de la main, se mettant brusquement à table sans en attendre l’ordre de sa mère, et mangeant tout en colère, mal proprement, et de mauvaise grâce. Cette saillie, qui venoit pourtant d’un bon fonds, déplut fort à sa mère, qui lui commanda de sortir au plutôt, et le menaça que s’il n’obeissoit sur l’heure, elle le feroit foüetter jusqu’au sang. Ce petit garçon se le tint pour dit, il se leva de la place qu’il avoit prise ; mais ce fut avec tant de rage, qu’il jetta par terre et la table et toutes les viandes qu’on avoit servy devant cette dame, qui, surprise de son audace, luy donna mille malédictions, luy dit les paroles du monde les plus indignes, et luy témoigna qu’elle étoit au desespoir de se voir la mere d’un bouvier, qui ne feroit jamais que du deshonneur au sang dont il etoit sorty.

Tandis que cette dame se déchaînoit ainsi sur son fils, une juifve entra dans sa chambre, et comme elle avoit assez d’habitude et d’accés auprès d’elle, elle prit la liberté de luy demander le sujet de son emportement et de son chagrin. Le voila, luy dit-elle en luy montrant le petit Guesclin, qui se tenoit tapy dans un coin, soûpirant et pleurant sur toutes les duretez qu’il luy falloit tous les jours essuyer. La juifve, qui se piquoit d’être habile physionomiste, approcha de Bertrand, et regardant avec attention les traits de son visage et les lineamens de ses mains, elle essaya de l’appaiser en luy disant quelque chose d’obligeant, et le conjurant de ne se point décourager, parce qu’elle prevoyoit qu’il ne seroit pas toûjours malheureux. L’enfant, qui croyoit que cette femme vouloit se divertir à ses dépens, la repoussa rudement et luy dit qu’elle le laissât en paix, qu’elle allât porter plus loin ses railleries, et qu’autrement il luy donneroit du bâton qu’il avoit dans sa main. La juifve ne se rebuta point, et ne se contentant pas d’avoir si bien cajolé le petit Bertrand qu’elle l’appaisa tout à fait, elle se tourna du côté de sa mère, et l’assûra que cet enfant étoit né pour de grandes choses, qu’il se feroit un jour distinguer par des actions héroïques, et que son étoile vouloit qu’il se procurât par ses mérites personnels, les dignitez les plus eminentes, particulièrement en France, où l’appelleroit la defense et la gloire des lys, dont il soûtiendroit les interests avec une valeur extraordinaire. Elle la conjura de ne point négliger l’éducation d’un enfant dont sa maison devoit tirer son plus grand éclat, quoy que son visage et sa taille fussent fort disgraciez. La dame fut peu credule à tout ce qu’on luy promettoit de son fils, disant que toutes ses inclinations ne quadroient gueres à de si belles espérances. Cependant elle revint un peu de la mauvaise opinion qu’elle avoit de Bertrand, par l’action qu’elle luy vit faire à l’instant : car ayant fait asseoir la juifve à sa table, ce petit garçon se souvenant de tout ce qu’elle avoit dit en sa faveur, caressa cette femme de son mieux, luy donna d’un paon que le maître d’hôtel venoit de servir, et voulut lui-même luy verser à boire, remplissant le verre avec tant d’empressement et de si bon cœur, que le vin surnageant les bords, se répandit un peu sur la nappe, l’enfant luy disant qu’il en usoit ainsi pour faire la paix avec elle et luy donner quelque satisfaction sur le peu d’honnêteté qu’il avoit eu d’abord pour elle. Cette petite générosité surprit agréablement sa mère, qui ne put se défendre d’avoüer qu’elle ne luy croyoit pas un si grand fonds de reconnoissance[2]. Cependant elle eut pour luy plus de considération dans la suite, le faisant habiller plus honnêtement, et defendant à ses domestiques de prendre plus avec luy des airs de privauté qui ne s’accommodoient pas avec le respect qu’ils devoient au fils de leur maîtresse.

