Amélie, ou Les Écarts de ma jeunesse/06

Gay et Doucé (p. 149-261).

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AMÉLIE

OU
LES ÉCARTS DE MA JEUNESSE


Q u’une femme sans pudeur serait à plaindre, si, lorsque emportée par le torrent du vice, et forcée, par état, de se livrer sans réserve aux caprices révoltants du premier venu, elle pouvait réfléchir sur la bassesse de sa condition ! Dégradée à ses yeux, elle se regarderait avec raison comme la plus vile de toutes les créatures : l’horreur qu’elle s’inspirerait à elle-même l’obligerait bientôt de changer de conduite ; mais malheureusement elle perd sa sensibilité au milieu des excès qui atténuent ses facultés : ce qui la couvre d’opprobre, et devrait la faire rougir de honte, ne lui paraît qu’un jeu inventé par le plaisir, pour préparer de nouvelles jouissances. Cette femme-là n’est donc pas à plaindre, elle n’est que méprisable. Je vais, en rapprochant quelques traits qui pourront faire voir jusqu’à quel degré peut aller l’avilissement de cette espèce de femmes, prouver en même temps qu’il est des hommes abrutis qui n’ont de l’espèce humaine que la forme ; qui, blasés sur les plaisirs naturels, qu’ils ne regardent que comme secondaires, croient n’en trouver de réels que dans les fureurs d’une imagination exaltée par le libertinage le plus crapuleux.

On se rappelle que, par suite de la correction que m’avait fait donner la sévère madame de Verneuil, je n’avais pu, pendant quelque temps, m’occuper des intérêts de la Dupré : je venais enfin de lui annoncer qu’elle pouvait disposer de moi, dès qu’elle le jugerait à propos, lorsqu’un messager lui remit dix louis, avec un billet par lequel, en substance, on lui disait qu’on avait eu l’avantage de me voir, et que m’ayant trouvée fort jolie, on désirait faire avec moi une partie qu’on tâcherait de me rendre agréable. Qu’on me priait, si j’acceptais la proposition, de me trouver, le jour même, à midi précis, aux Tuileries, où on se rendrait bien sûrement. Elle me montra le billet, et malgré la petite disgrâce qui m’était arrivée dans ma dernière affaire, je la chargeai d’y répondre et de promettre que je me trouverais au rendez-vous à l’heure indiquée. Je fis une toilette brillante, parce que je présumai bien qu’un homme qui s’annonçait si généreux, avant de savoir s’il serait écouté, ne pouvait qu’être un homme comme il faut, et midi sonnait, quand j’entrai dans le jardin.

Je n’y avais pas fait vingt pas, que je vis venir à moi, avec un air enjoué, un jeune homme bien mis et d’une jolie figure, qui me fit mille honnêtetés, et m’offrit sa main pour me conduire à sa voiture. Elle nous attendait, en effet, à la porte ; nous montâmes, et en moins d’une demi-heure, nous arrivâmes à Neuilly, dans une charmante maison de campagne, dont il était propriétaire. Il me la fit parcourir en attendant le dîner ; je la trouvai commode et bien distribuée ; mais les jardins surtout me semblèrent délicieux.

À deux heures, on nous servit un superbe dîner, où la délicatesse des mets et l’excellente qualité des vins avaient été soigneusement recherchées. Après le dîner, nous passâmes dans un salon orné de glaces et meublé dans le goût le plus exquis. Nous y restâmes environ une heure à causer, sans qu’il fût question de l’objet pour lequel il semblait m’avoir invitée. Je remarquai, avec assez d’étonnement, que depuis que nous étions ensemble, il ne m’avait pas seulement embrassée une fois : je ne savais à quoi attribuer tant de froideur, et mon amour-propre souffrait de son indifférence, quand enfin il me proposa de me déshabiller ; et sans attendre ma réponse, il m’en donna l’exemple, que je suivis sur-le-champ. Tous deux rendus à notre état naturel, je me flattais qu’au moins il allait offrir à l’ensemble de mes appas l’hommage que j’avais droit d’en attendre ; mais c’était une erreur d’y songer, il n’en avait pas plus l’envie que le pouvoir. Je crus qu’il fallait que j’aidasse à la nature, et je me disposais à la secourir ; il retira ma main avec beaucoup de vivacité, en me disant que cela n’était pas nécessaire : j’attendis donc en silence la suite de cette aventure.

Après avoir tourné autour de moi plusieurs fois, et m’avoir examinée sans me toucher, il s’étendit sur un sopha et me pria de me promener seule en tous sens dans le salon, en marchant à la fois sur les pieds et les mains : j’obéis, et les diverses attitudes que ce travail me faisait prendre, produisit sur lui un effet plus prompt peut-être que celui que mes mains auraient pu faire. Je le vis enfin en état de grâce, et je m’imaginais qu’il ne m’oublierait pas cette fois dans ses prières ; mais mon heure n’était pas encore venue : il tira le cordon d’une sonnette, qui vraisemblablement avait déjà servi en pareille occasion ; et à l’instant je vis paraître un jeune nègre de cinq pieds sept à huit pouces, assez bien de figure, nu comme nous, qui, stylé aux caprices de son maître, vint à moi tout de suite, sans en attendre l’ordre ; et me levant de terre avec ses bras nerveux, il me porta, malgré moi, sur une chaise longue, placée en face du sopha où son maître était couché, et m’y étendit en se jetant sur moi. Je me mis à crier de toutes mes forces, tant j’étais offensée de cette violence, et je faisais les plus grands efforts pour me débarrasser de ses bras ; mais réfléchissant sur ma position embarrassante, dans une maison inconnue, où j’étais à la merci de gens qui pouvaient à leur gré disposer de moi, peut-être aussi tentée de goûter d’un fruit que je ne connaissais pas encore, je souffris qu’il substituât deux fois son maître dans des fonctions que ce lâche n’était pas digne de remplir, et pour lesquelles il avait plus d’aptitude que lui.

Aussitôt que le nègre eut achevé sa besogne, il sortit sans proférer un seul mot : pour moi, je me levai et je vis le maître, dans une agitation incroyable, se débattre sur le sopha et rouler en bas sur le parquet, où il trouva infailliblement autant de plaisir que son nègre m’en avait procuré.

Quand il fut remis de cette étonnante convulsion, il tira un autre cordon, et deux femmes de chambre vinrent nous aider à nous r’habiller. Nous retournâmes ensuite à la salle à manger, où une bonne collation nous attendait. Sur les sept heures du soir, nous remontâmes en voiture, et il me reconduisit à la porte des Tuileries, où il me fit ses adieux, après m’avoir donné quelques louis, qu’il n’eut pas de peine à me faire accepter, et je n’entendis plus parler de lui depuis ce jour.

Dans la même semaine, la Dupré me fit part qu’un négociant fort riche, qui voulait rester inconnu, et qui lui avait été adressé par une de ses pratiques, l’avait chargée de lui procurer une jeune femme qui voulût bien se prêter à une fantaisie dont les suites n’avaient rien de redoutable pour celle qui la satisferait ; qu’elle était instruite, par le valet de chambre de ce ridicule personnage, du moyen plaisant qu’il employait pour forcer la nature à seconder ses désirs, mais qu’elle voulait m’en faire mystère pour me ménager le plaisir de la surprise ; que comptant sur moi, elle avait cru pouvoir promettre, et que le lendemain, sur la brune, on viendrait me prendre en voiture.

Ce mystère, que la Dupré m’avait fait, piqua singulièrement ma curiosité ; je brûlais d’être au moment de la satisfaire. Le jour suivant, ce jour trop long pour mon impatience, s’était enfin écoulé : à l’heure convenue, une voiture s’arrêta devant la porte ; la Dupré reconnut le valet de chambre et me fit signe de m’apprêter. Ce fut l’affaire d’un instant, parce que je m’étais préparée ; et en moins de cinq minutes je fus en voiture : on en ferma, avec le plus grand soin, les portières, dont les glaces étaient recouvertes par des persiennes à ressorts si serrées, qu’il était impossible de voir au travers. On me fit rouler, à ce que je présume, au moins trois bons quarts d’heure, sans que je pusse savoir où l’on me conduisait : de temps en temps, je faisais des questions à mon compagnon de voyage ; mais ses réponses vagues prolongèrent mon inquiétude jusqu’à notre arrivée. Enfin, un bruit sourd que j’entendis me fit présumer que nous entrions dans une cour ; et en effet, dans le même instant, la voiture s’arrêta.

Quand je fus descendue, comme il faisait nuit alors, il ne me fut pas possible de reconnaître si j’étais à la ville ou à la campagne ; tout ce que je pus voir, c’est que j’étais dans la cour d’une maison, qui paraissait d’une vaste étendue. Le valet de chambre qui m’avait accompagnée me donna la main, et après m’avoir fait traverser une enfilade d’appartements sombres, il m’introduisit dans un boudoir fort bien éclairé, où je trouvai le personnage en question, qui me fit le plus grand accueil et les compliments les plus agréables. C’était un grand homme sec, d’environ quarante ans, et d’une complexion faible, sur lequel, au premier aspect, je ne formai pas de grandes espérances de plaisir : il y avait une demi-heure que j’étais avec lui, lorsqu’on vint annoncer que les bains étaient prêts. Nous passâmes dans une salle, où, après nous être déshabillés, nous nous mîmes chacun dans une baignoire.

Quand cette cérémonie, dont je ne devinais pas la nécessité, fut achevée, mon galant me mena dans une pièce à côté, où le valet de chambre nous suivit, apportant sous son bras deux petits coffrets qu’il mit par terre, au milieu du salon. J’avoue que ces préparatifs me donnèrent de l’inquiétude : je me rappelai cependant que la Dupré m’avait dit que je ne devais rien craindre. Je me rassurai donc. On ouvrit enfin ces trésors, et j’eus bien regret de mes frayeurs, quand je vis retirer de l’une de ces boîtes, une longue queue et des oreilles de dogue : le valet de chambre me les remit et me montra l’usage que j’en devais faire.

Les deux oreilles étaient attachées à un bandeau, que je mis sur la tête de mon galant, et lui passai autour du corps une ceinture, à laquelle pendait la queue. Ainsi équipé, il marcha sur les mains et sur les pieds, et je ne pus alors m’empêcher de rire aux éclats, en le voyant, dans cet accoutrement, faire le tour de la pièce, en donnant à la queue et aux oreilles, dont je l’avais décoré, les mouvements naturels du chien, qu’il avait imité plus d’une fois, si l’on en peut juger par l’aisance avec laquelle il s’en acquittait. L’autre contenait un bassin d’argent, rempli de miel : je crus d’abord que c’était là le souper du dogue, et je ne me trompais pas ; mais j’ignorais de quelle manière il s’y prendrait pour le manger : je ne m’attendais sûrement pas que je serais le plateau sur lequel on le lui présenterait.

Pendant qu’il se promenait ainsi, le valet de chambre prit une petite brosse douce et me frotta de miel partout le corps, depuis les pieds jusqu’au cou. Quand je fus bien barbouillée, ce domestique nous laissa. Le dogue de nouvelle espèce vint alors à moi, me lécha d’abord les pieds, puis les jambes, puis … ; enfin, aucune partie de mon corps, la tête exceptée, ne put échapper à sa langue, pas même les plus secrètes ; c’était là surtout qu’elle s’arrêtait avec plus de complaisance. Je conviendrai, de bonne foi, que cet attouchement nouveau me causa des sensations délicieuses, et m’aurait mise dans un état bien cruel, s’il n’eut pas procuré à son auteur le pouvoir d’apaiser les désirs qu’il avait fait naître en moi ; mais j’observai qu’à mesure qu’il léchait mon corps, le sien prenait de la consistance, dans un endroit que je perdais de vue le moins possible, et quand il crut son thermomètre au degré de chaleur convenable, il se débarrassa de son attirail bizarre et me conduisit sur une ottomane où, par des exploits dont je ne le croyais pas capable, il sut mériter le pardon de son goût ridicule.

Nous retournâmes ensuite à la salle des bains, où l’on nous apporta nos vêtements, que nous ne prîmes qu’après nous être bien rafraîchis. Je fis ensuite mes adieux à cet amant d’espèce nouvelle ; en nous quittant, il me remit trente louis et me donna la main jusqu’à la voiture qui m’avait amenée, dans laquelle, en usant des mêmes précautions, on me reconduisit chez moi.

