Amis/22
À DEUX
I
— Viens, dit Georges, donne-moi ton bras : il ne faut pas rester ici.
Pierre se laissa mener et rentra dans le parc.
Les jardins et la maison avaient l’air d’une salle trop grande et vide ; il semblait qu’on avait retiré de là quelque chose d’accoutumé, et que tout était nu ; les murs dégageaient du silence ; les arbres, sous leurs feuilles, s’allongeaient, comme dépouillés, avec une immobilité si morne qu’on les eût dits gelés dans leur printemps ; le ciel rose versait à l’âme un froid d’hiver.
Georges ne savait où conduire son ami.
Pierre suivait, dos courbé, en s’appuyant ; il serrait de ses doigts la manche de Desreynes, dans la crainte indécise qu’on ne l’abandonnât de nouveau ; il trouvait si bon d’avoir là un vivant qui pût lui parler ! Il se tenait tout contre lui, et goûtait un bien-être de, convalescent à ne plus rester seul ; il était si profondément épuisé d’émotions et de souffrance, si faible, que l’effroi de la solitude excluait les autres sentiments.
Il avait oublié le crime, et donnait une reconnaissance naïve à celui qui voulait bien lui témoigner de la bonté, comme s’il n’eût aucun droit à rien, depuis qu’il était misérable.
Il venait de retrouver une consolation, un appui moral, une sympathie inespérée : non plus l’amitié, car elle doit, mais la charité. Cet homme était pour lui un passant autrefois connu qui le recueillait maintenant par pitié et lui prêtait un coin bienveillant de son cœur.
Certes, il ne formulait pas ces subtilités maladives ; mais il les subissait physiquement : sans doute parce qu’il avait cru Georges perdu pour lui, et que sa tête fatiguée n’était plus capable de réformer les impressions reçues.
Il se cramponnait avec un égoïsme de fou à cette compagnie de salut…
Cet état de rêve dura longtemps, et fut pour Arsemar un calmant répit à ses tortures.
Enfin, son esprit devint plus lucide ; il reconnut Georges, ainsi qu’on reconnaît, en s’éveillant, une patrie jadis chère et bien longtemps quittée.
Desreynes le sentit revenir à lui, et, prenant la main de son frère, il le regarda d’un œil si chargé de prière et d’amour, que l’autre y retrouva d’un coup le drame entier de son désastre, et en même temps le réconfort d’un impérissable attachement.
— Ami, ami, que je suis malheureux !
— Mon pauvre Pierre… Pardonne-moi…
— N’en parle pas, s’écria le désespéré en lui fermant la bouche avec sa main… Ne rappelle pas…
— C’est moi…
— Je t’en supplie…
— Je t’aimais pourtant bien, et je t’aime encore plus.
Une vierge frissonne ainsi aux premiers mots d’amour : Pierre entendit cette phrase avec une volupté d’âme que seuls connaissent les mystiques ; son agonie se réchauffait dans l’effusion d’une tendresse reconquise, et son cœur fermé se rouvrait pour la douceur de vivre à deux. On ne le délaissait donc pas, lui, le banni éternel, qui s’était vu dévoué aux angoisses d’un exil sans fin, dans ce monde et dans l’autre, si l’autre existe !
On se rendait à lui, on l’aimait !
Il éprouva une joie si pure, que pas un vent de rancune ou de jalousie ne plissa pour cet instant la sérénité de son rêve. Lorsqu’on est trop près de la mort et que l’on ne meurt pas, c’est la haine qui meurt.
L’heure qui s’écoula fut tristement délicieuse pour tous deux : ils se revoyaient comme à la suite d’une absence longue d’années ; on eût dit que des événements nombreux les avaient séparés, qu’ils s’étaient pleurés l’un et l’autre, et se rejoignaient après en avoir abdiqué l’espérance.
Pierre, pendant cette heure, ne pensa presque plus à Jeanne, et pas une fois aux trahisons.
Les douleurs de l’homme, si vivaces qu’elles puissent être, sont comme des bêtes et veulent dormir ; parfois, elles nous oublient plutôt que nous ne les oublions, et s’assoupissent en nous pour le temps d’un espoir qu’elles égorgeront au réveil ; nul, en fût-il mort, n’a souffert sans cesser de souffrir.
Pierre était docile comme un enfant ; et Georges, qui se souvenait de son crime et de son devoir, se faisait doux comme une mère.
Jusqu’à ce jour, devant la supériorité d’Arsemar, il s’était senti le moins puissant et le plus jeune ; bien souvent ses fantaisies s’étaient soumises à la raison du grand aîné, sans que cette déférence coûtât rien à son amour-propre. Mais les rôles se renversaient maintenant, et Pierre anéanti avait besoin d’un guide. Il faudrait dorénavant réfléchir pour les deux, être chef de famille, donner la sagesse du père et la caresse de la mère…
Un domestique les aborda, et, feignant de se tromper, déclama : « Madame est servie ! »
Desreynes eût voulu écraser le valet ; Pierre, brusquement, pâlit et retomba dans la réalité : Jeanne revint en lui.
— Elle est bien loin déjà, songea-t-il.
Il la vit dans son wagon, blottie près d’un coin, avec les doigts croisés sur sa ceinture, et les paupières entr’ouvertes ; sa petite tête s’inclinait coquettement. Comme elle était jolie, la mignonne reine ! Elle n’existerait désormais que pour les autres, et lui ne l’approcherait plus, ne l’apercevrait plus… Hélas !
— Viens, dit Georges.
— Pourquoi faire ? je n’ai pas faim.
— Sois raisonnable, viens.
Pierre céda ; mais quand il entra dans la salle, il suffoqua, et, dès le premier service, il se sauva de table en sanglotant dans ses mains jointes.
Georges le suivit.
Le soir allait finir, un soir de guerre : des panaches rutilants se balançaient, en marche calme, sur la crête des collines palpitantes : le ciel frémissait comme un étendard brodé d’or ; Vénus étincelait au cimier d’un casque ; et l’horizon, hérissé d’arbres, cheminait à contre sens des nuages, comme une armée qui se déploie. Un monde de force et d’espérances resplendissait dans ces clartés, et l’on imaginait des fanfares de cuivre éclatant dans l’air rouge et sonnant pour de poétiques croisades.
Mais voilà que, par degrés, le charme se muait : les nuages, déchirés, dispersés sous un choc invisible, pendaient en lambeaux ; un incendie, là-bas, brûlait des villes inconnues ; des bandes de pourpre et d’ocre tailladaient le bas du ciel, et les collines refroidies devenaient, d’instant en instant, plus violettes et plus sombres ; Vénus avait monté, l’étoile du rêve s’en allait ; les belles armées étaient mortes et le firmament alourdi se glaçait d’un grand bleu funèbre.
Pierre contemplait sa vie dans le couchant ; son dernier jour de bonheur et son premier jour de misère s’éteignaient avec ce crépuscule. Une plaque jaune encore luttait sinistrement contre la nuit. Oh, la retenir, cette lueur agonisante, suprême adieu des temps qui ne reviendront plus !
Georges alla chercher un manteau pour en couvrir son frère, et s’assit à son côté.
— Que je suis malheureux ! Tu ne m’abandonneras pas, dis ?
— Non, répondit Georges en se rapprochant.
Pierre se pressa contre lui, dans une attitude d’enfant qui veut dormir.
Ils demeurèrent muets dans le temple de la nuit.
Desreynes dit enfin :
— Nous quitterons cette maison, n’est-ce pas ?
Arsemar consentit d’un geste de tête.
— Et nous irons loin ?
— Oui, bien loin !
— Demain, veux-tu ?
— Je veux bien.
Ce fut tout, et chacun rentra dans sa tristesse.
Puis :
— Tu as froid ?
— Non… Oui, j’ai froid.
— Nous allons rentrer, maintenant ?
Georges se leva ; Pierre suivit.
— Mais, moi, je ne peux pas… remonter, là-haut, dans… la chambre.
— Tu prendras mon lit.
— Et toi ?
— Ne t’occupe pas, j’ai donné des ordres.
— Georges, mon Georges, je suis bien malheureux !… Qu’est ce que nous avons donc fait de mal pour souffrir comme cela ?
Quand ils furent dans la chambre de Desreynes :
— Est-ce que tu vas me quitter déjà ?
— Non, je reste.
— Ça ne t’ennuie pas trop ?
— Peux-tu croire ? Ce qui me désole. Pierre, c’est de te voir ainsi, c’est de songer que par moi, par mon crime…
— Tais-toi ! Tu ne veux donc pas me laisser oublier… Être mort !
Georges s’assit en face de lui : il revit derrière les rideaux, comme au jour de l’arrivée, la lune. Il se souvint de la veillée troublante…
Voilà donc où on l’avait mené ! Deux mois avaient suffi ; à son tour, il ne pouvait croire. Il était pourtant bien accoutumé à son remords, mais en se retrouvant dans un cadre où, pour la première fois, il avait senti passer l’inadmissible soupçon du mal, il espéra qu’il achevait un songe… Non ! La victime était là, épave affalée !
— Misérable !
L’infantile douceur de son ami le plongeait plus avant dans l’horreur de sa faute, et parce qu’on ne lui reprochait rien, il se maudissait, sans chercher comme hier une lâche consolation dans sa colère contre la femme. Pourrait-on supporter sa présence, demain ?
L’avenir ? Le drame commençait à peine, et chaque jour, chaque heure allaient ballotter leurs deux âmes dans un tourbillon d’angoisses fluctuantes, au hasard, sans repos, toujours…
— Veux-tu que je te laisse dormir ? dit-il enfin.
Pierre accepta : car son mal venait de changer, et maintenant il souhaitait d’être seul.
Dans cette chambre où logeait son hôte, parmi ces meubles, au milieu de ces objets intimes, il éprouvait un malaise indéfini qui graduellement se précisa : devant Georges seul, il avait pu hors-mettre le coupable pour l’ami ; mais dans ce cadre de boudoir, mille riens indiquaient un homme : un homme, et ce n’était plus l’ami, mais l’autre !
Encore assis dans le fauteuil où on l’avait laissé, et la tête immobile, il regardait tour à tour les choses éparses ; celles qu’il fuyait le renvoyaient à d’autres, et chaque détail évoquait dans l’âme une image cruelle : là, elle était venue, là on l’avait désirée, là on avait rêvé d’elle, avant, après ; et ce lit, où peut-être… Sans cesse ce lit le rappelait. Il tourna sa chaise pour ne plus voir, mais dès lors il n’eut plus en lui d’autre vision.
Ces meubles semblaient avoir gardé une vie, celle de l’absent, et ne pas vouloir s’en dégager : il s’anuitait chez eux, chez lui, lui, l’autre ! Lui et elle ! Il était, dans cette chambre, l’intrus quasiment ridicule qui oublie quand tout se souvient. Oubliait-il ? — Elle et lui ! Il les voyait défiler et courir. Obsédé, il chassait les fantômes, et plus il les chassait, plus sa fièvre croissante l’entraînait dans leur ronde. Elle ! Il les entendait derrière son dos, il les voyait.
Vraiment, il les connaissait trop et c’était un supplice ! Il eût souffert d’un passant moins que de celui-là, qu’il possédait comme lui-même, dont les moindres gestes lui étaient familiers, dont la voix habitait son oreille, dont le sourire martyrisait sa vue. Son esprit, en dépit de tout, s’abstrayait sur des tableaux d’amour qui se multipliaient autour de lui. Il assistait. Il perçut distinctement un bruit de baisers… Ah ! Plus d’ami !
La jalousie le dévorait.
Lui et elle : voilà tout !
Là, présents, derrière lui, présent.
Il retourna son siège vers le lit.
Il la connut alors, la rage haineuse de l’homme dépossédé, et ce fut l’heure de la bête.
— Il me l’a prise !
Arrière les pardons, la soif de pitié, les abattements, les douceurs veules ! Un homme a volé un homme. La passion crie.
— Il savait bien que je l’aimais, que je l’adore, que je ne peux pas vivre sans elle ! Dire qu’il me l’a prise !
…Prise, enlevée pour ma vie, comme une fille, là, dans ma maison, chez moi, sous mes yeux ! Lâche !
Il crispait ses doigts vers ses tempes.
— Misère ! Dire qu’il me l’a prise ! Et moi, je l’accueillais, je le choyais ! C’est lui qui a fait cela ! Lui que pendant quinze années j’ai chéri comme mon enfant ! Il était mon fils ! Il m’appelait sa conscience ! Ah, du propre ! Sa conscience ! Traître, assassin !… Car, c’est vrai, c’est vrai, il me l’a prise !
…Comme cela, pour un caprice, pour jouer, pour l’avoir ! Une de plus ! Il savait bien qu’il me tuait ! Mais l’égoïsme de ce monsieur demandait cette femme, et on me l’a volée ! Combien lui en faut-il ? Et ils ont monté là !
De son bras tendu il montrait la couche : les couvertures descendaient à longs plis calmes ; la masse du lit se perdait sous une ombre blonde, dans la placidité des choses où se garde le secret des événements accomplis.
Il se leva, les poings fermés, pour se ruer sur ce mystère inerte, maudit, mais il retomba en pressant ses pouces sur ses yeux.
— Moi, je n’avais qu’elle au monde, moi !
Alors il pensa à Jeanne, à elle seule, à l’absente de toujours, à celle qui, comme Lénore, s’appellerait « Jamais plus ».
Il s’abîma dans son regret, son vain désir, son amour veuf ; puis, remontant aux causes, il la contempla perverse et menteuse, et encore les revit tous deux.
Cette fois, il voulut quitter le lieu sinistre : qu’avait-il eu besoin de venir là ? Existait-il sur la terre un coin qu’il dût fuir davantage ? Cet antre de leur crime et de sa misère, l’y avait-on amené par pure sottise, ou pour le torturer ?
Il empoigna le flambeau et sortit.
Il traversa les corridors muets, et monta l’escalier d’un pas lent ; l’écho de sa marche emplissait la maison endormie ; son ombre, à côté de lui, glissait sur le mur ; la nuit avait ici la sonorité des ruines.
Devant la porte de « leur chambre », il s’arrêta, puis, il continua son chemin. Il arriva dans la bibliothèque, dont les hautes vitrines luisaient à la clarté de son bougeoir : seul, droit, dans la vaste salle aux angles obscurs, il sentit sur ses épaules le froid du silence ; il redescendit. Il vint dans le salon, dont la richesse et le luxe féminin l’offusquèrent ; dans la salle à manger, où le drame du matin ressuscita dans les demi-teintes brunes ; à l’office, où l’on avait ri ; dans la serre, où Jeanne allait si souvent lire et causer : partout le spectre ! L’homme était exilé chez lui.
Alors il se réfugia dans son cabinet de travail.
Il ouvrit le secrétaire et en tira ses papiers intimes, les amulettes de son rêve : qu’était-ce, sinon les souvenirs de Jeanne et des lettres de Georges ? Eux seuls avaient fait son bonheur, et la vie de son âme se résumait en eux. D’un œil sec, sans pitié ni pardon, il considéra ces débris des vieux jours : notes de jeunesse, menus cadeaux du temps des fiançailles, leurs billets, ses rubans, le cahier bleu, une fleur d’oranger gardée de sa couronne, chers bibelots, tout le passé, tout le néant ! Il prit au hasard une feuille qu’il alluma à la flamme de la bougie, et la jeta dans la cheminée ; il prit une autre feuille, et puis une autre feuille. Il s’assit et se pencha vers le foyer, empilant sur ses jambes les chères reliques qu’il jetait l’une après l’autre dans la flamme ; il les regardait se consumer, plein d’un calme fiévreux, et le feu rouge flambait, éclairant sa face.
Le suicide dura des heures.
Il faut que tous meurent trois
fois avant de se reposer enfin.
— Comment va-t-il me voir aujourd’hui ?
Desreynes alla humblement frapper à la chambre, écouta, frappa de nouveau, et se décida à entr’ouvrir la porte. En voyant la pièce vide, il eut peur et se précipita à travers la maison ; il trouva enfin celui qu’il cherchait, vivant, penché vers un tas de cendres refroidies. Il comprit et s’arrêta sur le seuil, sans rien oser dire.
Pierre, en l’apercevant, reçut au cœur un brusque coup : lui, l’amant ! Cette fois, c’était l’amant !
Il le contempla en silence pendant une minute entière, durant laquelle Georges, immobile contre la porte, la main posée au bouton de la serrure, anxieux, sans pouvoir avancer, sans vouloir reculer, sentant qu’on le jugeait, attendit.
Il semblait si profondément accablé que Pierre en fut ému.
La pitié parla aux colères. L’affection n’était donc pas morte ?
La jalousie et l’affection luttaient. L’homme ne détruit pas en un soir ce qu’il a dressé en quinze années de patience et d’amour. Était-il donc possible que ce fût celui-là ! Non, un autre, son image, sa bête, sans le consentement de son cœur ! Le cœur n’était revenu que pour pleurer sur le forfait, trop tard, mais pur encore, et s’offrait maintenant dans le remords, pour l’expiation. Le même malheur les avait frappés tous les deux et chacun en avait sa part ; frères jadis dans l’espérance, ils étaient aujourd’hui frères en désespoir. Dans sa forte bonté, Pierre oubliait un peu son mal pour prendre en compassion le mal de son ami ; il conçut le sentiment d’avoir été injuste cette nuit, trop sévère pour une victime qui souffrait comme lui, et se ressouvint que la misère aigrit notre pensée et fait nos jugements iniques… Et puis, il l’aimait, malgré tout !
Il se leva et vint à lui ; Georges apprit qu’il était sauvé.
— Pauvres nous, dit Pierre, quelle vie sera la nôtre !
Ils s’embrassèrent : ce pardon raisonné transporta Georges d’une telle ivresse, qu’il eût voulu en ce moment avoir cent mille vies pour les donner d’un coup et reprendre sa faute. Pierre eut, dans le commencement de cette étreinte, un bref ressaut de ses rancunes ; mais quand il en sortit, la paix était rassise en lui.
Ils restèrent ensemble. Georges, par sa présence, n’exerçait pas sur Arsemar l’irritation qu’il eût pu craindre ; il la calmait, au contraire, et Pierre éprouvait devant lui moins de jalousie que sans lui ; la vue de l’ami faisait oublier l’amant : impression curieuse et complexe qui d’un seul être en faisait deux, divisait une entité, dédoublait un passé, et sans effort, sans intention même, parvenait à séparer le coupable du compagnon, et à supprimer celui-là pour ne garder que celui-ci. Il semblait à Pierre que ce n’était pas lui, mais un autre lui, portant ses traits, son nom, son corps, qui serait lui, mais n’était pas lui. Simplement, parce qu’il sentait bien que l’âme n’avait nullement participé au crime de la chair, et ce qu’il aimait, c’était l’âme. Ainsi, son mysticisme, opérant de pur instinct sur un problème où se sont usées tant de métaphysiques, constatait comme une chose tangible la dualité de notre essence matérielle et morale : privilège des natures affinées, pour qui se dévoilent naïvement les mystères abstraits que la foule ne peut envisager sans un vertige.
Le malheureux retomba bientôt dans son mutisme désolé.
Toutes les attentions que Georges déploya pour le distraire n’obtinrent que la reconnaissance d’un pénible sourire, aussitôt effacé, et qui disait : « Je comprends bien, je te remercie, mais je ne peux pas. »
— Ami, partirons-nous ? Veux-tu toujours ?