Cette première estime qu’elle eut pour son fils, ne fut pas de longue durée ; car quand il eut atteint l’âge de neuf ans, elle eut beaucoup de peine à contenir cette humeur bouillante qui le mettoit aux mains avec tout le monde. Il se déroboit souvent de la maison sans prendre congé d’elle, et se faisoit un plaisir d’assembler auprès de luy tous les enfans de son âge qu’il rencontroit, pour se battre contre eux, prêtant le colet à tous ceux qui vouloient mesurer leurs forces avec luy, jettant les uns par terre et s’éprouvant tout seul contre plusieurs, et sortant toujours avec avantage de tous ces petits combats qu’il donnoit, si bien qu’il étoit redouté de tous les enfans de son voisinage ; et l’on voyoit déjà par avance des preliminaires certains de ce qu’il devoit devenir un jour. Il se battoit avec tant d’acharnement qu’il sortoit quelquefois de la mêlée la bouche et le nez tout en sang ; ses habits étoient tout déchirez des coups qu’il recevoit, ce qu’il s’attiroit pour ne vouloir jamais lâcher prise ; et quand il revenoit à la maison tout meurtry des gourmades qu’on luy donnoit, sa mère, le voyant ainsi défiguré, luy reprochoit cette basse inclination qu’il avoit à se mêler avec de petits païsans, ne frequentant que de la canaille et ne se plaisant qu’à se battre avec des gueux, sans se souvenir de la noblesse de son extraction, ny de ce qu’avoit prédit la Juifve en sa faveur, qui témoignoit n’avoir pas rencontré juste sur son chapitre, puisque, bien loin de soûtenir en gentilhomme tout ce qu’elle s’étoit promise de sa conduite, il s’en éloignoit tout à fait en menant la vie d’un goujat et d’un misérable, en ne s’exerçant qu’avec des coquins.

Tous ces reproches ne furent point capables de luy donner des sentimens plus nobles. L’amour du combat l’emporta sur l’obeïssance que Bertrand devoit à ses parens : il mourait d’envie de se battre, sans considérer la naissance de ceux avec lesquels il étoit toujours aux prises. On avoit beau le veiller pour l’empêcher de sortir, il se deroboit si secrettement qu’on le trouvoit aux mains en pleine campagne, quand on le pensoit encore à la maison ; c’étoit là qu’il faisoit son apprentissage de guerre, s’atroupant avec tous les petits villageois, se mettant à leur tête, donnant le signal du combat, et se jettant au travers de ces prétendus ennemis avec tant de courage et de force, qu’il remportoit toujours la victoire. Son pere ne pouvant luy faire perdre cet acharnement qu’il avoit à se battre, fut obligé de faire publier par les villages voisins que les peres seroient condamnez à de grosses amendes, dont les enfans se trouveroient à l’avenir dans la compagnie de son fils Bertrand, pour recommencer avec luy leurs premiers jeux de main qui le détournoient de tous les autres plus nobles exercices, qui doivent faire l’occupation d’un jeune gentilhomme ; mais il ne fit que blanchir avec toute cette précaution, qui luy fut tout à fait inutile. Il luy falut s’assurer de la personne de Guesclin, l’enfermant dans une chambre de son château, de peur qu’il ne prît encore la clef des champs pour reprendre son premier train de vie.