Quelque temps après cette brillante expédition, il se présenta à la maison un homme d’une trentaine d’années, qui me fit demander la permission de passer, dans l’après-midi, une heure avec moi ; j’accordai facilement le rendez-vous, et à quatre heures et demie, comme nous en étions convenus, j’entrai au salon, où j’étais déjà attendue. Mon premier soin fut d’examiner, de la tête aux pieds, l’homme auquel j’allais avoir affaire. Il était vêtu dans le genre simple, mais très proprement. Son extérieur, quoique grossier, avait pourtant quelque chose d’agréable, et son teint vif et coloré, annonçait une santé robuste. Il me balbutia, d’un air assez maladroit, quelques compliments mal tournés, auxquels j’eus l’air d’être sensible, et il m’embrassa avec assez de timidité, en me priant de me mettre à la légère, pour lui procurer le plaisir de voir les beautés que ma jolie figure semblait lui promettre. Toujours docile aux volontés des autres, je me débarrassai du peu de vêtements qui lui faisaient ombrage, et j’exigeai, à mon tour, qu’il quittât les siens. Cet ordre ne parut pas d’abord de son goût ; cependant, sur mes instances réitérées, et d’après les menaces que je lui fis de me r’habiller, s’il ne suivait pas mon exemple, il m’obéit assez lentement.

Je ne sais pourquoi je lui demandai ce sacrifice, car il devait m’être assez indifférent qu’il fût nu ou habillé ; cependant, je présume que ce jour-là mon humeur libertine avait pris le dessus, et que je voulais profiter de l’occasion, pour jouir plus à mon aise du plaisir que je me promettais avec ce champion, dont la vigueur apparente m’avait séduite ; mais je fus bientôt détrompée, quand je m’aperçus que mes charmes n’avaient pas fait le moindre effet sur lui, quoiqu’il eût eu le temps de les considérer depuis que je les étalais à ses regards. Je m’approchai de lui, je lui fis les caresses dont le charme est inévitable ; rien n’opéra. Il s’aperçut de mon dépit, et tacha de se réconcilier avec moi par des baisers, que j’avais à peine le courage de recevoir, tant son piteux état m’avait inspiré de dégoût pour lui. Quand il me vit aussi froide que j’avais d’abord parue animée, il m’avoua, avec confusion, que pour forcer la nature d’agir en lui, il était réduit à employer des moyens violents ; qu’il avait fait usage des verges et des mouches cantharides, mais qu’elles lui avaient été d’un faible secours ; que ce n’était que depuis peu que le hasard lui avait fourni le véritable spécifique.

— J’avais, me dit-il, mal aux yeux depuis quelque temps ; on me conseilla de me faire percer les oreilles : je m’y décidai, malgré le peu de confiance que j’eusse dans ce remède. J’entrai chez un orfèvre où le hasard me conduisit. Une jeune femme y tenait le comptoir ; elle était seule ; elle offre de me faire l’opération. Une main douce et potelée s’empare de l’une de mes oreilles, et l’autre est armée de l’instrument que j’aurais peut-être redouté dans celle d’un homme. À peine elle m’a percé, ô prodige ! ô bonheur incroyable ! je sens s’allumer en moi ce feu de la nature dont je n’avais jamais senti que les étincelles. Transporté de joie, j’achète l’instrument qui me rend à la vie, et quand je veux me livrer, sans réserve, aux plaisirs de l’amour, je le confie à de jolies mains comme les vôtres, qui, en renouvelant l’heureux procédé de ma charmante opératrice, me rendent le pouvoir de servir la beauté.

En achevant ces mots, il tira de sa poche l’instrument en question, et me le remit. J’étais si pressée de voir l’effet de ce bijoux, que je ne me le fis pas redire, et je m’emparai promptement d’une de ses oreilles ; mais le malheureux y avait déjà tant de fois aiguillonné la nature, qu’il ne restait presque plus de place intacte ; cependant, à force d’examiner, je trouvai encore de quoi opérer. Je venais d’enfoncer l’instrument magique : à l’instant, mes yeux se portent sur l’objet de mes désirs qui, jusque-là, était resté immobile : je le vois s’animer et s’apprêter à se dédommager du temps qu’il vient de perdre.

— Grâces vous soient rendues, ma belle, me dit-il, de la métamorphose que vous venez d’opérer : daignez me permettre actuellement, de vous en témoigner toute ma reconnaissance.

Et sans attendre ma réponse, qu’il devina, il me prit dans ses bras et me porta sur un sopha, où j’oubliai sans peine les moments de dépit que mes premières tentatives m’avaient causés.

Dans le même temps, un autre homme, qui pouvait bien avoir cinquante ans, vint un soir me trouver dans ma chambre, avec un air mystérieux et me dit que depuis plusieurs jours il cherchait l’occasion de me trouver seule, pour passer avec moi quelques instants délicieux. Qu’il osait espérer de ma complaisance, que je ne le refuserais pas, et qu’il serait très reconnaissant de cette marque de bonté.

L’air suppliant de cet adorateur ne m’annonça rien de bon ; je me doutai bien que sa visite n’avait pas pour but de me procurer de grands plaisirs, et que, si par hasard il lui était encore possible de m’en faire éprouver, quels qu’ils fussent, je serais obligée de les acheter un peu chèrement, par une patience à l’épreuve et un travail pénible. Je ne m’étais pas trompée, car dès que j’eus répondu que j’étais flattée de l’honneur qu’il m’avait fait de me choisir, pour lui rendre quelques services agréables, il quitta l’air soumis qu’il avait d’abord pour paraître satisfait de ma réponse, et après avoir fermé au verrou la porte de ma chambre, il vint à moi et me déshabilla lui-même de la tête aux pieds ; puis il délia, devant moi, un petit paquet qu’il avait sous le bras en entrant chez moi, et en retira d’abord une espèce de jupon, fait à peu près comme sont ceux des garçons brasseurs et des boulangers ; puis un bonnet de velours avec un bourrelet pareil ; et enfin, une robe faite à l’enfant, avec ses lisières. Quand il se fut déshabillé à son tour et qu’il eut endossé ce déguisement original, il prit un livre et me donna une poignée de verges pour le fustiger toutes les fois qu’il ferait des fautes dans la leçon qu’il me chargea de lui faire lire.

Quand il m’eut bien mise au courant de Ce qu’il voulait que je fisse, nous nous mîmes en besogne. Je lui fis d’abord faire plusieurs fois le tour de la chambre, en le promenant, comme un enfant, par la lisière ; et pour l’encourager à marcher tout seul, ou pour le récompenser quand il ne s’était pas laissé tomber, je lui faisais les caresses qu’une gouvernante fait ordinairement au poupon qu’on lui a confié, et j’étais obligée de l’embrasser de temps en temps et de lui promettre du bonbon et des joujous, s’il marchait comme un homme.

Mais quand nous en vînmes à la leçon, il n’y eut plus de quoi rire, car il ne pouvait pas lire deux mots de suite, et chaque fois qu’il se trompait, ce qu’il faisait souvent pour multiplier la correction, il fallait que je lui donnasse le fouet bien appliqué, en le menaçant toujours de le lui administrer plus fort, s’il ne lisait pas mieux. Enfin, à force de renouveler cette punition, qui me lassait fort les bras, je vis les fesses de mon grand enfant se couvrir d’une teinte un peu rougeâtre. À cette vue, qui était un signal donné pour fouetter à toute outrance, je m’armai de courage, et il tomba bientôt une grêle de coups de verges, qui, en un instant, firent ruisseler le sang de toutes parts.

C’était là que m’attendait mon petit libertin, qui me faisait toujours signe de ne pas cesser : ma foi, pour hâter le dénouement d’une scène dans laquelle je faisais un rôle si fatigant, j’employai tant de force pour appliquer mes coups, que bientôt les plaies s’agrandirent et qu’une partie des verges s’y introduisit en se rompant. Dans ce moment mon imbécile se laissa tomber par terre, où il s’étendit et se roula, en paraissant éprouver des sensations que je ne peux et que je ne cherche pas à définir : je présume cependant, d’après ce que j’ai remarqué dans ses traits et dans ses mouvements, que le plaisir qu’il ressentit lui avait fait totalement oublier le mal qu’il avait souffert pour se le procurer.

Je laisse à ceux qui voudraient faire usage de cette douce recette, toutes les jouissances qui en peuvent résulter, d’après l’exemple que je leur rapporte ; à mon égard, je me rappelle trop bien que quand on m’en fit user malgré moi chez Verneuil, j’aurais sacrifié, de bon cœur, au plaisir qu’il m’avait fait goûter dans son boudoir, toutes les prétendues voluptés qu’on avait essayées sur moi dans l’appartement de sa femme.

Je m’amusai beaucoup de ces singulières aventures avec la mère Dupré, et souvent depuis, dans nos parties de plaisir, j’égayais la conversation en les racontant.

Je ne finirais pas, si je voulais passer en revue toutes les aventures que le plaisir, l’usage, et même le dégoût m’ont fait rencontrer dans cette maison pendant les deux années que j’y suis restée ; mais comme elles n’ont varié que dans les accompagnements, et que le but en était toujours le même, je ne dois pas exposer le lecteur à l’ennui qui naîtrait à coup sûr de la monotonie des dénouements. La dernière cependant, quoique simple dans ses effets, doit être connue, puisqu’elle occasionna entre la Dupré et moi une rupture que mon désintéressement, dans toutes les occasions, aurait bien dû prévenir.

Un matin j’étais sortie seule pour aller prendre l’air aux boulevards. Je m’en revenais, lorsque je fis rencontre d’un jeune homme que j’avais vu chez la Dupré, dans les premiers temps que je demeurais chez elle, mais qu’elle avait éconduit, pour des raisons que j’ignorais. Il était en cabriolet, suivi d’un seul domestique : il me reconnaît, et du plus loin qu’il m’aperçoit, il précipite la marche de son cheval et s’arrête auprès de moi.

— Que je suis heureux, me dit-il, en s’élançant de sa voiture ! que je me sais bon gré de ma promenade, puisqu’elle me procure le plaisir de revoir la belle Amélie !

Tout en disant cela, il me donne la main pour monter en voiture, et nous voilà en route.

En un instant nous arrivons au bois de Vincennes : un déjeûner charmant nous prépare à renouveler connaissance ; nous le terminons par une offrande à l’Amour, ce dieu que nous avions autrefois servi sans le connaître et que je crus alors distinguer parfaitement aux plaisirs dont il s’était environné.

Nous étions à peine remis de l’extase où nous avait jeté le sacrifice, mon jeune amant me regarde avec un air passionné.

— Il me vient, ma belle, me dit-il, une idée excellente qu’il faut réaliser. Faisons ensemble une neuvaine pour obtenir du dieu que nous venons d’adorer les grâces nécessaires aux cœurs qui cherchent à s’unir éternellement.

— Je la ferais volontiers, lui répondis-je, si je pouvais disposer de mon temps ; mais la Dupré ne s’arrangerait pas de mon absence.

— Eh ! que t’importe ce que peut dire cette femme ? n’es-tu pas libre de faire ce qui t’est agréable, et l’homme du monde qui t’aime le plus ne l’emportera-t-il pas sur cette mégère ?

Le ton persuasif qu’il donna à ses sollicitations et l’envie de jouir une fois, pour mon compte, de la plénitude de ma liberté, m’ôtèrent la force de le refuser ; je promis tout, et après avoir consulté la bourse du pèlerin, qui parut suffisante, nous déterminâmes notre marche pour les neuf jours que devait durer notre pèlerinage.

Avant le départ, il fallait bien se munir de quelques bagages ; mon compagnon de voyage me reconduisit à cent pas de la maison de la Dupré, et le rendez-vous fut donné pour une heure, au plus tard, sur la place Vendôme, parce qu’il lui fallait aussi le temps de faire quelques arrangements.

Il était midi sonné ; je monte à ma chambre ; mon paquet fait, je redescends, et sans être vue de personne, je cours au rendez-vous : le pèlerin arrive en même temps que moi ; nous nous rejoignons, et fouette cocher.

On ne doit pas s’attendre à de grands évènements dans une partie faite entre deux personnes qui ne veulent devoir leurs plaisirs qu’à eux-mêmes : aussi n’eut-elle rien de remarquable ; elle me procura seulement l’agrément de voir une grande partie des maisons de plaisance qui se trouvent dans les environs de la capitale.

Les rites du pèlerinage furent suivis avec la plus scrupuleuse exactitude ; mais si les prières ferventes que nous fîmes aux neuf stations que nous avions fixées nous méritèrent les regards favorables de la divinité qui en était l’objet, elles me laissèrent à moi un souvenir bien cruel de mes bontés pour l’indigne acolyte que je m’étais choisi.

La neuvaine expirée, nous revînmes à Paris : malheureusement pour moi, mon conducteur me ramena trop près de la maison : comme je descendais de voiture, la Dupré sortait de chez elle. Dès qu’elle me voit, elle rentre et m’attend dans l’escalier. Je comptais bien sur un peu d’humeur de sa part, pour ne l’avoir pas prévenue d’une si longue absence ; mais j’étais loin de penser que, sans égards pour les services que je lui avais rendus, elle me traiterait avec la dernière indignité. En effet, les expressions les plus révoltantes, les manières les plus brusques, tout fut mis en usage contre moi par cette méchante femme ; et jamais on ne fit à quelqu’un une scène plus abominable.