— Oui.
— Ce soir ?
— Oui.
— Où irons-nous ?
— N’importe.
— Pas à Paris, n’est-ce pas ?
— Oh non, ne pas voir des gens !
— Aimerais-tu être au bord de la mer ?
— Oui.
— En Bretagne ?
— Où il te plaira… Je ne sais pas.
Il se trouva méchant de répondre si mal aux prévenances assidues de celui qui se travaillait à lui plaire, et, pour montrer un peu d’intérêt aux choses de sa propre vie, il demanda :
— Comment ferons-nous pour partir si vite ?
— Ne t’occupe de rien ; j’arrangerai les affaires.
Georges le laissa seul ; son autre rôle commençait.
À l’office : « — Descendez dans le salon les malles de monsieur le comte. Préparez les vôtres. » Il court à sa chambre et feuillette un indicateur : « Départ 5 h. 40, soir ; à Paris, le matin, correspondance, c’est bien… Et l’écurie que j’oubliais… » Il revient à l’office : « — Faites sortir les chevaux, qu’on en selle deux ; devant la maison, vite ; Jacques m’accompagnera. » Il s’éloigne, puis retourne sur ses pas : « — Dressez vos comptes, et que vos malles soient dehors avant quatre heures. »
— Croirait-on pas que c’est le patron, parce qu’il couche avec madame !
Une heure après, il arrive aux ateliers, suivi de Jacques et des chevaux menés en bride : « — Monsieur Berthaud, je viens vous trouver de la part de M. le comte ; des intérêts pressants l’obligent à s’absenter pour un temps qui sera long sans doute ; il vous prie de vouloir bien prendre la complète direction des affaires et s’en repose absolument sur vous. Il m’a chargé, en outre, de vous demander un service : garder ses chevaux ici, et les vendre. Si les fournisseurs présentaient quelque note, vous auriez la complaisance d’acquitter, en prélevant la somme sur la vente de l’écurie. Tout cela ne vous dérange pas trop ? M. d’Arsemar vous envoie ses remerciements et ses meilleures amitiés. » Il sort : « — Jacques, allez à la ville et commandez une voiture pour quatre heures : deux personnes et leurs bagages. » Il revient au Merizet : les domestiques y bouclaient leurs ballots et volaient un peu. Il serre la main de son ami, dont lui-même garnit les masses, car il connaît, comme les siens, les goûts et les besoins de Pierre ; il retourne chez lui, revient au salon, monte et descend, paye les gages, rembourse des avances que nul n’a jamais faites et que chacun réclame, ferme les caves, rassemble les clefs, prescrit, surveille, et toute cette activité le soulage de ses chagrins.
— Ils ne connaissent pas leur bonheur, ceux qui font un métier stupide ; en croyant travailler, ils s’affranchissent du seul travail qui soit respectable et douloureux, ne rien faire et savoir…
À quatre heures, la voiture est là, les colis sont bientôt chargés.
Pierre assistait à ces derniers apprêts avec une effrayante impassibilité ; il n’avait qu’une chose dans l’esprit : « Un quart d’heure, et je serai loin. » Il regardait leur maison à la dérobée, craignant d’être surpris dans un regret.
Chez le vulgaire, la douleur crie ; dans les âmes plus hautes, elle reste pudibonde, virginale, comme si l’indifférence des gens devait la profaner.
Il inspectait les choses avec avidité ; il aurait voulu franchir le seuil une fois encore, et traverser les chambres, seulement les traverser, une fois encore ; il n’osait pas, devant ce monde.
— Tout est fini.
Il l’avait éprouvée cette sensation qui nous penche sur le néant, lorsque Jeanne avait parlé ; il l’avait retrouvée quand Jeanne était partie ; il la subissait maintenant d’une façon aussi intense : à chaque coup, ne pensant pas que rien pût l’attendre au delà, se croyant mort, il avait dit : « Tout est fini. » Et tout recommençait toujours. L’hydre !
Soudain, il pénétra dans la maison, d’un pas tranquille, comme pour y chercher quelque objet oublié, Georges le poursuivit.
— Où cours-tu ? Ami, tu vas te faire de la peine. Il voulut le retenir, mais Pierre lui échappa dans l’escalier, et monta. Les corridors étaient pleins du froid crépuscule qui vague dans les maisons désertes. Arrivé à la porte de Jeanne, Pierre trouva la serrure clavée : il en eut un profond chagrin. Hélas ! Sa propre chambre était fermée pour lui : sa vie passée avait un mur, et s’il y voulait revenir, c’est elle qui ne le voulait plus.
Il posa sur le chambranle ses bras entrecroisés et y cacha sa tête, comme en prière.
Georges alors survint, et chercha la clef dans le trousseau ; et tandis qu’il cherchait, ils restaient face à face dans la pénombre, mornes tous deux, pareils à des spectres, Georges, deux fois honni par lui-même et par l’autre ; car les rancunes revenaient !
Desreynes ouvrit enfin, et se retira.
Pierre entra.
La chambre était noire, avec ses volets clos et ses rideaux baissés, comme au matin, quand il se réveillait et contemplait longtemps Jeanne endormie à son côté ; la même lueur se filtrait sous les draperies. Le lit dressait dans l’ombre un mausolée de pierre grise. Il y vint et s’agenouilla : devant l’autel ou devant la tombe ? Au moment de se relever, il baisa le pan du couvre-lit. Il aimait, il souffrait, et ne pouvait plus maudire personne.
Il voulait emporter une chose de là, mais il ne voulut pas se le permettre.
La caveau de sa vie ! Avant de le quitter, il se retourna, et sur la table brune aperçut la tache blanche que faisait la lettre de Jeanne ; il la devina et la saisit. Elle fleurait un parfum d’iris : il allait la décacheter et se ravisa, afin de se conserver pour l’avenir une heure de chagrin qui rappellerait le bonheur.
Il descendit les marches et se jeta dans la voiture, étranglant à sa gorge les spasmes de sanglots qui lui secouaient la poitrine.
Les roues, en s’ébranlant, l’ébranlèrent tout entier. « Fini ! »
On s’arrêta à la grille du parc, que Desreynes ferma à triple tour ; la clef grinçait dans la serrure, avec un bruit de fer rouillé, bruit strident, aigu, cri de douleur : « Tout est fini. »
Les gens rangés attendaient le départ ; et, bien que leur bassesse l’eût plus d’une fois torturé, hier et la veille, Pierre les dévisageait, l’un après l’autre, curieusement, avec une sorte d’assertion, une faim de cœur, comme s’ils eussent fait partie d’elle pour l’avoir approchée et connue, et cherchait leurs yeux avec envie, car leurs yeux l’avaient vue, et c’étaient les derniers où il pourrait encore rencontrer le souvenir de son image !
On partit.
Un valet gouailleur siffla derrière eux le Carillon de Dunkerque.
Pierre ne quittait pas des regards le grand mur jauni de son parc, qui s’enfuyait à côté d’eux, le long de la route ; le mur dépassé, Pierre se rejeta dans son coin. Quand ils furent au sommet de la côte, sur la hauteur d’où l’on apercevait le Merizet, il baissa brusquement la glace, se pencha en dehors, et, tant qu’il put voir, resta.
Elle s’enfonçait dans les arbres, la chère maison ; les dômes verts glissaient sur elle, puis la permettaient, et la reprenaient ; elle se noyait de plus en plus ; le toit seulement, comme une nef rose, surnageait par secondes ; et tout d’un coup il n’y eut plus qu’une haie de noisetiers qui défilaient près du fossé.
Il éclata en longs sanglots.
Georges lui posa son bras sur les épaules, autour du cou, et le pencha sur lui, tendrement ; l’abandonné se prêta sans rien dire, et ses larmes coulaient sur le torse de l’autre, qui se mit à le bercer avec lenteur, avec amour, et le baisa au front en implorant pitié du fond de sa douleur.
Pendant tout le trajet, pas un mot ne fut échangé ; à la gare, Pierre reprit son masque d’insensible ; mais il tremblait en lui.
— Hier, à cette heure, elle était là.
Le pied de l’aimée avait foulé ces dalles ; il n’en retrouverait plus de pareilles ! Il regardait le sol d’un air indifférent.
Ne pourrait-on pas écrire tout un drame fait de regards seuls ?
Quand le train roula, quitta cette patrie, l’unique, — oh, pour jamais ! — quand il s’éloigna de la terre promise, Pierre pensa : « Tout est fini. »
Un voyageur lui chercha querelle au sujet des places choisies ; il dut répondre, et l’absurdité quotidienne de l’existence l’arracha un instant à son âme.
Donc on revenait parmi les hommes, dans la lutte, dans la sottise, dans le mépris et dans la haine… Oui, oui, le Paradis était fermé.
— Tout est fini !
L’Océan est une voix… Il s’adresse
à l’homme surtout… C’est la vie
qui parle à la vie.
La nuit vint. Arsemar ne dormit pas. Chaque fois qu’une horloge passait devant ses yeux, il répétait : « Aujourd’hui, 21 mai. » Et quand l’aiguille recommença les minutes d’un autre jour, il sentit un plus vaste gouffre entre sa vie et l’avenir, car serait-ce vivre, désormais ?
Jusqu’à un certain âge de maturité, l’âme se modifie, change de face, tourne, est retournée, et chaque vent la peut faire nouvelle ; puis l’heure vient de notre évolution dernière, et selon qu’elle sonne dans la tristesse ou dans la paix, nos cœurs en garderont la marque indélébile, et tous nos jours ne seront plus que la perpétuation de ce jour-là.
Sans elle !
Le regret, par-dessus tout, criait dans sa désespérance, et bien plus que la jalousie, qui n’y passait que par instants. Elle avait été infidèle, il y pensait cent fois moins qu’à ceci, qu’elle était perdue. Car c’était la nuit de l’adieu sans retour : l’irréparable prenait date. S’il l’eût pardonnée et reprise, sa Jeanne, la jalousie fût revenue constante, féroce, et ce faux bonheur-là eût été plus répugnant et plus cruel que la solitude elle-même. Il le savait sans avoir besoin d’y réfléchir, et pour cela les rancunes ne pouvaient qu’effleurer son cœur, absorbé dans les seuls regrets de l’impossible.
Georges le surveillait songer, et le suivait à travers les pensées ; une telle communion avait lié ces natures délicates, qu’elles savaient se comprendre sans gestes ni paroles.
Comme la nuit était froide, Desreynes se leva à plusieurs reprises pour replacer la couverture sur les jambes de son compagnon.
Ils entrèrent dans Paris sous la pointe de l’aube. Georges proposa d’y demeurer une journée, pour prendre quelque repos. S’il eût offert de descendre chez lui, on n’eût pas osé s’en défendre, mais on y eût trouvé encore des frissons douloureux : il choisit un hôtel. Après le repas, ils se promenèrent sur les boulevards encombrés de passants.
Ils éprouvèrent dans la foule la sensation d’un exil ; il leur semblait qu’ils eussent cessé d’appartenir à ce vain remuement, où se déplacent tant d’êtres pour des tâches futiles dont rien ne subsistera tantôt. L’intérêt de l’action s’était supprimé en eux ; ils ne le concevaient plus qu’à peine, et s’étonnaient presque que l’on bougeât tant autour d’eux. Leur âme, qui appartenait au néant, constatait le néant en tout ; tout leur dégageait l’inutilité des choses, des gens, et de la vie. Desreynes surtout, et plus que jamais, s’émerveillait devant la stupidité de ces corps pensants qui croient en leurs rôles et se bousculent dans le vide.
Pour la première fois, il voyait les femmes avec haine et les rendait solidaires du crime ; Arsemar, lui, les accompagnait sans émoi d’un œil presque curieux. Quand une les croisait, jolie, il se disait qu’elle était aimée, et qu’elle aimait, et qu’elle faisait un bonheur, un mensonge peut-être… Souvent il crut reconnaître la silhouette de celle qui n’était plus à lui ; il imagina le roman de sa rencontre, et souffrit en idée tout ce qu’il eût souffert de la réalité.
Le soir, ils quittèrent Paris.
Arsemar ne put résister davantage à la tentation d’ouvrir la lettre qu’il portait depuis plus d’un jour. Il la décacheta avec une lenteur timorée : accablerait-on Georges pour se faire une excuse ? Serait-ce une prière ou un défi, une tendresse ou une insulte ? Redoutant de trouver tout ce qu’il désirait, espérant tout ce qu’il craignait, il pesa longuement le papier dans ses doigts, puis, le lut tout d’un coup.
« Adieu. Je t’aime. Jeanne. »
Une ivresse d’amour le traversa, et tout son cœur se prit d’extase : mais le beau rêve dura peu.
— Elle ment !
Il le payait encore, le droit de la connaître, il le payerait toujours et trop chèrement, pour ignorer l’indifférence qu’elle n’avait cessé de rendre à ses tendresses ; il savait maintenant l’égoïste froideur et la ruse compliquée de cette femme, et s’il n’y voulait pas penser, la phrase d’amour l’y contraignait : l’adorer, il le pouvait, et ne pouvait s’en empêcher ; mais, la croire ! Il l’aurait pourtant bien voulu ; il l’essaya : non ! Une répugnance arrêtait sa candeur ; eût-il oublié le passé, cette ligne raide, sèche, exhalait, — pourquoi donc ? — une odeur d’imposture. Elle le repoussait malgré lui, et chaque fois qu’il tentait vers elle un nouvel effort de croyance, quelque chose en lui reculait, avec l’instinct pur des enfants, qui ne savent pas se fier aux mauvais hommes.
Georges venait de s’assoupir : deux plis profonds creusaient ses joues, d’où la jeunesse était partie. Celui-là n’était pas le coupable ! Une autre avait voulu la trahison, et, sur sa faute volontaire, posait volontairement une dernière hypocrisie.
Arsemar plia la lettre sans colère, et quand ce fut fait, la déchira très doucement ; il venait d’apprendre un péché de plus qui s’ajoutait aux autres ; il s’en peinait pour lui moins que pour elle, et la compassion empiéta sur l’amour. Il baissa la glace du wagon et pencha sa main au-dehors : il y pressait les menus morceaux du papier, et disait adieu à la dernière chose qu’il eût conservée d’elle ; enfin il desserra les doigts, et, sous le vent de la course, les blancs carrés s’enfuirent, furtifs, dans la nuit.
Pierre, pour n’en rien voir, avait fermé les yeux.
Le lendemain, le couple fut à Vannes, et une barque de pêcheur l’emmena dans un village où tous deux avaient ensemble passé quelques semaines, jadis.
Port-Navalo est une rangée de basses maisons bretonnes, à l’extrémité de la presqu’île de Ruys, qui ferme la mer du Morbihan : lande sauvage et grandiose, pour laquelle le soleil se lève sur l’Océan et se couche sur le golfe semé de trois cents îles.
C’est là qu’ils conduisirent leur relégation.
La barque, penchée sous le vent, cinglait à travers les monticules rocheux ; Pierre berçait ses regards sur les flots, et baignait sa tête nue dans la fraîcheur du vent salin. L’eau fuyait avec eux dans le reflux ; Georges y trempait ses mains ; puis la voile claquait, la barque virait de bord et reprenait sa ligne vers un autre horizon, qui surgissait, gris et bleu, entre le ciel pâle et l’onde métallique, très loin, sous les vapeurs.
Le calme fort de la mer déjà rassérénait leurs âmes. Ils s’abandonnèrent à une sorte de bien-être, en retrouvant dans la petite auberge leur chambre unique et leurs deux lits. Ce tableau les rajeunissait, et l’oubli leur vint pour une heure presque entière. Après le repas, ils firent le tour des côtes, et s’assirent sur les roches noires ; puis, la lune se leva, pareille à un bouclier rond, et rougit la nuit qui tombait. Ils restèrent là, écoutant les vagues dont le ressac grondait familièrement à leurs pieds.
Arsemar adorait la mer, pour sa grandeur, pour sa beauté, pour sa bonté : car il la savait bonne, la nourrice du monde, la vaste tombe vers qui peuvent se réfugier toutes les angoisses, qui les entend pleurer, qui parle de la mort sans en donner l’effroi ; elle, la toute-puissante et qui s’agite impuissamment dans le mur de ses digues, comme nous dans la prison de notre vie ; elle si grave et tourmentée, l’image élargie de nos cœurs ; elle qui nous ressemble, virilise nos vœux, se dit sœur de nos peines, les accueille, les caresse, les aime et nous les rend plus chères, nous les endort en les rythmant, les épuise en les développant à sa taille, et les fait oublier en feignant d’en causer.
Elle hurle, menace, tempête, et prie ; nos misères se diffondent dans sa voix : l’homme se sent infime et n’ose plus crier ; mais il semble qu’il grandisse, à force de se reconnaître petit : le monde s’éloigne de lui ; les vides se comblent comme le creux des roches se remplit sous le flux ; les causes du mal se troublent dans l’esprit, se dépersonnalisent ; les chagrins deviennent une douleur, sourde, profonde, austère, sans rage, sans éclats, une religion de la douleur : quand on souffre auprès d’elle, on souffre comme un dieu !
Puis, quand elle nous a séparés des foules, elle nous peuple la solitude ; elle est l’ami qui n’a jamais trompé.
Desreynes comprit que la nature, pour ce malade, vaudrait mieux que sa présence tour à tour irritante et calmante ; pendant de longues heures, chaque jour, il quittait son ami, sous prétexte de pêcheries, et Pierre s’en allait dans la grotte préférée, qui, là-bas, s’enfonce sous la falaise, et regarde l’Océan vers le sud.
Il y demeurait d’entières après-midi, s’abîmant dans la contemplation de la mer toujours nouvelle, qui changeait ses couleurs et se diamantait sous le soleil tournant. Il suivait, dans leur glissement lointain, les barques brunes à voiles rousses qui filaient sur de la lumière ; il choisissait un peu au large des vagues qui venaient vers lui, et les accompagnait du regard jusqu’à ce qu’elles fussent brisées parmi les roches ; il se créait, chez les pierres et les bêtes du rivage, des sociétés bienveillantes ; il parlait aux alouettes de la lande et aux crabes de l’herbier ; il cherchait sans le savoir à aimer et se faire aimer.
Quand le soleil se couchait, le soir, sur les dunes de Locmariaker, une émotion si profonde le travaillait, que des larmes vinrent souvent mouiller ses yeux ; Georges était avec lui, dans ces instants, car le crépuscule s’allumait à l’heure du repas. La sérénité morale que donne le culte du beau, alors, les rendait tout heureux d’être ensemble ; les souvenirs cruels s’effaçaient, pour quelque quart d’heure du moins, et une joie d’amitié qui ressemblait à de l’amour dilatait leurs deux pauvres cœurs. Rien, plus que la nature, ne sait rapprocher les hommes et resserrer les liens. Durant tout le jour, chacun d’eux pensait vingt fois à cette fin du jour. Puis, le lendemain, Pierre retournait à sa grotte, s’accoudait sur les dalles, devant le Ciel et l’Océan, double azur, les deux prunelles de Dieu : immobile en face de la nappe mouvante où courent les reflets, il hypnotisait ses chagrins au miroitement des flots.
Lorsqu’elle a calmé la douleur, la mer indique le devoir.
Cela vint aux premiers soirs de juin. Pierre se demanda brusquement : « L’aimerait-il ? »
Il y rêva jusqu’à la nuit.