Quatre mois de prison ne furent point capables de diminuer en luy la démangeaison qu’il avoit pour ces exercices ; le repos luy fut ennuyeux ; il se devint à charge à soy même, se voyant tout seul sans avoir plus aucuns ennemis à combattre : il s’avisa d’un stratagême pour rompre ses liens. Une fille de chambre avoit ordre de luy porter à manger deux fois tous les jours ; il eut l’adresse de l’enfermer dans sa même chambre, et d’en emporter la clef, de peur qu’elle ne révélât l’évasion qu’il méditoit de faire ; il courut aussitôt à la campagne, et détacha d’une des charrües de son père une jument sur laquelle il monta, se moquant du chartier, qui courut après luy pour l’en faire descendre, et galopa jusqu’à Rennes sans selle et sans bride, pour se réfugier chez une de ses tantes, qui luy fit un fort méchant accueil, ayant appris toutes les jeunesses qu’il avoit faites auprés de ses parens, et toute la mauvaise satisfaction qu’il leur avoit donnée dans sa conduite. Le mary de cette dame n’aprouva pas cette vesperie, luy représentant que les jeunes gens avoient toujours une gourme à jetter, que ces sortes de saillies se rectifioient avec l’âge, et que tous ces mouvemens, quoyque déréglez dans le commencement, venans à se tempérer dans la suite, rendoient l’homme capable des plus grandes choses ; il ajouta qu’il ne trouveroit point mauvais qu’il demeurât auprès d’eux pour en faire leur éleve, et qu’il se promettoit que cet enfant ayant tant de feu, pourroit devenir un jour un grand capitaine, si l’on luy laissoit suivre le penchant qu’il avoit pour les armes.

Ce fut dans cet esprit que pour cultiver en luy ce naturel guerrier, il le faisoit souvent monter à cheval avec luy, luy faisoit faire de longues traites tout exprés pour l’endurcir davantage au travail ; et Bertrand encherissoit encore sur ce que son oncle desiroit de luy, souffrant des fatigues au delà de son âge, et témoignant par tout un plaisir incroyable quand on luy faisoit faire tous ses exercices, par ce qu’il répondoient à cette inclination vehemente qu’il avoit pour les armes. Une conjoncture fit bientôt connoître ce naturel ardent et heureux qu’il avoit pour la guerre. On proposa dans Rennes, un certain dimanche, un prix pour celuy qui sçauroit le mieux s’exercer à la lute. Bertrand brûloit d’impatience de se mettre sur les rangs avec les autres, n’ayant point de passion plus violente que celle d’être aux prises avec quelqu’un. Sa tante, qui craignoit que ce jeune homme ne voulût être de la partie, s’avisa de le mener au sermon pour l’en détourner ; mais aussitôt que Bertrand, qui n’avoit alors que seize à dix-sept ans, vit le prédicateur en chaire, il se déroba secrettement de l’église et se rendit sur la place où se faisoit la lute. Il y fut bientôt reconnu par quelques-uns de ceux avec lesquels il avoit fait là dessus son apprentissage dans son enfance. Ils le prierent d’entrer en lice avec les autres, il en avoit plus de demangeaison qu’eux ; mais avant que de s’y engager, il leur fit promettre que jamais ils n’en parleroient à sa tante, dont il avoit interest de ménager la bienveillance, après avoir eu le malheur de perdre celle de ses parens pour de semblables choses. Après avoir reçu leur parole, il se mit en devoir de prêter le colet au premier qui se présenteroit devant luy. L’occasion ne lui manqua pas ; il apperçut un jeune Breton dont la contenance étoit tout à fait fiere, et qui s’applaudissoit sur le succès qu’il avoit eu dans la lute, ayant déjà terrassé douze de ses compagnons ; Bertrand voulut mesurer ses forces avec luy. La lute fut longtemps opiniâtrée de part et d’autre ; mais à la fin, Guesclin fit de si grands efforts qu’il jetta son homme par terre. Il arriva par malheur qu’en se tiraillant l’un et l’autre, Bertrand tomba sur son adversaire, et dans sa chute, il se froissa le genou contre un caillou dont le coup fut si rude et si violent qu’il luy fit une large ouverture, et luy causa tant de douleur, qu’à peine pouvoit-il se tenir sur ses pieds ; et le sang qui couloit de sa playe luy faisant apprehender que la nouvelle de cet accident ne vint jusqu’aux oreilles de sa tante, il pria ses camarades de le mener chez un chirurgien, pour panser sa blessûre. Ils luy rendirent ce bon office, et luy présentèrent le prix qu’il avoit remporté dans la lute ; c’étoit un chapeau tout couvert de plumes et garny d’argent sur les bords ; mais il n’osa pas l’accepter, de peur que sa tante, découvrant par là qu’il avoit eu la témérité de s’engager à la lute à son insçû, contre sa defense absoluë, ne lui fît ressentir son indignation. Il ne put pourtant pas empêcher que toute l’affaire ne vint ensuite à sa connoissance ; car cette dame, après que le sermon, qu’elle avoit attentivement écouté fut finy, venant à s’appercevoir que son neveu luy manquoit auprès d’elle, le fit chercher par tout. Un de ses compagnons la tira de peine en la felicitant sur le bonheur qu’il avoit eu de remporter le prix de la lice, et l’assûrant que cet avantage ne luy avoit coûté qu’une blessûre légère au genou, dont elle devoit espérer qu’il gueriroit bientôt, puis qu’on avoit eu grand soin d’appliquer aussitôt l’appareil nécessaire à la playe que luy avoit causé la rencontre d’une pierre qui luy avoit fait quelque contusion.

