Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 82-88).
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DE L’INFLUENCE QUE L’ÉDUCATION PRIVÉE A EXERCÉE SUR LES FACULTÉS ET LES MANIÈRES D’AMPÈRE.


Ampère, quand il eut conquis l’immense réputation dont nous l’avons vu entouré, offrit une trop belle occasion de comparer les éducations privées, solitaires, aux éducations publiques, tumultueuses, pour qu’on ne s’empressât pas de la saisir. Je ne rappellerai ici ce débat que pour nier son utilité. En sortant des montagnes de Poleymieux, notre futur confrère avait une immense variété de connaissances, une mémoire prodigieuse, une intelligence forte, une rare aptitude à dominer tous les sujets ; mais qui oserait affirmer que ces qualités ne se seraient pas également développées au collége. Dans une matière aussi délicate, des faits isolés ne sauraient conduire à des conclusions certaines.

Les adversaires des éducations privées rappelèrent qu’Ampère contracta, dans sa retraite, des habitudes qu’ils taxent de bizarreries. On cite, entre autres, l’impossibilité où, devenu professeur, il se trouvait d’expliquer nettement ce qu’il savait le mieux, à moins que le mouvement du corps ne lui vînt en aide. Le fait est vrai. Il y eut toujours, intellectuellement parlant, une très grande différence entre Ampère en repos et Ampère marchant. Moi, tout le premier, j’ai déploré que, dans l’âge mûr, le savant illustre sentît ses éminentes facultés, sa verve s’éteindre, dès qu’il s’asseyait devant un bureau, sans avoir, néanmoins, la hardiesse de m’en prendre à la solitude dans laquelle la jeunesse d’Ampère s’était passée.

Eh ! grand Dieu ! que savons-nous du travail intérieur qui accompagne la naissance et le développement d’une idée ? Ainsi qu’un astre à son lever, une idée commence à poindre aux dernières limites de notre horizon intellectuel. Elle est d’abord très-circonscrite ; sa lueur incertaine, vacillante, semble nous arriver à travers un brouillard épais. Ensuite elle grandit, prend assez d’éclat pour qu’il soit possible d’en entrevoir toutes les nuances ; enfin, ses contours se dessinent avec précision ; ils la séparent nettement de tout ce qui l’entoure, de ce qui n’est pas elle. À cette dernière époque, mais alors seulement, la parole s’en empare avec avantage, la féconde, lui imprime la forme hardie, pittoresque, socratique, qui la gravera dans la mémoire des générations.

Les causes qui accélèrent ou retardent la naissance d’une pensée et ses diverses transformations, sont nombreuses et très-fugitives ; leur mode d’action n’a d’ailleurs rien de régulier, de constant. Paësiello composait enseveli sous des couvertures. Cimarosa, au contraire, ne trouvait les beaux motifs dont ses opéras fourmillent qu’au milieu des joies et du bruit de la foule. L’historien Mézerai n’écrivait, même à midi, même dans le mois de juillet, qu’à la lumière des bougies. Rousseau, d’autre part, se livrait à ses plus profondes méditations en plein soleil, pendant l’exercice d’une herborisation.

Si Ampère n’avait de verve que debout, qu’en s’agitant, Descartes, au contraire, restait couché, immobile, et Cujas ne travaillait avec fruit qu’étendu de tout son long sur un tapis, le ventre contre terre.

Nous avons tous souri en voyant, dans notre jeunesse, de mauvais écoliers chercher des yeux, au plafond de leur classe, la leçon dont ils ne se ressouvenaient pas. Eh bien, c’est dans cette position, la tête fortement penchée en arrière, que Milton composait.

Ces faits paraîtront fort étranges ; mais que dira-t-on, alors, du peintre Guido Reni, auquel toute inspiration échappait, s’il n’était pas vêtu avec magnificence ; du musicien Haydn, qui se déclarait lui-même incapable de composer ses admirables chœurs, quand il ne portait pas au doigt la bague de prix que Frédéric II lui avait donnée ; du poëte Mathurin, et du pain à cacheter qu’il se collait sur le front, entre les deux sourcils, tout autant pour exciter son imagination, que comme un signal à ses domestiques de ne l’interrompre par aucune demande.