Le soir suivant, il songea, avec plus d’angoisse : « L’aimerait-elle ? » Et quand le premier tourment de l’égoïsme fut enfin surmonté, il chercha si son devoir, au cas où ceux-là s’aimeraient, n’était point de se retirer pour leur laisser la place du bonheur.
— Où vais-je ? Nulle part. Qu’espéré-je ? Rien. Que suis-je ? Un mort. Ceux que j’ai aimés n’ont pu faire mon paradis ; si je peux faire le leur, ne le dois-je pas ?
Un instinct, dans cette âme née pour les dévouements, murmurait : « Tu le dois ! »
Mais l’amour damné se révoltait, et bientôt trouvait des raisons pour juger inutile un sacrifice dont personne n’oserait jouir.
— Si tu meurs, le remords les écartera. Un divorce pour qu’ils s’épousent ? Leur félicité te tuera, et le deuil encore dressera entre eux le mur infranchissable.
Il lutta longtemps en lui-même ; cœur et tête, il se battait contre lui-même : il était le champ de guerre et les armées ; la douleur, dans ces combats, reprit son acuité première. Enfin, le second soir, las des heurts, il appela toute sa force.
Les tristes compagnons se promenaient sur la grève, au clair bleu de la lune, et l’idée qui pesait sur l’un d’eux imposait silence à tous deux.
Arsemar, plus d’une fois, essaya de parler, et ne sut.
— Georges… dit-il enfin d’une voix étouffée ; mais il s’arrêta.
Quelques minutes plus tard, il jeta brusquement : « Est-ce que tu l’aimes ? »
— Moi, mon pauvre Pierre ! Mais je la hais, comme moi-même ! Je la hais pour notre crime qui te dévore ! Et je donnerais ma vie pour te rendre pure celle qui s’est reprise à toi, que je t’ai prise, moi !
Arsemar eut une joie profonde à ce cri qui le délivrait ; il avait tremblé sans se le dire, devant la consommation d’une tâche surhumaine, à laquelle pourtant il s’était résolu ; il ne se loua pas, comme on fait d’ordinaire, d’avoir eu le mérite de l’abnégation sans en avoir la charge, mais il se réjouit que tout fût arrêté.
C’est la première fois qu’ils causaient de l’absente.
Georges regarda son frère, et devina tout.
— Mon Pierre, que tu es bon ! Tu es trop bon ! Es-tu donc un homme ? Grand dieu, pourquoi faut-il que tu aies rencontré deux êtres comme nous !
Pierre l’interrompit : il ne pouvait entendre ainsi blasphémer ceux qui lui demeuraient chers.
La soirée s’écoula dans les épanchements plus libres d’une tendresse qui s’était longtemps contenue. Même, on osa parler d’Elle : Pierre avoua combien il l’aimait, malgré tout, et comment tout son être restait possédé d’Elle seule. Il épanchait sa vie dans la seule conscience qui fût encore ouverte à la sienne. La pensée qu’il parlait à l’auteur de son mal ne lui vint que pour atténuer la peinture de ses souffrances, afin de ne pas l’écraser, lui aussi, d’une trop lourde peine.
Georges conclut que la souffrance était devenue moins acerbe, puisque son pauvre ami pouvait maintenant la lui dire. Il s’en trouva soulagé, sans que pourtant son remords en fût moindre.
Ils s’embrassèrent avant de se mettre au lit, et quand la bougie fut éteinte, ils continuèrent à deviser de mille choses, disant « bonsoir » et toujours reprenant leurs dialogues.
Le réveil fut moins heureux.
Ils s’étaient trop complaisamment attardés parmi la jouissance de leur misère, pour n’en pas conserver, quand l’expansion serait finie, un ressouvenir plus cuisant : dans la volupté de toucher leur blessure, ils venaient de l’aviver, et le charme des causeries ne se décidant plus à renaître, le lendemain, ils se retrouvèrent plus séparés que la veille.
Puis, les tristesses s’attirent aussi bien que les maux physiques ; l’âme éplorée est réceptive à tous les chagrins qui peuvent l’éprouver davantage, comme le corps malade l’est aux germes des contagions qui passent.
Ils s’efforcèrent de ramener l’expansion de cette douce nuitée ; mais à mesure qu’ils y tâchaient, la naïve sincérité des abandons leur devenait plus impossible ; ils restaient gênés l’un près de l’autre parce qu’ils cherchaient à ne pas l’être. Georges, dès lors, accepta plus volontiers les promenades en mer auxquelles l’invitaient les pêcheurs ; s’il hésitait parfois, Pierre l’engageait à les suivre, et se sentait débarrassé de ses contraintes, dès que la barque avait doublé le cap, sous les rochers du phare.
Car il pouvait alors redescendre dans son monotone désespoir, tout seul, sans la surveillance de l’amitié, sans la crainte du mot échappé qui trahirait sa douleur muette et grandirait celle d’un autre.
Dans les premiers temps, il avait aimé la solitude, pour elle ; maintenant, il fuyait Georges, pour lui.
La mer, en vain, essayait de le guérir encore : toute l’œuvre était à refaire.
Un remords s’était même ajouté aux chagrins : il se découvrait, à son tour, coupable envers l’ami dont les soins assidus n’aboutissaient qu’à l’écarter de lui ; il résolut d’être plus accueillant et de le fréquenter davantage ; mais il renonça bientôt à ce labeur, — c’en était un, — et revint seul parmi les roches : son remords lui resta.
Un jour, il trouva dans sa grotte les traces d’un foyer rustique : les enfants qui l’avaient construit revinrent, et allumèrent un grand feu de goémons ; ils riaient en cachette de voir ce solitaire suffoquer dans la fumée jaune ; il se retira sous la pluie qui tombait, fine et pressée. Chaque jour, ils arrivèrent à l’heure précise, pour la même fête, avec le même plaisir de tourmenter, haineux et déjà hommes. Pierre, à la fin, protesta sans se fâcher ; les enfants, fils d’un riche épicier nantais, l’insultèrent. L’averse continuait à tomber. Arsemar s’en allait sous l’orage, et quand il était fatigué de son chemin sur les galets glissants, il se réfugiait dans l’anfractuosité d’un roc ; la pluie trempait ses vêtements, lui fouettait le visage et l’aveuglait. Il passait ainsi des heures moroses, le reclus, et sans bouger, il contemplait l’Océan gris sous les nues grises : l’eau du ciel piquait les flots ternes, avec un crépitement confus, et sur l’immense nappe s’étalait comme un brouillard lourd ; la mer était toute mouillée.
Elle devint bientôt impraticable aux matelots ; Pierre et Georges restèrent ensemble ; ils usaient les journées au coin du feu, dans la cuisine où la cabaretière donnait à boire aux mariniers. Les heures étaient si lentes, et l’on ne disait rien ! Pour s’oublier l’un l’autre et s’oublier eux-mêmes, ils se mêlaient volontiers aux propos des gens de mer, écoutaient les récits cent fois contés, interrogeaient, s’initiaient aux termes du métier, et, dans l’espoir d’abolir leur propre vie, tendaient à s’en créer une autre. Mais leur vie était bien à eux et les tenait au cœur.
Pendant trois semaines entières, depuis le soir de ce fatal entretien, à force de s’être systématiquement évités, ils avaient pris l’habitude exigeante de se craindre ; la cause de leur éloignement eût-elle cessé enfin, le trouble qui en était né n’aurait pas cessé avec elle ; ils n’avaient plus besoin de revoir le passé, pour sentir un continuel malaise en se retrouvant face à face. La pensée faisait partie de leur corps.
Pierre imagina que, sans doute, le charme du pays achevait de s’épuiser pour eux. Il songea au départ.
— À quoi bon ?
Ce qui, dans les trop grands chagrins, nous éloigne de la guérison, c’est moins l’impuissance à savourer encore quelque plaisir, que l’ennui dont nous accueillons tous les désirs qui voudraient naître : et de quoi jouit-on sur terre, en dehors du désir ?
— Ah, reste là, se disait-il, puisque tu es là ! Laisse tourner les malheurs, laisse la vermine des misères monter jusqu’à toi et te mordre ! Un écœurement qui te chasse t’enverra en trouver un autre ; celui qui t’arrête ici t’empêchera d’en poursuivre un nouveau. Pleure là, puisque tu es là, pleure tout simplement ; il faut toujours qu’on pleure, et n’importe où, et n’importe pour quoi !
Il voulut se réfugier dans l’intimité des pêcheurs, et s’en alla tirer la senne dans les marais ; mais sur tout sujet ils lui parlaient de Georges. À quoi servent les manœuvres que nous tentons contre nous-mêmes ? L’âme qui cherche sa guérison n’oublie pas qu’elle veut se guérir ; elle se le répète, et le calcul neutralise le remède.
Arsemar devenait impatient et nerveux.
Une semaine s’écoula encore.
Toujours cette pluie qui brouillait l’horizon ! Ne rien pouvoir sur la nature ou sur son cœur !
Un soir, Georges demanda :
— Tu souffres, Pierre ?
— Non, je m’ennuie !
J’ai pleuré en rêve : j’ai rêvé que
tu m’aimais encore ; je m’éveillai,
et le torrent de mes larmes coule
toujours.
Elle l’avait lassé, cette fausse paix des premiers jours : il semblait que sa douleur lui manquât.
— Veux-tu que nous partions, mon Pierre ?
— Avec le temps qu’il fait ici !
— Pourquoi n’avoir rien dit plus tôt ?… Je désire tout ce qui te plaira. Où allons-nous ?
Arsemar avait peut-être un but et n’osait l’avouer.
— Au nord ?
— Sous l’averse !
— Au midi, pour chercher les saisons chez elles ? Je veux bien. Descendre en Espagne ?
— Ah, les boléros !
— En Grèce ?
— Un catafalque !
— La Turquie ?
— Non.
— Le Maroc ?
— Non plus.
Georges considéra : « L’Italie est impossible, ils y ont fait leur voyage de noces. » Mais il proposa dix voyages, proches ou lointains : Arsemar refusait toujours.
À bout d’inventions, il se résigna enfin à nommer le pays qu’il redoutait.
— Tu ne penses pas à te rendre…
— Où ?
— En Italie…
— Si !
Desreynes fut épouvanté ; il tenta quelque résistance infructueuse : il fallait partir.
Arsemar eut une grande joie de cette résolution, et une immense volupté. Il allait donc pouvoir se jeter éperdument dans toute sa misère, s’y rouler à l’aise et sans répit, s’y abîmer et s’y noyer ; il allait la boire et la respirer : dans cet air empesté d’amour, il s’en imprégnerait par tous ses pores. Rien ne lui proposerait l’oubli ; tout crierait de souffrir ! Il en avait assez, de ce lâche bannissement, de cet exil hors de soi-même, de cette tension malingre à éviter tout ce qui le hantait. Puisque l’homme ne peut s’arracher de son moi, qu’il ait du moins le courage de le regarder en face !
Car nous sommes plus avides encore de nos souffrances que de nos joies, et quand on a bu du malheur, on presse la coupe pour en faire tomber quelque goutte nouvelle, et n’en rien perdre.
Georges, en quittant cette presqu’île, sentit bien qu’il y devait laisser l’espoir des guérisons prochaines ; la nature, qui l’avait secondé ici, serait ailleurs sa constante ennemie.
Il contemplait avec angoisse celui qu’il emmenait vers les terres maudites.
Hélas ! Pierre avait perdu son beau calme divin, qui le faisait grave dans le bonheur et austère dans l’infortune. Georges sentait son pouvoir sur cet homme lui échapper de jour en jour ; il n’était plus le maître de cette âme anxieuse, qui commençait à secouer les conseils et craindre les tendresses, comme un enfant malade.
Ils traversèrent la France sans un arrêt, longeant les villes, coupant les fleuves, trouant les monts.
— Fuis, fuis ! Essaye de te fuir ! Où courons-nous ?
C’est un navire qui croirait se sauver de la peste en quittant la terre ferme, et qui remporterait au large la contagion apportée à la rive, par lui !
Georges eût voulu trouver quelque plage nouvelle, mais on lui désigna Venise, la ville languissante où le couple des jeunes époux avait caché ses premières caresses. Vainement essaya-t-il de s’opposer à cette dangereuse étape ; il eut peur de comprendre que Pierre l’abandonnerait plutôt que de renoncer ; son projet ; il pensa du moins faire accepter un hôtel inconnu des souvenirs, mais l’autre s’entêta, et c’est la maison de ses noces qu’il choisit pour manger et dormir.
Il fit ses choix, d’ailleurs, d’un air indifférent. Il disait :
— Ne penses-tu pas que nous serions mieux ici ? On dit grand bien de cette maison, et j’ai regretté, dans un précédent voyage, de n’y pas être descendu.
Car le mensonge, maintenant, germait dans cet être si pur : la pudeur de montrer ses maux, la crainte de chagriner en les montrant, l’habitude de cacher son cœur, tout lui avait, par degrés, rendu nécessaire la dissimulation ; et voilà même qu’il simulait.
Mais Georges ne se prenait pas à ces feintes trop naïves, et, la mort au cœur, obéissait pour rester là.
Toujours doux, maternel, plein de soins et de condescendances, il guettait les vœux pour les prévenir et les peines pour les chasser.
Dans cette perpétuelle attention, il souffrait en mère un peu plus qu’en coupable, et sans doute souffrait davantage : d’une douleur moins aiguë, mais toujours éveillée, prudente, attentive, observant les jours, espionnant les nuits, une douleur de femme dont le dernier-né serait pris d’un grand mal qui peut le tuer tout à coup…
Ils parcoururent les églises et les musées ; mais Pierre regardait les œuvres d’art moins que les endroits où Jeanne s’était arrêtée autrefois ; avec une précision cruelle, il la revoyait devant une toile des maîtres, immobile dans sa pose studieuse, ou gravissant d’un pas royal les marches de quelque palais, ou frissonnant de plaisir au seuil noir d’un cachot ; à table, elle s’asseyait ici ; à la Salute, elle s’était agenouillée près de cette colonne, et longtemps il l’avait admirée dans sa prière ; à la maison des Jésuites, combien elle avait ri, lorsque le gardien ivre s’était réveillé dans son petit coin d’ombre, pour venir, en trébuchant, leur expliquer les tableaux de Véronèse et du Titien, qu’il touchait du bout de sa canne, comme à la foire… — « Già é ! » Elle aimait tant le cri des poppes ! Le Coleone l’avait enthousiasmée. Chaque matin, elle apportait des graines de maïs aux pigeons de la place, qui descendaient vers elle d’un long vol courbe et gracieux, et s’agriffaient à ses bras souples, battant des ailes, piquant leurs jolis becs rouges dans son gant de suède jaune, puis voletant, et tournoyant sur sa tête si chère, comme une vivante auréole d’amour. Chaque soir, elle allait s’éblouir aux reflets du soleil couchant qui cuivre les larges vitraux de Saint-Marc, et flambe comme un incendie parmi les dentelles de marbre…
Chaque matin, Pierre revenait apporter des graines de maïs aux pigeons de la place, et chaque soir revenait s’éblouir aux reflets du soleil couchant, seul.
Oh, l’indifférence des choses, qui gardent leur vie sereine, quand nous avons perdu de la nôtre tout ce qui nous les rendait précieuses ! N’est-ce pas Elle, là-bas ? Elle s’asseyait ainsi dans les gondoles, à son côté, et derrière eux ils entendaient l’effort rythmique du rameur ; un jour, elle lui posa sa tête près du cou, et ce fut elle qui tendit son baiser…
Pierre fuyait son ami ; il s’esquivait sans rien lui dire, ou le perdait au coin des rues. Jeanne le possédait tout entier ; il la poursuivait dans la ville.
Une après-midi qu’ils étaient demeurés ensemble, un gondolier les aborda.
— Signor, je vous saloue ; vous ne reconnaissez pas Lazzaro, qui vous promenait toujours, l’autre an, avec la votre belle signora ?
Pierre descendit dans la gondole. Georges le suivit, et tous deux souffrirent davantage quand ils furent sous le felze, où Georges tenait la place de Merizette.
À compter de ce jour, Arsemar évita son ami plus encore. À peine était-il libre, il retrouvait Lazzaro, et pendant des heures sans fin se laissait conduire au hasard. Qu’importait les murs ou le nom des canaux ? Il n’était qu’avec elle, sous la tente de drap noir ; il lui parlait à demi-voix, entendait ses réponses, lui souriait et souvent finissait par pleurer. Il recommençait par le regret toute sa vie passée ; il la détaillait et la jouait devant lui. C’était le roman d’hier, et rien n’était survenu depuis lors, sinon qu’elle n’était pas là. Il l’adorait. Par instants, il se vouait de grosses rancunes d’amoureux, en retrouvant dans le passé, au beau temps du bonheur, des oublis de son bonheur même ; il se reprochait des pensées inutiles qui l’avaient alors distrait pendant une minute et séparé d’elle.
— J’aurais pu l’aimer davantage, pendant que je l’avais !
Pourquoi donc, tel soir, n’avoir pas fait ceci, ou tel autre soir, fait cela ?
— Oh, si je la tenais à cette heure !
Le mal s’empira.
Ce n’était plus seulement dans son âme qu’elle habitait maintenant, mais dans son cerveau maladif, dans sa chair passionnée, dans tout lui. Elle se dressait, superbe et despotique, l’enflammant de désirs qui lui séchaient les lèvres et faisaient courir entre ses épaules un frisson de fièvre amoureuse.
Son cœur lui tapait le torse, dès qu’il mettait le pied sur la gondole lascive ; là, il fermait les yeux, cherchait l’épouse d’une main amollie, et restait sans bouger pendant de longues minutes, avec le bras toujours levé, et croyant sentir sous ses paumes la rondeur des étoffes et la tiédeur du corps aimé.
Un soir, Desreynes apprit qu’Arsemar changeait de chambre ; celle occupée désormais avait été la chambre nuptiale. Georges le devina.
Il suivait avec une tristesse infinie les progrès de ce tourment d’amour. Chaque jour davantage, ces craintes devenaient en lui plus dominantes que son remords ; sans qu’il songeât cependant à s’absoudre, le passé le torturait moins que l’avenir ne l’effrayait : peut-être avait-il pris déjà l’habitude de sa culpabilité, tandis que ses effrois ne dataient que d’hier : la rancœur de son crime, au lieu de le tenir tout entier, ne lui revenait plus que par alternances, à la suite de ses angoisses, comme un vers sonne à temps égaux sur la fin des strophes nombreuses.
Il sentait bien que Pierre l’avait pour ainsi dire supprimé de sa vie, effacé de son âme, et que l’amour seul enserrait son être affolé. Il subissait sans amertume cet abandon si mérité, et ne retrouvait que sa propre faute dans les brusqueries ou les aigreurs qui répondaient souvent à ses soins les plus tendres. Il se désolait de voir le caractère de son ami se pervertir ainsi, et, plus que toute autre chose, ce changement douloureux l’accusait comme son œuvre : le Pierre qu’il avait connu si calme et droit, si bon, était devenu peu à peu l’homme intolérant dont les nerfs excités se crispent et se révoltent au moindre attouchement.
— Par mon fait ! Et comme il doit souffrir de se voir tel qu’il est !
