Amis/21
À TROIS
I
La nuit, la lune ; Georges marchait à grands pas, au hasard, sur les routes, à travers champs, droit devant lui. Depuis combien de temps ?
Les premières heures avaient roulé dans un ahurissement stupide, dans une contemplation physique et inconsciente des choses.
Sans le voir, il avait vu le soleil se coucher, et la lune, entre deux collines basses, surgir, rouge et tranchante comme une hache ensanglantée : il l’avait suivie d’un regard creux, puis un frisson d’effroi avait secoué ses épaules.
— Pourquoi ne suis-je point parti ?
Longtemps il avait répété cette plate formule d’un regret ; et, presque sans pensée, ruminant son reproche, hébété, il avait cent fois redit : « Quel dommage de ne pas être parti plus tôt… Rien ne me retenait… Ah, si j’étais parti !… »
Maintenant, la plaine était toute bleue ; les étoiles semblaient heureuses : on n’entendait nul bruit.
…Un instant elle l’avait repoussé ; n’avait-elle pas crié : « Je ne veux plus. » Il entendit cette voix comme une prière : trop tard, oh, trop tard ! Elle avait dit encore : « Je commençais à t’aimer, à force… » Assez ! Il chassa ces souvenirs avec un cri de bête, et se hâta, comme pour fuir plus loin, et laisser derrière lui ce qu’il portait en lui.
L’irrévocable ! Il appartenait à la chose accomplie. N’y aurait-il pas moyen de détruire ce passé ? Que ce qui était ne fût pas, pas encore !… Être moins vieux de quelques heures, pour s’arracher la vie, avant ! — Avant quoi donc ? — Ce n’est pas vrai, je n’ai pas fait cela, non ! — Si, tu l’as fait ! L’irrévocable !
Il n’osait pas songer à Pierre. Il souffrait trop intensément, pour que sa pensée pût se fixer sur un point quelconque de son crime ; peu d’idées, mais des images. Il revoyait le pavillon et les meules de foin, un coin du parc, la chambre où il était monté la veille, le salon, une servante, un autre coin du parc, le Palais des Beaux-Arts, et les meules, toujours les meules ! Il rencontrait Pierre et se sauvait… Jeanne !
— Je l’ai donc eue, cette gueuse ! Elle a joué de nous comme elle l’a voulu. Je la détestais ! Elle le savait. Il n’y eut jamais que la haine entre moi et cette bâtarde maudite ! On avait bien besoin de jeter cette pourriture dans notre vie !
Ses regrets et sa haine se soulageaient d’insultes, contre elle, contre lui, et peu à peu tout autre sentiment fit place à la colère.
Il se frappait du poing.
— C’est fait ! Entends-tu bien, misérable, ce que cela veut dire : « C’est fait » ? Pour toujours ! Tes lèvres l’ont baisée, brute ! Heuh !
Et il passait sur ses lèvres les doigts crispés de ses deux mains, pour en arracher les baisers morts.
— Mon pauvre Pierre !
C’est la première fois, enfin, qu’il prononçait ce nom, et, comme un charme, ce nom seul épurait son âme. Alors, ce fut le remords grave, profond, immense, le gouffre d’angoisses, la désolation muette, l’amitié naïve et sanglotante, le plus pur de son désespoir.
Il resta sans bouger pendant de longues minutes, abîmé dans l’amour de sa victime…
— Pauvre cher ami bien-aimé ! Quand il saura cette horrible chose ! Car il faudra qu’il sache, il faudra que je dise ! C’est donc moi qui vais te tuer, mon Pierre ?… Comment pourrai-je parler ? Je ne saurai jamais… Je dirai…
Mais il se vit en face de l’ami trompé, et se reprit à fuir.
— Je ne peux plus le revoir ! Il faut que je ne le rencontre plus ! J’irai si loin… Mais que vais-je devenir, moi, avec la pensée de cela ? Le jour, la nuit, cette pensée !
Les terreurs égoïstes revinrent sur la pitié ; Jeanne reparut, et derrière elle, la rage. Il aurait voulu rencontrer quelqu’un qui l’insultât, pour se battre, se venger, assommer, car il fallait de la mort ici !
La mort ! Et soudain, une idée lui traversa l’esprit, soulageante, exquise, belle comme un rêve, une idée de délivrance qui résolvait et finissait tout, une idée qui l’emplit d’une joie pareille à celle du condamné dont la grâce arrive sur les degrés de l’échafaud : « Je vais me tuer. »
Il vit dans le suicide sa propre libération, et un châtiment qui prouverait son remords. Il ne considéra pas qu’il y eût quelque chose à regretter dans la vie ; il écrirait à son ami pour lui dire la vérité entière, faire son adieu, demander son pardon…
Il s’assit.
Il regarda le ciel, qu’il ne verrait plus demain. Savoir qu’on va ne plus souffrir ! Vraiment, il n’était pas à plaindre ! L’existence l’avait toujours un peu gâté, et, pour une fois qu’il fallait en pâtir, il s’en allait ! En somme c’est bien commode, la vie, puisque rien n’oblige à la garder ! Pourquoi s’en plaindre, quand il est si aisé de mettre un terme aux maux qu’elle peut amener ? Dès qu’elle n’est plus à notre guise, on la jette !
Il reconquit dès lors une sorte de calme.
La résolution d’agir soulage comme l’exécution même ; il semble que ce devant quoi on reculait soit déjà accompli, parce qu’on est enfin déterminé à l’accomplir : en se débarrassant de l’irrésolution, l’homme se débarrasse de la crainte, pire que le danger, puisqu’elle est le danger grandi.
Il tira sa montre.
— C’est merveilleux, je n’ai pas faim… mais j’ai bien soif, en revanche.
Il arrachait des herbes et en mâchait bestialement la tige amère.
— Où diable pourrait-on boire ?
Il inspecta l’horizon, puis, se couchant sur son coude :
— Bah ! Demain je n’aurai faim ni soif… Ma foi, que d’autres pleurent, si cela les amuse : moi, je serai bien tranquille…
Il répétait avec une insouciance presque gaie : « Les autres… » Mais il se souvint que Pierre allait être dans ceux-là, seul, avec sa vie empoisonnée, seul face à face avec le désespoir, la jalousie, la honte, la rancune au bonheur qui mentait, avec tout l’enfer, seul !
— Et tu oserais mourir, lâche, après avoir fait cela ! Lève-toi donc et va-t’en souffrir, Caïn ! Je te défends de devenir mort, entends-tu ! Allons, debout et rentre à la maison ! Tu en as pris pour toute sa vie et toute la tienne, garde ta part !
Il se leva, et résolument, il revint en arrière ; il avançait, les yeux au sol, en regardant la pointe de ses pieds.
Sa propre condamnation à ne pas mourir lui paraissait une justice si sévère, un châtiment si cruel, qu’il en arriva presque à se considérer comme la plus pitoyable victime de son forfait. Il contemplait sa vie à venir avec désolation, il l’admirait dans son horreur, la détaillait dans toutes ses tortures, croyant ainsi se punir par avance ; mais, en réalité, son effort à souffrir n’était ici qu’un leurre d’égoïsme : l’egoïsme d’un homme en travail pour amplifier devant lui sa misère, et gémir sur lui-même, davantage encore.
La fatigue commençait à l’engourdir et son pas le berçait.
Il évolua le tableau de son retour à ce foyer où tant de rêves heureux avaient cherché asile : il se vit montant les marches du perron, et entrant sous ces murs dont le poids l’écrasait ; il étouffa ; il parut devant Pierre, et comme Adam devant le Seigneur, il voulut se cacher. Il sentit que le courage lui manquait, il lutta ; mais sa force se dissolvait de plus en plus, sa marche s’alentissait. Tout à coup, sans hésiter, il rebroussa. « Je ne peux pas ! C’est trop ! À quoi bon essayer, puisque je ne peux pas ! »
Alors, pour excuser sa lâcheté, il trouva des raisons spécieuses : une lettre dirait bien mieux ; son retour ne servirait à rien, car en présence de Pierre il n’oserait parler et garderait sur le bord de ses lèvres le poison du hideux secret ; puis, se retrouver en face de cette femme, et ne pas avouer, augmenter son crime !
Car il ne toucha pas un seul instant l’hypothèse d’un silence volontaire. Non point qu’il raisonnât son aveu ! Mais, sous le coup des trop fortes épreuves, notre imagination va tout droit son chemin dans la voie qui s’est offerte la première, et n’en sait plus broncher dès qu’elle l’a choisie, à cause de l’impuissance où nous sommes de discuter le faux et le vrai, de discerner le mal du pire. S’il eût d’abord songé à ne rien confesser, sans doute il en fût resté là, pour cette nuit du moins. Mais on imagine toujours que la faute dont nous sommes écrasé ne restera pas ignorée ; et n’y a-t-il pas aussi dans l’homme un instinct qui le pousse à s’éprendre de tout ce qui peut aggraver sa douleur, l’envenimer, la rendre inguérissable ?
Cependant, il avait peur : peur du mal qu’il allait causer encore, peur de sa honte, peur pour l’autre et pour lui…
La femme ? Il ne la comptait même pas ! Eux seuls ! Il adviendrait d’elle ce qui plairait au hasard. Il se souvint d’avoir, pendant toute sa vie, mis en pratique cet axiome qu’un galant homme ne doit pas trahir le don d’une femme. Il s’agissait bien ici de galanterie et de conventions mondaines ! Il eût tout avoué devant elle, pour la punir au moins par un instant de confusion, la souffleter avec l’ignominie de son rôle… Car ce n’était qu’un rôle ! Il ne pouvait penser à elle sans que la colère remontât aussitôt sur tous les autres sentiments, et son mépris hargneux revenait d’elle à lui. Il s’inspirait à lui-même une telle répugnance, qu’il croyait commettre encore une profanation, en osant permettre à sa mémoire souillée le souvenir du noble ami. Ne suffit-il pas de repousser une pensée pour qu’elle nous obsède ? Georges ne songea bientôt plus qu’à Pierre. Il assista à la lecture de la lettre fatale.
— Qui donc le consolera, puisque je ne serai plus auprès de lui ? Avec qui pourra-t-il pleurer, lui qui n’avait que moi ?…
Il s’arrêta encore, puis s’accroupit à terre.
La marche, en beaucoup d’hommes, active la pensée, exalte le sentiment. Dès qu’ils se reposent, tout se repose en eux. Desreynes était rompu de lassitude. Quand le corps demande grâce, l’âme parfois entend la prière.
— Où suis-je ?
Il ne reconnut point cette route ; il n’était jamais venu là, sans doute. Où trouver la gare la plus proche ? À quelle heure rencontrer un train ?
Le ciel s’embrumait.
— Et mes bagages, qui sont là-bas ? Quels tourments ne va pas lui donner ma disparition, jusqu’au jour où viendra la lettre ! Je suis trop lâche ! Monstre d’égoïsme et de couardise ! Il faut des nuits pareilles pour savoir combien on se doit de dégoût… Il trouverait son devoir et le ferait, lui, s’il était… À ma place, pauvre ami, oh, pardon, voilà que je t’insulte encore… Il se cacha la tête dans les mains et crut qu’il allait pleurer. Il s’allongea sur le sol humide, dont le froid doux pénétra tout son être, et, pour se rafraîchir, il plongea son visage dans la rosée des herbes.
— Les seules larmes dont je sois capable, dit-il…
Un frisson de fièvre l’agita.
Il contemplait les tiges bleues qui se balançaient sur la terre brune, dans la brise de nuit.
— Comme il ferait bon n’être que cela ! Une plante ! Une pierre ! Rien !
Il les caressait du doigt, les frêles tiges bleues.
— Pauvres petites, l’homme vous méprise, et vous vous vengez en étant plus heureuses. Écoutez : celui qui est couché sur vous est un misérable, un voleur, un assassin, un traître…
Phrases voulues ! L’épuisement de son esprit et de son corps lui faisait un besoin, physique en quelque sorte, d’atténuer sa faute et sa misère. Las d’exacerber ses émotions, il revenait un peu à sa nature normale.
— L’ai-je vraiment trompé, puisque je n’aime que lui et ne veux rien lui cacher ? Je n’ai été que la victime d’un entraînement. La bête ! Un crime involontaire ! Je ne l’ai pas prise, elle m’a pris ! J’aurais dû résister ; mais, qu’est-ce qu’une étreinte qu’on n’a pas convoitée ? Un acte, un fait, honteux, triste, plein de rancunes, un pauvre fait !… La chair sans l’âme ! Est-ce l’amour, cela ? On se paye de préjugés qui nous rendent bien malheureux… Un Musulman ne se croirait pas moins coupable pour l’avoir seulement contemplée. Pourquoi ne défend-on pas aussi bien de toucher la main des épouses ?… Mme de Warens avait raison : ce n’est qu’un jeu banal, et nos conventions seules en font l’importance…
C’est la première fois, sans doute, qu’un paradoxe le soulageait, et ce fut, pour des heures, sa dernière pensée.
Il se redressa sur son poing. Son front était pesant comme celui d’un homme ivre.
Un autre frisson le prit à la nuque, et comme un éclair descendit sur son dos.
— J’ai froid, allons-nous-en…
Mais il resta sur place ; il vit ses vêtements tachés de terre, et se mit à les nettoyer avec une lenteur automatique.
Il demeura inerte, appuyé sur ses mains, la tête penchée vers ses genoux que la fièvre faisait danser. Enfin, il se leva, et reprit machinalement la direction du Merizet : il se rappelait avoir eu tantôt des arguments pour revenir, mais il ne savait plus lesquels ; il semblait obéir à un ordre de sa mémoire.
Il allait. Il s’égara dans des chemins inconnus. Superstitieux comme le deviennent les plus sceptiques lorsqu’ils ont trop souffert, il se demanda si le ciel ne voulait pas s’opposer à son retour. Pourtant il avança encore.
La lune descendait de l’autre côté du zénith.