Je l’écoutai d’abord avec assez de patience ; mais lasse enfin de son intarissable et brutale éloquence, je me débarrassai d’elle et courus à ma chambre. Elle voulut m’y suivre ; je m’y enfermai ; et si par ce moyen j’évitai sa présence, je ne pus me dispenser d’entendre les injures dégoûtantes qu’elle ne cessa de vomir contre moi, pendant plus d’une heure. Je démêlai, dans tout ce qu’elle me dit, que ce qui l’avait le plus choquée, c’était mes liaisons avec un homme qu’elle avait chassé de chez elle, et qu’elle me menaçait d’en faire autant de moi, pour me donner le temps de le voir à mon aise.

Je ne voulus point attendre cette humiliation ; je fis sur-le-champ mes paquets et je descendis chez elle pour lui demander compte de l’argent qu’elle avait à moi, car j’avais fait la sottise de ne garder que quelques louis pour mes menus plaisirs. Elle refusa de me remettre ce qui m’appartenait, en m’objectant que je ne pouvais pas sortir de chez elle avant d’être remplacée, et que si je me permettais de la quitter, sans son aveu, elle voulait avoir entre les mains de quoi la dédommager des pertes que je lui occasionnerais.

Indignée de ce dernier procédé, dont l’infamie surpassait tous les autres, je sors avec précipitation, bien décidée, quoi qu’il dût m’en coûter, à ne point rester chez une femme avec laquelle je ne sentais que trop qu’il ne m’était plus possible de vivre, et mes premiers pas me portent chez l’amant qui venait de me quitter. On me dit qu’il est reparti depuis près de deux heures pour la campagne, qu’on ne sait où il est allé, et qu’on ignore quand il reviendra.

Il était clair comme le jour que c’était une défaite ; que son caprice satisfait, il ne voulait plus entendre parler de moi ; je crus bonnement ce qu’on me disait, sans faire de réflexions sur un départ précipité qui pouvait être véritable ; mais je fus bientôt en état de connaître un autre motif de son refus, c’est qu’il m’avait mise dans le cas d’avoir de grands reproches à lui faire, et qu’il se serait bien gardé de reparaître devant moi, pour n’avoir pas à rougir de sa conduite à mon égard. Je m’étais flattée qu’étant la cause du désagrément que j’éprouvais, il s’empresserait de m’offrir un asile contre les vexations de la Dupré ; je fus bien trompée dans mon attente.

Désespérée de ce contre-temps, qui me mettait dans l’alternative, ou de retourner en suppliant chez cette méchante femme, ou de m’abandonner à moi-même, sans savoir ce que je deviendrais, mon amour-propre détourna mon attention des conséquences de ma fuite, et mon entêtement fixa mon irrésolution. La tête montée, je me détermine à me loger dans un quartier tout opposé à celui que je viens de quitter, et me voilà en route, très déterminée à ne revenir sur mes pas que pour enlever mes bagages. Il y a lieu de croire que la précipitation avec laquelle je cheminais, jointe à l’air égaré qui me donnait quelques petits mouvements de fureur, me rendaient parfaitement ridicule, car il n’y avait point de passant qui ne s’arrêtât pour me regarder : j’allais cependant toujours mon train ; je m’inquiétais fort peu de ce qu’on pouvait dire et penser de moi.

Il y avait déjà plus d’une demi-heure que je battais le pavé, lisant, en courant, tous les écriteaux de chambres à louer que j’apercevais, lorsqu’au détour d’une rue je fus rudement coudoyée par un jeune homme qui allait comme un fou. Le choc fut si violent que nous nous arrêtâmes tous deux en face l’un de l’autre, et que je manquai me trouver mal d’un coup de coude que je reçus dans la poitrine. Ce jeune homme me fit mille excuses de sa brutalité involontaire, et me voyant beaucoup souffrir, me dit que sa mère demeurait à quatre pas de l’endroit où nous étions ; qu’il m’engageait à l’y accompagner pour qu’il lui fût possible de me donner les secours qui m’étaient nécessaires. Les douleurs que je ressentais véritablement, et surtout l’espérance de trouver, par les soins de la mère de mon inconnu, un lieu sûr pour me réfugier, me firent accepter sans balancer l’offre obligeante qu’il me faisait. Je lui donnai le bras, car j’avais un peu de peine à me soutenir, et bientôt nous arrivâmes à la maison de la mère. Elle avait son entrée par une allée assez malpropre, au bout de laquelle était un escalier très sombre, où de la lumière, en plein midi, n’eût pas été de trop.

Parvenus au second étage, mon conducteur sonna ; une vieille servante vint ouvrir ; il me remit entre ses mains pour me conduire dans la pièce qui faisait face à la porte ; et il passa d’un autre côté, pour aller, me dit-il, chercher sa mère ; mais bien pour prévenir de ses desseins, celle à laquelle il allait donner ce titre.

J’étais à peine assise, que je sentis un grand mal d’estomac, et dans l’instant je tombai sans connaissance. On profita de ce nouvel accident pour me déshabiller de la tête aux pieds, et j’étais au lit quand je revins à moi. Une femme d’assez mauvaise tournure, assise auprès de mon lit, paraissait prendre intérêt à ma situation ; pour le jeune homme, il n’y avait pas de caresses qu’il ne me fît, pas d’attentions qu’il n’eût pour moi. Quand je parus n’avoir plus besoin de secours, la mère se retira, et je restai seule avec le prétendu fils. Mon homme, prompt dans ses expéditions, et habile à profiter de ma position avantageuse, sans autre cérémonial, met la main dans le lit. Je laisse aux amateurs à deviner le chemin qu’il lui fait prendre ; aucune route ne lui est étrangère, elle les parcourt toutes. Je veux m’opposer à ses entreprises en lui représentant l’indécence de sa conduite, surtout chez sa mère, à laquelle je dois des égards pour les soins qu’elle a bien voulu me donner ; il va toujours son train ; je crie, mais inutilement ; tout le monde est sourd, dans une maison où l’or est le mobile des actions, et je me vois contrainte à subir la loi du plus fort. D’une main il se prépare au combat, de l’autre, il fait tomber le drap et la couverture, et en même temps il me joint sur le lit, où je suis obligée d’acheter, en me résignant à ses volontés, l’espèce de protection qu’on veut bien m’accorder.

On nous avait sans doute examinés pendant le cours de cette opération, car mon inconnu descendait du lit quand sa prétendue mère entra. Dès que je l’aperçus, je me couvris les yeux avec mes mains, tant j’étais honteuse qu’une femme me surprît en cet état ; elle vint à moi, me plaisanta sur ce qui venait de se passer entre son fils et moi, et sous prétexte de me chatouiller pour m’enhardir à la regarder, elle releva ma chemise et la détourna plusieurs fois, malgré ma résistance, pour faire l’examen de mes charmes.

La conduite étrange de cette femme hardie me parut un peu suspecte : je ne pouvais concevoir comment une mère osait ainsi se prêter au libertinage de son fils, et l’y encourager par les propos les plus licencieux. J’eus beau réfléchir sur ce qui se passait sous mes yeux, je fus loin de toucher au but, et mes idées se perdirent dans un labyrinthe de conjectures, toutes plus fausses les unes que les autres. La vérité était, comme je le sus quelques jours après, que ce jeune homme, fin connaisseur en fait de femmes, avait cru voir, du premier coup d’œil, tout le parti qu’il pouvait tirer de l’aventure, et trop éloigné de chez lui pour me proposer de m’y conduire, ce que j’aurais pu d’ailleurs refuser, il avait imaginé de me faire monter chez une femme publique de sa connaissance, d’où il sortait quand nous nous étions rencontrés ; et pour de l’argent lui avait fait jouer le rôle dont elle s’était jusque-là acquittée avec assez d’intelligence, pour me faire donner dans le piège.

On me rendit pourtant mes habillements, et la chère mère, toujours plus officieuse, voulut absolument m’aider à me r’habiller. Quand ma toilette fut achevée, nous passâmes avec son fils dans un petit boudoir assez proprement décoré. Ce fut là qu’il me fallut essuyer une bordée de questions, de la part de cette femme intarissable. J’y répondis comme il me parut convenable de le faire ; mais ce que je fus obligée d’avouer, puisque c’était là la cause de mon embarras, c’est que j’avais quitté une maison dans laquelle je ne voulais plus retourner, et que je cherchais un petit logement pour me retirer, jusqu’à ce que je fusse en état de me décider à quelque chose.

— Vous n’irez pas plus loin, me dit alors le jeune homme, et si vous voulez habiter cet appartement avec ma mère et moi, vous nous ferez le plus grand plaisir.

Je le remerciai beaucoup de tant d’honnêtetés, et je fis d’abord, pour la forme, quelques difficultés d’accepter une proposition qui me flattait infiniment ; mais à la fin, je parus céder aux vives sollicitations qu’on me fit ; je consentis à rester dans cette maison, dont j’ignorais les usages, la regardant pour lors comme l’unique remède aux maux que mes inconséquences m’avaient attirés. On fut très satisfait de me voir accepter ; pour moi je me félicitai de mon côté d’avoir fait une heureuse rencontre.

Quand tout fut arrangé, mon nouveau galant sortit et ne revint que le soir. À onze heures, on nous laissa seuls dans la pièce qu’on m’avait destinée ; il nous y enferma et se mit au lit en m’invitant à venir l’y rejoindre ; quand j’aurais fait la difficile, il eût toujours fallu en venir là, et je n’aurais pas eu le mérite de faire de bonne grâce, ce qu’on avait d’abord exigé. Je ne me fis donc point prier, et je n’eus pas lieu d’avoir regret de ma complaisance ; car Hercule, dont on a si hautement vanté les exploits dans ce genre, ne s’est peut-être jamais autant signalé que mon vigoureux athlète.

Le lendemain, je retournai chez la Dupré, pour n’être pas tout à fait dupe de cette femme, qui n’aurait pas mieux demandé que je la laissasse en repos. Le ton de fermeté que je mis, en réclamant ce qui m’appartenait, l’empêcha sans doute de retenir mes effets, car elle me les remit sur-le-champ, à l’exception du peu d’argent qu’elle avait entre les mains, dont j’aimai mieux faire le sacrifice que d’avoir plus longtemps des intérêts à démêler avec une femme que j’avais en horreur.

Il y avait déjà quinze jours que j’étais dans cette maison ; tout semblait se réunir pour m’y attacher, quand un matin mon galant, que j’avais entendu nommer Sorbey, et qui, ce jour-là, s’était levé de meilleure heure qu’à l’ordinaire, rentra dans ma chambre, transporté de fureur ; il m’accabla d’injures, en m’accusant d’avoir empoisonné les plaisirs que je lui avais procurés, et de l’avoir livré aux horreurs d’une maladie dont il venait de voir et de ressentir les avant-coureurs. J’eus beau lui protester que j’étais innocente ; que s’il tenait de moi le mal dont il se plaignait, je l’ignorais et le devais à la bassesse d’un homme qui avait abusé de ma faiblesse pour lui, rien ne put éteindre son courroux ; j’en éprouvai bientôt les plus cruels effets. Il fondit sur moi à coups de canne, et m’aurait infailliblement assommée, si l’on ne fût venu à mon secours. La première qui accourut, au bruit que fit Sorbey, fut sa vénérable mère ; elle s’informa du sujet de notre querelle, et voulut à toute force se rendre médiatrice entre son fils et moi : elle eut beau faire, il soutint qu’il ne s’était point exposé, depuis longtemps, à ce danger ; qu’il était enfin plus que persuadé qu’il n’y avait que moi qui fût cause de ce dont il se plaignait. Il m’ordonna de sortir à l’instant de la maison et de ne jamais y remettre les pieds, parce que l’ingratitude dont je m’étais rendue coupable envers lui m’en défendait pour toujours l’entrée et me privait des droits que je pouvais avoir acquis sur son amitié. Il ajouta qu’il allait vaquer à ses affaires et qu’il espérait, qu’en rentrant le soir, il ne me retrouverait plus.

Quand il fut dehors, je m’excusai du mieux que je pus auprès de sa mère ; je lui jurai, sur ma reconnaissance envers elle, que je ne savais pas l’état auquel on m’avait réduite, quand le hasard m’avait amenée chez elle.

— Ne vous inquiétez pas, me dit cette femme, la situation dans laquelle vous vous trouvez m’intéresse beaucoup, et je ne vous abandonnerai pas.

Elle entra ensuite avec moi dans les plus grands détails ; ce fut dans ce moment-là que j’appris qu’elle n’était point mère de Sorbey, mais bien ce que j’ai déjà dit plus haut. Elle ne perdit point un instant, me conduisit chez une de ses amies de même profession qu’elle, où je fus parfaitement bien traitée, et où, en très peu de temps, je rétablis la brèche faite à mon tempérament.