Georges acceptait tout, et presque avec reconnaissance ; plus on le rudoyait, plus son ancienne impatience s’assouplissait aux besoins de la tâche ; et plus on était dur, plus il se faisait doux : non point par esprit de contraste, comme il eût essayé en d’autres temps ou avec d’autres hommes, mais par amour, par sentiment profond d’un devoir qui lui était cher, et qu’il remplissait sans même s’en donner l’ordre ou le conseil. On le repoussait ? Sa conscience en était accablée pour la cause, mais il y trouvait aussi une sorte de soulagement intime, parce qu’il lui paraissait juste d’être la victime immolée sur sa propre faute, et son cœur savourait, à souffrir, des voluptés expiatoires.
Qui dira si cette joie religieuse de s’offrir en holocauste aux conséquences de notre crime n’est pas le rappel le plus noble de l’égoïsme humain, qui, dans les abnégations, cherche l’espérance et le droit de se pardonner à lui-même le mal qu’il a commis ?
N’importe : le double sentiment de justice et de douceur, qui avait été jadis l’essence même du caractère d’Arsemar, était passé en Georges à mesure qu’il quittait celui-là : il semblait qu’ils eussent échangé leurs deux âmes.
Desreynes ne songeait que rarement à celle qui les avait menés à ce point de misère : il avait alors contre elle et toutes les femmes des haines rapides ; contre l’amour aussi, qui brouille la terre, empoisonne les âmes, enrage la vie. — « Qu’est-ce que j’ai fait, en somme ? » Les paradoxes de Mme de Warens revenaient parfois plaider pour lui contre lui-même, et péroraient avec une triomphante véracité.
Mais un tel syllogisme, excusable chez Desreynes, eût été ignominieux chez Arsemar : Pierre le connut pourtant.
— Une minute d’oubli, mais ils ne s’aimaient pas ! Dois-je rester damné pour une minute d’oubli ?
Il la désirait trop, sa femme !
Il allait de la chambre des étreintes à la gondole des sourires : entre elles deux il partageait ses heures ; en elles deux il surchauffait sa fièvre, et dans une perpétuelle consomption attisait ses rêves d’amour.
— Jeanne…
Il redisait ce nom à chaque instant, si bas qu’il l’entendait à peine ; mais le penser seulement ne lui suffisait plus. D’autres fois, pauvre fou, il murmurait son propre nom, pour se donner la caresse d’une illusion, et se dire qu’elle était là, et l’attirait vers elle.
Il se roulait dans des extases visionnaires.
Un jour, le poppe se départit de sa discrétion muette, et, le voyant si triste, osa dire :
— Venezia senza femina non é la Venezin.
— De quoi vous mêlez-vous, insolent !
Il descendit dans la gondole.
Non ! Ce n’était plus Venise, la ville des baisers, tiède et molle, reine des langueurs ! La cité sans bruits et sans cris, où la vie des passants glisse sans qu’on l’entende, dégage l’amour ou la mort ; et le silence, selon l’âme qui s’y recueille, y devient tour à tour celui des alcôves ou des tombes.
— Jeanne…
Il croyait qu’elle allait le rejoindre, à force d’être rappelée ; il écoutait les vents de l’ouest ou regardait au ciel les nuages qui pouvaient arriver de la France ; et, la nuit, il contemplait les constellations qui brillaient sur elle et sur lui.
— Pense-t-elle à moi ?
D’abord, il avait espéré qu’au moins la honte et le chagrin, dans ce cœur de femme, subsisteraient assez pour rendre l’oubli inaccessible ; il voulait vivre en elle comme elle vivait en lui, et son besoin de la posséder était si pressant, qu’il se contentait presque de la posséder par le remords : mais bientôt cette lugubre consolation n’en donna plus assez. Dans ces mensonges d’amour dont il peuplait sa solitude, dans ces comédies de tendresse dont il leurrait son âpre veuvage, il en vint à se demander si le songe d’ici n’était point une réalité de là-bas, et si Jeanne n’avait point l’amour, elle aussi, l’amour !
Elle l’avait dit ! Son dernier mot d’adieu était un mot d’amour !
Pourquoi l’avait-il témérairement accusée de mentir ? Était-ce donc si incroyable, qu’elle le pleurât ! De quel droit l’avait-il repoussée ainsi, quand elle était venue à lui, oui, de quel droit, puisqu’ils se manquaient l’un à l’autre ? Il regrettait cette lettre aux senteurs d’iris, qu’il avait un soir déchirée, éparpillée aux ronces d’un pays inconnu. Combien il l’eût baisée, et lue, cette ligne unique où l’absente disait : « Je t’aime. » Il en ressuscitait les lettres fines, le papier dur et le parfum.
Alors, il atténuait, effaçait le crime.
— Serais-je jaloux, si je l’avais épousée veuve ?
Cette comparaison le séduisit, et il s’y attacha parce qu’elle justifiait le renoncement des rancunes, et qu’elle autorisait les lâchetés. Il s’efforçait sans le savoir, à trouver dans le sophisme une raison définitive ; il chassait un par un les défauts reconnus et revoyait l’épouse d’autrefois, belle, élégante, rieuse et gracieuse, souple et féline, et curieuse, la seule femme qu’il eût aimée ! Et peu à peu il en vint à subir cette conjecture : « Tout cela est-il vraiment irréparable, et ne pourrait-on lui pardonner ? » Il ajouta : « …la rappeler ? »
Pardonner, c’était fait déjà ! Quand donc avait-il osé la maudire ? Il l’adorait, il la voulait, et rien de plus. À l’idée de la reprendre, il tremblait de joie et d’amour. Il ne tenta pas d’y réfléchir et d’en discuter l’hypothèse. Mais il protestait faiblement, reculait, murmurait : « Non, c’est impossible. » Sans conviction, et croyant même, tout au contraire, à la facilité d’un tel bonheur, il résistait avec la mollesse d’un enfant qui refuse un beau fruit. Tant de fois il se répéta : « C’est impossible, » qu’à la fin rien ne manqua plus, pour le persuader, que la réalisation de son vœu.
— Je l’aurais encore ! Elle s’assiérait là, je prendrais ses petites mains, elle poserait sa tête sur mon épaule, comme ceci, et je sentirais l’odeur de ses cheveux… Oh !… et pourquoi non ?
Il le tenait déjà, cet avenir ! N’était-ce pas la seule chose qui lui restât à faire, quand rien n’avait pu étouffer sa passion, que la patience et l’éloignement exaspéraient jusques à la folie ? À quoi bon se torturer, à quoi bon les vanités et les résistances d’orgueil ? La reprendre ou mourir ! Et pourquoi donc la mort, puisque l’amour s’annonçait et s’offrait ?
Il céda.
Il se fit heureux.
Et quand la résolution fut arrêtée, alors seulement il la pesa.
Georges serait sacrifié. Mais quoi ? Le châtiment ! Ils ne se reverraient plus ? L’ami manquerait moins que l’amante. « Entre deux maux, il faut choisir le moindre. » Puis, dans son optimisme récent, il allégua que cette séparation ne serait pas sans un remède, et qu’on pourrait se rencontrer encore, seul à seul, peu souvent, à vrai dire, pour ne pas réveiller la mémoire des heures mauvaises, mais par intervalles qui s’espaceraient, et le calme absolu finirait par venir, avec l’âge… Il se tassait dans son égoïsme satisfait, ainsi qu’en un fauteuil moelleux, lorsqu’on est las.
Il se montra plus sociable, presque gai : Georges fut alarmé.
Pierre, sournoisement, continuait à comploter son bonheur,
Il organisa sa vie : comment il retrouverait Merizette, où l’on s’en irait recommencer une existence bénie ; il vendrait sa maison de campagne, achèterait un hôtel à Paris et renouvellerait ses meubles ; elle serait bien contente et l’aimerait sûrement, par repentir un peu, par reconnaissance, et à la fin par seule tendresse. On l’avait trop noircie ; ce n’était qu’une enfant. Quelle joie !
On ne parlerait jamais du vilain jour… Ce serait bien aisé, puisqu’ici même, où il en souffrait tant, il n’y pensait qu’à peine… Espérances, vœux, chimères ! Flux et reflux où la vérité se ballotte ainsi qu’une épave ! Ne suffit-il pas d’atteindre l’insaisissable objet de nos ambitions, pour n’en plus voir soudain que la hideur et reculer d’effroi devant ce que l’on convoitait ? Actéon, qui poursuit la déesse, mourra de l’avoir contemplée !
Maintenant que l’Éden était reconquis, maintenant que l’homme s’adonnait tout entier à l’ivresse d’un avenir si cher, maintenant que les délices du rêve s’adaptaient à la vie, permise, promise, possible, tangible, presque réalisée, voilà qu’il reparaissait, le passé, et se dressait sur l’assouvissement du désir !
Elle, souillée, dans son lit ! La chair contre la chair ! Il voulait l’approcher, et ne pouvait plus. La maîtresse d’un autre, elle le fut ! Une épouvante de dégoût le rejetait déjà loin d’elle, et sa noblesse de cœur se réveillait pour la révolte, dès l’évocation seule du bonheur qu’il s’était donné.
Souillée, souillée, souillée !
Il y avait trop longtemps que sa fière âme s’avilissait dans les hontes de la concupiscence, et la rébellion sonnait ; trop longtemps que l’amour régnait en maître unique, sans même admettre à son côté la jalousie qui le gênait, et la jalousie secouait la servitude en s’écriant : « J’ai trop dormi ! »
Entre elle et lui, l’autre ! Toujours ! Il repoussait le spectre qui se glissait sous toutes ses étreintes, entre elle et lui ; et chaque fois que, dans la tension de sa volonté, il parvenait à ressaisir un instant de cet amour exclusif qui l’envahissait hier, brusquement, d’un coup de poignard, la vérité l’assassinait.
Un amant ! La trahison volontaire, préméditée, les mensonges et les curiosités perverses, et ces baisers ! Il les voyait, comme dans la veillée où la chambre de Georges les lui montra ensemble.
— C’est peut-être à lui qu’elle pense !…
Il s’empoisonnait à plaisir de toutes les imaginations si soigneusement bannies de ses heures amoureuses ; il appelait tout ce qu’il avait fui ; il affirmait tout ce qu’il avait nié.
— Elle pense à lui ! Et moi, stupide, je combinais qu’elle rêve à moi ! Son amant ! Quand on s’offre un amant, ce n’est pas pour aimer un mari. Si elle désire quelque chose ou quelqu’un, c’est celui-là… Euh !
Il mordait ses poings.
— Et lui, qui s’en cache, il la désire aussi. Qu’ils se rejoignent donc, ils sont faits l’un pour l’autre ! Je ne veux pas !… Misère !
L’horrible ville qui le narguait !
— Dire qu’il faudra tantôt le revoir encore son amant, m’asseoir en face de lui, être gracieux, lui répondre… Pourquoi l’ai-je amené, aussi ? C’était littéralement fou… Mais qu’est-ce que j’aime donc, maintenant ?
Néant.
Ah ! Si la solitude est bonne aux forts, quand ils la cherchent, elle est dure et mauvaise à tous, quand elle s’impose. Il alla dîner seul, dans une auberge.
Elle et lui !
Elle restait bien perdue, et tout restait fermé.
Il l’aimait pourtant malgré tout : avec son âme impuissante d’oubli, avec sa chair hantée, il l’adorait.
Alors, dans cette fièvre de jalousie qui cherchait en elle ou autour d’elle ce qui pourrait l’exacerber, il fut pris pour la première fois du désir cruel et presque infâme, — si notre âme était blâmable de ce qu’elle éprouve, — du désir bourrelant de savoir, d’apprendre, d’entendre ce qui s’était fait, comment, pourquoi elle s’était donnée… ce serait parler d’elle, au moins !
— Assez, assez !
Il rentra enfin à l’hôtel.
Il vit Georges. Il l’envia d’avoir été aimé par elle ; non plus la jalousie, l’envie ! Et parce que cet homme l’avait possédée le dernier, il semblait qu’elle fût encore à lui.
Desreynes avait couru par la ville, halluciné d’un malheur. Lorsqu’il aperçut Pierre qui revenait, il lui en fut reconnaissant.
Arsemar ne prononça pas une parole ; il fit effort pour mettre sa main dans celle qu’on lui tendait, et froidement, et presque avec répugnance.
Georges, le voyant sombre, proposa, pour le distraire, d’aller entendre un opéra que l’on donnait au Goldoni. Pierre sut se contraindre à accepter, espérant que la musique adoucirait un peu l’aigreur de ses pensées. Mais il fallait plus, ce soir-là, il fallait un abîme. Le cri aigu des violons le crispa ; l’orchestre le bouscula avec importunité ; le ténor se démenait en poussant des clameurs sentimentales ; ces passions étaient fausses et ces douleurs grotesques. Il partit. Georges, si inquiet qu’il fût, n’osa l’accompagner.
Le solitaire rentra dans la chambre nuptiale. Là, on pourrait souffrir paisiblement.
Il s’accouda à la fenêtre.
La nuit claire baignait les maisons grises, dans la ville muette ; l’eau claquait mollement sur les poutres peintes et sur les marches des palais ; en face, une vapeur de lumière cendrait le dôme de la Salute, et, par instants, un fanal de gondole sinuait dans l’ombre des murs, au bruit de la rame unique, bruit lointain, bruit mouillé qui semblait caresser le silence.
Puis, l’espace se troubla délicieusement : là-bas, invisible, traînant ses chansons sur l’eau calme, mandolines, voix alternées, une barque voguait sur les canaux, et les îles de marbre, tour à tour, assourdissaient ou renvoyaient les mélopées errantes, qui mouraient pour renaître, suaves, exquises, dans la nuit harmonieuse.
Il pleura.
— Comme ce serait bon d’être heureux !
Elle avait pleuré, elle aussi, dans un soir pareil.
— Comme c’était bon !
Il se jeta à genoux près du lit, et ses larmes bientôt ne purent plus couler.
— Je l’aime !
Le triste apaisement qu’il avait gagné tout à l’heure se retirait de lui.
— Il n’y a plus moyen, moyen de rien, vivre ni…
Pourquoi donc n’y avait-il plus moyen de mourir ?
— Je l’aime !
Il se tordait sur le tapis.
— Là, elle a dormi là !
Il jetait ses bras sur la couche vide, et roulait son front dans les toiles, et croyait y sentir un parfum.
— Je t’aime, je t’aime !
L’amour fauve était revenu.
Et longtemps, comme si sa passion dût la ramener là, il répétait : « Je t’aime ! Viens ! »
N’allait-elle pas entrer ? Si elle frappait à la porte ?
Alors, on frappa.
— C’est elle !
Il se dressa, hagard, le dos tourné au lit défait, serrant l’oreiller sous ses ongles, et la porte s’ouvrit.
— Lui !
Georges s’arrêta sur le seuil.
— Qu’est-ce que tu viens chercher ici, encore ?
Georges restait immobile.
— Il n’y a plus rien pour toi ! Tu vois bien qu’elle n’est pas là !
Georges, suppliant, tendit les mains.
— Mais va-t’en ! Tu ne vois donc pas que ta présence me fait souffrir ! Va-t’en, mais va-t’en donc !
Georges s’en alla, humblement.
Aucun des quatre éléments ne se
cache, en ce corps étrange ; il
est tranquille, il grince.
Le lendemain, Desreynes redescendit à la chambre de Pierre et le trouva prêt à sortir ; il demanda à l’accompagner et reçut un congé glacial.
Il vivait au milieu de transes perpétuelles.
— Je le gêne.
Découragé, il songea à mourir ; mais il songea aussi qu’il avait son devoir à remplir jusqu’au bout, et que le droit de se tuer ne lui appartenait plus.
Il fallait arracher Arsemar à cette contemplation de son néant, l’enlever de cette ville satanique, le délivrer de l’obsession ; par douceur ou par force, il y fallait parvenir à tout prix.
Il rassembla son courage et aborda résolument son ami.
— Pierre, nous allons partir.
— Non !
— Mais tu te martyrises, c’est un suicide, cette vie !
— Et quand cela serait ?
— Ah ! Pierre, voilà donc comment tu veux me punir…
Arsemar, honteux et touché, se retourna vers lui.
— Mon bon Pierre, partons, je t’en conjure.
Celui-ci balança pendant une seconde, puis, violemment, répliqua :
— Non !
En s’éloignant, il murmurait comme une excuse devant lui-même plutôt que devant l’autre :
« Je ne peux pas. »
Il se sentait injuste, mauvais, tyrannique ; et ce fait d’avoir soulagé sa colère dans la menace et les injures avait eu pour résultat de dissiper en partie sa rancune jalouse, qui laissait quelque place au remords de l’amitié ingrate.
Il voulait former un propos d’être meilleur à l’avenir, mais dès qu’ils se trouvaient ensemble, il ne parvenait qu’à rester sombre et renfermé, malgré les protestations de sa conscience. Seulement, le soir, en serrant la main de Georges, il dit :
— Pardonne-moi.
Il se sauva sans vouloir qu’on lui répondit.
— Pourquoi ai-je eu cette funeste idée de la rejoindre ? Je ne trouve même plus, maintenant, la consolation de la reprendre en rêve !
Dans un malheur qui lui semblait pire, il regrettait son malheur de la veille.
Le second jour, Georges décida de renouveler sa tentative ; mais, cette fois, il usa d’une discrétion qu’il jugeait plus habile, et qui ne serait pas incompatible avec la fermeté : il entreprit d’obtenir par détours ce qu’on refusait à la franchise : il ferait le siège de cette ténacité, comme celui d’une coquette : attitude moins digne de la tâche, sans doute, mais plus conforme à son tempérament ; d’ailleurs, pensait-il, tous les procédés sont bons quand le but est louable. L’ancien Desreynes revint en lui et fut certes accueilli avec joie ; durant la matinée qu’il occupa à combiner ses plans, il oublia de plaindre leur misère : le sceptique analysait un homme, pour appliquer la guérison, ainsi que le médecin tâte un malade, et la science primait les compassions.
— Ami, dit-il, ne te fâche pas, ne proteste pas, je ne me blesse de rien ; je ne suis que désolé, mais je mérite tout. Voici : ma présence te harasse. Tu me le fais trop comprendre chaque jour… Puisque tu ne m’aimes plus, peut-être souffriras-tu moins quand je m’éloignerai…
Il surveillait avec anxiété l’impression de ses paroles et redoutait que son offre fût acceptée. Il poursuivit :
— Nous nous sommes trompés en espérant que mon affection et mes soins pourraient quelque chose contre ta peine. Je l’irrite en m’efforçant de la calmer. Tu m’évites, tu m’injuries ; oh, je ne réclame rien de plus, pour moi ; mais, Pierre, tu te fais plus de mal que tu ne m’en crois faire. Et c’est sans remède… — Sans remède.
— Tu vois bien que je dois te quitter. J’irai n’importe où, au hasard ; je t’aimerai de loin ; je ne penserai qu’à toi, qui seul aussi t’en iras par le monde, traînant le chagrin d’une faute dont le remords me tue.
— Georges…
— Ah ! s’écria-t-il, sincère enfin, tu me brises, mon Pierre ! Tu l’ordonnes donc, que je te laisse en proie à tes abominables rêves ?… Mais je veux te guérir ! Est-ce qu’une femme vaut que tu meures ? Est-ce que toutes ensemble valent un coin de ta bonté ? Est-ce que je peux, moi, t’abandonner là dans ton enfer, et ne pas te suivre, quand tu n’as plus que ton ami sur terre pour te veiller et pour t’aimer ?