Georges s’arrêtait parfois contre un arbre, pour se reposer un instant, et contemplait en l’air les feuilles remuant sous les branches. Tout lui paraissait fantastique. Il rencontra un chien qui trottait sur la route d’une allure affairée, et il se retourna pour le suivre des yeux, aussi longtemps qu’il put voir cette tache sombre et vivante qui arpentait la nuit.
— Ah, chien comme un homme ! Parce que tu vas vers une chose, es-tu bien sûr d’avoir un but ? Néant, néant ! Le destin joue avec ses poupées…
Au loin, il distingua dans la brume la silhouette d’une longue rangée d’arbres qui bordait quelque route, et la prit pour un aqueduc noir dont nul n’avait jamais parlé. Il se crut condamné pour sa vie à errer ainsi sous l’ombre et le hasard. Ses pieds râclaient la terre. Un reste de raison l’empêcha de s’étendre au revers d’un fossé pour dormir.
— J’ai froid.
Il cheminait toujours. Quand il se sentait grelotter, il hâtait le pas et se serrait dans ses vêtements.
Eut-il plus de joie ou d’effroi, quand il reconnut brusquement la colline où s’adossait la maison d’Arsemar, et découvrit, par-dessus les tilleuls, la pente grise du toit ? Sur une plaque de verre ou d’acier, un reflet de lune luisait ainsi qu’une étoile. L’étoile a guidé les bergers, l’étoile rédemptrice. Georges s’en vint vers elle et demandait pardon.
Arrivé devant la grille du parc, il n’osa plus entrer, et quoiqu’il fût harassé, il commença à se promener de long en large, de large en long, et s’assit sur la borne.
Ce n’était plus le remords, mais une humiliation d’enfant ; tout ce que pouvaient ses forces épuisées.
Il pénétra sans l’avoir décidé ; il tourna le bosquet, comme au matin de son arrivée, déboucha sur les pelouses à l’endroit même d’où il l’avait aperçue ce jour-là, droite dans son peignoir rose.
Il entendait le sable crier sous ses talons, et, alors seulement, il remarqua combien la nuit était silencieuse.
La lune brouillée éclairait la façade du château, et, avec un recueillement placide, la muraille lisse étendait, sur le bleu gris de l’atmosphère, sa grande tache d’un jaune tendre ; les fenêtres étaient pareilles à des yeux, profonds, inquiétants, qui le regardaient venir : cette tranquillité d’un mur devait rester, dans sa mémoire, le visible fantôme du remords. En avançant, il tournait la tête de gauche et de droite, comme pour quêter un refuge, tel qu’un lévrier sous la menace du fouet.
Un moment vint où il ne put avancer davantage ; ses jambes flageolaient. Il balbutia : « Pierre… » Il aurait voulu qu’Arsemar descendit, et tomber à ses pieds, et raconter…
Il rassembla tout son courage pour porter ses regards sur les fenêtres de leur chambre : les volets étaient clos ; la paix claire de ce logis lui causa une insupportable douleur.
— Derrière ce mur, de l’autre côté de ces pierres, il y a ceci : le crime, la confiance… Elle est couchée près de lui. Elle dort sur son épaule !
Il se sauva,
Il gravit le perron ; quand ses doigts touchèrent le bouton de la sonnette, il comprit que tout cela lui était impossible.
Il s’affaissa sur les marches, et pour se soutenir, il prit dans sa main droite une branche de la rampe. Il posa le front sur son poing.
Au-dessus de lui, à lents intervalles, l’eau des brouillards amassée aux pentes du toit claquait en s’écrasant sur le verre de la marquise : ce bruit lui résonnait dans les oreilles et vibrait dans son corps entier.
Ses paupières étaient lourdes et sèches.
Il ne souffrait plus, il ne pouvait plus.
Il s’habitua même au tintement des gouttes.
Sa gorge était desséchée ; le froid des pierres le glaçait jusqu’au cœur. Accoté à cette rampe de fer il dormit, noir, informe, et pendant son sommeil, la fièvre le remuait comme une loque mouillée qui brandille dans la brise.
Lorsqu’il se réveilla, il avisa dans le ciel une grande nappe verte et rose qui montait en éteignant les astres. La goutte d’eau tapait toujours. Il vit qu’il avait la tête nue et eut peur d’être surpris là. Plié en deux, faible à penser qu’il allait choir sur tous ses pas, il s’enfuit vers le bois.
Là, d’autres gouttes tombaient des branches. Il crut que le sang de son crime pleuvait autour de lui. Il mendiait aux arbres, aux buissons, un coin où se cacher. Il était venu jusqu’au seuil du pavillon. Mais il s’échappa en courant comme si cette maison eût tendu des griffes pour l’accrocher.
Dans les sentiers, les ramilles lui secouaient sur la face et la nuque une pluie de rosée.
Ses dents claquaient ; il sortit du bois.
Il rencontra la serre et y entra. La tiédeur du lieu le pénétra délicieusement ; il se possédait encore assez pour se réjouir d’un si heureux abri. Il ferma la porte avec un grand soin et vint se blottir dans un angle, contre une natte de paille, les genoux joints, les bras croisés sur la poitrine.
— Qu’on est bien là !
Il ne pouvait s’endormir, parce que ses dents claquaient trop fort. À la fin pourtant, il s’assoupit : d’une voix perceptible à peine, il répétait ce seul mot, ainsi qu’une dévote marmonne : « Pardon… pardon… pardon… »
II
Telle est la voie de la femme
adultère, qui, après avoir mangé
s’essuie la bouche et dit : « Je
n’ai point fait de mal. »
Jeanne était fort paisible. Elle avait eu du remords juste assez pour en goûter le charme, et rien de plus ; ce qu’il fallait de temps à un sentiment nouveau pour rompre la banalité de la vie et devenir banal à son tour : une heure ! Un remords complaisant, coquet, pimpant, mondain, joli comme un bibelot de Sèvres, un petit amour de remords qui disait en minaudant : « N’importe, c’est très mal ce que j’ai fait. »
Elle savait bien qu’elle seule avait tout préconçu et tout dirigé : mais ce reproche-là lui devenait sa plus sincère excuse. Elle avait eu tort, oui. Mais quel triomphe ! Une qui aurait cédé ne se devrait rien autre que des blâmes : elle estimait mériter aussi quelque éloge.
Évidemment, des malheurs pourraient résulter de tout ceci ; mais elle n’y croyait qu’un peu, et les voyait si pleins de captivantes péripéties, que le danger en disparaissait sous le plaisir. Sans nul doute, elle avait dépensé, la veille, en résolutions de vertu, toute la vertu qu’elle possédait.
Puis, son personnage de cette heure était d’une date trop récente, d’une séduction trop inconnue, pour qu’il fût permis d’en voir les côtés chagrinants : dès qu’ils se présentaient à son esprit, elle les écartait avec une bonne foi tranquille, afin de revenir aux attrayantes rêveries qui l’enchantaient.
Et dans son cœur de femme aussi, dans sa chair et son sexe, un secret palpitait délicieusement : l’émotion d’un mystère dévoilé, une révélation suave, une surprise d’être qui se performe, un sacre, le paradis… Enfin ! Elle se sentait rougir en y pensant, et y pensait à toutes minutes. Comment se repentir ? L’égoïsme peut-il se refuser un pardon, quand il pardonnerait à toute la terre ? Pandore n’eût pas su pleurer sur sa faute, si elle n’eût trouvé, dans le coffret ouvert, que le plus beau présent d’un dieu.
L’adultère ! C’est donc un brevet de femme ? Ce mot jetait maintenant à son oreille une sonorité cabalistique ; les syllabes en vibraient comme des gongs de bronze sous des marteaux d’acier, à la porte d’un temple ; elles s’écrivaient sur les murs en larges traits de feu, qui flambaient avec une fascination d’enfer. Il lui semblait s’être initiée tantôt à une religion fermée, qu’elle avait jusque-là méconnue. Elle ne comprenait plus ses répulsions anciennes.
— J’ai un amant !
Cri d’ivresse, déjà, où la honte n’osait plus se mêler !
— Suis-je à maudire ? L’adultère des maîtresses est plus coupable que le nôtre ; la liberté et l’indépendance de leur vie rendent inexcusable chez elles ce que les nécessités de la loi rendent inévitable chez nous.
« Inévitable ! » Un mot si lourd ne l’épouvantait pas. Elle allait de chambre en chambre, avec l’impatience nerveuse d’un premier rendez-vous, comme si elle eût encore attendu quelque chose ou quelqu’un.
Et ce nom de maîtresse était-il assez beau ! Maîtresse ! Celle qui commande et qu’on adore, à qui l’on obéit avec reconnaissance quand elle daigne laisser tomber l’ordre de son caprice : une manière de reine et d’idole, impériale et divine à la fois. L’épouse est une esclave, mais la maîtresse !
Tout la ramenait à sa joie triomphante : elle s’arrêta dans le salon devant une aquarelle de Béthune, où, sur le bord de la mer, se dressait, exquise et frêle, une Parisienne dont le vent secouait les jupes légères : « Le néant devant l’immensité. »
— Le néant ! Cela vous plaît à dire, messieurs ! Qu’êtes-vous donc auprès de nous, qui sommes si peu près de la mer ? Voilà ce qu’il fait de vous, le néant !
Et, dans un geste gamin, elle fit claquer ses doigts en relevant le coude.
— Six heures ! Ne rentreront-ils pas ?
Quand on est très satisfait d’une heureuse aventure, on s’efforce parfois d’en distraire sa pensée, pour se ménager la joie d’y revenir. Jeanne se quitta pour les autres.
— Mes deux…
À cet instant, Georges devait s’emplir d’elle : la jolie femme supposait volontiers une gratitude infinie pour le don de sa personne, et, mêlée aux inquiétudes de la trahison, une cuisante convoitise de la posséder encore. Elle imaginait une lutte morale dont elle saisissait à merveille tous les détails les plus intimes : son amant souffrait et jouissait tour à tour et ensemble ; il attendait avec autant d’impatience que de crainte Iheure du repas qui les réunirait : la nuit aussi, peut-être… Il ne voulait plus, et voulait encore ; il croyait avoir fait un rêve, vécu un conte de fée amoureuse. Par-dessus tout, il désirait…
Quelle figure tenir en sa présence ? Elle le plaçait là, et ressentait moins de honte que de curiosité.
— Mon amant !
Elle inspecta la salle à manger, et disposa plus coquettement les couverts.
La femme qui se croit aimée veut tout embellir autour d’elle pour celui qu’elle n’aime pas.
— Il sera très gêné ! Dans quelques minutes, il s’assiéra sur cette chaise, entre moi et Pierre…
Celui-ci encore, elle aurait voulu le revoir : et les mots que l’on pourrait dire à table !
— Que cela va être amusant !
Elle alla, comme sœur Anne, voir si personne n’arrivait.
— Sept heures ! Mais j’ai faim, moi !
Elle monta à sa chambre : elle passait d’un siège à l’autre ; elle arrangea ses cheveux devant une glace.
— Voilà bien les hommes ! N’est-ce pas inconvenant de me faire attendre ainsi ? Tous égoïstes !
Elle choisit un livre et ne l’ouvrit pas.
— Si je changeais de robe ?
Elle revint à son miroir et se fit une moue câline.
— Non, tu es belle… C’est impatientant ! Je fais mieux que Louis XIV, qui a failli attendre. Est-ce que quelqu’un se croirait des droits à se faire espérer ? Pierre est au tribunal, mais l’autre ? Bah ! Le pauvre garçon hésite à rentrer, affirma-t-elle en riant. Les hommes sont si bêtes !
Car le bonheur rend indulgent.
Elle redescendit devant la maison, puis, tout à coup, elle eut la tentation d’aller au pavillon, pour revoir : elle y courut.
Là, un vestige la prit, puis une pudeur de vierge : elle voulut déranger les foins, mais hésita au moment d’y toucher. « Ce serait dommage. »
Elle se rappelait : ses yeux, sous la clarté du crépuscule, luisaient, noyés de langueur.
— C’est bien scabreux, ce que j’ai fait.
Elle revint en sautillant comme un oiseau.
Pierre fumait sur le seuil du perron.
— Pardon, chérie. J’arrive bien tard et vous mourez de faim, mais j’ai fait de bonne besogne.
Il la baisa au front.
— Comme voilà longtemps que je ne vous ai vue ! Venez qu’on vous admire. Tu es belle. Quand je suis loin de toi, il me semble que je suis loin de ma vie.
Merizette se dégagea, et marcha la première.
— Barraton est acquitté ; je m’y attendais. Tu n’as pas l’air d’en être satisfaite ?
— Si, mais veux-tu que je danse ?
— Et Georges ?
Elle était plus embarrassée qu’elle n’avait prévu : cette faiblesse l’offusqua.
— Je ne sais où il est. Je ne l’ai pas revu depuis… plusieurs heures.
— C’est étrange. Vous êtes-vous encore querellés ?
— Querellés ?… Oh, non.
— Il est dans sa chambre ?
— J’en doute. Vois, si cela te plaît.
Pierre alla, et ouvrit la porte : le soir était tombé dans cette pièce grise, où les étoffes pendantes et les meubles rangés s’immobilisaient dans la pénombre, rigidement, avec l’air d’abandon, la tristesse immuable des choses qui ne sont plus touchées.
— Personne, dit-il en revenant.
— Ce n’est pas une raison pour transformer notre salle à manger en radeau de la Méduse. À table !
On servit.
D’Arsemar conta ses émotions de la journée, et les détails de l’audience : Jeanne feignait d’écouter. Elle était absorbée dans la contemplation de son mari, et l’analysait avec une minutie savante, comme si elle eût cherché un changement en lui. Elle n’aurait pas voulu le trouver ridicule, car la femme estime qu’il rejaillit sur elle un peu de dérision, dès qu’on peut railler celui dont elle porte le nom, déshonoré par elle ; pourtant Jeanne était taquinée d’ironies. Le mot de Molière la poursuivait ; elle essayait en vain de s’en délivrer, comme un enfant que l’on chatouille et qui se sauve sans pouvoir ne pas rire.