Les yeux, a-t-on dit, sont le miroir de l’âme ! Je suis convaincu qu’on s’est trompé, en étendant avec trop de généralité cette remarque aux gestes, ou, si l’on veut, aux mouvements nerveux. Les bras du fauteuil de Napoléon n’étaient pas seulement déchiquetés à coups de canif, dans les mouvements de grande colère ou de fortes préoccupations : la joie, la gaieté, ne rendaient pas inactif l’instrument de destruction. Si les questeurs de nos chambres législatives n’avaient placé la discrétion au premier rang des qualités qui les distinguent, ils pourraient nous dire que certains députés ne détruisent pas moins activement l’acajou de leurs pupitres, les jours de luttes ardentes, passionnées, que pendant l’opération monotone, assoupissante d’un appel ou d’un réappel. Ceux qui lisent la ballade de Glover, intitulée l’Ombre de l’amiral Hosier, devinent-ils que le poëte la composa en détruisant à coups de canne, et sans s’en apercevoir, un parterre de tulipes dont lady Temple, son amie, faisait ses délices ?

Il n’est pas jusqu’à des positions de malaise, de souffrance, qui ne deviennent, chez quelques personnes, la condition indispensable du développement de leur supériorité intellectuelle. Témoin cet avocat dont parle Addison, qui ne plaidait jamais sans passer le pouce de sa main gauche dans un nœud de ficelle, qu’il serrait fortement pour aiguillonner la pensée ou l’expression ; témoin encore un de nos plus éloquents prosateurs, qui parle aussi bien qu’il écrit, mais alors seulement que sa jambe droite a pu s’enrouler autour de sa jambe gauche, comme le serpent de Troye autour des bras du Laocoon.

Recueillons tous ces faits. Leur singularité même doit nous y exciter ; mais gardons-nous d’en tirer des conclusions prématurées contre tel ou tel mode d’éducation. Parmi les personnages illustres dont le nom vient de se placer sous ma plume, il n’en est pas deux, en effet, qui, pendant leur enfance, se soient trouvés dans des circonstances analogues.

Je serais moins réservé s’il fallait m’expliquer au sujet de quelques autres habitudes de notre confrère, qui, elles aussi, ont plus ou moins réagi sur sa destinée. Envoyez Ampère, pendant sa première jeunesse, dans la plus humble école de village, et vous verrez combien son caractère et ses habitudes seront modifiés. Il apprendra que des ciseaux n’ont jamais été un moyen de tailler convenablement une plume, et que l’écriture en gros n’est pas le but final de la calligraphie. Déjà membre de l’Institut, il ne recevra pas d’un savant étranger, plein d’esprit et de malice, une invitation à dîner contenue tout entière dans le contour de la première lettre de sa signature. Il saura que ceux qui tracent rapidement, commodément l’écriture cursive, remuent les doigts et non le bras ; et, à toutes les époques de sa vie, écrire cessera d’être pour lui un exercice corporel, accompagné de souffrances intolérables. Les camarades d’école d’Ampère, beaucoup moins endurants qu’un père et qu’une mère, réprimeront avec rudesse des mouvements de vivacité beaucoup trop fréquents. Dans l’âge mûr, Ampère aura ainsi appris à maîtriser les excès de colère qui le rendaient si malheureux, ces colères d’agneau, comme les appelaient ses amis, et dont, en vérité, on se félicitait d’être devenu l’objet, tant il y avait de spontanéité, de candeur, d’abandon, dans le retour. Il saura s’astreindre à des travaux réguliers. L’obligation de présenter ses devoirs à heure fixe, lui enseignera, comme disait un auteur fort expert dans la matière, à faire sortir rapidement la pensée d’un tuyau de plume, à ne pas la noyer ensuite dans une écritoire. Suivant la belle image de Cléanthe conservée par Sénèque, la pensée d’Ampère, une fois contenue, ressemblera à la voix qui, resserrée dans l’étroit canal d’une trompette, sort plus aiguë et éclate plus fort. La rédaction devenant alors pour lui une chose secondaire, il aura peut-être le bonheur de pouvoir dire comme Racine : « Mon ouvrage est fait, il ne me reste plus qu’à l’écrire. » Les succès de ce mode de recherches le feront renoncer à traiter mille sujets à la fois, à céder en ce genre à la moindre excitation. En réfléchissant sur le temps perdu journellement en discussions sans portée, il n’aura pas à s’écrier douloureusement avec le poëte que je citais tout à l’heure :


Je ne fais pas le bien que j’aime,
Et je fais le mal que je hais.


Je m’arrête, car au lieu de tenir une balance égale entre deux systèmes contraires, comme j’en avais le projet, je m’aperçois que je fais presque un plaidoyer en faveur de l’éducation en commun.