Arsemar le contemplait d’un œil craintif et doux.
— Ne me chasse plus ! C’est moi qui suis là, moi que tu nommais ton frère, moi qui veux l’être encore…
Arsemar, dans une émotion muette, s’écartait de son ami par crainte de céder : son cœur le poussait vers lui, mais il résistait, comme s’il eût dû perdre encore la très chère en perdant sa pâture de douleur.
Ils restèrent en silence. À la fin, Pierre cacha son front dans ses deux mains.
— Console-moi, dis… Trouve quelque chose, console-moi !
— Le saurais-je, ici ?… Viens, sauvons-nous !
— Mais je ne peux pas…
— Il le faut. Tu le dois, pour nous deux, si tu as pitié de ton Georges et de toi-même.
— Quand donc ?
— Aujourd’hui !
— Demain ?
— Ce soir !
Il le prit dans ses bras ; Arsemar lui rendit son étreinte ; ils se baisèrent près du cou, et, se retenant par les mains, ils se regardèrent l’un l’autre dans les yeux.
— Pauvre cher, je te guérirai, va !
— Et nous resterons ensemble, n’est-ce pas ? On n’est pas sur de se revoir, quand on se quitte.
Pourtant c’était navrant de fuir si tôt un pays où l’on souffrait si bien !
Ils partirent, et dans la nuit arrivèrent à Florence.
Desreynes était résolu, pour une existence nouvelle dans un pays inconnu, à ne plus abandonner son ami aux dangers de la solitude. Il ne le quitterait pas : à toutes les heures et partout, ensemble, afin qu’on s’accoutumât à voir la vérité face à face, et que, par l’habitude, l’amitié rentrât dans leur vie ; la présence du coupable entretiendrait d’abord la jalousie, mais la rancune serait moins dangereuse que l’amour ; elle combattrait l’amour, et peu à peu se diminuerait elle-même par sa propre constance ; enfin, quand à son tour elle achèverait de mourir, elle aurait peut-être déjà tué la passion…
L’expérience sembla justifier ces calculs : Arsemar supportait sans trop de contrainte la compagnie de Desreynes, grâce surtout à la sérénité relative que venait de lui procurer leur dernier rapprochement. Puis, la santé morale de cette grande Florence le gagnait insensiblement.
Peut-être n’existe-t-il aucune ville au monde qui rende comme celle-là l’orgueil d’être homme ou la volonté de le devenir ; elle sangle l’âme, elle la relève, elle crie le courage et la promesse. Tant d’œuvres sont nées là pour l’immortalité, que le passant, parmi les demi-dieux créateurs de dieux, médite sur la gloire d’être un enfant de cette race où les géants remuaient la terre et le ciel.
— C’étaient des hommes ! s’écriait Arsemar. N’ont-ils pas connu, eux aussi, la douleur, la honte, la solitude, l’exil ? N’ont-ils pas connu la trahison ? Mais ils se redressaient, et, mettant le pied sur les platitudes de la vie, ils se jetaient dans l’immensité de leur rêve, et le culte cachait les misères ! Que suis-je auprès de ceux-là, ou de ce qu’ils ont souffert, pour avoir le droit de me plaindre chez eux ?
La consolation trouvée à Florence était presque analogue à celle qu’avait donnée la mer ; mais si sa grandeur était moins intime, elle était plus vivante et demandait plus impérativement l’oubli. À chaque pas, des pensées graves sollicitaient le triste voyageur et l’entraînaient hors de sa peine ; il retrouvait plus rarement Merizette et se retrouvait plus souvent ; il vivait davantage, requérait sa raison, tout cela un peu aux dépens de son malheur.
Son inquiétude morale, en perdant de la précision, était pour ainsi dire passée dans son intelligence, en sorte qu’il souffrait moins de lui, mais ne jouissait de rien autre ; il analysait tout, discutait et compliquait, dressait des théories et entassait des arguments, voulait prouver sans cesse, subtilisait, ne permettait pas une opinion contre nulle de ses sentences, et posait ses jugements comme des injonctions ; puis, peu à peu, il descendait la pente des paradoxes et des méchantes ironies.
La constatation du mal est en nous comme un besoin de la douleur, et quand nous parvenons à le moins envisager dans notre condition, la nécessité de le voir autour de nous s’impose ainsi qu’une revanche. Il ne le considérait pas dans les morts, par respect pour leur œuvre, mais parmi les vivants et les idées. Il en était venu ainsi à soutenir nerveusement des syllogismes contre lesquels il se fût rebellé autrefois, et qu’il déduisait avec une ténacité d’autant plus irréconciliable, qu’il y rencontrait un moyen de contredire à son passé en même temps qu’à son âme.
Georges se gardait de protester jamais, pour n’amener aucune aigreur ; il multipliait les condescendances et les sollicitudes, et se tenait comme auprès d’une maîtresse capricieuse avec laquelle on se brouille pour un mot inopportun ; il approuvait tout, en bloc, en détails : les compromis métaphysiques coûtaient peu d’ailleurs à sa conscience, et sa retenue lui était d’autant plus aisée que les nouvelles affirmations de Pierre cadraient généralement avec les siennes, à cause de leur allure hautaine, méprisante, et quelquefois hargneuse.
Il résulta de cette entente une facilité plus grande pour atteindre à la vie commune et à la paix : si tant d’obstacles entre eux gênaient l’expansion des tendresses, rien ne s’opposait à la sympathie des idées, et l’on causait avec plaisir.
Plus on causait, plus on s’éloignait du passé.
Arsemar était satisfait de posséder près de lui une intelligence qui correspondait si exactement à la sienne, et qui, sur chaque assertion, renchérissait d’un mot piquant ; ce qui l’avait tant de fois chagriné dans son ami, jadis, le rapprochait maintenant de lui plus que toute autre chose ; ils éprouvaient, à s’entendre parler, un étonnement réciproque et satisfait ; on eût dit qu’ils faisaient la découverte l’un de l’autre ; une camaraderie de tête semblait vouloir remplacer l’attachement des cœurs.
À cette époque de leur vie, Georges, qui, jusque-là, dans l’apport de leur amitié, avait rendu moins qu’il ne recevait, fut au contraire le plus donnant, car son affection paraissait grandir à mesure que celle de Pierre glissait dans l’égoïsme du malheur : Desreynes se rendait compte de ce double état, aussi bien qu’il avait su naguère apprécier l’infériorité de son dévouement. Mais il n’en concevait ni vanité pour lui ni blâme contre Pierre.
Il suivait Arsemar, avec la constante attention de ne pas lui permettre une minute de solitude intérieure, dès qu’il n’était pas sûr de la direction que prendraient les pensées ; il pesait d’avance chacune de leurs démarches ou chaque phrase, afin de ne rien réveiller de ce qu’il fallait assoupir ; la tâche était ardue, car l’instinct du malheur veut tout rapporter à lui-même, et ce qui nous distrairait n’est qu’un chemin détourné pour revenir en nous : mais Georges ne faiblissait pas dans son rôle, et s’efforçait parfois d’amener le rire sur le visage de son ami ; rire plus souvent ironique et cruel que bonnement joyeux ; n’importe, il y réussissait entre temps.
Cependant, les tendances paradoxales et caustiques s’accentuaient de plus en plus dans l’esprit d’Arsemar. Le jour où l’homme ne croit plus à son âme est la veille du jour où il ne croira plus à rien. Pierre s’entretenait dans sa rigueur acerbe avec une persistante complaisance : il traversa alors une véritable maladie cérébrale dont les excès finirent par alarmer Desreynes.
Leur promenade favorite était à Santa-Croce : ils se trouvaient chez eux, dans la fréquentation des tombes ; Georges conduisait volontiers son ami dans l’église claustrale, où tant de morts glorieux rappelaient leur ouvrage et forçaient la méditation. Arsemar ne manqua pas une fois de s’arrêter devant le monument d’amour élevé dans le saint lieu. « À Alfieri, sa maîtresse, comtesse d’Albany. »
— Ah, disait-il, l’homme est couvert de préjugés comme un vieil obélisque ! Est-on certain que cette morale, pour laquelle un gueux se torture, vaille mieux et soit plus noble que les paradis défendus ?… Il entre plus de vanité que de vertu dans la force de notre vertu même. Et l’orgueil des péchés hautains qui, dans leur cynisme royal, s’offrent aux soufflets de la foule, n’a-t-il pas plus de grandeur que la mièvrerie des convenances ?
Il ajouta : « Ma femme, si tu permets ce mot, proférait une phrase fort juste, le matin de ton arrivée : « Dans trente ans, que restera-t-il de nos sacrifices ? « Poussière ! »
Il reprenait : « Où est le bien ? Où le devoir ? Nous n’avons le droit de rien affirmer, puis que nous ne savons le pourquoi de rien ; nous ne pouvons que chercher, avec la certitude intime que nous ne trouverons pas. »
Puis : « À quoi bon apprendre, savoir, penser ? Rien de tout cela ne nous livre la vérité : nous n’y gagnons que le sentiment de notre impuissance et aussi des moyens nouveaux pour errer davantage, car nous nous éloignons de la simplicité et de la nature. »
Desreynes tâchait à l’entraîner de là, mais Arsemar revenait sans cesse au marbre d’Alfieri : tour à tour, il bénissait et maudissait l’amour.
— Poète, tu as bien fait de mourir le premier, car elle t’eût trompé !… Ah ! Celle en qui vous avez mis toute votre confiance, qui vous aime jusqu’à la complète abnégation de son être, jusqu’à l’anéantissement de sa personnalité dans la vôtre, demandez-lui de souffrir pour vous la misère, la honte, le martyre ou la mort, elle fera tout ; mais ne lui demandez pas de vous rester infailliblement fidèle, car elle ne sait pas, car c’est peut-être contre nature…
— Combien de femmes, demandait-il à Desreynes, tiennent à un homme par habitude, et qui l’abandonneraient si elles croyaient être tenues par devoir ?
Ces questions mettaient Desreynes mal à l’aise, mais Pierre ramenait tout aux femmes : on eût dit qu’il se vengeait de ne pouvoir détester Merizette en détestant les autres.
Il rencontra un enthousiasme meilleur dans la maison de Michel-Ange, et ce fut un vertige d’admiration qu’il eut au seuil de ce cabinet de travail, large au plus comme un séquestre de lycée, où des mondes avaient germé.
— Les Titans ! Ils poussaient les chefs-d’œuvre comme des pierres dans un trou ! Mais voilà ce que sont devenus leurs fils, cria-t-il, en montrant dans la rue un officier qui pavanait sa suffisance sous un uniforme collant. Qui donc a fait cela avec ceci ? La goule, peut-être ! Le vampire !
Aux Uffizi, il s’arrêtait longtemps devant les têtes de femmes : toutes, et celles surtout de Raphaël, l’inquiétaient comme des énigmes : il regardait leurs yeux, leur sourire et leur front.
— Est-ce une vierge ou une courtisane ? Dire qu’elles sont mystère, et qu’elles mentent, même peintes ! Oh, ce front pâle, ce front lisse, l’infranchissable mur, le mur plâtré, le sépulcre blanchi ! Dire que l’homme ne verra jamais ce qui se cache derrière ce mur-là !
Georges répondit en riant :
— On ne connaît bien les yeux d’une femme que lorsqu’on les a vus fermés.
Pierre rit aussi ; mais soudain, ils s’interrompirent : tous deux pensaient à l’adultère.
Arsemar éprouvait souvent ces crises de brusque jalousie : il les éprouvait presque régulièrement, lorsqu’il voyait Georges marcher silencieux devant lui, et qu’il pouvait regarder le coupable sans l’entendre ; mais il les chassait de sa pensée avec une hauteur froide, parce qu’il plaisait à son récent état d’esprit de répudier toutes les émotions bonnes ou mauvaises dont sa vie avait été faite : systématiquement, et avec une volonté grommelante, il s’attachait à détruire tout son passé. Non pas pour moins souffrir, mais pour détruire. Et lorsque l’ancien moi exhalait un reproche du cœur, il le faisait taire en se violentant d’injures.
Le changement moral s’était, depuis bien des jours, étendu au physique ; le masque était plissé, le regard dur ; l’œil lançait même une menace, dans l’affirmation de certains aphorismes cruels qui autrefois eussent révolté ce même homme.
Georges se tourmentait de voir un bouleversement si profond, regrettable en lui-même, et d’un contraste trop excessif pour que la distraction qu’il procurait ne fût pas de courte durée.
Il tenta d’offrir une pâture à cette fièvre, et, pour la diriger dans une voie où l’on pourrait espérer quelque apaisement, insinua l’idée d’un travail à entreprendre : étudier dans son œuvre et son existence un de ces Florentins qu’Arsemar aimait tant ; conter, par exemple, l’histoire d’Alfiéri et de la comtesse…
— Soit, fit Pierre ! Le travail intellectuel est un égoïsme et devient parfois une lâcheté, car en lui on oublie les siens, et soi-même aussi !
Le projet le séduisit pendant une demi-semaine.
— Tu veux donc me donner dans le monde le déshonneur d’une idée ?… J’en ai assez d’un autre… Allons, laissons ces choses ! Pourquoi creuser ? Cela fatigue. Pourquoi savoir ? Nos émotions ne sont pour la plupart faites que d’ignorance ! Pourquoi dire ? Si vous blessez les hommes avec leur sottise, ils crient à votre folie ; avec leurs vices, ils crient à votre infamie… Laissons ces choses, te dis-je ! Perdons notre vie, il n’y a de temps gagné que le temps perdu ! Aussi vrai que l’on est sage dès que l’on n’agit plus, on n’agit plus dès qu’on est sage !
Nul ne prouvera que ces vérités soient moins plausibles que les vérités où l’on dit le contraire, mais le malheur est de les croire.
Pierre les affectait encore, mais bientôt il les subirait : le châtiment de ceux qui ont trop longtemps renoncé la raison et qui jettent leur vie aux bêtes est de ne pouvoir, dans les heures où la pensée leur revient, méditer sur aucune autre chose que l’inanité de l’effort et le néant de l’ouvrage.
Un jour, ils lisaient le récit d’un vieux crime historique où s’étaient joués les adultères et les poisons florentins. Pierre dit :
— La défiance jalouse que l’homme a de la femme fut antérieure à la première trahison ; mais la défiance des hommes pour les hommes dut être postérieure aux premiers mensonges et naître d’eux. La jalousie, même malsaine et offensante, est inhérente à l’amour même (je ne l’ai guère prouvé, me diras-tu), tandis que le soupçon n’est que la conséquence médiate de la vie et des mensonges qu’elle traîne. La jalousie est d’instinct, le scepticisme est d’expérience. L’un est axiome, et l’autre théorème.
Il savait bien par ces propos supplicier Desreynes ; mais il se reconnaissait sans conteste le droit de châtier, et prenait un plaisir mesquin à ces cruautés qu’il considérait comme de fort loyales taquineries.
Il y a des instants où les hommes sont femmes ! Parce qu’il se sentait contre Georges moins de rancune que jamais, il voulait lui en témoigner davantage, et le bourreler pour la compensation ; aussi bien qu’il pensait punir Jeanne par ses généralités, il se plaisait à punir Georges par des allusions.
— Que ce soit axiome ou non, poursuivait-il, il est indiscutable qu’elles nous trompent, n’est-ce pas, frère ?… Qu’elles mentent parce qu’elles sont les plus faibles, j’y consens ; qu’elles se vendent parce qu’elles s’estiment, c’est justice ; car les femmes, tu ne le nieras pas, ne se donnent point, mais se laissent acheter ; avec de l’or, des prières, des bijoux, des fleurs, des trahisons, le mariage, n’importe ; et cela est peut-être équitable puisqu’elles n’ont pas vos passions et que vous n’avez pas leurs souffrances… Mais ce qui me révolte, c’est de les voir refuser la veille une égalité qu’elles réclameront le lendemain, et prétendre qu’on ne doit pas plus leur reprocher leurs plaisirs vendus, qu’on ne vous reproche vos plaisirs achetés ; elles sont comme un monarque qui garderait les honneurs et les pouvoirs, ordonnerait et pardonnerait, ferait la loi, ferait la guerre, et s’indignerait d’être seul responsable. »
Les déclamations qui soulageaient sa nervosité ne faillirent l’importuner qu’une fois : ce soir-là, tous deux se promenaient en silence au Longarno, et les étoiles chères à Dante scintillaient sur l’ampleur du fleuve.
Pierre revit son âme ancienne.
De confuses impressions, jadis aimées, sourdirent péniblement.
Qui n’a connu, dans les heures moroses, ce retour indécis des idées vagues, intimes cependant et profondes, dont la foule peupla nos instants de bonheur ? Elles sortaient de nous, alors, légères, à peine perceptibles, et glissaient autour de nos fronts qu’elles effleuraient d’une aile diaphane : puis elles ont disparu pour ne jamais plus revenir avec cette fraîcheur de rêve. Et, dans la peine, elles repassent, haillonneuses, mouillées de pluie, phalènes agonisantes et laides, papillons de nuit ; on les reconnaît pourtant, et, avec la rancœur d’un idéal désillusionné, on leur crie : « C’est bien, je t’ai vue, va-t’en ! »
— Va-t’en, se disait Pierre. À d’autres ! C’est fini pour nous, ces poèmes-là ! Nous sommes les expérimentés, maintenant !
Pour chasser son âme avec sa propre voix, il demanda tout haut : « Ne constates-tu pas que je ne suis plus le même ? Quand je me considère, je me trouve répugnant… C’est vrai, ajouta-t-il avec un éclat de mauvais rire… Bah ! Les hommes vous trompent jusqu’au point de tuer en vous toute naïveté, et quand c’est dûment achevé, ils disent que votre caractère est méprisable. »
Un couple d’amoureux, riant et se bousculant, et criant fort, les croisa sur le quai.
— Heureuses gens ! fit Desreynes.
— Pauvres gens ! reprit Arsemar. Il semblerait que rien ne fût plus égalitaire que l’amour, tâche procréatrice, consolation physique des cœurs… Peut-être n’est-ce ici que le dernier mot d’un orgueil outrageant, mais je ne puis imaginer que les natures grossières trouvent dans la volupté, sans raffinement, sans art, sans culte, les mêmes joies que nous y trouvons ; les en entendre parler me chagrine tous les sens, et si je n’avais de l’amour que leur part, vrai dieu, j’en ferais plus que fi !
— Sois indulgent, répartit Georges ; l’amour, c’est l’art pour tous.
Pierre, de nouveau, éclata de rire.
Puis, en lui-même : « Ah, tu ris ! Tu ris encore, tu ris à tout moment ! Tout te fait rire ! Tu vois bien que tu ne souffres pas ! Lâche, hypocrite, jette donc ton masque ! Pour quelle galerie joues-tu un rôle ?… Pour lui, hein ? Pour le faire croire au mal que tu lui dois ? Imbécile ! Tu poses pour souffrir… »
Au bout d’un instant : « Mais j’y songe : on pose pour ce qu’on voudrait être, c’est-à-dire, au fond, pour ce qu’on est ; donc, j’ai eu de la douleur, puisque j’en veux montrer. Ah, très drôle ! »
— De quoi ris-tu, Pierre ?
— Je m’amuse…
Après un quart d’heure de silence, il s’écria en frappant du pied :
— Je m’ennuie !
L’espérance, toute trompeuse
qu’elle est, sert au moins à nous
mener à la fin de la vie par un
chemin agréable.