— En voilà un, du moins, dont je suis sûre…
Elle fouilla dans sa mémoire.
— En ai-je connu d’autres dont je sois bien certaine ?… Non… C’est drôle, on en cite tant… Ah, j’oubliais… Papa !
Elle n’eut pas un instant de pardon pour sa mère : nos fautes nous retirent, pour les fautes pareilles, le peu d’indulgence qui nous restait au cœur avant de les commettre nous-mêmes : on venge la morale en reportant sur autrui la part d’indignation qu’on économisa sur son propre péché.
— Et puis, ce n’est pas la même chose !
Pierre restait beau ; elle avait lu, autrefois, le roman d’une femme qui voulut demeurer fidèle à l’adultère et s’écarta de l’époux trompé… C’était un peu naïf ; et imprudent, grand Dieu !
— Je commence à être inquiet sur ce pauvre Georges. Quand donc l’as-tu quitté ?
— Je ne dirais plus au juste… La sous-préfète est venue. Il lui a fait une cour ! J’en avais honte ! Quand elle est partie, il l’a accompagnée par le bois, jusqu’à sa voiture.
— Et ensuite ?
— Ma foi… Que veux-tu ? Il est allé… Je ne sais pas, moi, où il est allé… Il est capable de l’avoir suivie jusqu’à la ville. Si tu les avais vus !
— Tu es une mauvaise langue.
— Maladroite, pensa Jeanne, je balbutie.
Elle se promit de ne prononcer désormais que des phrases mieux assurées.
Au dessert, Arsemar regarda sa montre.
— Ne l’aurait-on pas retenu à dîner ?
— Cette pimbêche de Parisienne en fait ce qu’elle veut. Elle donne une soirée mercredi, et ton Georges ira chez elle.
— Mais, son départ ?
— Il en est bien question ! Les sacrifices qu’on refuse aux amis, on les offre à la maîtresse nouvelle.
— Tu m’amuses, mignonne, lorsque tu philosophes. Il ne m’a jamais parlé d’un penchant pour cette coquette.
— Et si l’intrigue ne date que d’une heure ? Sais-tu, toi, ce que l’on peut promettre en traversant un bois ?
— Ainsi, tu te figures ?
— J’en jurerais.
Elle réfléchit. « Dirais-je vrai en voulant me défendre ? Les hommes sont capables de tout. On quitte une maîtresse pour courir chez une autre. Ah, qu’on ne se moque pas de moi ! »
Mais sa jalousie fut de courte durée : Jeanne comprit que son amant aurait le cœur trop bouleversé pour se jouer si vite aux aventures d’inconstance : car elle croyait au chagrin dont tantôt souriait sa vanité, maintenant que sa vanité avait besoin d’y croire. La veillée, ce soir-là, se prolongea fort tard.
— Heureusement, dit Pierre, que le pays est sur : où Georges peut-il être ?
— Auprès de cette femme, va ! Tu es trop bon de te créer des soucis pour des gens qui, à cette heure, ne pensent guère à toi.
Elle aussi, pourtant, devenait anxieuse : elle ne doutait plus que son amant rodât sur les chemins, et pour la première fois elle imagina qu’il s’abandonnait à un grand désespoir : elle en fut sincèrement affectée, moins par sympathie pour lui que par crainte des misères qui viendraient gâter leurs amours. Puis, elle s’apitoya complaisamment sur une douleur dont elle se savait la cause : la pitié est tentante, quand l’orgueil nous la paye !
À minuit, Pierre ne pouvait encore se résoudre à regagner sa chambre. Jeanne vint s’asseoir sur ses genoux et le consola du mieux qu’elle put. L’inquiétude de son mari lui pesait au cœur : elle la vit comme un avertissement du remords futur, nécessaire ; elle eut l’épouvante, elle eut le regret, et ce fut, pour ce jour-là, le seul sentiment honnête dont, sans mélange, se troubla cet égoïsme.
III
On peut user une fois l’an
de sa conscience.
Ils ne se retirèrent qu’après avoir donné l’ordre de laisser toutes les portes ouvertes ; Pierre fut souvent réveillé par le rêve des pas qu’il désirait entendre.
Jeanne, en ouvrant les yeux, ne comprit plus.
Qui ne s’est endormi dans les ambitions, pour se réveiller dans les craintes ? Sa raison, somnolente encore, laissait plus libre la simple conscience. Peut-être sommes-nous meilleurs à l’aurore qu’au soir, parce que notre belle sagesse a moins discuté nos devoirs.
— Impossible, je n’ai pas fait cette folie, c’est un cauchemar !
L’époux dormait à son côté ; longtemps elle le regarda, pleine d’angoisses. Il était trop immobile et trop calme ; elle l’avait tué ! Elle frémit de voir ses paupières closes, et frémit à la pensée qu’elles allaient s’ouvrir. Elle n’osait bouger, et retenait son haleine ; enfin elle eut trop peur et se tourna vers le mur.
Le sommeil ne revint pas : dehors, les oiseaux commençaient à piailler. Elle crut percevoir un bruit de pas qui couraient sur le sable, puis, plus rien. Une heure ainsi.
Vite elle ferma les yeux, car son mari se levait : elle l’entendit descendre à la chambre de Georges, ouvrir la porte : nulle voix. Pierre s’éloignait déjà.
— Mon Dieu, soupira-t-elle, qu’il ne soit pas arrivé de malheur !
Oh, dans ce moment-là, comme elle eût sacrifié les bonheurs défendus pour reprendre le passé !
— Hélas, qu’avais-je donc ?
Pierre reparut.
— Personne, dit-il.
— Ne t’effraye pas, mon chéri ; il sera resté là-bas.
— Mais il n’y a point passé la nuit.
— On ne sait pas… Si elle avait pu… C’est une mauvaise femme.
Une calomnie est bientôt tombée des lèvres qui tremblent : l’âme souvent n’y est pour rien.
Pierre sella un cheval et partit pour la ville.
Jeanne ne voulut pas demeurer seule ; le talon des domestiques, sur les marches et dans les salles, lui martelait le crâne.
Elle mit une robe sombre ; elle allait et venait dans la maison, parlait à ses gens avec une douceur inaccoutumée…
Un instant, elle fut persuadée qu’on venait de choquer la porte de l’absent : sans doute, une illusion des sens ?…
Elle reçut elle-même les fournisseurs et régla des comptes. Rien ne la distrayait. Vingt fois elle songea à ce bruit entendu. Le besoin de savoir la harcelait.
Elle osa pénétrer chez Desreynes, et le vit, allongé sur le lit, tout vêtu et boueux.
Elle se sauva.
— Seigneur ! Seigneur ! Qu’ai-je fait ?
Elle courut s’enfermer dans sa chambre, car tous les yeux lisaient en elle.
— Et Pierre qui va revenir ! Si je m’en allais ? Sainte Vierge, sauvez-moi !
Elle s’affaissa, à genoux sur son prie-dieu, et pleura, dans un renoncement de tout effort et de tout espoir.
Sa prière fut sans doute entendue, car le courage renaquit.
— Ne suis-je qu’une poupée ? J’ai voulu ! Debout !
Elle revint chez son amant et laissa derrière elle la porte entre-bâillée.
Elle n’aurait pas cru qu’un homme, en une seule nuit, pût changer à ce point.
Elle lui posa sa main tremblante sur le bord de l’épaule.
— Georges… Georges…
Était-il mort ou évanoui, pour rester si insensible ?
— Georges ! Levez-vous ! Il le faut.
Il tourna vers elle un regard de néant, et ses lèvres blanches béaient sur les dents serrées ; puis, avec un geste d’effroi pareil à ceux qu’on a dans le délire, des deux mains il repoussa l’air autour de lui, comme si l’air eût été imprégné de celle qu’il ne voulait toucher.
— Georges, je vous conjure…
Mais il se mit sur son séant ; ses prunelles de fou dardaient une menace furieuse, et Jeanne se sauva encore.
Rentrée chez elle, elle verrouilla la serrure et alla s’écrouler sur un divan.
— Oh, c’est donc si terrible, l’adultère !
Immobile, écrasée, elle attendit. Quoi ? Ce que Dieu voudrait.
Les minutes étaient plus longues que des heures : « Que tout soit fini ! » Mais, soudain, elle s’effrayait en voyant les instants s’écouler si rapides.
Elle crut que le châtiment venait la prendre, quand les sabots d’un cheval sonnèrent sous ses fenêtres. Pierre ! Elle reconnut le pas, dans l’escalier, puis, là, derrière cette cloison… Il frappait…
— C’est moi, ma Jeanne.
— N’entre pas !
La voix lui répondit à travers la muraille : — Personne ne l’a vu, as-tu des nouvelles ?
— Non.
Un domestique passa et dit :
— Monsieur le comte cherche M. Desreynes ? Monsieur doit être chez lui : j’ai cru l’entendre à sa toilette.
— Je suis perdue ! Grâce !
Georges, en effet, s’était levé, et, comme un assassin qui cache les traces de son crime, en hâte, il avait entassé ses hardes fangeuses dans le fond de sa masse et s’était rhabillé.
Assis dans un fauteuil pâle, morne, la tête inclinée sur le torse, les bras pendants, il somnolait dans une stupeur morbide, quand Pierre parut devant lui.
Il se dressa de son haut, hagard, et retomba.
— Quelle mine as-tu, mon pauvre ami ! Voyons, donne-moi ta main.
Mais Georges s’écartait, la face toujours basse ; Pierre se pencha sur lui.
— Mon bon Georges, parle-moi. Tu es souffrant, ami ? On va chercher un médecin.
L’autre hocha la tête pour refuser.
— Est-il arrivé un accident ?… Tu ne veux pas me parler, petit ?
Le malheureux saisit les mains de son ami et y colla son front en sanglotant ; il releva vers lui ses yeux en pleurs, avec adoration, et, se cachant encore pour répondre, il murmura :
— Plus tard… plus tard…
Il lui baisait les mains ; de longues larmes sinuaient sur son visage, et, brûlantes, glissaient entre les doigts d’Arsemar.
— Tu as du mal, mon petit Georges ?
Au son de la voix, Desreynes reconnut que son frère était prêt à pleurer.
— Non ! s’écria-t-il en se jetant à son cou. Pas sur moi, ne pleure pas sur moi, Pierre, je ne veux pas !
Il roulait sa tête sur l’épaule d’Arsemar, qui le soutenait tendrement.
Si Pierre l’avait interrogé, il aurait vidé tout son cœur ; mais, commencer, il ne pouvait pas…
— Rassieds-toi, pauvre cher. Tu es malade ?
— Non.
— Tu as de la peine ?
— Oui.
— Tu auras reçu de mauvaises lettres ?… Une histoire de femmes, encore ?
— Oui.
— Reste avec nous, petit ! Cela passe, nous te consolerons.
Il se tenait debout, devant le fauteuil où Georges soupirait en s’essuyant les yeux.
— Allons, mon pauvre, un peu de vaillance ! Embrasse-moi.
Georges voulut le repousser, puis l’étreignit avec force contre sa poitrine.
Cet abandon le soulageait comme la première expansion d’un aveu ; les angoisses de sa tendresse s’abîmaient dans un immense repentir, et en serrant son ami sur son cœur, il croyait y serrer son pardon. Hélas ! Lorsque tout serait dit, voudrait-on lui permettre encore cette étreinte ? Il s’y plongeait une dernière fois, avant d’en être arraché pour toujours, et, sentant la poigne du bourreau sur sa nuque, il embrassait sa vie dans un adieu suprême.
Un autre que Pierre eût deviné peut-être ; mais il est des natures ou le soupçon du crime ne monte pas.
— Encore une heure, disait Georges, et je parlerai.
Sa fièvre s’était presque évanouie dans les bras d’Arsemar.
— Viens au jardin, mon Georges ; nous serons mieux pour causer.
Desreynes se fit serment : « Dans une heure ! »
Jeanne, là-haut, par une intuition de femme, apprenait cette pensée.
Elle n’y voulut pas croire d’abord, et en rejeta l’hypothèse avec indignation. Mais ce couple d’amis-là ne vivait-il point en dehors des lois et des règles communes ? Qu’une telle confidence fût de la forfaiture, elle l’affirmait : mais cette affirmation ne la rassurait pas.
Elle se vit trahie par l’un, chassée par l’autre, insultée par tous deux. Le danger inconnu l’avait terrorisée ; le danger précis n’était plus qu’une menace devant laquelle sa nature hautaine, peu à peu, commençait à se relever pour la défense, comme un tigre qui se réveille et regarde ses ongles. L’idée qu’on allait la bafouer publiquement, la traîner dans sa honte, sans qu’elle pût rien dire, la fustigea et la mit debout. Elle voyait les regards, elle entendait les mots, et, comme elle eût été sans pitié pour les autres ; elle ne pouvait imaginer les autres que sans pitié pour elle.
Il s’agissait bien, maintenant, des douleurs d’un ami ou des désespoirs d’un époux, sur lesquels sa faiblesse de femme s’était alarmée un instant ! C’est la lutte ! Eh bien, aux armes ! Elle aimait mieux cela, la petite guerrière aux prunelles d’acier, et dans le premier cri de bataille, l’égoïsme remonta sur son âme, avec l’épée au poing et la colère aux yeux.
De sa fenêtre, elle vit, comme la veille, les deux hommes qui cheminaient dans le jardin, à côté l’un de l’autre : Pierre marchait, très calme ; Georges avait une allure incertaine et pesante.
— Que de choses en si peu d’heures ! Hier, j’ai cru qu’il était perdu pour moi, et c’était le matin du jour où il devait abdiquer sous mes pieds. Qui sait ? Je me crois perdue à mon tour, et je pourrais bien n’avoir jamais été plus forte… Mais non, il parlera, le lâche ! Qu’il parle donc, je répondrai !
Les frayeurs du matin avaient trop despotiquement dompté cet être intolérant pour que la réaction ne fût pas indignée et la révolte violente.
Elle répétait « Lâche ! » comme si sa prévision eût été un acte accompli.
— Lâche !… Bah ! Les hommes le sont tellement, que celui-ci ne dira rien.