Il n’est pas difficile de deviner de quelle manière je fus reconnaissante, et comment je payai les services que m’avait rendus cette femme obligeante, mais intéressée. Je tairai donc mes aventures chez elle : elles n’ont rien d’ailleurs de bien remarquable. Je dirai seulement qu’après quinze mois passés à concourir, par l’abandon de mes charmes, aux différents plaisirs des hommes que cette avaricieuse créature m’envoyait, sans avoir retiré aucun fruit de ma complaisance, dont elle s’attribuait tout le profit, j’eus le bonheur d’y rencontrer le secrétaire d’un lord, qui me présenta à son maître, auquel je plus. Ce seigneur me retira de l’état d’assujettissement où j’étais, et m’emmena à Londres, où il m’entretint avec magnificence, mais, apparemment qu’il craignit que mon introducteur ne conservât des droits sur sa protégée, car il le laissa à Paris, et il ne reparut point en Angleterre pendant tout le temps que je demeurai chez milord.

Portée, par le hasard, au plus haut degré de splendeur où puisse arriver une femme entretenue, je ne laissai pas longtemps briller les rayons du bonheur qui vinrent luire sur moi ; car une passion violente, que je conçus pour un autre homme que celui qui en était le centre, les fit totalement disparaître. Milord était vieux, je n’avais pas vingt et un ans : les faveurs de la fortune ne purent amortir les fougues indomptables de l’âge, et je perdis tout, pour avoir fait à mon amour le sacrifice de ma raison.

Un jeune ecclésiastique, auquel était confiée l’éducation d’un neveu orphelin, vivait avec nous à la campagne. Le dégoût que m’inspirait un vieillard exigeant, et l’habitude de voir tous les jours ce jeune homme dans une maison d’où la jalousie écartait tout être vivant, excepté ce favori du ciel qui, par son caractère, et comme chargé du soin de m’enseigner la langue anglaise, ne portait aucun ombrage, me donnèrent insensiblement du penchant pour lui. Il ne s’agissait plus que de tirer parti de mes bonnes dispositions. J’avoue que j’en avais grande envie. Je m’étais déjà aperçu plusieurs fois que l’aimable abbé m’avait fixée avec beaucoup d’attention. Je jugeai de là qu’il ne me serait pas difficile de l’amener au point où je le désirais : l’occasion seule m’avait manquée ; l’amour me servit trop bien : elle ne tarda pas à se présenter.

Milord reçut une lettre par laquelle on lui mandait que sa présence était absolument nécessaire à Londres, pour y régler quelques affaires qui concernaient son pupille. Il m’en avertit le soir même, et le lendemain matin, il monta en voiture avec son neveu, en m’assurant qu’il ferait la plus grande diligence, et que, dans deux ou trois jours, au plus tard, il serait de retour. J’eus l’air d’être désespérée de son départ précipité ; trompé par ces marques apparentes de mon attachement, il prit congé de moi, presque aussi satisfait de ma tendresse, que j’allais être flattée de son absence.

Rentrée avec l’abbé, qui avait aussi fait ses adieux, je parus désolée, pour lui, de l’espèce de solitude à laquelle ce voyage allait le livrer ; je le plaignis de l’ennui qui l’attendait pendant l’absence de milord et de son élève.

— Y pensez-vous, me dit-il, madame, de plaindre le plus heureux des hommes, quand un événement inattendu vient mettre le comble à son bonheur ?

Quoique je l’eusse mis sur la voie, pour connaître ses sentiments à mon égard, je feignis de ne le point entendre, et je remarquai, avec plaisir, que son teint et ses yeux s’animaient.

— Combien ne serai-je pas dédommagé, reprit-il, si vous me permettez de passer quelques instants auprès de vous !

Je le lui promis, par charité pour lui ; et j’ajoutai, en riant, que s’il était bien sage, nous irions, pour nous dissiper, faire un tour de parc.

Il est impossible de rendre la joie que lui fit cette proposition ; tout hors de lui, il me balbutia mille remerciements, me baisa la main, et sortit pour se disposer à m’accompagner et attendre mes ordres. Pour moi, je me gardai bien de faire une toilette, que j’étais sûre que la promenade dérangerait : un joli négligé fut toute ma parure, et me rendit cent fois plus belle aux yeux de mon charmant prestolet.

Il m’attendait déjà depuis longtemps, quand je le fis avertir. Je ne dirai pas qu’il courut à ma rencontre, il y vola pour me donner la main ; et nous fûmes bientôt dans le parc. Tout en allant, mon cher abbé m’édifiait par les discours les plus passionnés. Comme il avait de l’esprit, j’avais grand plaisir à l’entendre, et je ne faisais pas attention au chemin que nous suivions. Je m’en rapportais entièrement à lui, sur la route qu’il me faisait parcourir, bien persuadée qu’il ne m’égarerait pas, puisque nous tendions au même but.

Déjà nous avions suivi et traversé plusieurs allées, quand il m’en fit prendre une qui conduisait à une charmille, dans laquelle se trouvait un pavillon, où j’avais été m’ennuyer quelquefois avec milord. Je me doutais bien de l’intention de mon conducteur ; et, favorablement disposée, comme je l’étais pour lui, on n’a pas de peine à croire que je n’hésitai point à l’accompagner. Quand nous fûmes à la porte du pavillon, il m’invita, d’un air galant, à entrer pour prendre le frais. Je me rendis à l’invitation et me jetai sur un lit de repos, où l’abbé pris place à côté de moi. Ces messieurs sont très prompts dans leurs expéditions ; à peine se donna-t-il le temps de me reparler de sa tendresse, il voulut m’en convaincre ; déjà plusieurs baisers m’avaient été pris : un seul, que je rendis par hasard, mit le feu à la mèche ; et le fripon, en me renversant, m’apprit que l’éloquence et l’érudition n’étaient pas les seuls talents qu’il possédât.

Une heure entière s’écoula dans l’ivresse des sens et dans les raffinements d’une jouissance que le voluptueux abbé sut prolonger par tous les moyens possibles. Quand il eut mis fin à ses amoureux transports, chacun se rajusta de son mieux pour ne point éveiller le soupçon sur ce qui venait de se passer, et on reprit la promenade. Chemin faisant, mon amant me renouvela les protestations de son amour, et il fut convenu qu’en prenant toutes les précautions nécessaires, nous passerions la nuit ensemble.

De retour au château, nous nous retirâmes chacun dans notre appartement, pour ne nous réunir qu’à l’heure du dîner. Ce fut dans ce moment-là que nous prîmes toutes nos dimensions pour faire réussir nos projets de plaisir pour la nuit suivante. Il me tint compagnie toute la journée sans que cela parût étonnant, puisque nous étions seuls. Vers onze heures il me quitta sous prétexte d’aller se coucher ; et moi, je passai dans mon appartement.

Minuit sonnant, minuit, l’heure des amours, était précisément l’heure de notre rendez-vous ; l’abbé devait se rendre chez moi par un petit escalier dérobé qui donnait dans la garde-robe de ma chambre à coucher. Minuit sonne, il est dans mes bras ; déjà il recevait un nouveau prix de son amour, et nos âmes tout entières se noyaient dans une mer de délices, quand nous entendons quelqu’un entrer doucement dans ma chambre, dont l’impatient et trop imprudent abbé avait oublié de fermer la porte.

— Qui va là ? m’écriai-je avec humeur, et comme quelqu’un qui vient de se réveiller en sursaut.

— C’est moi, me répond une voix que je reconnais pour être celle de Fanny, ma femme de chambre.

Il est bon de savoir que cette fille était amoureuse folle de l’abbé, qui s’en souciait peu, et que, n’ayant pu parvenir par ses agaceries à s’en faire aimer, elle avait résolu d’obtenir, à quelque prix que ce fût, ce qu’il s’obstinait à lui refuser, et de le perdre ensuite. Elle avait cru l’absence de milord favorable à ses desseins et avait été à son appartement pour le forcer d’accepter des faveurs qu’elle ne pouvait plus voir aussi cruellement dédaignées ; mais n’ayant trouvé personne, elle s’était bien douté qu’il était avec moi, et était venue pour tirer de l’aventure le meilleur parti possible.

— Que voulez-vous à l’heure qu’il est, lui dis-je, et qui vous a permis de venir ainsi interrompre mon sommeil ?

— Pardon, madame, me répond cette fille tout essoufflée, et pouvant à peine parler, ce n’est pas vous que je cherche, c’est un infidèle qui vient de m’abandonner, et que je redemande à tout ce que je rencontre.

Et tout en disant cela, elle s’approche de mon lit, tâtonne et saisit par le bras le pauvre abbé, qui cherche à l’éviter.

— Te voilà donc, ingrat, lui dit-elle avec fureur, en élevant la voix ; tu as cru pouvoir échapper à ma poursuite, et tromper ainsi toutes les femmes ? Va, malheureux ! celle-ci sera la dernière, et je ne suis point venue sans être armée pour ma vengeance.

L’abbé ne soufflait pas le mot ; moi, j’essayais en vain de l’apaiser, car je voulais éviter l’esclandre et tâcher que cette histoire ne fût point connue des autres domestiques de la maison, qui s’en seraient amusés à mes dépens. D’un autre côté, j’étais piquée d’être prise au lit, par ma femme de chambre, avec un homme qu’elle disait son amant et que son silence me faisait regarder comme tel. Il fallait pourtant en finir.

— Eh bien ! repris-je, quand tout ce dont vous vous plaignez serait vrai, que prétendez-vous faire, et de quelle utilité peut vous être cette scène désagréable pour moi ?

— Je l’ignore, madame, me répond-elle fièrement ; mais je veux profiter de l’avantage que j’ai sur vous deux, et voici l’arrangement que je vous propose : Ou vous souffrirez que là, à côté de vous, dans ce lit, où vous avez reçu ce parjure, je reprenne les droits que vous m’avez enlevés sur son cœur, ou j’éveille, à l’instant, tous les domestiques de la maison, et je vous livre à leurs plaisanteries ; et bientôt milord me vengera de vous et de lui. Voyez maintenant ce que vous avez à faire, car je vous promets que je tiendrai parole.

Je voulus prendre le ton d’une maîtresse ; je ne réussis point, n’ayant pas le pouvoir de me faire obéir. Fanny devenait pressante.

— Vous ne répondez rien, dis-je avec dépit à l’abbé ; c’est cependant à vous qu’est remis le droit de nous accorder. Sont-ce donc toujours les gens d’esprit qui sont les plus embarrassés dans les affaires difficiles ? Levez-vous, et allez rendre chez vous, à Fanny, l’hommage que vous devez à ses appas.

— Non, non, reprit cette fille audacieuse, ce n’est point là ce qu’il me faut ; j’exige que ce soit dans votre lit.

— Vous souffrirez au moins que je me lève et que je ne sois pas témoin…

— Non, c’est la seule vengeance que je veux tirer de vous.

Comme l’abbé ne répondait rien, elle crut voir son consentement dans son silence, et en un instant elle fut déshabillée et placée dans le lit entre nous deux. Il fallait qu’il fût en état de grâce, pour que Fanny obtînt une vengeance complète ; cela me paraissait fort difficile, parce que, d’un côté, le pauvre diable venait de faire un violent exercice, et que, de l’autre, la peur avait peut-être un peu contribué à diminuer ses facultés ; cependant, cette fille industrieuse fit tant, qu’elle parvint à rendre, à l’objet de ses désirs, toute l’élasticité qui lui était nécessaire, et bientôt les soupirs qu’elle poussa me donnèrent la certitude qu’elle n’avait pas perdu ses peines.

Quand cette scène unique fut achevée, Fanny se rhabilla et sortit pour regagner sa chambre, bien satisfaite de ce qui venait de se passer. Le pauvre abbé, confus, désespéré de cette incartade, me fit un million d’excuses et m’assura que jamais il n’y avait rien eu de commun entre Fanny et lui ; que, s’il avait eu peur de ses menaces, c’était moins pour lui que pour moi, qui aurais été la première victime. Je ne répondis pas grand’chose à tout cela ; je le priai seulement de retourner chez lui, ce qu’il fit, en me demandant la permission de me revoir le lendemain matin.

Heureusement que cette comédie eut lieu pendant la nuit ; j’eus moins à rougir de la honte qu’elle m’inspira. Dès que je fus éveillée, Fanny vint à l’ordinaire pour me lever ; elle me demanda pardon de ce qu’elle avait fait, et m’avoua que son amour pour l’abbé lui avait fait oublier tout ce qu’elle me devait, pour le satisfaire. J’eus l’air de me contenter de ses raisons : elle me dit qu’à l’avenir elle se garderait bien de troubler nos plaisirs ; qu’elle ferait, au contraire, tout ce qui dépendrait d’elle pour les faciliter.

Un instant après, l’abbé parut ; il se jeta à mes genoux pour me demander excuse de l’infidélité qu’il avait été forcé de me faire pour éviter un plus grand malheur, et me promit d’effacer, à force de tendresse, jusqu’au souvenir du désagrément qu’il m’avait occasionné sans le vouloir. Mon amour lui fit trouver grâce devant moi, et tout fut oublié ; on ne se serait pas douté, la nuit suivante, que celle qui l’avait précédée eût été si orageuse.