Ils avaient passé trois semaines à Florence ; ils en passèrent deux à Sienne. La situation d’esprit qu’ils apportaient ici devait d’abord et pour un temps rester la même ; avec une nuance pourtant : à Florence où Jeanne était venue, Pierre la repoussait de lui ; à Sienne où nul vestige ne pouvait se chercher, il la chercha. Non plus comme à Venise où la passion criait ; mais au contraire par volonté froide, opiniâtre, et bien moins par véritable amour que par le besoin de réagir contre toutes les propositions de la vie. Ne pouvant rencontrer en aucun endroit le souvenir de sa femme, il quêtait des ressemblances de rues ou de monuments pour y évoquer celle qu’il avait promenée dans des endroits pareils.
— Se rappelle-t-on les absents plus que les morts ?… Oui, ou du moins plus longtemps. Parce que sans doute notre égoïsme encore espère d’eux, et que les morts ne donneront plus rien ?… Du bien ou du mal, il faut qu’on nous donne. Si je l’avais perdue par la tombe, qu’éprouverais-je ? De l’amour, de la peine ; ni rancunes, ni jalousies, ni haines, ni espérances de passage ; je souffrirais moins… Quel monstre je deviens ! Ah ! vis et sois heureuse, si tu peux !
Cette ville recueillie lui avait plu dès l’abord : sur la place du Dôme, il éprouva une extase d’art devant la façade blanche et noire aux rayures fanées ; une autre dans l’église, parmi les marbres ivoirins, usés sous la main des fidèles ; une autre au Palais public, où sont les fresques à fond d’or qu’une clarté oblique effleure d’en haut, et qui luisent dans le mystère des pénombres sous la grille de fer ouvragé.
Pierre s’efforçait d’analyser pour ne pas jouir : il n’y parvenait qu’à demi.
Nous sommes, en cette génération, les amants des harmonies délicates et mourantes, dont la beauté serait la sœur des vierges pâles qu’une douce agonie efface déjà des vivants ; nous chérissons, avec une émotion réelle, ce qui s’éteint ; les fresques effacées, les antiques palais, dont s’est peu à peu voilée la splendeur primitive, nous pénètrent pour elles-mêmes et pour leur âge d’un amour…
— Que nous n’aurions pas, dit Pierre, si nous les voyions telles qu’elles furent à leur naissance : la communion qui existe entre nous et elles n’exista pas toujours, et nous avons le tort de reporter sur une époque le charme dû au temps écoulé depuis cette époque. En sorte que nous n’avons pas en art les frères que nous pensons avoir : ceux-là qui nous séduisent eurent sur l’harmonie des sensations notablement différentes des nôtres, et le beau que nous admirons dans leur œuvre, parce qu’il est une analogie de notre âme, ils ne l’ont souvent pas connu et plus probablement encore ne l’auraient pas compris.
À l’intérieur du dôme, il ressentit une brusque colère, devant les mosaïques où sont représentées les sybilles païennes, portant l’inscription des oracles qui ont pu être considérés comme annonçant la venue du Christ.
— Les religions n’ont d’intolérance dans leurs scrupules que lorsque la tolérance ne peut leur profiter !
À table d’hôte, il se livra à une nouvelle indignation contre un Parisien qui remplissait la salle du bruit de ses saillies et de ses insolences.
— Et l’on dira que le propre de notre esprit est une insouciante gaieté, quand rien n’est plus soucieux qu’elle de l’effet à produire ! Ce monsieur cherche-t-il à se réjouir en elle ou bien à éblouir par elle ? Nous sommes chez nous plus énervants que tout autre peuple du monde, et nous devenons, à l’étranger, humiliants pour nos compatriotes.
L’homme pouvait entendre ; Georges essaya d’apaiser son ami.
— J’aime les violents, s’écria Pierre : ils sont dans notre politesse le dernier refuge de la sincérité.
Par degrés néanmoins, et malgré qu’il en eût, ses emportements se faisaient plus rares chaque jour ; il était obligé à de plus constants efforts pour garder sa malveillance ; Georges constatait avec une joie confiante ces symptômes d’un revirement prochain. La naissante accalmie des passions s’était, à Florence, dissimulée sous un instinct de combativité théoricienne ; mais cette sophistique anormale devait perdre ses causes médiates dans une ville dormante où moins d’idées se remuaient ; le bienfait de Florence devait se continuer plus sainement ici, et se totaliser ; la tête devait s’y rafraîchir avec le cœur.
La vieille et morne cité, quasi défunte et retrouvée après des siècles dans un coin du monde moderne, exerça sourdement la contagion de sa paix ; de l’une à l’autre des trois collines, ils allaient par les rues dallées à pentes rapides, qui dévalent et remontent comme de gigantesques V, ou bien serpentent étrangement, tortueuses, sans trottoirs, surplombées de voûtes et d’arceaux, sonores et profondes entre leurs murs bruns à marteaux de fer sous la surveillance rare des vastes fenêtres carrées ; parfois une paysanne, balançant les grandes ailes plates de son chapeau jaune, passait ; dès la nuit, la ville déterrée prenait des quiétudes d’outre-tombe ; les lumignons grinçants s’allumaient au bas des poulies ; quelques vitres s’éclairaient de distance en distance ; des escaliers mystérieux s’échelonnaient vers des arcades d’ombre bleue, s’ouvrant sur des pentes plus sombres, pointées tout au loin d’un fanal.
Par un de ces soirs hantés de moyen âge, ils s’étaient assis au pied de l’immense muraille qui derrière le Palais public s’étale comme un rempart de forteresse ; on entendait chanter des voix de femmes, avec des mandolines ; une fête ancienne s’évoquait, dans des satins et des brocarts, derrière les rouges croisées, là-haut.
Les deux hommes écoutaient en silence, par crainte de leur voix et des réalités ; ils renaissaient dans un monde d’autrefois ; leur propre existence diminuait en eux, des aventures surannées et des vœux romantiques éveillaient leur imagination : un spadassin soudoyé allait sortir par la poterne… Ils comprenaient la possibilité d’une vie à refaire, et l’accession de l’oubli ; confusément la foi voulait naître ; l’amitié semblait demander qu’on osât croire encore en elle.
Ils demeurèrent là pendant près de deux heures, et s’en allèrent, toujours muets.
Pierre marchait le premier.
— Est-ce bien moi qui suis, ou qui étais ?
Leurs pas tapaient les dalles, et l’écho s’en prolongeait dans le creux des rues minces.
Arsemar méditait sur son état présent, les transformations de son âme et les bouleversements de sa destinée. Des pensées nouvelles s’immisçaient dans les souvenirs et malgré lui le distrayaient ; Jeanne, qu’il voulait voir, le fuyait ; au regret de l’avoir perdue se mêla pour la première fois le regret de l’avoir connue…
— Hélas, notre vie ne dépend pas de nous : pendant que nous la préparons au gré de nos ambitions ou de nos rêves, que nous la préméditons avec un semblant de sagesse qui nous enjôle et qui nous leurre, il y a, deux cents lieues plus loin, un petit être quelconque qui ne sait même pas notre nom et qui grandit, sans nous prévoir, pour détruire notre songe et notre œuvre, et qui les détruira !
Mais par une sorte d’instinctive réparation, il se demanda : « Que devient-elle ? »
Il la chercha, femme esseulée, dans la ville où il l’avait prise, jeune fille en plein cadre de sa jeunesse ; il suivit la veuve adultère dans les salons où la vierge un peu grave passait jadis en robes blanches. Il écouta la voix berceuse qu’elle avait au soir de leur première rencontre ; il lui prit la main comme à cet autre soir des accordailles : reconnaissante et pure, elle se donnait à lui ; il la régénérait en de chastes tendresses ; mais lorsque, en descendant le cours des mois vécus, il vit l’enfant devenir une épouse, le charme bénin se rompit. Il jugea qu’il commençait à moins l’aimer, parce qu’il ne retrouvait plus en elle les promesses de la fiancée, et croyait voir une autre femme.
— Pourquoi l’adorais-je ainsi ? Était-elle née pour moi, et qu’avait-elle pour moi ?
L’amour qui s’analyse est tout près de finir : mais Pierre le savait, Pierre se le disait, et dans cette arrière-pensée il tâchait de considérer sa femme avec un désintéressement qui n’était que trop peu sincère.
— Si je me trompais ! Si je ne l’aimais plus ! Au milieu des tortures suraiguës qu’elles nous imposent à plaisir, les femmes tuent l’amour en rêvant de l’exaspérer… C’est peut-être ma douleur que j’étreins dans un tel acharnement…
Pourtant, il revenait vers elle, et s’y autorisait, et s’y conduisait, puisqu’il le pouvait faire avec plus de calme maintenant, et que demain peut être sa passion défaillante achèverait de la répudier.
Il songea que là-bas, dans ce coin de province on se gaussait de son malheur et qu’il se contait des fables ; il perçut le chuchotement de toutes les médisances, calomnies, éloges, persiflages, compassions, et la sentence dernière des mesquins égoïsmes devant la chute de ce qu’ils ont jalousé : « C’est bien fait ! »
— Bah !
Il renvoya cela aussi.
Il fut un jour assez tolérant pour se dire : « Si du moins elle n’avait pas pris celui-là ! Il me resterait un ami et je serais moins malheureux. »
La différence n’eût pas été sans doute si sensible qu’il estimait, mais il estimait ainsi.
— La douleur est un égoïsme qui se dévore ! Ce reproche que je formulais si gracieusement il y a deux minutes marque plus d’égoïsme que de tristesse. La perte de l’amitié commence à me chagriner, après la perte de l’amour. Indice ! Si lui me manque davantage, elle me manque moins : donc je l’aime moins, mille choses me le prouvent un peu chacune. Cela va bien !
Il continua la série des conclusions : trop de peine rend tour à tour subtil et stupide.
— Quand je ne l’aimerai plus, je ne souffrirai plus : voilà du pléonasme. Mais que deviendrai-je, alors ? L’ennui ! Sans fin, l’ennui ! Morne, plat, toujours le même…
L’ennui s’évoque par son nom : il naît d’avoir été pensé. Pierre en fut envahi : comme en Bretagne, comme à Florence ! À Venise seulement il n’avait pas connu l’ennui ; la torture seule avait pu l’en défendre.
— Sera-ce donc désormais la forme de ma douleur ?… Ma vie est définitivement brisée. Mais ? Est-il nécessaire de vivre, et vaut-il mieux vivre tel qu’on était hier, plutôt qu’au rebours ?
Le soir même, il proposa de se rendre à Rome.
Georges ne vit pas sans inquiétude la précipitation de leur départ : depuis plusieurs jours il espérait beaucoup en l’enveloppante austérité de Sienne ; avant de quitter cette ville, il eût voulu en tirer pour son ami toute la sérénité qu’elle semblait promettre ; dans la capitale, on retrouverait Jeanne et trop de vie. Il dut pourtant céder à ce désir qui se manifestait comme un ordre, et ne tarda pas à le regretter.
À Rome, la chaleur était accablante : des boulevards, des églises, des cafés, des palais prostitués, des passants à face d’électeur, des militaires satisfaits de l’être, des moines de toutes robes et des ecclésiastiques de toutes couleurs, la ville du dimanche au son perpétuel des cloches, et les gens, toujours les gens !
Pierre redevint bientôt plus intolérant et plus nerveux.
La jeune épouse avait passé là, mais par quel étrange phénomène ne reconnaissait-il plus, aujourd’hui l’auguste métropole des mondes antique et moderne, qui, au temps du bonheur, l’avait enthousiasmé ? Naguère, en posant le talon sur la terre deux fois sacrée, il s’était rempli d’un respect religieux, devant la double grandeur de la Rome impériale et chrétienne ; il ne ressaisissait plus rien des adorations premières.
Il voyait pour ainsi dire une autre ville : il entrait là comme dans une maison dévastée, au lendemain de l’attentat, et la haine du viol étouffait le culte des œuvres. Rome antique ? Une tombe polluée ! Sous l’effondrement des portiques, il cherchait en vain les toges aux longs plis et ne trouvait que les Marozia et les Zoé du xe siècle et des autres, sapant les murs, cassant les colonnades, fondant les marbres, charriant les briques du Palatin, déchiquetant les temples, pour bâtir des chapelles à leurs saintes patronnes et des forteresses à leurs amants, papes et barons, bandits pillards ! Les courtisanes et les voleurs de grands chemins ont gorgé la goule de leur avarice avec le cadavre des gloires ! Et sur ce qui resta debout, les spoliateurs gravant leur estampille ont revendiqué par leur honte l’honneur de n’avoir pas tout pris. « Pont. Max. » Ici, là, partout, sur chaque angle des rues, sur chaque ruine insuffisamment ruinée, arène, basilique, thermes, palais, forum, arc triomphal, sur le préteur et sur le peuple, sur le consul et le césar, sur la maîtresse du monde, en maîtres ils ont écrit leurs noms, comme si tout cela était leur œuvre parce que c’était devenu leur proie. La ville des Catons et des martyrs ? Allons donc ! Des ruffians et des guides ! Rome ? Non, la capitale des Italiens ! Encore le christianisme en cuirasse assassinait-il avec une certaine majesté de brute ! Mais voyez donc ceux-ci ! « S.P.Q.R. » Le formidable monogramme flambant d’or sous les aigles victorieuses, et devant qui tremblèrent cent patries, une croupissante vanité ose en apostiller la casquette des facteurs, des policiers et des boueurs, et les affiches de carnaval, et les réclames d’alcazar, et les bouches de l’égout ! Honte et pasquinade ! La catin a couché dans le lit de la reine morte, elle a vêtu sa robe, et va gueuser sous son blason !
Pierre souffrait à force de révoltes ; il vivait dans une si chaude irritation, que la colère lui permettait à peine de penser chaque heure à l’absente. Le souvenir de Jeanne, et de ses piétés sans morale qui l’avaient tant de fois agenouillée dans ces églises, l’aigrissait davantage contre l’inanité des cultes. Toutes ses émotions étaient interverties : à Saint-Pierre, devant le pouce de bronze usé sous les lèvres pieuses, il n’eut plus comme hier l’admiration pour la foi, mais le courroux pour les duperies théâtrales et la pitié pour les aveuglements. De chaque endroit, un nouveau dégoût le chassait : à Sainte-Marie-du-Peuple, un prêtre, qui officiait avec désinvolture, devant les fidèles écrasés sur les dalles, interrompit la phrase latine pour se retourner vers la foule, et cracha bruyamment contre les degrés de l’autel.
Tout conspirait pour chagriner son oubli ou répugner à son cœur.
— Allons-nous-en, répétait Georges : cette ville ne te vaut rien, et je me sens mal ici : l’air est accablant. Tout le monde a fui les fièvres, faisons comme le monde.
— Pas encore.
Les deux seules impressions sympathiques qu’ils purent obtenir à Rome leur vinrent au Colisée, par une nuit de lune, et sur la voie Appienne, au coucher du soleil.
Ce soir-là, ils étaient sortis par la porte Saint-Sébastien, quand leur voiture rencontra sur la route la bande des forçats qui rentraient du travail : les rayons obliques du jour déjà mourant baignaient de feu le drap rouge des vestes et les anneaux des chaînes, dans la poussière d’or qui se nuageait sous les pas : sur quatre rangs, les parias cheminaient au cliquetis des fers avec un visage tranquille qui reposait du proxénétisme : un enfant arrêté sur un seuil leur disait bonsoir en souriant… Lorsque Arsemar et Desreynes atteignirent la tour de Cécilia Metella, ils descendirent du landau : ils marchèrent entre la double rangée des ruines tumulaires, au milieu des marbres noircissants et des briques terreuses. Alentour, la campagne de Rome s’étendait immensément : par intervalles, des monuments crevés se dressaient sur le ciel ; des têtes de marbre dormaient dans le gazon ; sur les plaques on lisait de grands noms latins ; puis, au mur des tombes, des bas-reliefs rongés, des frises émiettées, des tronçons de colonne, des faces écrasées ; et, sur tout, le vaste silence du soir. La pierre milliaire se haussa dans le crépuscule. À droite, le soleil se couchait, sous une pourpre échevelée ; à gauche, l’aqueduc fuyait vers les confins de l’empire ou de la terre ; au fond, le mont Albain était tout violet.
Pierre dit : « C’est beau. » Il ajouta : « C’est bon. »
Ils avançaient toujours ; une fumée lourde cercla l’horizon. Les deux hommes s’arrêtaient à chaque pas. Soudain le froid tomba.
— Veux-tu que nous rebroussions chemin, Pierre ?
— Pas encore. On est bien.
Une fraîcheur humide pénétrait leurs vêtements : Georges frissonna. Ils mirent près de deux heures à regagner la voiture et rentrer dans la ville. Desreynes frissonnait souvent ; il ne put dîner, et le lendemain garda le lit. Un médecin prescrivit le repos : au terrible nom de quinine, Pierre fut épouvanté.
Il resta près de son ami.
— Cela ne va donc pas, mon pauvre Georges ?
Il venait devant le lit, et le bordait, rangeait les couvertures ou les oreillers, et sans bruit retournait s’asseoir.
À son tour, il se jugea coupable, et cette maladie, il la considéra comme son œuvre : depuis leur départ, n’avait-il pas fait vivre, dans les transes et les tribulations, celui qui s’était voué à le guérir et à l’aimer ; n’avait-il pas refusé de quitter cette ville ou l’autre se sentait languir ; n’avait-il pas, hier encore, insisté pour qu’on demeurât plus longtemps sur cette voie Appienne où la fièvre s’était déclarée ? Son imperturbable égoïsme avait appelé ce mal nouveau, comme s’ils n’en avaient pas assez déjà, en vérité ! Et Georges s’était soumis à tout, cédant et supportant, sans vouloir se plaindre, sans oser prier. Treize semaines de tortures ! Et voilà le résultat, bourreau !
La crise dura quelques jours ; dans son délire, le patient implorait des pardons et chassait des fantômes de femme. Il criait : « Les meules ! Enlevez ce foin ! Il me brûle ! » Il soupirait : « Je ne veux pas… » Puis : « Elle dit : De nos vertus… Poussière… » Ou bien : « C’est mon amant ! » Il éclatait de rire, et voulait la tuer…
Pierre en entendit trop.
Il se vit détaché d’elle moins qu’il n’avait pensé, et souffrit plus qu’il n’aurait cru ; mais il violenta ses tourments d’amour, et s’ordonna de les accepter comme un châtiment de ses égoïsmes.
Il partagea ce temps de la maladie entre les soins à donner, la douleur d’apprendre, et l’examen de sa conscience : les sursauts de colère dont il fut parfois secoué au passage des phrases qui narraient l’adultère, n’invectivaient que la traîtresse épouse ; dans l’ami qui se tordait là, Pierre ne voyait plus que la double victime d’une femme astucieuse et d’un homme cruel.
Il constata la sécheresse intellectuelle où sa raison était froidement descendue, et la sécheresse de cœur qui par degrés l’avait gagné. Ce regard attentif sur le méprisable moi qu’il avait pris occupa toutes ses heures ; et dès que Georges pouvait s’assoupir, Pierre, au lieu de dormir, méditait. Il comprit nettement une vérité qu’il avait entrevue par instants, mais à laquelle il s’était résigné, sous l’excuse d’une lâche impuissance : comme d’un compagnon seulement, il avait usé jusque-là du frère qui s’était livré sans réserve : dans le repentir, il lui rendit son cœur.