Donc, qu’il confessât ou qu’il se tût, le même mot le flétrissait : « Lâche ! »
— Descendons : je serais curieuse d’entendre ce qu’ils se disent.
Mais devant cette résolution, l’inquiétude reparut, et Jeanne eut besoin de convoquer tous les ordres de son vouloir pour exécuter une fantaisie si hasardeuse ; elle évita d’y réfléchir pour ne pas reculer, et marcha droit. Pourtant, arrivée dans le parc, elle ne les vit plus, ces deux hommes, et fut, sans en convenir, très soulagée de ce répit.
— Voilà Jeanne, s’écria Pierre.
Mais à ce moment un groupe s’avançait vers eux : un ouvrier, une femme, trois enfants ; Arsemar reconnut les Barraton.
— Venez, mon brave ! Eh bien, vous voilà libre, je vous félicite.
Cette diversion empêcha Pierre de remarquer que Jeanne et Georges ne se saluaient point : face à face, pâles tous les deux, les amants se battaient de leurs prunelles fixes : Georges avec un mélange de colère, d’effroi et de menace, Jeanne avec défi.
Encore, elle eut pitié de le voir si défait, surtout parce qu’elle se sentait forte. Dans cet instant, s’il eût montré la plus simple bienveillance, elle l’eût aimé : peu de temps, sans doute.
— Sûr, monsieur le comte, que j’ai passé un temps bien dur à cette justice, et c’est cruel tout de même de vous enfermer dans des prisons avant de savoir qui a fauté…
— Si ça durait moins longtemps, reprit la femme, mais voilà quasiment trois mois que mon homme est là dedans, ma bonne dame. Et sans votre mari, qui a eu bien de la bonté pour nous, je ne sais pas où nous serions, moi et mes pauvres enfants.
— Sans compter que j’y moisirais encore si vous ne vous étiez pas donné tout le mal qu’on m’a dit… Mais vous n’aurez pas affaire à un ingrat, allez ! Et si jamais vous avez besoin d’un homme…
— Oui que vous avez là un bon époux, ma bonne dame, et qui vous aime bien, et si tout le monde était comme vous autres, il n’y aurait pas tant de mauvaises gens sur la terre…
Jeanne, de bonne foi, acceptait pour sa part la moitié des éloges ; l’adultère rompt-il un ménage ? Une coquette peut tromper un mari : quand il est à la gloire, elle est à ses côtés. Pourquoi non ? Un mari, c’est pour le monde ; un amant, c’est pour soi-même.
Afin de s’associer plus pleinement à l’œuvre de sa maison, la comtesse tira de sa poche une jolie bourse de velours dont elle partagea le contenu entre les trois enfants. Elle se retourna vers l’ennemi, et son regard disait :
— Voyez que je suis charitable et qu’on m’aime !
Mais, dans les yeux qu’elle cherchait, elle se vit condamnée.
— « Il va tout dire ! »
D’Arsemar invita la famille à déjeuner chez lui, et voulut garder à sa table la fille aînée des Barraton.
La petite était jolie et riante ; le comte la prit par la main ; comme la cloche de l’office venait de sonner, il dit à Georges en souriant :
— Suis-je gentil de te faire déjeuner avec une si belle enfant ? Tu sais, contre le chagrin,
Un beau visage
Qu’un homme armé…Offre le bras à Merizette, et allons !
Jeanne vint audacieusement vers Desreynes, et lui prit le coude avec un rire qui proposait la paix : il se dégagea d’un geste menaçant, et, dans la secousse, son poing faillit la heurter.
Elle se mordit les lèvres : « Ah, c’est ainsi ! »
La femme de Barraton, arrêtée derrière eux, les contemplait curieusement.
— T’assiéras-tu à cette table ? disait le remords.
Georges regardait avec stupeur Pierre qui s’en allait, si tranquille, entre le père et la fillette. Soudain il se précipita et, tout haut : « Il faut que je te parle » !
— Tout de suite ami ? Je suis à toi.
Jeanne chancelait, mais dans son cœur ; toute sa force assemblée lui faisait un visage serein.
— Vous n’êtes pas raisonnables ; mon déjeuner ne sera plus mangeable. Vous n’en finissez plus lorsque vous commencez. Vous causerez au dessert.
— Comme il vous plaira ; mais si Georges…
— Georges peut attendre et les œufs ne peuvent pas.
— Ami, peux-tu attendre ?
Celui-là aussi eut peur quand il se vit trop près de l’action : il consentit d’un mouvement de tête, et Jeanne, délivrée, respira. Elle glissa sa main sous le bras de son mari, et, en courant, elle emporta sa proie.
— C’est un lâche ! Il n’osera pas.
Desreynes s’assit à sa place, comme, au banc de justice, un parricide lapidé par les huées de la foule.
Pierre rompit le pain, et, souriant à son ami pour le faire sourire, lui tendit un morceau en disant :
— Mange, ceci est mon pain.
Jeanne se rassurait de minute en minute ; elle examinait son amant à la dérobée : elle était travaillée du désir d’éprouver sa faiblesse, et ruminait des mots taquins, qu’elle avait la prudence de garder en réserve.
Même, elle essaya quelques avances, mais ses efforts n’aboutirent qu’à des échecs : elle resta patiente.
— Vous nous avez fait passer hier une bien mauvaise soirée, monsieur Georges…
Il ne répondit pas.
— Laisse-le, mie, il a du chagrin.
— Oh. pardon, fit-elle avec une grâce désolée.
Puis, s’adressant à Pierre, elle risqua doucement, oh ! si doucement, une phrase empoisonnée : « Un chagrin… d’amour ? »
— Laisse-le, je ne sais pas.
— Tu sauras, répondit Georges d’une voix profonde.
— Toujours trop tôt, répliqua Jeanne, insolemment.
Elle sue, la langue des médi-
sants, comme la langue du chien,
elle sue une sueur qui fait trou
dans la chair des damnées.
« Toujours trop tôt ! » Georges entendait cette phrase sonner un tocsin dans l’effroi de son cœur, d’échos en échos répercutée, comme le cri de toutes ses alarmes et le glas de tout son courage.
— Toujours trop tôt !
Jeanne l’avait dit, le mot qu’il n’osait dire, auquel même il n’osait penser, de peur que sa lâcheté y trouvât l’excuse dont elle avait besoin pour un silence infame ; le mot qui ramenait triomphalement les doutes et les terreurs, sanglot de l’amitié éplorée qui, sous le poids d’un premier crime, s’épouvantait d’en commettre un second.
Jeanne sentit qu’elle avait frappé juste.
— Je peux tout sauver encore. Soyons habile.
Elle s’ingénia à ne montrer dès lors qu’une tristesse inquiète et qu’elle feignait de maîtriser ; elle voulait que Georges lui supposât une angoisse pareille à la sienne, afin de l’amener à comprendre avec elle que cette angoisse devait rester secrète, et qu’il fallait à tout prix, pour le repos de l’ami, conserver entre eux seuls la douleur de l’irréparable.
Elle se fit riante parfois, mais d’une gaieté brusque et qui tendait à paraître contrainte, comme si son visage ne fût qu’un masque sur le deuil de son âme.
Georges avait une peine trop mortelle pour se distraire de si peu.
— Toujours trop tôt !
Il ne savait plus où était le devoir, et se reprenait à désirer la mort.
Lorsqu’on se leva de table :
— C’est maintenant, pensa-t-il.
— Viens-tu te promener avec moi ? demanda Pierre.
— Je suis bien fatigué : je préférerais me reposer un peu.
Les nerveux sont ainsi : on met tant de force et tant d’âme à bâtir un projet de sagesse ou de vertu, à en prévoir tous les détails, à en aimer tous les efforts, qu’à l’heure de l’action la force est épuisée, et l’on se couche.
Jeanne passa près de son amant.
— Georges, pitié pour lui !
Elle s’éloigna aussitôt.
— Qu’il aille méditer là-dessus, s’il ne peut dormir.
Le couple Barraton, à l’office, causait avec les domestiques ; en entendant que l’on quittait la salle, ils vinrent prendre congé et remercier encore. Ils regardaient Desreynes et la comtesse avec un œil défiant, haineux, et quand l’ouvrier se trouva près du comte, il lui dit à mi-voix : « Si jamais vous avez besoin d’un homme… »
— Que diable me veut-il avec ses airs de mélodrame ?
Pierre accompagna Georges jusqu’à sa chambre : peut-être son ami lui parlerait-il là ? Jeanne le redoutait bien ; mais l’autre ne le redoutait pas moins qu’elle, et d’Arsemar pensa que, pour l’instant, une heure de sommeil vaudrait mieux que des larmes. Il ne demanda rien à celui qui ne disait rien.
Desreynes eut froid quand il fut seul.
— Je suis lâche !
De plus forts eussent tremblé devant le coup de massue à asséner sur ce bonheur, plus cher pour lui que le sien propre.
— Ai-je le droit ? Ai-je le devoir ? Enfin, las de lutter, las de chercher, ne raisonnant plus, sachant seulement qu’il avait autrefois décidé son aveu, il se dressa et sortit.
— Où est monsieur le comte ?
— Dans le parc, avec madame.
Il n’hésitait pas.
— Tant mieux, qu’elle soit près de lui, la tâche sera plus prompte et tout sera fait d’un coup.
Avec cette brusque détermination qui est le courage des faibles, et que les forts sont parfois bien heureux de gagner, avec cet héroïsme blême qui se jette dans le danger pour se délier de la crainte, il marcha.
La baronne de Valtors était avec ses hôtes.
Il en fut si décontenancé, qu’il n’y découvrit même pas un remède, et sa vaillance s’écroula devant le plus insignifiant obstacle.
L’homme qui agissait sans vouloir, ou voulait sans savoir, et qui, dans le moment suprême, pèse l’action, n’agira pas.
Seul flambeau de notre sagesse, ô passions ! On s’élance, on crie ; le vent du hasard s’appelle décision. Mais combien de temps faut-il à l’âme humaine pour se retourner comme un sou qui tombe ?
Georges resta épouvanté devant l’œuvre à laquelle il se précipitait ; il n’en conçut plus que l’horreur et bénit la chance qui les sauvait tous deux !
Là, définitivement, mourut sa prétention d’avouer : elle s’éteignit de mort honteuse, sans raison, par unique frayeur, et plus tard seulement l’amitié prononça les plausibles excuses. Cette résolution nouvelle, qui soulageait son égoïsme d’une tâche trop difficile, soulagea en même temps son remords : lui seul serait à plaindre, et Pierre demeurerait heureux, puisqu’il ignorait tout ; heureux d’un bonheur entaché du mensonge et de lèpre, mais en est-il sur terre d’autres que celui-là ? Ils vivraient, lui, dans sa confiance, elle dans sa faute ; il ne saurait point, et elle saurait, trop pour n’être pas prémunie contre les dangers d’un autre crime. Qui sait ? Le repentir dans un cœur de femme peut couver l’amour : il l’avait espéré hier, et, malgré la désillusion brutale, il osait encore l’espérer aujourd’hui.
— Puisque je ne peux rien dire et que je ne le dois pas, je pars !
Il souffrirait seul ; il crut qu’on l’avait délivré.
Être loin ! Oublier un peu ! À force d’amour mériter le pardon de celui qui ne saurait même pas quelle haine fût méritée. Être loin et ne plus revenir ! Un voile s’étendit sur toutes ses misères. L’homme est enfant : un jouet le guérit des terreurs.
La baronne de Valtors examinait la comtesse et Desreynes avec un œil inquisiteur.
— Saurait-on déjà ?
Il méconnaissait son pays, celui qui ne soupçonnait pas que sa faute fût déjà une fable publique avant d’avoir été commise.
Au moment où tous quatre tournaient à l’angle d’un sentier, Jeanne volta vers lui.
— Il faut que je vous parle.
— Non !
— Si.
Il salua, revint à sa chambre et prépara ses masses.
— Le dira-t-il ? demandait Jeanne. Je sens qu’il hésite.
En passant devant la fenêtre entr’ouverte, elle vit.
— Il se sauve, je suis sauvée !
Elle dépensa une heure dans les joies de la délivrance ; mais elle y dépensa toute sa joie, et quand, sur l’inquiétude finie et le contentement épuisé, elle chercha ce qui lui restait, elle ne conçut plus rien que le vide et l’ennui.
Le drame était joué, le livre était fermé, la vie redescendait son cours banal. La monotonie des jours sans émotions ni luttes lui parut plus insupportable encore, après les coups d’orage sous lesquels avait palpité sa nature anxieuse. L’existence de tous allait redevenir la sienne ; cette égalité pesait à son orgueil comme le calme à son humeur. L’automne viendrait froidir tantôt ; puis, dans la maison close, les livres seuls lui parleraient encore, sans pouvoir lui faire oublier que son printemps de jeunesse, de sève et de beauté s’alanguissait près d’un foyer d’hiver.
Elle chercha un remède à tant de maux. Quitter le Merizet pour Paris ? Pierre ne le pouvait pas. Retenir Georges ? Il ne consentirait pas. Il fallait se soumettre.
Alors, elle fut bien triste.
Céder au destin, c’est moins dur que de céder aux hommes : mais celle qui se sentait créée pour la pourpre des trônes, et qui, le sceptre en main, eût pleuré d’impuissance si la mer lui eût résisté, celle-là pouvait-elle s’incliner sans rage devant la nécessité d’un mesquin empêchement ?
— Oh ! Je m’ennuie déjà.
Suivre son amant, c’était drôle, mais fou : ne la repousserait-il pas ? Parbleu, elle le tuerait pour l’injure ! Des drames se dessinaient dans son cerveau : elle s’en effrayait à plaisir.
— Si je l’aimais, j’aurais au moins le chagrin de le perdre, et ce serait un passe-temps. Je me défendrais contre la tentation de le rejoindre : cela me ferait de la vertu. Mais, voilà bien la vie, je ne l’aime pas !