Milord revint le troisième jour, comme il nous l’avait promis ; l’embarras était de savoir comment nous continuerions, l’abbé et moi, notre commerce de galanterie sans être découverts de notre Argus. Fanny, qui s’aperçut que ce retour nous contrariait, fit l’officieuse et se chargea de conduire à elle seule l’intrigue ; nous eûmes la faiblesse de nous fier à ses soins ; la perfide ne nous les avait offerts que pour nous trahir. En effet, quand tout le monde fut retiré, et à l’heure convenue, elle introduisit, avec mystère, le pauvre abbé dans mon appartement, et se retira en nous souhaitant bien du plaisir. Nous en eûmes effectivement, mais il ne fut pas de longue durée ; car milord, accompagné de deux domestiques, vint nous surprendre, et nous trouva dans une attitude qui ne lui laissa rien à désirer, pour s’assurer de la vérité du rapport qu’on lui avait fait. L’abbé fut, dès le lendemain matin, congédié de la maison avec défense d’y jamais revenir ; quant à moi, il paraît qu’on avait des projets de vengeance que je ne donnai pas le temps d’exécuter.

Avant de partir, l’abbé me fit remettre par le jardinier un mouchoir, qu’il lui dit avoir pris par mégarde chez moi ; comme il était blanc et plié, cet homme, qui ne se doutait de rien, me le remit tel qu’il l’avait reçu, et j’y trouvai le mot d’écrit suivant :

« Ô toi, que j’aime plus que ma vie, souffriras-tu que j’aille, loin de toi, mourir de douleur de t’avoir perdue ; et ne préféreras-tu pas mon amour, à l’or d’un maître absolu qui va te traiter en esclave ! Si tu m’aimes assez pour faire un sacrifice en ma faveur, cette nuit, je trouverai le moyen de te faire sortir de ton appartement par la fenêtre de ta chambre à coucher ; et nous irons, loin de nos tyrans, jouir du bonheur de vivre libres et passionnés.

« Adieu, les moments sont chers ; je vais tout préparer pour l’évasion que je médite. »

Je ne balançai point sur le parti que j’avais à prendre, et je fus bientôt décidée à me laisser enlever. J’aimais réellement l’abbé, et j’appréhendais les ressentiments de milord ; il n’en fallait pas davantage pour lever toutes difficultés. Celle qui me paraissait la plus grande, c’était la sortie de ma chambre par une fenêtre qui donnait, du premier, dans un fossé assez profond ; cependant, je ne voyais pas d’impossibilité à réussir, et je me fiai au génie de l’abbé, auquel l’amour donnerait sûrement du ressort.

Pendant toute la journée, milord ne me fit pas l’honneur de me demander. On me servit chez moi ; je n’en fus que plus libre pour prépaparer ce qui m’était nécessaire pour mon départ. Quand le soir les domestiques furent retirés, je m’enfermai aux verrous pour n’être pas surprise, et j’attendis avec impatience le moment où mon cher abbé paraîtrait ; je laissai même la croisée ouverte, pour ne pas le faire attendre et être prête au premier signal.

Vers une heure du matin j’entendis frapper dans le fossé au bas de ma fenêtre ; j’y courus pour voir ce que c’était ; je distinguai la voix de l’abbé qui me disait d’être tranquille, qu’il allait bientôt me rejoindre. Il ne cessait de cogner, et je ne pouvais pas deviner ce qu’il faisait.

Enfin, au bout d’une demi-heure il était à une toise de ma fenêtre ; je vis alors qu’il enfonçait, dans les jointures des pierres, des piques de fer, de distance en distance, pour y poser les pieds et en former une échelle pour parvenir jusqu’à moi. Il eut bientôt achevé son ouvrage, et je le reçus, avec plaisir, dans mes bras, où il prit le temps de se délasser de ses fatigues.

Ce n’était pas le tout que l’abbé fût monté ; il fallait qu’il descendît et que j’imitasse son exemple. Je n’avais pas une grande confiance dans un pareil escalier ; il me rassura cependant, et pour me déterminer il jeta dans le fossé les paquets que j’avais préparés ; il sortit ensuite le premier, en me disant d’examiner comment il s’y prendrait, et d’être bien tranquille sur la solidité de son travail. Je sortis donc, à reculons, de la fenêtre à laquelle je me retins par les deux mains ; à mesure que l’abbé descendait, il guidait mes pieds sur les pointes d’en bas, tandis que je m’agrippais à celle d’en haut ; et en suivant cette méthode, je parvins, sans le moindre accident au fond du fossé, dont nous ne pûmes sortir qu’en usant du même procédé. C’est ainsi que je quittai le château de milord, après avoir vécu onze mois dans la plus grande abondance.

Quand nous fûmes tout à fait dehors, nous et nos paquets, l’abbé s’en chargea ; et nous gagnâmes la première poste, sur la route de Londres, où nous arrivâmes de très bonne heure. Nous y vécûmes pendant trois mois dans une parfaite union ; mais l’infidèle, l’ingrat, pour qui j’avais tout sacrifié, s’apercevant qu’il ne restait presque plus rien de l’argent et des effets que j’avais emportés, dans la crainte de partager la misère qui me menaçait ou de travailler à la prévenir, un beau jour m’abandonna à moi-même et ne me laissa, pour prix de ce que j’avais fait pour lui, que le regret de l’avoir connu.

Tombée encore une fois, mais par ma faute, dans la misère la plus profonde, sans autre ressource que ma jeunesse et quelques attraits, je sentis la nécessité d’arrêter, dans sa fuite, la fortune qui m’était échappée. Ce n’était pas en restant chez moi à me désoler et à gémir sur l’inconstance des hommes, que je pouvais espérer d’y parvenir ; aussi je ne perdis pas mon temps à réfléchir sur ce que j’avais à faire dans la position où je me trouvais ; il ne me restait qu’un moyen, celui de rentrer dans la carrière que j’avais déjà parcourue : tant il est vrai qu’en tout, ce n’est que le premier pas qui coûte, et que quand une fois on s’est écarté du sentier de la vertu, on a bien de la peine à y rentrer.

Je m’étais aperçu qu’un étranger, qui demeurait dans le même hôtel garni que nous, m’avait souvent fixée avec attention et paraissait désirer de lier connaissance avec moi : je ne doutai point que ce qui l’en avait empêché jusqu’alors, n’eût été la présence de l’abbé, qu’il croyait mon mari, et je me flattai qu’il ne serait pas difficile de l’attirer chez moi dès qu’il me verrait seule. En effet, mon veuvage datait à peine de deux jours que mon étranger, que je guettais comme le chasseur fait la perdrix, entra dans mon appartement, dont je laissais presque toujours la porte entr’ouverte, pour lui faciliter le moyen de me parler.

— Bonjour, ma belle voisine, me dit-il en assez mauvais anglais (car il était Italien, originaire de Palerme, et me croyait Anglaise), d’où vient que depuis quelques jours je n’ai point aperçu le cher époux ? est-il indisposé ? daigneriez-vous m’en donner des nouvelles ?

Je me mis à pleurer pour rendre la scène plus attendrissante, et je ne répondis rien. Mon bon voisin, qui ne sait que penser d’une singerie qu’il croit sincère, est touché de mes pleurs et me serre dans ses bras avec attendrissement.

Le voyant en si bon train :

— Fermez, lui dis-je, la porte ; que personne que vous ne puisse être témoin de ma confusion.

Et puis me voilà lui forgeant un beau roman sur les malheurs qui m’ont accompagnée, depuis qu’un parjure a osé porter atteinte à mon innocence. Je lui parle de celui qu’il avait pris pour mon époux comme d’un vil scélérat qui, après m’avoir fait quitter d’honnêtes parents qui m’aimaient tendrement, a eu la bassesse de m’abandonner dans un pays étranger, où je n’ai personne de connaissance dont je puisse implorer les bontés.

Ce tableau, que j’ornai des couleurs qui lui étaient propres, fit sur mon étranger tout l’effet que j’en attendais : il mêla ses pleurs aux miens, ne vit en moi qu’une jeune innocente, victime de son penchant, pour un homme qu’elle avait cru trop légèrement, et m’offrit tous les secours qui dépendraient de lui. Je le remerciai avec ce ton qui laisse entrevoir qu’on est disposé à accepter ; et il me quitta en me demandant la permission de me revoir le soir.

Enchantée de la réussite d’un projet dont l’exécution allait me faire sortir de l’état affligeant où je me trouvais, j’attendis avec impatience le retour de mon étranger. Pendant son absence, mille réflexions me passèrent par la tête ; j’étais indécise sur la conduite que je devais tenir vis-à-vis de lui. Me laisserai-je aller à ses désirs, dès qu’il paraîtra vouloir user des droits que ses bienfaits lui donneront sur moi, ou continuerai-je à jouer la vertueuse ? voilà ce que je me demandais à moi-même, et ce qu’il n’était pas facile de résoudre parce que je ne connaissais point assez son caractère pour déterminer précisément le rôle qui me convenait dans cette circonstance. Cependant, en me rappelant ce qui avait accompagné et suivi mon récit, je crus qu’il ne fallait point m’écarter des principes que j’avais professés, et j’en demande pardon à la vertu, j’empruntai sa physionomie douce et attachante pour mieux tromper.

Borglia (c’était le nom de mon étranger), exact à sa parole, revint le soir comme il me l’avait promis ; l’air empressé qu’il me marqua, les soins et les attentions qu’il eut pour moi en me questionnant avec délicatesse sur la nature de mes besoins, tout servit à me confirmer dans l’idée qu’il prenait grand soin à ma petite personne, et que je ne devais plus, pour le moment, avoir d’inquiétudes sur mon sort. Trois ou quatre jours s’écoulèrent sans qu’il osât me faire la moindre proposition qui pût effaroucher mon austère vertu ; il semblait qu’il craignît de me regarder en face, et s’il m’arrivait de surprendre ses yeux attachés sur moi, il les baissait avec timidité, tant est grand le pouvoir de la vertu sur les âmes honnêtes. Je rougissais intérieurement de tromper un homme dont la passion pour moi croissait de jour en jour, et j’étais au désespoir de n’avoir point à lui offrir un cœur digne de son hommage.

Le huitième jour enfin, il osa me parler d’amour. Je rejetai bien loin cette idée dangereuse ; j’affectai de paraître décidée à ne contracter aucun engagement avec les hommes, que je me peignis tous devant lui, comme des séducteurs sans cesse aux aguets pour abuser de la crédulité d’un sexe faible, trop facile à égarer. Cependant, j’admis quelques exceptions à la sévérité de cette règle, parce que je m’aperçus que je l’avais un peu mortifié, et que mon intérêt était de le ménager. Il me parut flatté que je ne l’eusse pas compris dans le nombre de ces hommes pervers. Il m’en témoigna sa satisfaction en essayant de m’embrasser. J’eus encore la cruauté de lui opposer de la résistance ; trop de docilité lui fit abandonner l’entreprise : il se retira en se plaignant de mes rigueurs.

Le lendemain, dès qu’il sut que j’étais levée, il descendit et me demanda la permission de prendre le thé avec moi. J’y consentis volontiers, parce qu’enfin il fallait bien, pour le retenir, nouer avec quelque chose le filet que je venais de lui tendre d’ailleurs, je lui avais déjà des obligations, car, sans m’en avoir parlé, il s’était arrangé avec l’hôtesse, et j’étais quitte envers elle de tout ce que je lui devais. En déjeunant il m’apprit qu’il était garçon et qu’il avait une maison de commerce à Cadix, où il était établi depuis dix ans ; que ses affaires étant finies à Londres, il était sur le point de retourner chez lui.

Ce fut dans ce moment-là que je me trouvai le plus embarrassée : j’étais à la veille de perdre un homme qu’il m’était bien essentiel de conserver. Je craignais, avec raison, que mes refus réitérés ne refroidissent une ardeur que j’avais affecté de ne vouloir pas partager ; et je sentis qu’il était temps de me relâcher un peu de mon austérité, pour le forcer à prendre un parti sur mon compte.

Tout en me donnant ces détails, il s’était insensiblement approché de moi ; il me serrait la main, et dans un moment où je feignis de vouloir la retirer, il la porta à sa bouche et la couvrit de baisers. Je me plaignis de sa témérité, de manière à lui laisser entrevoir qu’il avait la permission de recommencer. Il ne se le fait pas redire, et me prenant dans ses bras il colle sa bouche sur la mienne ; je me débats pour la forme ; mais ma résistance est si douce qu’elle lui sert d’encouragement. Il croit le moment favorable, m’enlève de terre, me porte sur mon lit, et lisant dans mes yeux qu’il peut tout oser, il reçoit la récompense de ses amoureux transports.

Mon rôle n’était point encore achevé, il fallait faire agir la honte, la confusion, ces sentiments qui suivent ordinairement les sacrifices, où l’amour semble avoir triomphé seul de la pudeur ; aussi je me cachai la figure, et j’affectai de ne pas oser le regarder. Il m’accabla de caresses, me dit les choses du monde les plus flatteuses, sur mes bontés pour lui, et me força par degrés à retrouver un maintien que je cherchais depuis longtemps à reprendre.

