Amours et Haines (1869)/Au hasard
AU HASARD.
On marche, on va sans but, — un pas emporte l’autre ;
La vie en vous fermente ainsi qu’une liqueur ;
On mord du pied le sol, et l’on se sent au cœur
Des fiertés de monarque et des douceurs d’apôtre.
Et l’infini vous dit ses secrets radieux,
Et le soleil pétille, et la terre se pâme,
Et les fleurs du chemin ont des regards de femme.
L’azur est dans le cœur, l’azur est dans les yeux.
Quel espoir vous agite et quel hasard vous mène ?
On ne sait, mais on va d’une ardeur surhumaine ;
On marche, on va ; — l’on fait à chacun de ses pas
Envoler des oiseaux qui ne se sauvent pas.
Et des projets aussi, — confus et pleins de charmes.
De purs désirs au front sans nuage et sans pli,
Des souvenirs cruels, — et plus doux que l’oubli ;
On pleure son sourire et l’on sourit ses larmes.
Et cependant que l’âme, en ses rêves sans fiel,
Monte et s’élève ainsi loin des bas-fonds du doute,
Comme on jette du lest pour s’élever au ciel,
On jette son argent aux pauvres de la route.
Et dans ce monde immense, auberge ou bien prison,
Où l’homme un instant passe étranger à lui-même,
Le plus dépaysé se croit de la maison,
Et l’on se sent aimer, et l’on sent qu’on vous aime !