Elle essaya de songer à Pierre, et son mari l’importuna : il avait la tendresse bête ! Uniquement parce qu’elle était permise, et trop sincère. Mais elle ne l’aimait pas non plus… L’être humain, en dépit de tout, reste indépendant et sauvage ; les liens l’étouffent, quels qu’ils soient, et une affection qui l’obsède peut devenir, à la longue, aussi intolérable à son égoïsme qu’une haine qui le poursuit.
— Je disais bien qu’il ne parlerait pas !
Cette satisfaction d’avoir deviné juste ne pouvait suffire à la consoler bien longtemps, et de tout.
Et la volupté conquise qui la fuyait déjà ! Qui rendrait l’extase jusqu’alors inconnue ?
— Essayons de le garder ; c’est la seule ressource.
Mais, s’il reste, toujours, sur sa tête, elle sentira le danger d’un aveu. — Tant mieux ! On luttera. N’est-elle pas habile assez pour se défendre contre un homme plus effrayé lui-même de sa menace que celle dont il voudrait l’intimidation ? Elle l’apprivoiserait. Desreynes n’a pas le bras qu’il faut pour la dompter.
— Ce serait adorable.
Elle ruminait ces choses en repromenant sa baronne : car la noble douairière, comme le renard à l’antre du lion, ne voyait jamais le chemin par où l’on sort.
Dès que Jeanne fut libre, elle courut à la fenêtre de son amant ; Pierre sortait de chez lui, mais elle n’en fut pas inquiète.
— Venez, dit-elle, nous avons à causer.
— Non.
— Georges, viens, je le veux.
Il se précipita d’un tel mouvement, que la jeune femme se crut attaquée. Georges, d’un poing violent, ferma la croisée.
Pour la première fois de sa vie, Jeanne reçut une insulte sans en souffrir au delà de l’instant : la brutalité, d’ailleurs, avait un air viril qui ne déplaisait qu’à demi à cette amazone en jupes de soie.
— Il en a contre lui bien plus que contre moi ; il s’emporte, donc, soyons grave.
Elle s’en vint méditer sous les arbres : elle marchait, jolie, en balançant sa taille de jeune fille, et tenait son menton dans sa petite main, avec un doigt replié sur sa petite bouche, pensive comme le Médicis. Elle argumentait, discutait, objectait : Minos, Eaque et Rhadamante siégeaient sous la coupole de son front, les sept sages soulevaient la balance, et Machiavel glosait au greffe : c’est Georges qu’on jugeait, et Jeanne s’admirait d’être si forte logicienne.
Le verdict fut net : « Puisqu’il part, il renonce à l’aveu ; puisqu’il renonce, il craint que l’on sache ; puisqu’il craint, je peux menacer. »
La méditation est une superbe chose ; si elle nous accorde rarement la vérité, elle nous procure tout au moins l’approbation de nous et le respect de notre génie.
— Comme je m’aimerais, si j’étais homme ! disait la belle dame en redescendant du conseil vers le champ de bataille.
Elle alla droit à la chambre de Georges : personne ; des masses encombraient le parquet.
Tout cela est bien avancé pour être interrompu… Enfin !
Elle ne s’en ennuyait plus.
Elle monta chez elle, entra dans le cabinet de son mari : Pierre était introuvable aussi. Disparus tous deux ! Elle les demanda à ses gens : nul ne les avait vus.
— Ils se battent !
C’était la voix de l’orgueil et non de l’effroi. Si les femmes gardent un cœur sensible pour les maux dont elles voient souffrir, elles réservent moins de pitié pour ceux dont elles ont l’honneur d’être la cause.
La comtesse fut obligée de tendre tous ses nerfs pour éprouver quelque terreur devant son imagination folle ; et ce fut presque avec dépit qu’elle rencontra enfin les amis installés dans la bibliothèque.
— Que me raconte-t-on, monsieur Georges, vous nous quittez ? Tout d’un coup ! N’aviez-vous pas accepté pour demain l’invitation de votre amie ?
Comme on ne lui répondait point, elle poursuivit, sans paraître offusquée : — Que sera cette soirée sans vous ? C’est cruel et malhonnête de manquer ainsi à ses promesses… Quand partez-vous donc ?
— Demain matin, dit Arsemar.
— Attendez un jour : vous désire-t-on plus et mieux à Paris qu’à la sous-préfecture ?
Ces hypocrisies et le silence de sa complicité martyrisaient Desreynes ; il se retira sous prétexte de terminer ses préparatifs.
— On dirait qu’il t’évite, ma Jeanne ?
— Cela me semble aussi ; il est dans ses mauvais jours contre les femmes.
Elle laissa son mari pour rejoindre son amant.
Avait-elle un secret à lui dire ? Non. Mais se sentant forte, elle voulait exercer sa force, intimider cet homme et l’émerveiller par son audace, le subjuguer, l’anéantir ! Pourtant elle hésita un peu, devant la porte close et qu’il fallait ouvrir, et son cœur faiblissait ; puis, délibérément, elle entra, et ferma le battant derrière elle.
— Sortez, madame !
Elle s’assit.
— Vous me fuyez, Georges.
— Ne me laisserez-vous pas en repos, malheureuse que vous êtes ! N’en avez-vous pas fait assez ? Mais sortez donc !
— Georges, il faut que tu m’entendes.
— Non !
Elle s’approcha de lui et, câline, elle murmura : — Georges, je t’aime.
— Je vous hais, et vous mentez ! Je vous hais, comprenez-vous ? Et toujours je vous ai haïe. Comme personne au monde !
Il lui sifflait ses mots en plein visage ; elle porta ses bras au cou de l’homme. Il lui saisit les poignets, et les serrant à la faire crier :
— Vous êtes une misérable et vous allez sortir !
Il la conduisit vers le seuil, toujours garrottée dans ses doigts furieux : elle ne broncha pas sous la douleur.
Mais à cet instant, un bruit de pas traversa le corridor : Georges attendit, immobile et pâle, les regards fixés au mur.
— Tu as peur qu’on ne nous surprenne, n’est-ce pas ?
Le triomphe éclatait dans ses yeux verts.
— Eh bien ! Si tu pars, je dis tout !
Elle s’enfuit.
— Je gagne, je gagne ! Quelle victoire, s’il cédait !
Après les cinq minutes d’usage accordées à la joie d’un sentiment nouveau :
— J’en aurai peut-être assez au bout de quatre jours ?… Non… Je crois que je l’aimerai.
Puis : — « Comme c’est amusant de tutoyer un homme ! »
On l’avait battue ! Elle ! Malgré son orgueil, elle n’y voyait aucun sujet de honte. De méchants moralistes ont écrit que les femmes se plaisent aux mains trop promptes, tant leur faiblesse aime la force : cet axiome eût indigné Jeanne plus que l’étreinte dont son bras était rouge encore. Mais tout ce qui tient de la passion n’est-il point pour charmer les âmes passionnelles ? Georges, depuis son coup de rage, avait fait un grand pas dans l’estime de Merizette. « Il est violent ! Je le dompte. » Car il n’avait pour lui que le ressort des muscles, et la maîtrise restait en elle seule. Elle frottait ses mignonnes mains.
Elle se résuma en une formule qu’elle répétait volontiers : « La femme est pour l’homme, l’homme est à la femme. »
— Quelle abominable créature ! pensait Georges.
Il enfonçait du poing ses effets dans les masses.
— Et quelle folle ! Si de telles vipères ne devraient pas porter un signe au front, pour qu’on les écrasât de la botte, dès qu’elles naissent. Qu’elle dise un mot, je l’étrangle !
Il avait besoin de s’affirmer hautement que la menace de Jeanne était bien dérisoire et sotte ; mais son affirmation si ferme ne le rassurait qu’à peine.
— Ces poisons-là sont capables de tout… Ah ! Que nous crevions elle et moi, et que Pierre ignore toujours !
C’est alors que, le front dans ses deux mains et les deux coudes sur la table, Arsemar souffrait dans tous ses cultes, et désolait son cœur d’un plus vaste mépris des hommes.
— Rien n’est donc sacré pour l’envie, et sur tout la médisance bavera son venin ! Pauvres gueux si dépourvus de foi et d’amour, qui trouvent en eux une âme pour de telles ignominies ! Être assez vil pour concevoir cette chose et assez lâche pour l’écrire ! Sois solitaire, exile-toi dans ton bonheur, ferme ta vie, et l’on passera sous ta porte ; oublie le monde, le monde ne t’oublie pas… Infâmes !
Il repoussa avec dégoût un papier anonyme, et, lentement, il se promenait dans sa chambre : au premier cri d’indignation avaient succédé la tristesse et la pitié.
Jeanne et Georges !
Eux, accusés ! Il songea d’abord à les laisser tous deux ignorants du soupçon qu’on prétendait dresser sur leur conduite ; mais il estima que son devoir serait d’informer Desreynes, et cette décision le rasséréna.
Il prit la lettre et descendit.
— Connais-tu Bazile et la province ? Tiens, lis ça !
Dès la seconde ligne, Georges avait deviné : la feuille remuait entre ses doigts et les mots dansaient sur la page.
« Monsieur,
« Veuillez croire que ma haute estime et ma sympathie seules me font une douloureuse obligation de vous déclarer ce qui, malheureusement, n’est plus ici un mystère pour personne, et dont tous les honnêtes gens sont chagrinés pour vous.
« J’ai pensé qu’en vous informant d’un scandale qu’il est impossible maintenant de réparer, je vous aurais du moins mis en état d’y couper court et d’arrêter les mauvais propos qui circulent sur votre aveuglement ou votre bienveillance.
« On a beaucoup trop causé déjà de Mme d’Arsemar et de votre ami, et vous pourriez, en interrogeant ceux qui sont plus que d’autres à même de vous fournir des preuves et des détails, acquérir comme nous la certitude qu’il ne vous convient pas de conserver plus longtemps sous votre toit l’homme qui a trahi votre confiance et déshonoré votre beau nom.
« Vous me permettrez de ne pas insister davantage sur une situation que ma dignité me défendrait d’approfondir, et, comme j’ai la conscience de vous avoir loyalement rendu un signalé service, vous apprécierez la discrétion qui me conseille de dérober à votre gratitude le nom d’un
Georges défaillait : il se jeta dans les bras de son ami, abîmé de douleur et de honte.
— Pardon…
— Eh bien ? Mais es-tu un enfant, Georges, et vas-tu te navrer pour les ignominies d’un autre ? Je t’aurais cru mieux armé contre tes frères, et tu me donnes presque regret de t’avoir apporté cette ordure.
— Mon Pierre, pardon !… Cette phrase fut tout ce que pouvait son besoin renaissant de confesser leur crime.
— Misérable ! cria-t-il, dans l’angoisse de son remords et de sa lâcheté consciente.
L’injure n’était que pour lui seul ; Arsemar la comprit pour les autres.
— Oui, misérables ! Mais console-toi, nous les laisserons bientôt s’entre-mordre dans leur fange. Cet hiver…
Desreynes gardait l’horrible lettre : le mot de bienveillance, au bout d’une ligne, y flambait comme un incendie.
— Si je tenais celui… Hélas, voilà donc ce que j’ai fait pour toi, mon pauvre Pierre !
— Encore un coup, qu’as-tu à démêler là dedans ? De quoi es-tu coupable ?
— De tout.
— Tu perds le sens, mon bon ami. Écoute : je veux te demander un service, si toutefois tu peux me le rendre. Viens demain à cette soirée ; allons ensemble, pour montrer à ces platitudes qu’elles ne sauraient se hausser jusqu’à nous, et que leur haine se dépense mal à propos.
Desreynes imaginait ce jour qu’il faudrait passer encore dans la maison ; on crut qu’il hésitait.
— Si cela t’incommode, pars.
— Mais, non.
— Faisons cela pour elle… Car tu ne juges pas que j’aie souci pour moi de quelques drôles… D’ailleurs, il est fort probable que cette lettre est l’œuvre d’un sot qui, pour me troubler davantage, trouve ingénieux de prêter à sa délation l’appui d’une notoriété publique. Cela te dérange-t-il beaucoup de reculer ce voyage ?
— Pierre, répondit l’autre avec tendresse, plus cela me coûterait, plus j’y serais empressé, tu sais bien.
Georges n’avait vu que les grands chagrins de sa faute ; voici que d’autres horizons se dessinaient après ceux-là. L’existence serait insoutenable désormais. Tout conjurait à perpétuer sa trahison et doubler son tourment.
L’heure du dîner était déjà revenue. Jeanne les attendait dans la salle.
— Pas un mot. Qu’elle ne soupçonne rien !
En les abordant, elle glissa un billet dans les doigts de son amant : il le rejeta aussitôt. Mais, qu’on le trouve ! Alors, le pauvre homme, pliant sous le destin qui lui écrasait les épaules, se baissa péniblement vers le parquet et ramassa le mot d’amour…
— Il a tout à fait peur !
Elle déploya pendant le repas toutes ses gentillesses, et, avec un compliment du meilleur ton, reçut la nouvelle du séjour que Georges prolongeait. Lorsqu’on passa dans le salon, elle fut un peu désappointée de voir le jeune homme déchirer en menus morceaux le poulet qu’il n’avait pas lu : mais le plus réel plaisir, celui de le composer et de l’imposer, on ne l’en priverait plus, et le reste se réparerait d’une phrase rapide…
— Cette nuit, chez toi.
Manibus date lilia plenis.
D’Arsemar ne pouvait chasser l’obsession de cet odieux écrit, et sans qu’un soupçon le souillât, quelques mots le hantaient pour leur précision et leur allure autorisée.
À qui le renvoyait-on, dans cette phrase ambiguë, et qui donc était, « plus que d’autres, à même de fournir les preuves et les détails ? » Il se demanda si l’origine des commérages ne remontait pas à des propos de valets, et résolut, s’il en acquérait une preuve, d’épurer impitoyablement le service de sa maison.