Dès que je fus un peu remise, il me dit qu’il avait une grâce à me demander, qu’il espérait que je la lui accorderais.

— Après ce que vous venez d’obtenir, lui dis-je, il me serait bien difficile de vous refuser quelque chose.

— Ainsi donc, un voyage sur mer ne vous effrayerait pas, et vous vous sentez assez de courage pour m’accompagner à Cadix ?

— On brave tous les dangers, lui répondis-je, avec l’objet aimé, et rien que la mort ne me séparera de vous.

Cette preuve de mon amour lui causa tant de joie, qu’il me dit qu’il allait tout disposer pour notre embarquement.

En effet, il ne perdit point de temps et revint, deux heures après, m’annoncer qu’il venait d’avoir l’avis qu’un vaisseau marchand, en charge à Portsmouth, partait dans trois jours pour Cadix ; qu’il avait retenu nos places, et que, dès le lendemain, nous partirions pour ce port. Le reste de la journée fut employé à m’acheter les choses les plus nécessaires pour le voyage, et à faire nos malles. Le lendemain, nous nous rendîmes à Portsmouth. Bientôt on annonça le départ du vaisseau : nous nous embarquâmes, et, après une heureuse traversée, nous entrâmes sans accident dans le fameux port de Cadix, où j’eus le plaisir de voir arriver une flotte qui revenait des Indes ; et ce beau coup d’œil fut, en quelque sorte, pour moi un dédommagement des fatigues du voyage.

Transportée en Espagne, par l’effet du hasard, à près de quatre cents lieues de mon pays, sous la protection d’un homme que je connaissais à peine, je sentis bien qu’il n’était plus possible d’agir d’après moi ; qu’il ne me restait qu’à obéir aveuglément aux volontés de celui dont mon sort allait dépendre ; ainsi donc, dès ce moment je fis vœu tacite de soumission.

En débarquant, Borglia me dit qu’il me ferait passer chez lui pour la fille d’un de ses correspondants de Londres, qui, venant d’éprouver des pertes considérables, qui l’avaient totalement ruiné, m’avait confié à ses soins, pour me mettre au fait du commerce.

— Vous parlez fort bien anglais, me dit-il, il ne vous sera pas difficile de paraître ce que je vous annoncerai.

Nos mesures ainsi prises, nous nous rendîmes chez lui. Il avait un jeune frère, intéressé dans son commerce, sur lequel il se reposait entièrement du soin de sa maison, quand il était obligé de s’absenter ; il lui fit, en arrivant, le mensonge convenu entre nous, et je fus installée comme fille de Richard Black, dont le nom était connu de ce jeune homme.

La maison qu’occupait Borglia était très considérable : il m’y donna un appartement richement meublé, qui fut, en très peu de temps, fourni de tout ce qui pouvait m’être nécessaire. Il le fit si bien distribuer, que, sans paraître l’avoir fait à dessein, il y eut, entre nous deux, communication entière, et jamais le soupçon ne parut pénétrer le voile qui couvrait nos plaisirs.

Enchanté lorsqu’il pouvait trouver le moyen de m’être agréable, il prévenait en tout mes désirs, et avait formé le projet de perfectionner mon éducation ; mais il ne lui fut pas possible d’exécuter tout ce que son cœur lui avait fait imaginer ; je n’eus que le temps de me livrer à l’étude des langues espagnole et italienne, que j’appris en très peu de temps, parce que alors j’avais une mémoire excellente.

Déjà huit mois s’étaient écoulés dans les douceurs de notre union ; rendue pour ainsi dire à la vertu, par l’amour qui jusque-là m’avait causé tant de peines, je jurai de me respecter moi-même, en m’abandonnant sans réserve à mon bienfaiteur, qui toujours plus amoureux, et convaincu de ma sagesse, m’avait laissé entrevoir qu’il ne tarderait pas à m’épouser.

Cet établissement, flattant ma vanité, me l’avait singulièrement attaché : j’attendais avec impatience, sans cependant avoir témoigné mon empressement, l’heureux jour qui devait mettre le comble à mon bonheur, quand une maladie subite, dont il fut attaqué, me l’enleva en quelques jours, sans qu’il pût faire la moindre chose en ma faveur.

Je n’avais point encore éprouvé de perte aussi sensible : la fin tragique de Georges m’avait cruellement affectée : bien jeune alors, sans la moindre expérience, mon cœur avait été presque aussitôt guéri de sa blessure ; mais cette fois, ma raison, mûrie par plus de six années d’épreuves, me fit faire de tristes réflexions sur la situation malheureuse où je me voyais réduite. Je fondis en larmes, en pensant à la rigueur du sort qui m’accablait, et la peine que j’éprouvai serait difficile à rendre.

Pendant les premiers huit jours, Lelio, ce jeune frère de Borglia, fut aux petits soins près de moi ; il mit tout en usage pour me faire supporter, avec fermeté, ce fâcheux événement ; quoi qu’il ne connût pas parfaitement les véritable raisons qui m’arrachaient tant de larmes, il me croyait seulement sensible à la mort d’un homme bienfaisant, qui était venu au secours d’une famille malheureuse, en se chargeant de moi.

Tant d’égards de sa part calmèrent mes inquiétudes ; cependant mes idées se confondaient, et, bien persuadée qu’il n’y avait pour moi d’autres moyens que d’abandonner ma barque au gré des vents sur la mer orageuse que je parcourais, je ne voyais pas, sans frémir, les dangers que j’avais à braver jusqu’au port.

Lelio, seul héritier de son frère, se trouvait, à vingt-cinq ans, propriétaire d’une fortune immense et chef d’une des meilleures maisons de commerce de Cadix ; il me montrait de l’attachement, mais il était possible qu’il ne fût pas sincère ; qu’il n’eût d’autre dessein que de satisfaire un caprice, car il avait une maîtresse, nommée Léonida, que son frère m’avait dit fort jolie, et je pouvais craindre de ne pas l’effacer en beauté. Cependant, la cour assidue qu’il me faisait, augmentant chaque jour mes espérances, je me flattais de vaincre encore cette difficulté, pour peu que je voulusse m’en donner la peine. Je dressai donc mes batteries pour attaquer, en même temps, l’esprit et le cœur ; mes efforts ne furent pas inutiles : je sus enchaîner ses volontés à la mienne, avant d’avoir rien fait pour lui qui me fît mériter cet empire absolu.

Quand je l’eus ainsi attaché, comme un esclave, à mon char, et que je fus assez sûre de lui pour tout oser, je lui parlai de sa maîtresse : j’en exigeai le sacrifice, comme la seule preuve convaincante qu’il pût me donner de son amour ; et dans l’instant, il lui signifia son congé par ce billet, que je lui fis remettre, pour être assurée qu’il parviendrait à son adresse.


« Mademoiselle,

» La mort de mon frère me laissant seul chargé de la conduite d’une maison de commerce, dont les détails infinis absorbent tout mon temps et m’éloignent de la société, trouvez bon que je vous prévienne qu’il me sera désormais impossible de vous voir, et croyez que, si des circonstances impérieuses me forcent à me séparer de vous, votre souvenir sera toujours présent et cher à ma mémoire. »


Il ne me restait aucun prétexte pour différer de rendre heureux un homme qui ne pouvait rien me refuser : je me disposai donc à me rendre à ses désirs, la première fois que sa passion me le ramènerait. Cependant, comme il ignorait mes liaisons avec son frère, et qu’il devait croire que j’étais encore novice, j’avais le plus grand intérêt à lui laisser cette bonne opinion et à faire reparaître, s’il était possible, quelques signes de ma virginité qui, depuis si longtemps, étaient tous effacés. J’éprouvais, depuis deux jours, cette révolution qui, douze fois dans l’année, fait sentir aux femmes toute leur faiblesse ; il me restait encore quelques marques de son ravage ; je jugeai l’occasion favorable pour le tromper ; et, la tête occupée de ce beau projet, loin d’éviter la présence de celui que je voulais faire ma dupe, je cherchai tous les moyens de me trouver seule avec lui.

Cela ne devait pas être fort difficile, car il faisait, de son côté, tous ses efforts pour me seconder ; enfin, le soir nous nous trouvâmes seuls dans mon appartement, et bientôt il renouvela ses sollicitations. Il me reparla de la violence de son amour, me fit valoir les sacrifices qu’il avait faits, et qu’il était encore tout prêt à faire pour moi, si j’en avais à lui demander. Soit que je parusse opposer moins de résistance, soit qu’il se fût décidé à tout entreprendre, il me prit dans ses bras et me porta sur mon lit.

Ce fut là qu’il fallut mettre en œuvre tous les ressorts du grand art de tromper, et conserver toute sa tête en paraissant l’avoir perdue. Heureusement que l’obscurité favorisait ma trahison ; tout alla comme je m’en étais flattée ; les douleurs que je feignais de ressentir, le regret qu’il semblait avoir de les causer, en m’encourageant à les supporter avec patience, pour jouir ensuite d’un bonheur céleste, dont il me faisait pressentir les délices, formaient une scène tout à fait plaisante pour moi ; enfin, quand je crus lui avoir donné assez de temps pour qu’il ne lui restât pas de doute sur son triomphe, je le laissai pénétrer dans l’intérieur de la place, où il crut bien fermement n’être parvenu qu’après avoir forcé toutes les barricades.

Persuadée, par ses ardentes caresses, que l’illusion avait été complète, je me vis alors en possession du cœur de ce nouvel amant, et je crus que rien ne troublerait le bonheur que j’espérais enfin fixer auprès de moi ; mais c’est en vain que l’homme se flatte : un rien suffit pour détruire ses espérances. Je n’avais pas réfléchi qu’en bannissant du cœur de Lelio une femme qui, avant moi, y régnait en souveraine, j’avais allumé le flambeau de la vengeance, et que, pendant que je donnais des lois, on s’occupait à détruire mon pouvoir. Ah ! si j’avais pu deviner ce que me coûterait ma victoire, je n’aurais pas balancé entre la haine d’un amant rebuté et celle d’une femme qui se croit méprisée ; je me serais plutôt exposée, avec certitude, aux horreurs de la misère, en refusant constamment à l’un des faveurs dont l’autre devait bientôt me faire repentir.

Léonida, devenue ma plus cruelle ennemie, n’avait fait aucune réponse au billet que je lui avais fait remettre ; nous n’avions pas même entendu parler d’elle depuis plus d’un mois. Il y a lieu de croire que pendant ce temps elle avait médité son projet de vengeance ; et voici comment elle s’y prit pour le faire réussir : Fabricio, son frère, se présente un matin à la maison et demande à parler à Lelio. Celui-ci, qui le connaissait parfaitement, ayant été longtemps liés ensemble, le reçoit en ami et paraît enchanté de le revoir, après une absence de deux ans, employés par Fabricio au service d’Espagne ; mais loin de partager les transports qu’il fait naître, ce frère, qui se croit outragé dans la personne de sa sœur, qui n’a pas manqué de lui exagérer ses affronts, se plaint à Lelio de ce qu’il a séduit sa sœur en lui promettant de l’épouser, et de ce qu’il vient de l’abandonner, au lieu d’effacer son déshonneur par un hymen indispensable.

Il exige que Lelio lui donne sa parole de remplir la promesse qu’il a faite, et lui rappelle les lois de l’honneur, s’il s’y refuse. Lelio soutient qu’il n’a rien promis à Léonida ; que mille raisons d’ailleurs s’opposent à cette union, et que Fabricio est le maître d’oublier tout ce qu’il doit à l’amitié, pour servir la vengeance de sa sœur. On s’emporte de part et d’autre : on finit par se donner rendez-vous pour le soir même.

Cachée dans une pièce voisine de celle où cette scène se passait, je n’avais pas perdu un mot de toute la conversation. Dès que Fabricio fut sorti, je me jetai en pleurs au cou de Lelio ; je lui fis sentir tout le chagrin que me causait l’événement malheureux que j’avais provoqué, et je fis tous mes efforts pour que cette affaire n’eût point de suite ; mais ce fut sans fruit que je mis en avant larmes et prières : il me représenta la honte qui rejaillirait sur lui s’il suivait mes conseils ; je fus forcée de convenir qu’il ne pouvait pas se dispenser d’aller au fatal rendez-vous.

— Soyez parfaitement tranquille, me dit-il, ma bonne amie, je me tirerai, je l’espère, avec honneur, de cette affaire, et pour éviter toute surprise, je vais aller dîner chez Bernardo, qui se fera un vrai plaisir de m’accompagner. Il envoya prévenir cet ami, et sortit peu de temps après, en me promettant qu’aussitôt la querelle décidée il revolerait dans mes bras pour y goûter les douceurs d’un nouveau triomphe.