Lorsque Desreynes recouvra la raison, il ne se souvint pas d’abord ; il contempla la chambre, et Arsemar, avec une longue curiosité, qui lentement se fit inquiète, puis effrayée, quand la mémoire se précisa. Pierre s’approcha du chevet.
— Ami, dit-il, c’est moi…
Georges fixa sur lui ses grands yeux ronds, et, d’une voix faible, rassemblant son âme en deux mots, le passé, le présent, liant dès le réveil son remords et sa reconnaissance, il murmura : « Pardon… merci. »
Il se détourna vers le mur.
La convalescence fut pour chacun une époque bien heureuse.
— Viens près de moi, demandait le malade.
Pierre apportait sa chaise contre le bois du lit, et souvent ils se prenaient la main.
— Est-ce que tu souffres ? Que désires-tu ?
Il multipliait ces interrogations caressantes qui voudraient être une guérison. — À mesure que Desreynes reprenait plus exactement sa pensée, il appréciait avec plus de certitude le changement de Pierre et davantage en déduisait les promesses ; avec une joie d’enfant aux genoux de sa mère, ou d’adolescent aux premiers rendez-vous, il savourait la douceur de l’intimité reconquise. Leur misère lui semblait moins profonde. Il bénissait son mal, pour y avoir retrouvé leur vie et l’amitié. Il se confiait en l’avenir.
Notre intelligence nous est-elle autre chose qu’une source de misères ? Dans la maladie, où nos facultés baissent en raison de notre épuisement, nous acceptons notre sort, tout déplorable qu’il est, avec moins de tristesse et de rancune que nous n’en dépensions pour accepter la vie, quand nous étions à l’état de santé.
Arsemar puisait dans sa contrition une sérénité analogue, et à chacun l’émotion d’être meilleur et d’être aimé rendait les destinées plus acceptables.
Cette joie était pourtant, chez Desreynes, traversée d’une crainte : il avait peur, non pas de disparaître et de laisser son ami seul, car l’affaiblissement de nos forces physiques nous rend moins accessibles au sentiment de nos devoirs ; non pas de mourir, car les convalescences croient en elles : mais au contraire de guérir. Il s’inquiétait des phrases rassurantes que chaque soir leur prodiguait le médecin, et quand l’homme de science disait : « Encore cinq jours… quatre jours… trois seulement… » Georges ne répondait à la satisfaction d’Arsemar que par une muette anxiété, et se demandait : « Quand je ne serai plus malade, m’aimera-t-il encore ? »
— Qu’est-ce donc, pensait-il, que la douleur du corps ? La bonne douleur, et comme elle vaut mieux que les tourments de l’âme ! Ai-je vraiment souffert ? Je ne m’en souviens pas.
Il rêvait de rester des semaines dans cette chambre close, et sur ce lit sans trêve.
Il osa parler de ses incertitudes, et Pierre l’interrompit d’un mouvement si ému que tous deux en furent rassurés.
Ils causèrent ; ils épanchèrent les secrets trop longtemps contenus. Georges pouvait dire quelles circonstances involontaires et imprévues l’avaient séduit près d’une femme qu’il détestait ; quelles angoisses l’avaient crucifié depuis lors, et quelles terreurs l’avaient assailli sans repos. Pierre pouvait écouter : il expliquait lui-même les raisons d’amoindrir la faute.
Il consolait !
Il s’humiliait aussi dans la confession de ses indifférences et de ses cruautés ; il demandait pardon aussi : Georges à son tour le consolait.
Arsemar répétait :
— Je t’ai fait bien de la peine. Mais, va, c’est fini, tu vois bien… Le reste finira aussi. Cela passe.
Il ajoutait :
— L’amour s’éteint, l’amitié dure.
Il espérait ainsi.
N’est-ce pas un commencement de guérison, que d’espérer la guérison et d’y croire ?
Pierre n’y croyait pas toujours, mais parfois…
Dès que le malade put se lever, ils quittèrent la capitale.
Cette journée en wagon fut un de leurs plus agréables voyages. Au milieu des paysages changeants, tour à tour montueux et plats, les deux hommes, seuls et comme visités par la nature qui passait, jouirent pleinement du bonheur d’être ensemble ; dans cette solitude qui roule, on eût dit que leurs sentiments participaient au vestige de la fuite : cette hâte d’aller exerçait une sorte de contagion sur leur hâte de revivre ; la foi s’accélérait en eux, comme les plaines autour d’eux ; leurs regards allaient des coins de bois qu’on ne devait plus revoir aux sourires qu’on verrait toujours.
Courons sans but ! Ils songeaient à courir jusques au bout du monde ; et plus ils s’éloigneraient d’ici, plus ils se rapprocheraient l’un de l’autre.
De là, en Grèce, puis en Turquie ; et toute l’Asie !
C’est fini ! La guérison les enveloppait ; la croyance les enlaçait ; ils étaient envahis de leur bonheur.
Rentre au tombeau muet où l’homme enfin s’abrite,
Et là, sans nul souci de la terre et du ciel,
Repose, ô malheureux, pour le temps éternel.
Presque avec regret, ils s’arrêtèrent à Naples, parce qu’ils l’avaient décidé ; mais chacun pensait n’y pas rester longtemps, et chacun sans le dire, car il ne fallait pas craindre tout haut que rien pût arrêter les progrès de la délivrance.
Ils durent en convenir pourtant, dès le second jour.
Jeanne était dans les rues ; Pierre la fuyait ; Georges la flairait.
— Allons, allons, disait Arsemar, il faut se vaincre. Voilà l’épreuve définitive.
Il avait vu Naples pleine de poésie et de couleur, une fête de lumière ; il ne la vit plus que pleines d’ordures, une léproserie, une bagne de vermine.
Il luttait pour trouver belles des choses qui devant lui avaient cessé de l’être ; il sentait la sérénité lui échapper ; pourtant, il prétendait rester là, afin d’y conquérir virilement la libération promise ; dans la lutte, déjà, il s’énervait : un fourmillement de fièvre agaçait sa pensée.
Trois fois, en parlant à Desreynes, il ne put retenir ces phrases stridentes, qu’on lance à coups de cravache, et qui font souffrir celui qui les entend moins que celui qui les prononce.
Cependant, il aimait l’ami, et non plus l’amante : il le voulait ainsi.
Le second soir, il lui sembla presque qu’il n’aimait ni l’un ni l’autre.
Allait-il s’effondrer encore au fond des nihilismes qui l’avaient empoisonné dans la haute Italie ? L’anxiété, sans doute, ne valait rien ? Il eut peur de faillir.
— Partons, dit-il.
Ils descendirent à Pouzzoles ; assailli par les guides, il leva sa canne sur l’un d’eux ; leur foule hua.
— Marauds, cria-t-il, arrière !
Il en eût assommé quelqu’un.
— Pardieu ! Je regrette le temps où pour vingt-cinq sous mes aïeux avaient le droit de vous rompre le crâne !
Puis, comme les autres reculaient : « Est-ce bien moi, pensa-t-il, qui dis de semblables sottises ! La plèbe vous rend marquis ! »
Que lui importaient l’amphithéâtre où Néron joua devant la foule, et le temple d’Isis ?
Il jeta comme un autre son caillou sur la Solfatare
— Allons à Cumes.
Ils pataugèrent dans le bourbier de la Sibylle : que lui importait l’entrée des Enfers ?
— Allons au cap Misène.
Qu’importaient la route d’Énée et la splendeur de la mer poétique, et les îles lointaines ?
— Passons à Capri.
Ah ! Ces belles filles aux lèvres rouges, aux dents luisantes, aux yeux mouillés, aux seins bombés, au pas lascif : femelles !
— Gardez vos coqs, les poules sont dehors !
Il acheta un collier de coraux : « Voilà pour ma prochaine fiancée. »
Le lendemain :
— Viens à Sorrente.
Le flot chante au pied des falaises, et l’air sort des fleurs : dans une de ces grottes, Jeanne et lui se sont arrêtés sous une bleue après-midi, et se sont longtemps embrassés.
Le calme s’en va : plus il fait effort pour le retenir, plus il le perd, et la fièvre d’efforts allume son sang ; il n’a plus de sommeil.
— C’était donc un mensonge, cette paix de l’autre jour ? C’était donc une folie ?
Il n’insulte plus Georges ; il le caresse : mais pour se contraindre à l’aimer.
— À quoi bon méditer, juger sa conscience, faire des plans, faire des vœux ? En vérité, je n’aime plus rien. Ce n’est plus moi qui vis : c’est un être inconnu avec ma ressemblance, et qui m’obsède… Si notre corps se mue en sept tours d’années et change tous ses atomes, si notre âme se renverse à la secousse des événements, que reste-t-il donc ? Si notre essence est une perpétuelle métempsycose physique et morale, de quel droit croire à notre identité et pourquoi tenir à la vie ? L’homme n’existe-t-il pas aussi bien quand il n’est plus qu’une touffe d’herbe sur son sépulcre ou un anneau de larves sous la terre ?
L’ancien moi ne revenait en lui que pour pleurer sa propre mort.
— Je ne souffre plus, c’est évident. Je ne pourrai donc même pas souffrir !
Sa douleur, qu’elle fût inavouée ou abstruse, s’envenimait du remords et de la honte de ne plus l’absorber tout entier. Il fallait souffrir, aimer : l’un ou l’autre, ou les deux ! Mais ni l’un ni l’autre, c’était peu : immoral, plat, bête, ennuyeux !
— Allons à Castellamare.
Pendant que la voiture, au sommet de pentes rapides, longeait les côtes, il oublia qu’il avait tantôt dénié son enfer :
— Ma vie est courte, mais ne puis-je pas dire que c’est une douleur éternelle, celle qui tiendra toute ma vie, puisque les temps qui s’écouleront après ma mort seront pour moi comme s’ils n’existaient pas, puisque cette vie est toute ma part d’éternité ?
Après un long silence il dit, d’une voix perçante et rauque :
— Georges ! Nous sommes les traîne-malheur !
Il éclata de rire ; ce rire fit froid à Desreynes.
Celui-ci, depuis leur départ de Naples, ne savait plus, ne vivait plus, cherchait, puis renonçait : cette violente réaction le désespérait.
De même que Pierre ne se semblait plus avoir ni haine ni amour, Georges ne se trouvait plus de remords.
Ils étaient déséquilibrés.
Ils avaient supprimé le mal ancien, et leur cœur s’en était pâmé : mais tout cela n’était que pour réédifier un mal nouveau.
— L’horrible sous-préfecture ! fit Pierre, en dévisageant, sur la place de Castellamare, les badauds expectants qui les contemplaient de loin, avec la froideur antipathique dont toute l’Italie honore ce qui parle français.
Le soir, il dit :
— Allons à Pompéi.
La journée était belle ; le vent de la mer soufflait doucement ; devant eux, le Vésuve fumait.
— Ce volcan m’horripile, depuis que nous tournons autour : je voudrais bien voir autre chose.
Il s’amusa à quelques sophismes : « Accepter la mort pour éviter une douleur légère à ce qu’on aime, n’est-ce point la plus forte preuve d’amour ? — L’homme qui se tue pour une peine futile se donnerait donc à lui-même la suprême marque d’amour.
— Or, plus l’existence sacrifiée était heureuse, plus le sacrifice en est grand : en sorte que d’un heureux et d’un misérable qui se tuent, c’est l’heureux qui, plus que l’autre, se donne une immense preuve d’amour. »
Il rit, et, comme Georges l’interrogeait sur la cause de sa gaieté, il répondit :
— Si je déclare que le suicide est la plus grande preuve d’amour qu’un homme heureux puisse se donner, on rejettera le paradoxe ; mais si j’affirme simplement que le suicide est la plus grande preuve d’égoïsme, on m’approuvera sans hésiter. Pourtant qu’est-ce que l’égoïsme, sinon l’amour de soi ? »
Desreynes, en pâlissant, s’efforça de sourire ; mais désormais il évita de permettre un seul instant de loisir aux silencieuses rêveries.
Ils parvinrent à Pompéi.
Quand arriva la nuit, la ville morte, sous leurs fenêtres, dormait comme une vaste tombe, dans la paix bleue : au-dessus, le volcan flambait rouge, phare de mort, fanal de la nature à l’orgueil des hommes sans cesse avertis de leur néant, perpétuelle menace aux peuples qui osaient bâtir là des foyers, et dont l’accoutumance oubliait d’avoir peur.
— Quoi ? Un mode de passer outre, ajouté à tant d’autres… Le volcan n’est pas plus dangereux qu’un fiacre ; il travaille par intermittence et n’écrase pas en tas plus de gens que nos carrefours n’en écrasent en détail. Les plus grandes choses sont banales… Où est l’Éden ? Où la sécurité ? Quand on ne risque pas sa peau, on risque son âme… La mort nous guette à tous les coins. Qu’elle nous prenne donc, elle ne prendra rien qui vaille !
Dix minutes plus tard, il considéra :
— Je suis un niais : je m’offre dans le vague des pessimismes allemands, et je ne souffre même pas… Mais, à quoi bon souffrir ?… Vraiment, Georges m’agace avec ses perpétuelles interruptions : on ne peut lier deux idées… Se tuer, ce n’est pas renoncer à la vie, mais à la forme de vie que l’on a : c’est affirmer, par une protestation contre les occurrences, l’amour d’une vie qui serait autre… Mais, à quoi bon une autre vie ?… Je m’assomme.
Il se montra gai, et sans contrainte ; il le constata :
— Voilà que je ne m’ennuie même plus !
Au matin suivant, ils pénétrèrent dans les fouilles ; il dit en entrant : « Revoyons cette colonie anglaise. »
Ils allaient par les rues lourdement dallées, des maisons aux places publiques, stationnant devant les fresques ou se courbant sur les mosaïques. Et Jeanne était partout.
Jamais il ne l’avait tant vue, ni si bien.
Elle n’était donc pas morte ?
— Va-t’en !
Elle l’attendait au coin des voies, à l’angle des murs, derrière les colonnades ; elle lui sautait au cou, elle lui baisait les lèvres.
Brusquement, intensément, elle le reprit.
Il l’aima de toute sa haine.
— Ces pas, dans la maison du Faune ?… Cette voix de femme, chez Méléagre ?
Si elle avait, elle aussi, refait le pèlerinage de leur amour ? Car c’est cela, sans l’avouer, qu’il venait de faire à travers l’Italie, et l’on était au bout, et c’était donc fini !
Elle, partout.
Il questionna le gardien : « N’avez-vous pas vu une dame brune, française, élégante, de taille moyenne ? »
Desreynes se retourna avec stupeur.
— Quand tu me regarderas ! Qu’y a-t-il d’extraordinaire dans ce que je demande ?
Au Musée, devant le moulage des Pompéiens nus et surpris sous la pluie de cendre, Jeanne avait osé une timide grivoiserie, puis elle avait rougi jusqu’aux ailes de son petit nez fin, qui palpitaient dans le rire contenu… Il eut un trouble à cette vision.
En descendant sous la porte Marine, il voulut retourner sur ses pas et remonta dans la ville.
Avec une superstition païenne, il revint au temple de Vénus. Il vit Georges monter sur le soubassement, s’arrêter et se baisser vers le tas blanc des mosaïques décarrelées qu’il ramassait dans sa main gauche : Jeanne avait fait ainsi, à cette même place, et, accroupie, elle s’était retournée vers lui, avec son rire de carmin, en jouant aux osselets, comme une fille antique, et les dés de marbre claquaient en retombant sur ses doigts effilés.
Il s’enfonça dans le dédale des rues ; il marchait d’un pas si rapide que Desreynes et le guide avaient peine à le suivre.
Georges était dans une grande inquiétude.
Pierre avait l’aspect d’un fou.
— Il faut qu’elle soit là !
Dans la villa de Diomède, il se pencha sur le sable pour y chercher des traces. Elle avait passé par ici ! Était-elle à jamais introuvable ?
— Tu as perdu quelque chose ? dit Georges.
— Oui.
— Quoi ?
— Rien !
Il vint vers l’autre, et avec rage, il répéta : « Rien ! »
Qu’était-elle, en effet, sinon rien, la maudite, l’adorée ?
Au seuil du cirque, il attendit Desreynes ; il le fixa d’un œil furieux, puis, le prenant par le bouton de son habit qu’il secouait d’un mouvement sec et anguleux, il déclara avec un calme terrible : « Il y a des moments où je te hais. »
Il sortit de là comme un homme ivre qui revient au plein air.
— Quelle heure est-il ? Déjeunons et montons au Vésuve.
Ils prirent des chevaux et partirent : à travers les villages dix fois ruinés, les jardins luxuriants, les vignes gigantesques, les laves noires, ils gravissaient la côte, en silence, au pas rythmique et lent des trois montures, dont le balancement berçait leurs songeries.
Le soleil leur plombait l’échine.
Ils avançaient, avec leurs rêves assoupis.
Arsemar s’était calmé, sous le poids du jour.
Georges disait :
— J’ai tout éprouvé, je n’ai rien trouvé.
Et Pierre :
— J’ai cru tout fait ; rien n’était fait.
Il méditait, en regardant les deux oreilles du cheval las, qui oscillaient de bas en haut dans la cadence pénible de leur ascension.
Des sentiments confus dorment sourdement dans notre âme, sans qu’elle ose seulement se méfier des occasions qui les font naître. Quelque jour, on imagine qu’ils pourraient exister, et c’est la première marque qu’ils existent. On n’en voit d’abord que le côté irréalisable, dangereux, criminel. La conscience en écarte paisiblement la pensée, comme on renvoie de la main la fumée d’un cigare, et les oublie. Le temps va : ils incubent ; la confiance en soi-même fait autour d’eux une paix d’ombre où s’abrite leur éclosion ; ils bougent : l’âme qui les sent frémir se rassure dans sa force, et ne s’en trouble pas plus que d’un rêve après le sommeil ; ils grandissent : on sent qu’ils sont là, et l’habitude leur fait un lit. Combien de temps encore ? Ils se lèvent, on prend peur : ils ont la voix d’un maître et la brutalité d’un bourreau, et tout se tait pour eux quand leur jour est venu de crier : « Me voilà. »
— Mourir ! Finir !
L’idée du suicide était en lui.
Il fut plus étonné qu’effrayé de la voir si puissamment assise, et constituant pour ainsi dire une essence de sa personnalité actuelle ; elle n’habitait pas en lui, elle était lui. À l’examen de ses actes récents, il constata qu’elle avait obscurément présidé à toutes ses décisions, à ses pensées, à ses pas même, ses pas hâtifs qui couraient avec impatience vers le terme de leur voyage : car, où Jeanne s’était arrêtée, on s’arrêtait.
— Comme j’ai vécu vite !
Sa conduite des derniers jours, la multiplicité et aussi la constance des sentiments qui l’avaient travaillé dans cette unique semaine, les heurts, les ressauts, les arrivées, les fuites, tout, les impressions et les faits s’étaient succédé, poursuivis, chassés l’un l’autre, avec une rapidité qui lui donnait maintenant le vertige.
En une si courte durée, l’amitié, le remords, la honte, l’espoir, l’ennui, le découragement, la peur, le désir, le dégoût, l’amour, la haine, la mort ! Il avait résumé la vie entière en une semaine, et le reste, s’il persistait, ne saurait plus être qu’une écœurante et banale répétition, interminablement la même.