Mais, un doute ? Il avait l’amour de croire, la moitié de la foi, toute la foi, plus qu’elle encore ! Il aurait suspecté la terre et Dieu, avant d’admettre le crime de ceux en qui dormait sa confiance : car s’ils le trahissaient, ceux-là, les seuls aimés, toute son âme, que resterait-il sous le ciel qui pût fixer le cœur d’un homme ? Son amour et son amitié : la religion ! Ils lui auraient crié leur faute qu’il n’aurait pas voulu entendre.
Il est des natures mystiques, si raisonnables qu’elles soient en toutes choses, qui, sur un point, se ferment obstinément aux clameurs de la vérité, et les repoussent comme un blasphème qu’on est damnable d’écouter. Rares en nos siècles où se meurent les rêves et les cultes, ces âmes-là s’isolent dans une ombre et vêtent un masque pour s’en venir à la lumière ; le monde les voit passer souvent sans les connaître, et le sceau de la tombe, un jour, les remmure dans le néant d’où elles étaient sorties trop tard. En vain on accrédita autour d’elles que leur rêve n’est qu’un mensonge, en vain l’existence et les hommes le leur prouvèrent à l’envi : les voyants gardaient leurs yeux clos sur la vie, et tout leur être s’éblouissait sous la splendeur de l’idéal. Lorsque autour d’eux on riait de leur songe, ils souriaient de pitié douce et ne protestaient pas, afin de subir moins longtemps l’inutilité du mépris. Et c’est jusqu’à la mort qu’ils cheminent ainsi, au milieu des railleries, des échecs, des coups de sort, au milieu de l’injure ou de l’indifférence, inaccessibles et blancs comme des fantômes de vierges. Qu’importe qu’ils se trompent, ceux-là seuls sont bénis ; et si quelque soir la vérité s’écrase sur eux, ils tombent avec leur foi qui reste intacte, rayonnante, telle qu’un diamant sous les marteaux, et achèvent de mourir sans renoncer leur rêve !
On est plus humilité d’être
au-dessous de ses prétentions
que de ses devoirs.
Georges, si las qu’il fût de sa nuit d’insomnie et de fièvre, vit revenir avec terreur le moment de se retrouver seul dans cette chambre où les remords le guettaient au chevet. Quand ses hôtes l’eurent quitté, il sortit de la maison.
Mais dans ce calme des ténèbres, le souvenir d’hier et de la course exaspérée l’attendait.
Il avait souffert tout le jour d’une douleur aiguë, torsionnante, que chaque détail, chaque phrase, chaque geste des autres ou de lui-même rénovait de minute en minute ; et seul, sous la sombre paix du ciel vide et des arbres, il sentit remonter en lui la foule criarde de ses maux qui tous ensemble l’appelaient.
Dehors, dans la nuit, sous le plein ciel, les pensées qui nous tiennent puissamment ou les sensations qui nous domptent grandissent par degrés rapides devant le vaste champ qui les invite : elles s’exaltent, s’affolent, débordent vers l’immensité, montent jusqu’aux étoiles, et notre âme emplit l’infini. Délire de joie ou enfer de détresse ? L’homme, divinisé pour un instant, lève ses deux mains vers les astres et tombe écrasé par la grandeur de ce qu’il porte en lui…
Georges pleura enfin.
Quelle parole consolatrice vaut pour nous la douceur des larmes ? L’angoisse se fond en elles ; elles sont à l’âme ce que le sommeil est au corps ; tandis qu’elles tombent, nous ne sentons plus qu’à demi l’infortune qui les arrache ; et comme un rappel de l’enfance à laquelle on revient dans l’épuisement d’être homme, elles transforment nos pires douleurs en ces gros chagrins qui sanglotent dans les berceaux.
Desreynes se releva, et sa peine adoucie avait repris l’espoir, une obtuse confiance, sans désir et sans but ; mais est-il besoin d’espérer quelque chose pour espérer encore ?
Il rentra chez lui, et put dormir.
Quand il se réveilla, d’Arsemar venait de quitter le château.
Sur la route, Pierre croisa le facteur du canton, qui lui remit quelques lettres. Parmi celles-là, un mot, d’une écriture renversée :
« Cocu, cocu, cocu, monsieur le comte ! Ça arrive aux plus malins et aux plus riches.
Toujours ! L’ignoble calembour de la signature, qu’il ne comprit pas aussitôt, donnait à la calomnie un air de certitude qui l’outrageait pour les victimes. Sans nul doute, des racontars de l’antichambre pouvaient seuls autoriser des affirmations si précises : la preuve qu’il demandait une à lui, dès qu’il fut aux ateliers.
Barraton rôdait autour du comte, guettait son passage, et lui souriait ; il ne se décida à l’aborder qu’en le voyant partir,
— Bien des pardons, monsieur d’Arsemar, mais je…
— Qu’y a-t-il, mon ami ?
— Une chose à vous dire, et pas commode, rapport à la peine que je vous ferai ; ma bourgeoise me rebâchait assez qu’il vaut mieux ne pas se mêler des affaires des autres, et que j’allais risquer ma place ; mais, aussi vrai que vous… Enfin, suffit, j’ai cru qu’il fallait dire ça… Entre honnêtes gens, on doit s’aider, n’est-ce pas, si on ne veut pas être dévoré comme des loups ?
— Parlez sans crainte, Barraton.
— Vous êtes trop bon, monsieur le… Voilà… On dit des mauvaises choses sur votre dame.
Était-ce donc une obsession, et ne pourrait-il, dorénavant, faire un pas sans entendre partout l’abjecte diffamation ? En vérité, cette phrase l’étonna peu, car il l’avait prévue et redoutée dans les ambages de l’ouvrier. Lorsque notre esprit est occupé d’une pensée, nous la retrouvons ou l’attendons en tout.
Barraton surveillait avec inquiétude l’effet de sa déclaration.
— Vous avez jugé par vous-même, mon brave, que les accusations légères sont parfois aussi injustes que dangereuses ; je connais cette infamie : d’où la tenez-vous ?
— Ma foi, mon bon monsieur, je ne voudrais occasionner de la misère à personne, et si j’ai répété ça…
— C’est qu’on vous l’a conté… Qui ?
— Eh ! Ceux de chez vous, hier au matin.
— Qui ?
— Dame ! Personne, un peu tous ; vous savez, en déjeunant, on cause…
— Et l’on disait ?
— Ils disaient que ce n’est pas bien, et que vous êtes un si digne homme…
— Passez.
— Ils ne donnaient pas vraiment des vraies preuves, mais ils expliquaient tout de même qu’ils les avaient vus… Oui, patron, ils disaient ça, et Mlle Louise, comme vous l’appelez, a raconté qu’une fois ce monsieur l’avait embrassée, et votre dame en était si jalouse, qu’elle voulait la renvoyer.
— Merci, Barraton. Tout cela est horriblement faux. Au revoir.
Pierre se retira. On les a vus ! Le terme dépassait toute audace. Voilà qui réclamait prompte justice ! On les a vus ! Il ne s’agissait pas ici d’indécises railleries. Voir ! Quoi voir ? Si pourtant… Mais aussitôt son cœur se révolta contre l’ignominie du soupçon inachevé.
— La médisance est donc si puissante, et l’homme si dépravé, qu’un mot hideux ne puisse passer en nous sans y laisser une souillure !
Et dans son âme, déjà, il demandait son pardon pour l’insulte.
— Pauvre chérie, si elle savait !
Ah ! Qui donc, quel être monstrueux, éternellement maudit, arrachera des yeux de l’homme le bandeau bleu qui l’y aveugle, et nous dépeuplera les cieux avec le cri farouche qui seul ne mente pas : Mensonge !
À cette heure, Jeanne quittait son amant.
Elle n’avait pas exécuté sa menace de le visiter cette nuit-là : au moment d’agir, une dernière pudeur et quelques craintes du danger, qui pourtant la fascinait par-dessus tout, la retinrent dans la chambre conjugale. Puis, on la recevrait si mal, là-bas ! Elle se souvenait aussi d’avoir entendu Georges proclamer que, si nous faisons les premiers pas auprès des femmes, celles que nous avons une fois conquises doivent faire désormais tous les autres. Il répugnait à son orgueil de permettre qu’on pût la prendre pour une mendiante d’amour, quand elle se sentait elle-même le pouvoir et le droit de gouverner à sa guise : car elle était bien forte, maintenant ! Elle n’hésita pas une minute devant la satisfaction de croire que le retardement de Georges, n’avait, en réalité, d’autre cause que l’ordre hier donné par elle. Tout lui cédait. Elle pourrait asséner ses commandements sans qu’on osât bouger sous la férule ; elle domptait par la crainte, le rêve de sa vie !
Aussi se para-t-elle, lente et confiante, dès que son mari fut hors de la maison, et, quand elle se vit assez belle, descendit chez Desreynes, comme la veille.
— Bonjour, êtes-vous plus aimable, aujourd’hui ?
— Vous encore, madame !
Il se dirigea vers la porte, mais elle y fut avant lui et tendit ses deux bras en croix pour barrer le chemin.
— Vous ne… tu ne sortiras pas. Je veux que tu m’entendes.
— Et que pouvez-vous avoir à me dire, madame ?
— Rien ! Mais je veux. Tu es à moi, Georges, comme je suis à toi…
— Oh, ne répétez pas ces mots abominables ! Je vous hais de toutes les sortes de mon cœur.
— Ton cœur ?… Il vous revient bien tard, mon cher ! Dites-moi donc ce qu’il vous conseille, ce cœur ? Qu’allez-vous faire ?
— Vous le demandez ?… Partir et ne plus vous revoir ! Jamais !
— Tout simplement ? N’avez-vous pas pensé qu’il fallait un peu consulter mon avis et compter avec moi ? Me regardes-tu comme un jouet ? Tu me flattes, mais j’ai d’autres prétentions.
— Je sais que les prétentions ne vous manquent pas.
— Fort bien. Mais, s’il vous plaît, que deviendrai-je ?
— Voilà dont je me soucie !
Jeanne commençait à trouver qu’on le prenait de bien haut avec elle, et éprouvait un étonnement désagréable à se voir si peu redoutée.
Elle se dominait moins déjà qu’aux premiers instants de l’entrevue et en oubliait parfois le tutoiement, que sa perversité cherchait avec tant de plaisir à disperser au long des phrases.
— Je pensais vous avoir fait part de mon intention, — bien arrêtée, je vous assure, — de tout déclarer, si vous vous retiriez…
Desreynes haussa les épaules.
— Vous n’y croyez pas, mon cher ? Vous avez tort.
— Rassurez-vous, je vous sais capable de tout ; mais vous êtes plus dépravée que sotte, et…
— Soyez poli, par grâce.
— Avec vous ?
— Avec moi ! s’écria-t-elle, indignée. À qui pensez-vous parler ? Vous avez pris un maître, mon cher, et non une maîtresse !
« Voilà qui est bien dit », songea-t-elle ; son éloge lui rendit des forces.
— Tu m’as prise, tu me garderas… Oui, tu me garderas ! Et si tu pars, je te suivrai.
Elle croisa les bras sur sa poitrine, et, la tête haute, les yeux flambants, se campa devant lui.
Le suivre ! Cela, elle le ferait !
Georges, à ce défi, eut un vertige de sang.
— Si vous l’osiez, misérable poupée, vous voyez ces deux mains-ci, elles vous étrangleraient sans pitié.
Il marchait contre elle, menaçant.
— Ne l’oubliez jamais, si vous tenez à votre vie !
Jeanne recula devant la fureur des doigts crispés qui se tendaient vers elle, et tremblante, elle balbutiait avec une ténacité d’enfant :
— Si ! Je vous suivrai !
— Elles vous étrangleraient, vous dis-je !
— Laissez-moi !
La jeune femme, acculée au mur, se garait derrière son coude.
— Lâche !
Brusquement elle se révolta et rabattit les mains.
— Vous me faites peur, peut-être ? Il en faudrait d’autres que toi, et les phrases de feuilleton te vont mal, mon pauvre ami !
Elle revint au milieu de la chambre, provocante à son tour.
— Mais battez-moi donc, vous en mourez d’envie !
Et comme il se taisait :
— Quand tu m’aurais tuée, si seulement tu en as le courage, Pierre connaîtra-t-il moins la vérité ?
— C’est moi qui la dirai.
— Avant toi !
— Parlez donc, et l’on apprendra quel rôle vous avez joué !
— Eh bien, oui ! Je t’ai séduit ; mais, tu peux t’en vanter, on ne le croira pas.
— Osez-vous être fière de la confiance qu’on place en vous ?
— Oui, car elle me vient de gens qui valent mieux que vous.
— Et qui savent, n’est-ce pas, que vous êtes vertueuse, incapable de les tromper ?
— Certainement, monsieur, ils le savent !
Georges ne put s’empêcher de rire.
— Ah ! Riez encore une fois, c’est la dernière, et prenez garde !
Et elle sortit en faisant claquer la porte derrière elle.
Il lui sembla qu’elle sortait vaincue, pour avoir, d’un seul mot, prêté au ridicule : cette honte suffisait à maintenir sa colère dans un état d’exaspération folle, et l’y maintint.
Rien n’était plus ondoyant que cette femme, qui se prétendait immuable. Ces natures en qui la pensée n’est qu’une émotion réfléchie, une secousse nerveuse un instant prolongée, ne s’en passionnent que davantage pour leurs songeries passagères et les étreignent avec frénésie, comme afin de les épuiser avant de les échanger pour d’autres.
Jeanne avait compris irréfutablement que cet homme n’éprouvait pour elle que de la haine et du mépris. Elle s’était donnée sans que l’on en gardât un souvenir heureux, et la possession de son corps n’avait laissé que le dégoût. Existe-t-il au monde une insolence capable, plus que celle-là, de flageller une femme jolie et qui fait profession de se voir désirée ?
Que d’ambitions écrasées d’un coup !
Non seulement personne ne ployait devant elle, mais on riait. Elle était bafouée pour une phrase inepte ; dans son courroux elle en ruminait de vengeresses, qu’elle s’indignait de n’avoir pas trouvées tantôt. Elle reprenait le dialogue, et y faisait siffler de stridentes incises dont elle cravachait son interlocuteur ; mais ces triomphes muets, sans témoin ni victime, lui rendaient plus insupportable encore l’humiliation de sa déroute passée. Elle s’insultait, puisqu’elle seule était là pour entendre, et se criait ces vérités que nous ne permettons qu’à nous-mêmes.