La dame n’étant pas moins irritée de la désobéïssance de son neveu, que fâchée de sa blessûre, se rendit incessamment dans son logis, où trouvant Bertrand au lit, elle lui fit une reprimande fort sèche sur le méchant ply qu’il prenoit de se commettre tous les jours avec des canailles, et de n’avoir point devant les yeux la noblesse du sang dont il étoit sorty.

Guesclin tâcha de la radoucir de son mieux, en luy representant que sa blessure n’étoit pas dangereuse, ayant plus fait de bruit dans le monde que de mal à luy même, et qu’il esperoit d’en guerir au premier jour. En effet il se vit sur pied au neuviême jour, et quelque temps après ayant fait sa paix avec son père, par le canal de sa tante et de ses amis, il en obtint un petit roussin, sur lequel il montoit ordinairement pour contenter la curiosité qu’il avoit d’aller voir les tournois qui se faisoient dans la province de Bretagne. Il eût bien voulu se mettre sur les rangs avec les autres ; mais comme il étoit trop jeune et trop mal monté, ces deux obstacles ne luy permettoient pas de satisfaire le desir qu’il avoit de se signaler dans cet exercice, sous les yeux d’une foule de spectateurs dont la présence l’auroit encouragé de faire de son mieux pour surmonter son adversaire. Il se contentoit de faire à son pere un récit fort exact et fort agréable de toutes les circonstances qui s’étoient passées dans ces sortes de combats ; et ce jeune homme témoignoit en les racontant prendre tant de goût à ces exercices, que ceux qui l’écoutoient là dessus, et particulièrement son pere, jugerent dés lors que Bertrand feroit un jour un grand fracas dans l’Europe dans la profession des armes, et quoy qu’il eût l’humeur tout à fait guerrière, cependant ses parens admirèrent la bonté de son naturel, qui s’attendrissoit sur les pauvres, qui ne sortoient jamais d’auprès de luy sans en recevoir quelque aumône.


  1. Lors se leva, et vint à ses frères, que il moult aimoit, et leur demanda de haulte voix : « se ilz se devoient là asseoir des premiers au mengier, et il deust jeûner, et attendre aussi comme un garçon. Et en outre leur dist, que il iroyt seoir à leur table, voulzissent ou non, et se ilz en parloient, il abatroit tout par terre. » (Histoire manuscrite de Du Guesclin, publiée par Ménard, p. 4. Dans les notes subséquentes, cet ouvrage sera désigné seulement par le nom de Ménard).
  2. Bertrand respondi lors à sadite mère : « que mauvais estoit le fruit, et riens ne valoit, qui meurir ne povoit. » (Du Guesclin, par Ménard, p. 6.)