Je ne m’étais pas jusque-là sentie bien amoureuse de Lelio : l’intérêt plus que l’amour avait fait tous les frais de l’intrigue ; mais les dangers qu’il allait courir pour m’avoir donné la préférence sur une femme qu’il avait aimée, forçaient en quelque sorte ma reconnaissance, et me donnaient des alarmes réelles pour lui : d’ailleurs, je n’étais pas trop rassurée sur le sort qui m’attendait dans le cas où il succomberait. Ce point très essentiel l’emporta peut-être aussi sur le sentiment de ma reconnaissance. Quel que fût enfin le motif qui m’animât, l’homme du monde qui m’eût été le plus cher n’aurait pas alors reçu plus de marques d’attachement.

Le rendez-vous était pris pour huit heures : inquiète sur les suites d’un événement qui pouvait nous être funeste à tous deux, chaque fois que l’horloge sonnait, je l’accusais de sa lenteur ; j’aurais voulu que cette heure, que je redoutais tant, fût depuis longtemps expirée, et je craignais de l’entendre sonner. Enfin, le marteau a huit fois fait retentir le timbre. L’idée qu’en ce moment mon cher Lelio est aux prises avec un homme plus exercé que lui, me fait frissonner : je me le représente déjà frappé par son adversaire et baigné dans son sang : c’en est fait, me dis-je, mon ami vient de périr, et moi, malheureuse que je suis, victime de mon amour-propre et de ma coquetterie, je vais être livrée aux horreurs de la misère et du désespoir. Le tableau que je me fis me parut si effrayant, qu’une sueur froide se répandit sur tout mon corps, et je tombai sans connaissance.

J’étais seule alors dans ma chambre, privée des secours qui m’étaient nécessaires ; aussi je fus longtemps à revenir de mon évanouissement. Lorsque je repris mes sens, et qu’il me fut possible de distinguer les objets, je jetai les yeux sur la pendule. Il est neuf heures, me dis-je, et Lelio n’est pas rentré. Allons, j’ai tout perdu, mes pressentiments ne se sont que trop réalisés. Mais pourquoi Bernardo ne m’a-t-il rien fait dire ? Et sans plus délibérer, sans parler à personne, je sors dans l’intention d’aller chez cet ami pour éclaircir les doutes qui me tourmentent. À peine ai-je fait cent pas, qu’au détour d’une petite rue assez mal éclairée, deux hommes se présentent à moi : l’un se dit porteur d’un ordre du corrégidor et m’ordonne de le suivre chez ce magistrat.

L’esprit trop plein de l’objet qui l’occupe, je ne fais presque pas d’attention à ce qu’il me dit, et je m’échappe. Cependant je me retourne, et quand je les vois à ma poursuite, je précipite ma course. Le désir d’arriver chez Bernardo, plus encore que la peur de tomber dans les mains de ces fripons (car je ne m’étais point mise dans le cas d’être appelée chez le corrégidor), rendait ma fuite plus légère, et je les avais laissés bien loin derrière moi, quand par malheur une pierre se trouve sur mon passage et me fait tomber par terre. Mes persécuteurs, qui avaient ordre de m’amener morte ou vive, eurent le temps de me rejoindre. Ils profitèrent de la faiblesse qui fut la suite de mon accident : l’un d’eux alla chercher une voiture, dans laquelle on me porta, et nous étions déjà hors la ville quand je m’aperçus qu’il n’était plus temps de m’opposer aux desseins de mes ravisseurs.

Que de réflexions je fis sur la vicissitude des scènes de la vie et sur les dangers qui naissent à chaque instant, sous les pas d’une femme qui a méconnu ses devoirs ! J’aurais bien voulu me débarrasser de leurs mains ! mais c’était chose impossible : il fallut donc se résigner et attendre en silence le résultat d’un voyage qui ne laissait pas que de m’inquiéter. Enfin nous arrivons : la lune qui venait de se lever me facilita les moyens de remarquer que la maison où nous entrions était isolée ; alors mes frayeurs redoublèrent. Je me crus perdue, ou, pour le moins, destinée à de nouvelles horreurs. J’affectai cependant un calme parfait ; je ne fis pas à mes guides l’honneur de les questionner une seule fois sur ce qui m’était réservé. On me conduisit dans une chambre, où je trouvai à peu près le nécessaire ; et la nuit s’écoula sans que personne vînt troubler mon repos.

Le lendemain matin, je vis entrer dans ma chambre Fabricio, accompagné d’une femme, que je présumai sa sœur, car je ne l’avais point encore vue : la rage était peinte sur la figure de cette harpie, qui brûlait de la faire éclater.

— Te voilà donc, me dit-elle aussitôt qu’elle m’aperçut, méchante créature, te voilà donc en mon pouvoir, et je puis à mon aise me venger de l’injure que tu m’as faite, en m’enlevant le cœur de mon amant. Sache que jamais femme n’a pardonné un tel affront, et que tu ne fuiras pas le châtiment qui t’attend.

En même temps, je vois entrer les deux hommes qui m’avaient amenée. Ils me saisissent chacun par un bras, me font asseoir sur une chaise, où l’un d’eux me retient sans qu’il me soit possible de me remuer. Léonida, armée d’une paire de ciseaux, me coupe les cheveux à deux lignes de la tête ; puis, faisant retrousser mes jupons et ma chemise par l’un de ses valets, qui me les tient serrés autour du corps, tandis qu’un autre m’allonge les deux jambes et les écarte, elle fait la même opération à la cause principale de ses chagrins.

Assurément il lui eût été impossible de choisir un moyen de vengeance qui me fût plus cruel, car en me privant de la plus belle chevelure que jamais femme ait portée, elle me mettait pour longtemps dans l’impossibilité de reparaître dans le monde avec tout l’avantage que la figure, même la plus parfaite, tire d’ordinaire de cet utile ornement. Néanmoins, persuadée que ce serait en vain que je voudrais m’opposer à cette ignominie, je la supportai avec courage, sans proférer un seul mot, et sans me plaindre.

Quand elle eut achevé cette brillante expédition, elle fit ramasser avec soin tout ce qui avait cédé au fatal ciseau, et après en avoir fait un paquet en observant bien de ne pas confondre les deux espèces, elle sortit et me promit de revenir le lendemain pour mettre ma constance à une nouvelle épreuve.

J’avoue, de bonne foi, que je n’étais pas trop rassurée sur les suites d’une vengeance à laquelle je ne voyais point de bornes, puisque je me trouvais à la merci de mon ennemie, sans pouvoir compter sur aucuns secours. Que faire donc dans une circonstance aussi critique ? Fuir l’indigne rivale qui me menaçait de m’accabler du poids de sa colère était ma seule ressource, mais le moyen d’y parvenir ! Enfermée dans cette maison comme dans une prison d’État, sans espoir d’attendrir, par mes pleurs, mes inflexibles geôliers vendus à leur maîtresse, ou de les corrompre à force d’or, puisque je ne possédais pas une obole, je me résignais en tremblant au sort qui m’attendait, quand Fabricio ouvre doucement la porte de ma chambre et se présente à moi :

— Pardonnez, me dit-il, mademoiselle, si j’ose paraître devant vous, moi, que vous regardez sans doute comme le complice des forfaits de ma sœur, mais qui, bien loin d’approuver les cruautés qu’elle veut exercer sur vous, n’ai paru y donner les mains que pour les prévenir. Si vous saviez ce que j’ai ressenti de peine et de douleurs quand ce matin j’assistai, malgré moi, au premier supplice qu’elle vous a fait endurer, vous n’hésiteriez pas à me donner toute votre confiance.

— Eh bien ! monsieur, lui répondis-je avec vivacité, à quoi tend cet intérêt si grand, que vous paraissez prendre à ce qui me regarde, et quels sont vos projets ?

— Je ne vous parlerai pas, me répliqua-t-il, des tendres sentiments que vous m’avez inspirés, il semblerait que je cherche à vous forcer de m’accorder le prix des services que je veux vous rendre. Si je suis assez heureux pour vous être de quelque utilité, je me croirai trop payé par le plaisir de vous avoir obligé.

— Eh bien ! parlez donc, de grâce, que voulez-vous ?

— Vous faire sortir de cette maison, où tous les maux vont fondre sur vous ; vous reconduire sans accident à Cadix, dont nous ne sommes qu’à une lieue, et vous emmener ensuite à Gênes, où je viens d’obtenir de la république une place importante qui me facilitera les moyens de réparer les pertes que vous avez faites, et de vous mettre à l’abri des malheurs qui vous attendent.

— Ah ! si vous êtes si généreux, pourquoi ne pas me rendre à l’amour de Lelio ? votre ami saura bien m’en garantir. Mais, quoi ! vous vous taisez : lui serait-il arrivé quelque malheur ? et dans ce combat où vous l’avez engagé, aurait-il reçu un coup mortel, qui m’en séparerait pour jamais ?

— De grâce, mademoiselle, ne m’interrogez pas, et profitez des offres que je vous fais, car le temps presse.

Quelle est donc, me dis-je à moi-même, la rigueur du sort qui m’accable, puisqu’il me force d’accepter les secours du meurtrier de mon amant ? car je ne doutais pas qu’il le fût, d’après ce qu’il venait de me dire. N’importe, il vaut encore mieux hasarder de le suivre, sauf à le quitter quand l’occasion se présentera, que de donner à sa sœur le temps d’inventer et d’exécuter des supplices dont je serai peut-être la victime.

— Disposez donc de moi, lui dis-je après un moment de réflexion, je m’abandonne à vos soins.

Enchanté de ma réponse, et tout hors de lui-même, Fabricio ne se sent pas de joie ; il se précipite à mes genoux pour me remercier de mes bontés, et me baise modestement la main.

— Ma sœur, me dit-il, ne doit revenir ici que demain matin ; j’ai donné ordre à un domestique fidèle, dont l’attachement pour moi est à l’épreuve, de m’apporter cet après-midi un habit d’homme, qu’un de mes amis a fait faire pour sa sœur, de même taille que vous ; et à l’aide de ce déguisement, nous échapperons à toutes les poursuites qu’on pourrait faire pour vous retrouver.

Je consentis à tout et il me quitta, bien satisfait que j’eusse accepté ses propositions.

Il revint l’après-midi, comme il me l’avait promis, avec le costume qui devait me dérober à la vengeance de Léonida. Il voulut absolument m’aider à m’habiller, pour que ma nouvelle toilette fût plutôt faite : tout m’alla à merveille ; il ne restait que la difficulté de cacher la perte que j’avais faite de mes cheveux.

— Rien n’est plus aisé, me dit-il.

Et en même temps il tire de sa poche un mouchoir blanc, qu’il me met autour de la tête en le nouant par derrière, et couverte d’un grand chapeau rond, il n’était pas possible de s’en apercevoir.

Quand tout fut arrangé, je suivis Fabricio, qui me fit descendre par un petit escalier donnant dans le jardin, et bientôt nous fûmes dehors. Il eut la précaution de ne point me faire rentrer de jour dans Cadix : nous nous arrêtâmes sur la route dans une auberge, où nous attendîmes la nuit. Dès que nous crûmes que nous n’avions plus à courir le danger d’être reconnus, nous nous rendîmes à la ville, où nous descendîmes dans un hôtel garni, situé dans un quartier tout à fait opposé à celui que j’avais habité.

Je ne me sentais pas d’aise d’avoir échappé, par une espèce de miracle, aux cruautés de Léonida ; mais j’étais fâchée d’en avoir l’obligation à un homme que je devais haïr, et auquel ma situation présente me forçait cependant de demeurer attachée, tant que je ne serais pas assez heureuse pour m’en délivrer.

Fabricio me déposa dans cet hôtel, où il se fit passer pour un voyageur qui, ayant peu d’affaires à Cadix, n’attendait qu’un vent favorable pour s’embarquer ; quant à moi, dans l’accoutrement où j’étais, on me prit pour un page à son service, et cette méprise, que j’entretins, me fit naître des idées dont je sus profiter. Environ un quart d’heure après notre arrivée, il me dit qu’il allait retourner chez sa sœur pour ne lui donner aucun soupçon, et qu’il reviendrait souper avec moi. Je lui témoignai toute ma reconnaissance de ses attentions ; il parut de plus en plus satisfait, et me quitta en me promettant de faire la plus grande diligence.

Il me parlait encore, que mon esprit battait déjà la campagne pour trouver le moyen de lui échapper ; car je me doutais bien qu’il avait des vues sur moi, et qu’il ne prenait pas tant de soin de ma personne sans espérer le dédommagement de ses peines. Je sentais que jamais je ne pourrais lui accorder la moindre faveur. Plus je réfléchissais au parti que je devais prendre, plus je voyais croître mon embarras. Me représenter dans la maison de Lélio, dans l’état où j’étais, c’était chose impossible : y aurais-je trouvé quelqu’un qui eût voulu me recevoir, après l’événement malheureux dont j’avais été la cause ? Il ne me restait donc qu’à faire valoir, le plus tôt possible, le déguisement qu’une circonstance impérieuse m’avait forcée de prendre. La tête pleine de projets, plus bizarres les uns que les autres, je descendis à la cuisine, où je trouvai beaucoup de monde réuni pour causer, en attendant le souper, dont les préparatifs annonçaient l’heure prochaine. On ne fit point du tout attention à moi, j’en profitai pour observer les passagers.