Mais il viendrait une revanche ! Elle pouvait avoir donné à rire, mais ceux-là du moins étaient bien imprudents, qui n’avaient pas su résister à leur envie ! Elle inventerait le châtiment.
Tout à cause de Pierre, et de cette sotte amitié. Poseurs !
Eh bien ! C’est en cela qu’on les frapperait, puisqu’en cela était l’origine des tourments et des avanies.
Le meilleur moyen ? Tout dire !
On verrait où conduisent les hilarités malencontreuses. L’un veut cacher, l’autre ignorer : donc, au grand jour ! Qu’en arrivera-t-il ? Eux, séparés à jamais : bien, ils l’ont mérité. Elle ? Est-ce que Pierre ne l’adorerait pas assez pour venir à genoux la supplier d’accepter son pardon ? D’ailleurs, en parlant la première, elle conterait les choses à son gré : circonvenue, séduite, obsédée, sa pauvre force de femme avait résisté pendant des mois, sans rien dénoncer d’un attentat qui, dans les illusions d’amitié, eût désolé celui qu’elle aime ; surprise enfin, elle avait chassé le traître qui, sur son ordre, se sauvait maintenant. Par Dieu ! Une femme adultère a toujours raison, quand elle vient déclamer sa faute !…
Ah, l’on avait ri !
Pendant que Jeanne s’abandonnait à sa fougue d’emportement, Desreynes allait à la rencontre de son ami et le rejoignait bientôt.
— Les dénonciations continuent. Lis cela… Je sais aujourd’hui d’où proviennent ces turpitudes : elles sentent le plumeau. Barraton m’a rapporté des causeries de valetaille qui m’instruisent sur la source du mal. Nous allons nettoyer l’office, mon Georges ! Le difficile est de procéder sans que Merizette soupçonne le motif du balayage. Tu m’aideras… Mais dis-moi, à propos, tu pinces les soubrettes, mon gentilhomme ? Qu’est-ce donc, cette histoire de Louise ?
Le prévenu avoua qu’un jour, sans savoir comment…
— Et Merizette vous a vus ? Quoi d’étonnant qu’elle ait sermonné cette fille. Ah, parlons d’autre chose, tiens !
Mais aucun des deux ne parla plus. Enfin : — Quelle misère, mon pauvre Georges, et qu’on a donc de peine à garder son bonheur ! Il faudrait vivre dans une île, loin de tout ; chercher un coin de terre où l’on s’enfermerait avec ceux que l’on aime. Car on ne peut user sa vie à effacer les hommes !
Cette confiance caressante faisait la plus cruelle affliction de Georges. Arsemar se méprit sur son air attristé :
— Vas-tu te désoler plus que moi d’un blasphème qui passe ? Oublions, je suis béni quand même !
Il prit le bras de Desreynes en s’inclinant vers lui : le frôlement de telles vilenies lui laissait un besoin de se laver le cœur dans l’expansion de ses rêves.
— Tu ne sais pas, toi, ce que c’est qu’un amour comme le mien, quel refuge et quelle douceur ! Tu te dépenses en amourettes et tu n’as pas connu le repos des tendresses profondes. C’est si bon, de donner sa vie ! On ne la possède jamais aussi bien qu’en la livrant tout entière. « Être deux, n’être qu’un ! » Sans mystères, sans énigmes, avoir deux cœurs comme un seul livre ouvert dont on voit en même temps les deux pages, et lire ensemble, lire jusqu’à la mort… Oui, tu diras que Merizette et moi avons des âmes dissemblables ; mais tout se fond dans l’amour, et je vaincrai la résistance de ses froideurs parce que j’ai plus de foi qu’elle n’a de doute. Si parfois quelques nuages brouillent notre ciel, comme aujourd’hui, la paix qu’on retrouve en rentrant n’en paraît que plus délicieuse… — Voilà donc celui, pensait Georges avec angoisse, que l’ineptie du monde appellerait un sot, si le monde savait, et l’entendait.
— Vrai, veux-tu que je te dise ? J’ai des instants de folie, et je me trouve si heureux, que souvent je suis obligé de faire un effort pour croire que c’est bien moi qui marche ou qui m’assieds. C’est idiot, c’en est là. Je m’envie ! Est-ce que tu comprends ? Je comprends tout juste, moi ; mais je m’envie !
Et Pierre éclata d’un beau rire qui sonna largement dans l’air frais du matin.
Deux heures plus tard, on déjeunait ; Jeanne ni Georges ne disaient mot.
— Ma mignonne, auras-tu, ce soir, une bien belle robe pour éblouir toutes les sous-préfètes de la terre ?
— Je n’irai pas.
— Vraiment… Pourquoi, chérie ?
— Parce que.
— Encore faut-il ?…
— Ça m’ennuie.
— Bien, mon enfant, n’en parlons plus. Tu es nerveuse, ce matin ?
— Moi, pas du tout.
— Nous aurons donc le regret de te laisser seule, car nous devons nous rendre à cette réunion, Georges et moi.
— Allez-y, puisque vous êtes mariés ensemble.
— Tu es jalouse ?
— De qui ?
La conversation tomba. Jeanne piquait violemment sa fourchette sur la porcelaine et faisait autour d’elle un cliquetis de métal.
Desreynes, que blessaient ces airs d’importance, affecta de n’y donner aucune attention, et s’efforça de causer calmement de choses indifférentes. Un tel jeu ne pouvait produire en la jeune femme qu’un déplorable et dangereux résultat. Cette tranquille intimité entre les deux amis, cet abandon pour une soirée, et, par-dessus tout, cette sérénité chez un homme qu’elle avait menacé, chaque chose et chaque idée l’exaspéraient davantage.
Elle rageait pour son plaisir, et n’avait pas minaudé une colère dans le dessein d’être intéressante, mais elle fut choquée qu’on s’y intéressât si peu. Son mari lui-même semblait s’associer aux provocations de Desreynes : étaient-ils déjà ligués contre elle, et Georges exerçait-il sur l’autre un ascendant plus puissant que le sien ? Elle y pensa, dans son pessimisme provisoire. Que son ennemi le plus haineux s’acharnât à détruire l’estime et l’amour d’Arsemar, c’était logique ; qu’il y parvint, c’était possible : alors, on la planterait là, comme une niaise !
« De quoi s’occupaient-ils avant le repas, enfermés tous deux dans le cabinet du comte, où trois domestiques furent appelés tour à tour ? Une enquête ? »
Elle regarda son mari, qui, rencontrant ses yeux, lui sourit.
— Il n’a pas l’air… Mais cela ne prouve rien. Pourquoi ne serait-il pas horriblement dissimulé ? Les hommes ont toujours un vice secret, et celui-là qui ne montre que des vertus doit cacher quelque chose…
Jeanne, en ce moment, ne déduisait pas les sottises l’une de l’autre, avec cette précision lente qu’elle affectionnait tant ; mais l’habitude de raisonner sans fin mène à raisonner sans effort, et presque malgré soi ; sa logique accoutumée lui jetait les affirmations sur les inquiétudes, avec la rapidité de la colère, et lui échafaudait comme en un songe une hypothèse de complot : on la jouait, on allait la jouer.
— Prenons l’avance !
Mais, comment ? Mme d’Arsemar cassa un verre en le posant trop fort. Elle supputait toujours.
Pierre disait alors, fort à propos :
— Il faudrait posséder la raison absolue, ou ne pas se mêler de penser. Nos méditations ne nous mènent souvent qu’à l’erreur et nos vertus qu’au mal, comme parfois nos vices nous conduisent au bien. Notre folie a toujours quelque sens ; notre sagesse est toujours à moitié ivre.
Jeanne était dans une situation d’esprit à prendre la phrase pour une injure personnelle ; quand nous nous absorbons dans un calcul intime, les passants en causent avec nous, et si leurs mots de hasard ont l’irrévérence de tomber pour nous contredire, nous voilà aussitôt raffermis dans notre idée première. Il n’en fallait pas tant pour que la raisonneuse fût conquise à la justesse de ses arguments…
« À coup sur, Georges n’a rien avoué, mais qu’a-t-il dit ? Cet interrogatoire de cuisine ?… Décidément, c’est un répugnant personnage. Oui, mais on trame quelque chose contre moi. Pour me fermer la bouche, sans doute ? On verra bien. Où en sont-ils ? Il faut savoir. »
Mais comment ? Toujours cette sujétion de l’inabordable… Ah, de l’audace !
— Que prépariez-vous tantôt de si mystérieux, pour convoquer chez vous toute mon antichambre ?
Arsemar fut tellement embarrassé, qu’il le laissa paraître et ne sut que répondre : son attitude et son silence fixèrent les défiances de Jeanne.
— Eh bien ?
— Rien, ma chère enfant, ne t’occupe pas de cela.
La résistance était impertinente.
— Je croyais pourtant être un peu la maîtresse ici.
— Tu l’es, mais crois-moi, ceci ne te regarde pas.
— Ne me regarde pas ! Tu deviens presque insolent. À quelle école ?
— Tu prends mal les choses…
Georges ne se contenait plus.
— Laisse donc, Pierre… Tu disais, lorsqu’on t’interrompit…
— N’interrompez pas vous-même.
— Ma Jeanne, tu es souffrante ?
— Ne peut-on se mêler à votre conversation sans avoir l’air malade ?
— Tu n’es pas gentille, ce matin, Merizette.
— Tu m’agaces, avec tes noms ridicules.
— Voyons, je ne répondrai plus, calme-toi.
— Je suis calme, mais je n’aime pas qu’on se moque de moi.
— Personne…
— Vous deux ! Encore un coup, veux-tu me dire ce que vous complotiez là-haut ?
— Ma chère…
— Non ? C’est bien, je le saurai par d’autres.
Elle sonna : le domestique était bien près, sans doute, car il parut aussitôt.
— Retirez-vous, fit Pierre… Tu n’es pas raisonnable : vas-tu mêler des gens à nos affaires ?
— Tu les y mêles bien, à commencer par monsieur !
— Georges n’est pas un étranger ici.
— On le regrettera.
— Que veux-tu dire ?
— Oh ! Monsieur me comprend.
Desreynes, pâle, sentait la foudre ; il voulut arrêter Arsemar, et celui-ci, afin de clore, dit simplement :
— Tu es peu aimable pour le dernier jour de notre ami.
— Notre ami… Tu me fais rire ! D’abord, il ne part pas.
— Mais si, ma chère, demain.
— Non ! cria-t-elle en frappant du poing.
On se taisait, elle dit : — Je ne veux pas !
— De quel droit ?
— De quel droit ! Tu n’as donc rien compris ?
— Madame… murmura Georges suppliant.
Elle aussi était toute blanche.
— Ah, tant pis, c’est trop tard !
Pierre les contemplait, stupide, et sans savoir encore.
— Eh bien, oui ! s’écria Jeanne en se levant, droite, blême. C’est mon amant !
— Tu mens !
Tous trois étaient debout.
— Georges, parle…
Rien…
Arsemar vit Desreynes tremblant, le front baissé.
— Oui ! Oui ! Oui ! mon amant !
Elle s’en alla.
— Mais cela est invraisemblable, monsieur !
Pierre la regarda sortir ; et, quand elle disparut, il s’écroula sur sa chaise, contre la table, la tête dans ses bras, et Georges restait debout.
Ils demeurèrent ainsi dans le silence.
Pas un sanglot.
La vie s’était effondrée sur eux ; toutes les choses semblaient mortes autour.
Ni l’un ni l’autre ne pensaient : ils étaient rentrés dans le néant.
Le monde venait de finir.
Pas un geste ; ils s’engourdissaient dans l’immobilité des statues.
Cela dura si longtemps, que les domestiques, derrière les serrures, s’impatientaient de ne plus rien entendre.
Georges, enfin, voulut s’approcher de son ami et lui toucha l’épaule ; l’autre frémit de tout son corps et le repoussa doucement.
Alors, Georges s’en alla aussi.
Comme il ouvrait la porte, il perçut le bruit de pas qui se sauvaient dans le couloir, et des rires étouffés.
Pierre savait, mais il ne croyait pas encore.
Quand il releva la face, il vit la chambre vide, nue, muette, grandie.
Les murs s’écartaient de lui.
La table en désordre indiquait un repas interrompu.
Une chaise était renversée.
Personne ne s’assiérait plus là.
Seul !
Oh ! Bienheureux encore dans leur détresse, ceux qui peuvent, quand l’avenir s’éboule, se réfugier dans leur passé intact ! Ne pas renier les heures d’autrefois, et si l’on ne croit plus à la vie, croire du moins qu’on a vécu !
Tous partis…
Quand Pierre se réveilla, il douta, car le doute est la dernière forme de l’espérance.
Il se leva et voulut s’en aller comme les autres.
Ses jambes le supportaient à peine.
Il se retira dans le jardin.
Les arbres chaviraient comme des mâts de navires.
Il s’assit sur un banc, les bras gourds et les prunelles vagues.
Il ne voulait toujours pas croire.
Pourquoi donc l’abandonnaient-ils ainsi ? Ah ! Pas un ami avec qui l’on pleurerait !
Il resta là.
Personne.
C’était donc vrai ?
Il souffrait tant, qu’il s’étonna de souffrir si peu.
Les plus terribles douleurs sont parfois les moins lourdes à porter d’abord, car notre être s’abîme en un gouffre si profond et si ténébreux, si vaste, que l’âme s’y déperd et presque s’y oublie : la complète souffrance veut une précision d’analyse qui demeure interdite à la folie des premiers instants : ces minutes-ci sont vouées à l’écrasement ; le plein malheur aura le reste de la vie.
Il souffrait, bien qu’il ne voulût pas croire.
Au bout de plusieurs heures, il entendit, tout près, un pas qu’il ne connaissait point : Georges, qui n’osait avancer…
— Malheureux, dit-il, va-t’en !