— Non, cria-t-il, je veux vivre pour savoir jusqu’où l’on peut souffrir.
Mais il ne souffrait pas.
— Nous étions si heureux, en quittant Rome ! Pourquoi cela ne reviendrait-il plus ?
Quand on eut traversé la région des pins et des genêts, ils quittèrent leurs chevaux et gravirent à pied, sur les laves durcies qui renflaient les courbes folles de leurs torrents figés ; quelques fleurs exilées s’épanouissaient sur le métal. Le sol devint rouge et friable, puis d’un brun terreux, puis, commença le pays noir. Sur la pente abrupte, ils s’enfonçaient jusqu’à mi-jambe dans un gravier coupant comme du mâchefer. On entendit le bruit rauque du volcan et des avalanches. Un froid glacial courait sur le flanc du cône ; des nuées pâles, en foule, en cercle, montaient à l’assaut du sommet, dans le vent rapide. Ils atteignirent un sentier qui glissait entre deux lignes de roches : des trous d’ombre étaient pleins de neige ; les gouttes suintaient ou claquaient sur la paroi déchiquetée.
Brusquement, la bise cessa, la chaleur fut celle d’une étuve, l’air s’emplit d’une odeur de soufre : les croûtes brûlantes avaient sous leurs pas la sonorité du verre ; autour d’eux, dans l’anfractuosité des rocs, fumaient de petits cratères. Le Porphyrogénète avait, dans son palais, étendu, sur le gris des laves, de fulgurants tapis qui se juxtaposaient avec une satanique harmonie : des velours non rêvés où la sourde richesse des bruns sans nombre se mariait à l’éclat de tous les rouges, vermillons, carmins, pourpres et saturnes, des ocres violents ou câlins qui se nuançaient jusqu’à la presque blancheur, des verts violents ou tendres comme des pousses en avril ; puis dans d’étroits ravins, des peluches violettes et mauves où glissent les blêmes courants d’une haleine sulfureuse… Pierre se retourna. Ils étaient dans un cirque fermé par le surhaussement des coulées anciennes, qui se crispaient convulsivement, se tordaient dans une douleur fantastique, et se cabraient, se déchiraient de cent mille angles, lançant à travers la nue leur infernale chevauchée, comme un troupeau de chimères, sur la vapeur opaline du ciel ; et derrière celles-là, d’autres batailles encore, plus grises, et d’autres, qui semblaient sans fin, profilaient sur le vague leurs nettes découpures ; à gauche, entre deux montagnes éboulées, un gouffre, et par delà, pareille à une montagne ronde et plus haute, dans la perspective des horizons montait la plaine voilée de buée, d’un bleu suavement gris, d’un bleu béni, que les villages et les routes pointaient ou rayaient d’exquises taches rosées, et sur lequel les reflets semaient des étoiles.
De l’autre côté, se bombait la mer diaprée.
En haut, avec un fracas de fusillade lointaine, dans son nuage blond comme des corps de nymphes, le volcan crachait au loin des blocs spongieux qui, fusant et hurlant, noirs et difformes, tombaient de toutes parts, ainsi que des tronçons d’arbres tordus.
Arsemar vint s’asseoir au bord de la rivière incandescente qu’une source de feu vomit avec lenteur, et qui flue, rouge parmi les scories, haletante comme une poitrine, sous son vent embrasé qui siffle, et darde dans l’air une stridence aiguë.
Un homme y planta son bâton, et le bois, dès qu’il toucha le flot pâteux, s’alluma.
— Se jeter, là dedans, la face la première ! Je n’aurais même pas le temps de le savoir !
Le rayonnement du brasier lui cuisait le visage.
— J’aurais certainement, moins qu’ici, de souffrance physique… Vrai, la mort est une banalité, une réputation surfaite !… La peur d’elle n’est pas un instinct, car des peuples entiers l’ont ignorée… La douleur d’elle n’est qu’une fantaisie de notre imagination, qui croit à la nécessité de souffrir beaucoup pour mourir, puisque l’on souffre tant sans pouvoir en mourir. La véritable mort est dans la résignation au trépas : difficile, d’où lutte, d’où sanglots et terreurs d’agonie… Mais, moi, je suis déjà mort, puisque je suis désireux de l’être, intimement mort… Un pas manque, rien de plus.
Il revint au pied du cône et s’assit encore : les masses ignées pleuvaient autour de lui. Une donc ne le traverserait pas, trouant sa chair d’une boule de feu ? Il la renfermerait dans ses entrailles grésillantes, et ce serait fini !
Tout à coup, il se précipita à l’escalade du volcan. Les guides stupéfaits l’appelaient à grands cris. Georges se lança à sa poursuite, et les guides derrière eux. Pierre montait, sauvage, des pieds, des genoux, des mains ; il râlait dans les fumerolles. La pluie de laves se faisait plus dense.
— Encore !
Georges, dans les vapeurs, ne le distingua plus.
Là bas, les gens criaient.
Leur voix grêle se mêlait aux tonnerres.
Enfin, Pierre, étouffant, s’affaissa : les guides le rejoignirent avant Desreynes et l’entraînèrent de force ; un d’eux avait la main brûlée ; ils dévalèrent sur la pente.
Georges tremblait sur ses jarrets cassés d’effroi.
Il savait, maintenant, il était sûr.
À cela donc, tout avait abouti !
Il rassembla dans son cœur une force d’homme dont nul ne l’aurait cru capable ; une volonté de Titan naquit de son épouvante ; la révolte décupla sa virilité : puisqu’il avait affaire à un fou, il le traiterait avec un despotisme de tyran ; pardieu ! dans sa rage de le sauver, et fou à son tour, fou de sa force et de son vouloir, il l’eût presque tué pour l’empêcher de mourir !
Il l’empoigna par le coude et lui fit descendre la montagne : sans mot dire… Pierre se sauvait en avant, par immenses enjambées, avec une gaminerie d’enfant. Georges le planta sur son cheval, que Pierre fit galoper au risque ou dans l’espoir de se rompre le cou.
Ils arrivèrent à Pompéi : Arsemar dîna d’excellent appétit ; il souriait ; il monta sur la terrasse de l’hôtel, au lever de la lune qui d’un argent doré glaçait les champs de fèves, si bleus, si placides, rayés de noir par la profondeur des sillons, pareils aux vagues d’une mer morte.
Georges le suivait pas à pas. Il coucha dans sa chambre. Pierre souriait.
Au matin, Desreynes boucla les valises, et sans demander avis, fit atteler une voiture. Arsemar le laissa tout faire et se laissa conduire en souriant : comme ils passaient devant Portici, il sifflota gaiement un air de la Muette.
Depuis la veille, ils n’avaient pas échangé une parole.
Le jour même, ils partirent pour Palerme : Pierre obéissait sans quitter son énigmatique sourire.
Cette ridicule et périlleuse attitude ne pouvait se prolonger ainsi ; Georges parla : on lui répondit, d’un ton ironique, quelque banalité qui voulait mettre un mur.
La nuit vint.
Arsemar, accoudé sur le bastingage, regardait les eaux montueuses dont la sombre épaisseur remuait par myriades le peuple des phosphorescences ; la lune glissait son miroitement sur la pente et dans le creux des flots ; l’écume chantait à la proue. Il humait le vent de la nuit, et se berçait dans les tangages.
La résolution de mourir, qu’il avait gestée sans le savoir, et proclamée dans la démence, cent fois depuis hier il l’avait reprise et arrêtée : non plus gravement, mais avec la rancune taquine d’un espiègle qui veut se venger : restaient seulement à chercher l’occasion et le moyen.
Cependant, l’inéluctable paix de ces deux forces, la mer, la nuit, le gagna peu à peu.
La certitude que bientôt il ne serait plus acheva de lui rendre, sinon la sérénité, du moins la raison qui pèse la vie.
Desreynes était à son côté : cette persistante surveillance qui l’avait offusqué tantôt le toucha maintenant. Malgré tout, on l’aimait. Encore une fois il eut honte et remords. Quel chagrin ne léguerait-il pas au frère abandonné ?
L’âme s’épure, devant la tombe qui s’entrouvre.
Il ne s’agissait pas de sa mort, mais de la leur.
— Ce qu’il a fait par égarement, je le ferais par volonté !
Le survivant survivrait peu, et telle était encore la meilleure espérance qu’il pût se permettre en partant, car le trépas serait, pour cet autre damné, le seul refuge, le seul accueil, le seul oubli.
— Ma vie m’appartient, mais, la sienne ?
Déjà les côtes ne formaient plus à l’horizon qu’une bande inégale et d’un bleu épais : au-dessus flambait le phare du Vésuve.
La mer les berçait toujours,
Arsemar, de plus en plus, se rendait à l’impossibilité du double meurtre ; il avait trop peu de vanité pour songer que le suicide est lâche ; mais il avait trop de bonté naïve pour ne pas se convaincre que ce suicide serait un crime.
— Nous vivrons.
Hélas ! Cette tranquillité relative qu’avait donnée la mort prochaine s’évanouit avec le droit de mourir ; la conscience du devoir accompli en voulut rendre une autre, mais plus vague et moins puissante : elle lui eût certes suffi en d’autres temps, mais l’homme épuisé ne portait plus en lui le ressort de ses vertus premières. Donc, il retomba dans l’anxiété de vivre. L’avenir lui parut long d’une éternité : c’était comme une nuit d’années sans terme, un marasme qui ne ressemblait à l’existence ni au néant, l’écrasante insomnie d’un homme qui sans bouger ferme les yeux, et pendant un siècle attend le bon dormir… Il sentit l’idée de la mort remonter perfidement sur son âme, et par minutes, il faiblissait ; il se déféra le serment d’être fort et ne point faillir, mais il n’osa jurer.
En face d’eux, et par derrière la chaîne des monts, une rouge aurore teinta un coin du ciel, et disparut : c’était l’Etna.
Pierre, entre ces deux feux, voyait l’image de sa destinée : qu’il allât ou qu’il vînt, l’enfer !
Il vivrait ! Il devait vivre !
À peine descendu à Palerme, que pourtant il ne connaissait point, il proposa doucement d’en repartir.
— Soit. Veux-tu que nous passions en Grèce ? En Afrique ?
— Je suis las. Retournons.
— En France ?
— Oui.
Ils visitèrent le Palais et la Cathédrale ; dans la chapelle de Sainte-Rosalie, une voix française leur cria : — Il faut venir si loin pour se rencontrer ! Les montagnes seules…
M. le substitut Perrenet les aborda avec les marques d’une joie vive. Le comte lui rendit assez froidement ses politesses.
— J’ai quitté Lyon depuis quelques jours…
Arsemar pâlit ; Georges emmena l’intrus. Il apprit sans trop faire violence à la discrétion du jeune magistrat que la comtesse avait tout dernièrement donné à sa ville l’esclandre d’un roman d’amour, où le capitaine B. de R. avait joué le plus beau rôle.
— Mars et Vénus, concluait le spirituel gazetier ! Ce pauvre M. d’Arsemar en a l’air vraiment affecté.
Desreynes prit congé, pour ne gifler personne.
— Qu’est-ce qu’il t’a conté ?
— Rien.
— Tu as un air, pourtant…
— Moi, non ?… Je suis fort gai.
Le paquebot qui les avait conduits devait reprendre au soir la route du continent : les bagages ne furent même pas déchargés.
Pierre, cette nuit encore, demeura sur le pont ; Georges, harassé, resta près de lui.
Arsemar pensa qu’il était cruel d’imposer au convalescent ce dangereux excès de fatigues. Mais cette nuit était si bonne et reposante au cœur ! Il jura de ne pas mourir…
Une autre chose aussi le retenait dehors. Fréquemment il parlait le premier, et par vingt ambages ramenait la conversation sur le compatriote de Jeanne ; il voulait savoir. La réserve de Georges inquiétait sa curiosité, et la changea en une étrange et confuse jalousie. Il devinait déjà, et pour apprendre, se faisait caressant.
— On t’a appris, n’est-ce pas, quelque nouvelle vilenie… Tu peux me dire, mon petit Georges… Je suis tranquille, tu vois bien… Dis-moi…
— Mais on ne m’a rien rapporté d’intéressant, je t’assure. Elle est chez son père, en bonne santé.
— Ah !…
Puis :
— Regarde combien tu es menteur. Tantôt, tu ne voulais même pas m’avouer cela. C’est donc qu’il y a autre chose ? Dis-moi le reste.
— Mais, ami, je me taisais simplement pour ne point parler d’elle.
— Tu mens encore.
Puis, de soudaines colères le prenaient contre le silence de Georges, et parmi elles, venaient les mauvais reproches.
— À quoi bon se dévouer pour qui me rend si peu !
La perspicacité du malheur, qui toujours en pressent ou même en désire un nouveau, l’assurait de quelque trahison d’épouse, ajoutée encore à la première : il ne manquait à sa certitude que le complément d’un récit. Il fut bientôt si convaincu, qu’un revirement d’idées en résulta chez lui. S’il se trompait dans ses soupçons, l’injure d’une croyance si blessante devait se réparer : la passion qui se cachait sous le prétexte de justice osa concevoir une hypothétique espérance. Il joua sa vie sur un dé.
— Si je l’ai diffamée, je répare, et je la reprends : si j’ai cru vrai…
Il ne se permettait plus de dire : « Je me tuerai. » À peine se permettait-il de le penser. L’heure de sentir, l’heure de raisonner, elles n’étaient plus : il subtilisait seulement : et presque sans douleur, sans amour. La lutte n’était plus dans son cœur, mais dans sa tête.
Il harcelait son compagnon.
— Si tu savais ce que je te sacrifie, toi qui ne veux même pas me raconter cela !
Ils débarquèrent à Naples.
Desreynes, obsédé, en vint à peser les avantages et les dangers d’un aveu : il persista dans le silence.
Tout le jour, ils se traînèrent par la ville.
— Georges, j’ai une idée : veux-tu rentrer au Merizet ?
— Ami !
— Je suis très calme : la guérison s’achèverait d’un coup. C’est le plus sage, va ! Bientôt, voici l’automne. C’est beau, l’automne, au Merizet.
— Plus tard…
— Maintenant ! J’irai seul si tu ne viens pas.
Il en causa jusqu’à la nuit ; nul argument ne put le dissuader ; il voulait partir le lendemain. Il se fit, de cette menace, une arme pour forcer le mutisme de Desreynes. Puis, il parlait de retourner à Palerme et d’y chercher M. Perrenet ; il parlait aussi de reprendre sa femme.
— Eh ! Garde le, ton secret ! Elle a un amant ! Je le sais bien.
Desreynes ne répondit pas.
Arsemar, sombre, le regardait de côté ; il porta la main à ses yeux et se mit à marcher.
Au bout de quelques secondes, il dit simplement :
— Tu vois bien que je le savais.
Le lendemain, il ne parla plus de retour ; à peine même y songeait-il, avec autant d’ennui qu’à la pensée de demeurer ici.
Silencieux, il errait dans un morne désœuvrement.
Tout désir était mort en lui ; l’espérance, ainsi que le désir, était un mot vide de sens.
Les réalités s’estompaient sous une brume incertaine ; le monde contingent ne se manifestait à lui que comme un rêve, et son passé comme le souvenir d’un rêve.
Il crut par instants que Jeanne n’existait point, et qu’il l’avait imaginée ; il ne parvenait qu’avec peine à restituer ce visage de femme.
Encore, il douta de sa propre existence. Il subsistait non seulement hors de tout, mais hors de lui-même, abstrait et désintéressé de lui comme des choses, suspendu dans une sorte d’attente, qui était l’attente de rien. Sa vie ressemblait à un homme accroché sous la nacelle d’un aérostat immobile, plus haut que les vents ; il était un pendule conscient qui voit s’alanguir et diminuer une à une les oscillations de son monotone balancement.
Ne plus souffrir, ne plus pouvoir, ne plus savoir souffrir : degré suprême des douleurs !
Le surlendemain fut pareil.
Desreynes, dans la désolation de son impuissance, contemplait ce jeu de la mort.
Il chassait vainement un soupçon terrible.
Quand vint le soir du troisième jour, après le dîner muet, Pierre, sombre, se promena longtemps à travers la chambre de Georges.
Il serra la main de son ami, et se retira.
L’un ne put dormir, ni l’autre.
Un peu de vie était revenu en Pierre : assez pour que ce fût trop.
Il luttait.
Il murmurait : « Je ne peux plus. »
Ou bien : « Pauvre cher ami. »
Il se levait, faisait le tour des sièges, regardait les meubles, et se recouchait.
Puis, une heure encore… À l’appel de la mort, l’âme, s’affranchissant des intérêts humains, jugeait avec une sagesse divine. Tout et à tous, il pardonnait, du fond de son cœur éclairé. À lui seul, il reprochait la faute encore inaccomplie, et rêvait d’y soustraire sa faiblesse.
Mais il répétait : « Je ne peux plus. »
Les heures tintaient au clocher d’une église.
Il vint à sa table et écrivit.
« J’institue mon légataire universel M. Desreynes Georges, demeurant à… »
Quand il eut terminé, il s’allongea sur le lit.
Aussi longtemps qu’il put, il lutta.
L’aube commençait à bleuir les vitres, derrière les rideaux grisâtres.
Il redescendit à la chambre de Desreynes, et, sans bruit, il entra.
— Qu’as-tu, que veux-tu ?
— Rien, j’avais envie de te voir un peu.
Oh ! Ce soupçon !
Ils s’assirent face à face, profondément émus tous deux, et tous deux le cachant.
Enfin, Pierre s’avança pour embrasser l’ami.
— Adieu, dit-il, il faut aller dormir… dormir.
— Je t’accompagne.
— Reste là.
— Non.
Ils montèrent, sous la froide clarté du matin.
Leurs pas lourds s’écrasaient sur les marches et sourdement sonnaient dans les couloirs.
Desreynes inspecta la pièce et n’y vit rien de suspect.
— Qu’est-ce que cette lettre ? Tu écris à ton notaire ?
— Oui, des histoires d’argent… Tu vois bien que je suis calme, puisque je traite des affaires.
Et il sourit.
Georges ne promit de partir que si Pierre se recouchait d’abord.
— Je suis sage, je t’obéis. Maintenant laisse-moi reposer.
— Dors.
— Je ne pourrai pas si tu restes : va-t’en.
Mais Georges demeura debout auprès du lit.
— Pourquoi, songeait-il, suis-je si tourmenté ? En tout cas, je le montre trop.
Arsemar lui dit en souriant : « Embrasse-moi, petit frère. »
Il ajouta : « C’est une mauvaise nuit, mais, ça va finir. Console toi. »
Il prit la main de l’autre qui s’était approché.
— Écoute, dit-il… Viens entendre mon secret… Pierre n’a plus de rancune…
Et tandis qu’il s’était redressé sur les coussins pour étreindre son ami, il murmura : « Pardon. »
— De quoi ? fit l’autre avec frayeur.
— Mais, du mal que je te donne, que je t’ai donné, et que je te donnerai encore… peut-être…
— Je t’aime, répondit Georges.
Ils s’embrassèrent une seconde fois.
Pierre dit : « Je t’aime. »
Alors, Desreynes, cédant à la prière d’un regard, s’en alla. Arrivé sur le seuil, il se retourna, et les deux amis se sourirent.
Arsemar entendit la porte se fermer, et les pas s’éloigner.
Il essaya de lutter encore.