Georges s’en retourna docilement, et Pierre vit qu’il sanglotait.
Alors, il crut.
Il regarda le dos de son ami qui s’éloignait : sans haine, sans colère, accablé.
Il faillit rappeler Georges.
Bientôt, il ne le vit plus.
Personne et rien !
Cette fois, il pleura : les premières larmes qu’il répandît depuis bien des années : le prix du rêve !
Était-ce donc possible ?
Il n’eut pas un instant d’indignation ni de révolte : il ployait sous le destin, sous une force inexpliquée contre laquelle on ne discute pas, et qui courbait sa volonté après avoir courbé celle des autres.
À intervalles égaux, comme les appels renouvelés d’un glas, son cœur, lamentablement, disait : « Seul ! »
La journée se passait ainsi.
À la fin, pourtant, il pensa ; et lui qui n’avait rien su remarquer des choses, rien soupçonner, rien deviner, comprit tout dès qu’il voulut comprendre.
Le voile était tombé ; la raison prenait sa revanche.
Avec une lucidité cruelle, le passé défilait.
Les inquiétudes de Georges, ses longues tristesses, ses départs toujours projetés, sa disparition de la veille, ses fièvres, ses larmes, ses mots inachevés qui voulaient être le commencement d’un aveu ; tout lui revenait à la mémoire et chaque souvenir en expliquait un autre. La vérité surgissait, nette, froide, claire, avec une précision subite qui ne laissait dans l’ombre aucun mystère ; puis elle s’étalait d’ensemble, comme une carte déployée. Il savait quel jour et à quelle heure Georges avait succombé, sous quelle influence on avait, sans amour, résolu de le prendre, et dans quelle colère on l’avait dénoncé.
Il n’analysait pas : les choses se dégageaient, se montraient, spontanément en quelque sorte, et s’affirmaient avec la sécheresse d’une formule algébrique : devant la solution apprise, son imagination, ou plutôt sa raison, remontait le cours des événements et lui déroulait la vieille erreur de tout son rêve.
Le cadavre de son bonheur ouvert devant lui, il le touchait avec stupeur, pareil à un amant qui assisterait à l’autopsie de la bien-aimée. Rien n’était plus de rien. Et, sans maudire personne, il voyait que l’homme est bien misérable, ballotté parmi les hasards de son impuissance et de ses instincts.
Cette Jeanne, cette méchante et pauvre malade, il la regardait maintenant vivre sous ses yeux dessillés, et se tordre, plus malheureuse encore que criminelle, dans les angoisses de son âme hantée. Il examinait avec effarement cet être nouveau qu’il n’avait jamais connu et qui venait de se révéler à lui.
Car il pensait à Georges moins qu’à Jeanne, comme si elle seule eût été perdue sans recours ; entre deux égales tortures d’amour et d’amitié, laquelle donc gémira le plus fort ? L’amour tient l’esprit et la chair.
Oui, c’est sur elle qu’il gémissait, la morte, sur elle plus que sur lui-même ; et plus il la sentait coupable, plus il la regrettait, parce qu’elle était morte davantage !
Il pensa commettre une profanation, à contempler ainsi les ruines de son culte. Il se sentait presque outrageant envers l’idole tant chérie, pour avoir osé la surprendre dans la nudité de son âme.
Voilà donc ce qu’elle était, hélas !
Lorsqu’on a mis quelque chose en elles et qu’on l’arrache, on souffre comme si on l’arrachait de soi-même : mais n’est-ce pas de nous que nous les arrachons, les divines ? Elles ne vivaient qu’en nous, créées par nous à l’image de nos songes et de nos vœux, masquées de notre âme, belles pour nous seuls, et quand elles faillissent, quand elles s’en vont, jetant leur rôle, si nous pensons mourir, c’est que le meilleur de nous vient de se briser dans nos cœurs, et nous pleurons sur nous en croyant les pleurer.
Sous l’idole abolie, un spectre, difforme, grimaçant, Jeanne la vraie !
Cette vision lugubre se dressait avec une véracité si despotique, que Pierre se révolta enfin comme on se débat sous l’obsession d’un cauchemar : le monstre était trop palpable et trop proche ; l’homme ne voulait plus croire.
C’est ainsi : on assemble avec peine toutes les preuves de sa misère, on se tue à la rendre indéniable, vivante, présente, et quand la tâche est accomplie, on dit : « J’ai rêvé. »
Il se reprit donc à espérer, d’une foi irraisonnée et machinale ; elle s’éteignit bientôt, et un affaissement absolu s’empara de lui, définitivement ; sur toutes choses pesait l’inexorable condamnation : « Seul. »
Jeanne, pendant ce jour, avait fort médité.
Après sa brusque déclaration, elle était revenue à sa chambre, dans une crispation nerveuse que son coup de folie n’avait nullement calmée, au contraire.
Elle tremblait de tous ses membres, mais non de peur : ses petites mains remuaient comme des feuilles.
Elle se jeta sur son lit et s’y enfouit le visage.
Peu après, elle descendit en elle, et constata qu’elle venait d’accomplir une sottise.
Elle ne la pardonna pas à Georges, qui l’y avait poussée, et sa rancune s’exagéra devant la prévision des mille désagréments qui ne manqueraient pas de l’assaillir : une existence précaire, désorientée, les tracas d’une situation fausse, les cancans, des procès peut-être, des regrets, des luttes… Il y avait là pourtant bien des choses faites pour la séduire, mais puisqu’elle tenait quelqu’un à qui les reprocher, elle n’envisageait pour l’instant que leurs côtés pénibles. Sa vie était brisée, en somme, pour et par le caprice de ce coureur de gueuses ! Elle voulut n’y plus réfléchir, car son emportement redoublait, et l’on avait pour le quart-d’heure un bien autre emploi de son temps.
— Que faut-il, maintenant ?
Elle n’était pas assez dénuée de sens pour ne pas concevoir d’inquiétude au souvenir de son mari, qui l’avait toujours tant aimée, entourée de tant de soins et de délicatesses, sauvée de la pire existence pour lui donner le luxe, l’amour, la considération, des bijoux, l’estime, la poésie, pour faire enfin sa religion de celle que l’on traitait ailleurs avec si peu d’égards. Elle avait tout mérité, oui, mais Pierre lui avait tout donné. Elle perdait trop en le perdant, pour qu’un remords ne se mêlât pas à son regret ; et comme la désolation de son époux devait être en raison de la tendresse qu’il lui portait, elle se donna beaucoup de remords afin de supposer beaucoup d’amour.
Il ne lui déplaisait pas non plus d’avoir un ample chagrin de son méfait : car notre vanité trouve des joies en nos souffrances même et se plaît à nous les grandir encore, pour la gloire d’être plus sensibles ou plus insensibles que le commun des foules. Indiscutablement, elle avait mal agi : mais, à qui la faute ? On l’avait contrainte.
Elle aurait volontiers rétracté son aveu : moins par bonté d’âme, d’ailleurs, que par intérêt bien entendu.
Mais puisque l’acte était consommé, il fallait aviser à l’avenir, et au présent, sans délai !
Regrets, remords, elle repoussa le bagage sentimental, pour discuter son devoir.
— Où aller ?
Car, rester, elle n’y pensait pas ; le départ s’imposait à elle, ne fût-ce que pour laisser au Merizet le vide de sa perte et le désir de son retour. À Paris ? C’est bien tentant, en vérité, mais attendre là-bas, sans relations ? Et les médisances ? Il était indispensable qu’on ne pût rien lui reprocher… La famille et Lyon ?
— Voilà qui sera gai ! C’est à Georges que je dois cela.
Mais cette vie durerait peu.
Car elle gardait, au fond, une rassurante confiance dans l’attachement de Pierre, et sans effort se devinait si bien aimée et si ardemment convoitée, qu’elle n’imaginait pas une longue résistance aux appels de la passion… S’il demeurait ferme et si son orgueil d’homme le retenait, elle-même, au besoin, lui faciliterait la faiblesse et se permettrait le premier pas. Il ne convient pas toujours d’être trop fière…
Quant aux amis, rien ne les rapprocherait. À moins d’un manque de dignité si ravalant qu’on ne saurait y croire, leur divorce était sans appel. Dire que la jeune femme en avait de la joie serait trop dire, apparemment ; mais on est logique, et la réconciliation du ménage se subordonnait à la rupture des amis. Non, Jeanne n’abdiquait pas sa haine.
Elle se ressouvint de sa sortie théâtrale, et en fut contente.
Mais, retourne, ma mie, aux affaires sérieuses…
Donc, elle partait.
Le calme était nécessaire : elle en eut.
Elle sonna, demanda ses masses et délibéra : car ceci exigeait la concentration. Emporterait-elle les objets strictement indispensables, afin de revenir pour qu’on se jetât à ses pieds ? Laisserait-elle ses bijoux, pour paraître désintéressée ? La sagesse conseillait cela et la prudence indiquait ceci. Elle se décida à prendre ses diamants et oublier six robes ; les bagages seraient moins gros et les intérêts ménagés.
Elle empilait
Soudain, elle eut l’idée d’écrire à Pierre une lettre qu’il trouverait après son départ, comme dans un roman. La fantaisie était séduisante : les proses épistolaires ont tant de charmes pour ces belles !
— Ce serait bête.
Elle revint aux grandes malles et aux petits coffrets.
— Que conterai-je à ma chipie de tante ? Ah, tout ceci est déplorable !
Sa lettre d’adieu la hantait ; elle n’y put tenir davantage et aligna soigneusement quelques phrases prudentes où tout était dit, mais desquelles l’avocat le plus retors n’eût su tirer le moindre indice de la faute.
Quand ce fut terminé, elle relut, et, regardant l’ensemble des deux pages, elle se souriait de complaisance.
Elle vêtit une toilette de voyage et boucla sa valise.
Décidément, sa lettre était trop longue ; elle la froissa et la mit dans sa poche. La voiture était attelée.
Pendant que l’on chargeait caisses et paquets, elle examina le parc, derrière son rideau, avec l’espoir encore qu’on la guettait pour la retenir au passage.
Vite, elle ôta son gant de suède, reprit la plume et traça une seule ligne :
« Adieu. Je t’aime.
Elle cacheta l’enveloppe : « Monsieur le comte d’Arsemar. » Elle remit son gant de suède et descendit.
Pierre avait vu de loin ces préparatifs d’abandon ; il restait fixe, avec de grosses larmes entre les cils, et le cœur lui tremblait dans la poitrine.
Oh ! De quelle joie navrante il eût donné tous les pardons, si la misérable se fût seulement élancée à son cou, en implorant grâce !
C’est maintenant que tout allait finir, et le malheur prenait une forme palpable : cette voiture, le char funèbre ! On allait emporter la morte !
Existe-t-il donc une différence vraie entre les vides laissés autour de nous par ceux qui sont partis, par ceux qui sont défunts ? Possédons-nous plus les absents que les trépassés ? Le mot qu’on jette aux portières closes est le même qu’on laisse aux tombes : « Adieu ! »
Pierre avait toujours frémi dans les départs, car ils étaient pour lui une des manifestations les plus tangibles de la mort.
La voir une dernière fois !
Il se tenait, haletant, sous les feuilles.
Il avait peur de courir vers elle, quand elle paraîtrait, de la prendre aux poignets, de se plonger, de se baigner encore dans ses regards, et de lui dire peut-être, oh ! oui, de lui dire : « Demande-moi donc pardon, je t’aime ! »
Jeanne ne venait toujours point.
Il attendait : ses genoux claquaient l’un contre l’autre.
— Ma femme !
Il regardait si intensément, là-bas, que des globes de clartés multicolores dansaient devant ses yeux.
— Quand elle sortira, je ne pourrai plus voir… la voir !
Pourrait-il rester là ?
— Mon Dieu, donnez-moi la force.
Qu’est-ce qu’une faute, qu’est-ce qu’un crime, devant l’amour ? Il l’adorait malgré tout.
Elle parut.
Il eut un éblouissement.
Il tendait son être entier dans un immense effort de la voir davantage : il s’emplissait d’elle.
Elle jeta sur le parc un coup d’œil circulaire : elle fit un pas et la voiture la cacha.
Derrière la cloison de cette boîte, elle était là ! Et lui ne la voyait plus.
— La force, par pitié…
Il sanglotait.
Puis, un choc. Épouvantablement, l’âme se cassa en lui, au choc de la portière fermée.
Il s’appuya contre un tronc d’arbre, et glissa avec lenteur, sur ses jarrets brisés, la tête pendante.
Le cocher cria, et les roues grincèrent sur le gravier.
Il entendit la voiture s’éloigner, et, par la pensée, la suivit à travers la courbe des allées : les vibrations sonores venaient à lui et faisaient dans l’air une chaîne invisible qui le rattachait à l’aimée : un lien encore, le dernier !… Plus loin… Le lien s’allonge, s’atténue, plus encore… On dirait un imperceptible fil de soie, un cheveu, leur ombre, un rêve… Plus rien.
Mais il croyait entendre encore.
Plus rien !
La séparation est consommée.
Pour toujours.
— Jeanne ! cria-t-il.
Il se redressa pour courir après elle, et vint comme un fou jusqu’à la grille du parc.
La voiture était loin, là-haut, tache brune sur le grand ruban de la route.
Il s’affaissa sur la borne : son haleine râlait dans sa gorge ; les larmes tombaient sur ses genoux.
Desreynes aussi guettait. Il venait de s’élancer à la poursuite de son ami, et, le voyant là, sur ce coin de pierre, anéanti, il s’arrêta près du fossé.
Les champs se recueillaient dans le silence du soir.
Arsemar devina un homme, et regarda : il vit cette face vieillie, Georges !
D’un bond, il fut debout, et, désespérément, il se tourna encore du côté de la route. Elle était nue.
Seul au monde !
Il leva au ciel ses mains frémissantes : Georges se précipita pour le soutenir…
Alors Pierre, éclatant en sanglots, tomba dans les bras de son ami :
— Ah ! Pitié… Ne m’abandonne pas !