Parmi les personnes qui se trouvaient là rassemblées, j’y remarquai un jeune homme d’une quinzaine d’années, qui me parut être au service de quelque voyageur descendu dans l’hôtel ; je m’approchai de lui et liai conversation. Je sus bientôt qu’il n’appartenait à personne, et qu’il était au service du premier qui voulait l’employer. Il me demanda si j’étais de la suite de l’officier qu’il avait vu arriver le soir. Je lui répondis que oui ; mais que je cherchais à le quitter, parce que son service était trop difficile pour moi.

— Je suis fâché, me dit-il, que vous ne soyez pas arrivé une heure plus tôt ; j’aurais pu vous procurer une place qui m’a été offerte, mais que j’ai refusée, parce qu’il faut voyager, et que je ne m’en soucie pas.

— Cela pourrait peut-être me convenir, lui répondis-je, et si vous croyez qu’il en soit encore temps, faites-moi le plaisir de me présenter.

— Très volontiers, me dit ce jeune homme, venez avec moi, si l’affaire est faite, eh bien ! nous en serons quittes pour nos pas ; au contraire, si vous réussissez, je serai charmé de vous avoir rendu ce petit service.

Et sans plus bavarder, nous partons.

Il me conduit à l’hôtel du roi d’Espagne, demande l’étranger auquel il a déjà parlé, et me présente à lui comme un jeune homme capable de remplir ses intentions. Après quelques questions d’usage sur les qualités, qui selon lui, me sont nécessaires dans l’état que je veux embrasser, il me demande mon nom, celui de mon pays.

— Je me nomme Deschamps, lui dis-je, originaire de France, et quoique jeune encore, j’ai déjà vu le monde et j’ai fait quelques voyages de long cours. Je parle les langues des royaumes que j’ai parcourus, l’anglais, l’espagnol, l’italien même, me sont aussi familiers que le français ; mais la meilleure des qualités que je puisse vous offrir, c’est la bonne volonté.

Ma franchise plut à l’étranger ; il me retint à son service, en me disant qu’il ne voulait pas faire de prix avec moi ; et il donna pour boire à celui qui m’avait amenée, pour le remercier de sa complaisance.

Comme je venais de me donner un maître, auquel des circonstances malheureuses n’avaient pour ainsi dire fait vendre mon temps et ma liberté, je reçus les ordres qu’il lui plut de me donner.

Je le quittai ensuite un instant pour témoigner toute ma reconnaissance à celui qui m’avait rendu cet important service, et je le priai de revenir le lendemain, de bonne heure, pour me donner des nouvelles de l’officier qu’il prenait pour mon maître, en lui recommandant bien de ne pas lui dire un mot de ce qui venait de se passer, parce que j’avais le plus grand intérêt qu’il ne sût pas ce que j’étais devenue. Il me promit de garder le silence sur tout ce qui pourrait me concerner, et de me donner les renseignements que je paraissais désirer.

Dès le soir même, je fis l’apprentissage de mon nouvel état ; car je fus obligée de servir à table et de préparer tout ce qui pouvait être nécessaire à celui dont le sort m’avait fait dépendre.

Le lendemain matin, le jeune domestique à qui je devais ma place vint me trouver pour m’apprendre ce qui s’était passé, à mon sujet, dans l’hôtel où j’étais descendue avec Fabricio. Celui-ci, furieux de ma fuite, et honteux de m’avoir vainement enlevée à la vengeance de sa sœur, avait juré ma perte s’il parvenait à me retrouver, et offrait une somme considérable à quiconque lui donnerait de mes nouvelles.

Je ne devais pas longtemps redouter sa fureur, puisque j’allais partir ; cependant j’attendis avec impatience l’heure du départ.

Elle arriva enfin ; quand je me vis en voiture, je me crus à l’abri des recherches de Fabricio, et rassurée sur ce que j’avais à redouter de ce forcené, je m’éloignai de Cadix avec autant de satisfaction que quand j’y étais entrée.

Mon maître était négociant à Malaga. Comme il retournait chez lui après une absence de quelques mois, nous prîmes la route de cette ville. Pendant la journée, je n’eus point à me plaindre de la conduite de mon compagnon de voyage à mon égard ; seule avec lui dans la même voiture, il ne s’était rien passé qui pût me donner la moindre crainte, et j’espérais qu’après cette épreuve, il n’y avait plus pour moi de danger à courir, quand le soir à Saint-Roch, où nous nous arrêtâmes, Majorno (c’était ainsi qu’il s’appelait), voulut absolument me faire coucher dans sa chambre. J’ignorais le motif qui le faisait agir ; il pouvait avoir peur et se croire plus tranquille, quand je serais près de lui ; voilà tout ce qui me vint d’abord à l’esprit ; mon déguisement d’ailleurs semblait me garantir des attaques que mon sexe connu aurait pu m’attirer, mais j’étais loin de m’imaginer que je ne lui étais chère que parce qu’il me croyait ce que je n’étais pas. Je ne me refusai donc point à ce que je savais bien qu’il était en droit d’exiger ; mais surtout pour ne lui donner aucun soupçon.

Nous étions à peine couchés, que Majorno se releva et vint à tâtons du côté de mon lit. Je ne pus me défendre d’un peu de frayeur, car je n’étais plus alors sous la sauvegarde de mon habillement ; je commençai à craindre qu’il ne m’eût devinée, et je m’apprêtai, dans le cas où je ne pourrais parvenir à cacher mon sexe, à résister du moins aux désirs d’un homme qui n’avait point encore pu mériter mes faveurs. Mais quelle fut ma surprise, quand j’entendis le discours dégoûtant qu’il me tint !

— Mon cher ami, me dit-il en s’approchant et faisant tous ses efforts pour introduire ses mains dans mon lit, dont je lui fermai longtemps l’accès, je me félicite bien sincèrement de l’heureux hasard qui vous a fait tomber dans mes mains : il semble que le ciel, sans cesse occupé de mon bonheur, ne cherche que les occasions de me procurer les plus douces jouissances. Jeune comme vous êtes, vous n’avez pas sans doute encore connu les femmes : le poison qu’elles distillent dans le cœur des jeunes gens n’a pu corrompre le vôtre ; je puis donc me promettre de goûter avec vous, et de vous faire partager les plaisirs les plus délicieux. En achevant ces mots, il me donne un baiser qu’il m’est impossible d’éviter, et se place à côté de moi dans le lit.

J’avais bien entendu parler quelquefois de ces femmes qui, pour assouvir leur brutale passion, intervertissent l’ordre de la nature, en se plaçant au-dessous même des animaux ; et dégoûtée d’avance des plaisirs qu’un même sexe peut se procurer, par la répugnance que je me sentais pour ces sales voluptés, je ne me doutais pas du tout des moyens que quelques hommes vils employent pour s’amuser entre eux ; occupée seulement de la manière dont je cacherais à celui-ci les formes qui pourraient me trahir, je me couchai sur le côté, la figure vers la ruelle, serrant les cuisses par devant et couvrant ma gorge avec mes deux mains.

Cette position, loin de déjouer ses projets, servit à les seconder, car je m’efforçais de cacher ce qu’il était loin de soupçonner, et qui d’ailleurs l’inquiétait fort peu, et je lui abandonnais précisément l’objet de ses désirs. Flatté de mon apparente résignation, il redouble ses caresses ; je n’ose m’y opposer, dans la crainte de dévoiler le mystère que je veux rendre impénétrable ; il profite de l’avantage que je lui donne, et dans l’instant je me sens percer dans un endroit où je ne me doutais pas que j’eusse encore un pucelage à perdre. La douleur que je ressentis me fit jeter un cri que je ne pus retenir : mon premier mouvement, pour me débarrasser de lui, fut de me retourner machinalement sur le dos : ce n’était pas là ce qu’il lui fallait ; il essaya de me faire changer de posture ; mais une de ses mains, glissant sur la surface de mon corps, alla se porter sur cet endroit où la nature a si distinctement établi la différence des sexes. Étonné de celui qu’il reconnaît en moi, il retire sa main avec autant de précipitation que s’il voulait la garantir d’un brasier ardent ; et cessant tout à coup de me prodiguer ses dégoûtantes caresses, il me dit avec surprise :

— Quoi ! vous êtes une femme ?

Indignée du propos insultant d’un homme qui, dans le lit avec une jeune femme, et je le dis sans vanité, avec une jolie femme, ose regretter de n’y avoir pas trouvé un homme aussi vil que lui, je veux me lever dans l’intention de m’habiller et de rester debout toute la nuit, pour n’être pas exposée aux nouveaux outrages de ce revenant de Sodome ; il s’y oppose et me retient auprès de lui.

— Malgré ma haine décidée pour tout ce qui est femme, me dit-il, vous m’avez inspiré je ne sais quel sentiment, dont je ne suis plus le maître, et je sens qu’en votre faveur je puis vaincre ma répugnance, si vous voulez vous prêter à me laisser satisfaire un goût dominant, que jamais femme, autre que vous, ne pourra se flatter d’avoir pu contenter.

Je me doutai bien que ce goût n’était autre chose que celui dont il m’avait fait sentir les atteintes ; aussi l’horreur qu’il m’avait inspirée, loin de me permettre de condescendre à ses volontés, lui aurait fait refuser des plaisirs naturels, quand bien même il aurait voulu mériter, en les demandant, le pardon de ses infâmes désirs.

— N’espérez jamais, lui répondis-je, que je puisse me prêter à ce que vous exigez de moi ; si le malheur et la force des circonstances m’ont réduite à la honte de vous servir, n’abusez pas de l’empire que je vous ai donné sur moi, vous me forceriez de recourir à des extrémités que le repentir pourrait suivre.

Cette menace produisit quelque effet sur lui ; il se décida à me laisser tranquille et à se retirer dans son lit.

Débarrassée de ce pesant fardeau, je ne m’amusai point à dormir, mais à faire encore de pénibles réflexions sur ce qui venait de m’arriver pour trouver les moyens de fuir, au plus vite, les dangers dont j’étais menacée.

Pendant que je me livrais à mes méditations, Majorno se mit à ronfler comme un bienheureux. Tristement étendue dans mon lit, n’ayant pas seulement une piastre à mon service, dévorée surtout du désir ardent de m’éloigner d’un homme que sa conduite me rendait méprisable, j’avais beau me tourmenter l’esprit, je ne pouvais me décider sur ce que j’avais à faire. Enfin, après m’être tournée et retournée cent fois, avant d’avoir pu fixer mes irrésolutions, une idée vint pourtant frapper mon imagination ; je m’y arrêtai. Elle présentait bien quelques inconvénients dans les moyens d’exécution, mais aussi, si je pouvais prendre sur moi de la faire réussir, je sortais de l’esclavage honteux dans lequel je me voyais forcée de ramper, sans apercevoir l’instant qui pourrait m’en affranchir ; cet espoir me détermina.

Je savais que Majorno avait une bourse bien garnie d’or ; le profond sommeil dans lequel il était enseveli favorisait mon attentat.

— Allons me dis-je, l’occasion est favorable, il faut en profiter.

Je me lève en tremblant ; et, me ressouvenant qu’il avait posé sa bourse sur une chaise, près de son lit, j’y vais sur la pointe des pieds, retenant mon haleine, de peur de l’éveiller : je m’en empare et retourne me coucher, en attendant que je puisse m’évader.

Le coup était hardi ; mais par mille raisons, je le crus nécessaire : voilà comme insensiblement on s’accoutume au crime, en trouvant toujours des prétextes quand on veut le commettre.

Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit, attendant le jour avec une impatience qu’il est aisé de sentir : il venait enfin de paraître. Sa clarté bienfaisante en rétablissant, en quelque sorte, le calme dans mon cœur, agité par le sentiment de ma faute, avait aussi dissipé une grande partie de mes frayeurs. Je m’habille à la hâte pour ne pas donner à Majorno le temps de s’éveiller ; cinq minutes me suffisent, et semblable à l’éclair qui disparaît quand on l’aperçoit, je laisse la maison bien loin derrière moi, avant qu’on puisse se douter de ma fuite.

En sortant de Saint-Roch, je crus reconnaître le chemin que j’avais parcouru la veille : je me félicitai de ce hasard, qui me remettait dans la route de Cadix, dont je ne m’étais éloignée qu’à regret, avant d’avoir acquis la certitude que Lelio n’existait plus ; car ce que Fabricio m’avait dit à ce sujet ne me paraissait pas suffisant pour éclaircir mes doutes. Il était possible d’ailleurs que la réponse insignifiante qu’il m’avait faite, lorsque je l’avais interrogé sur le fatal combat, dont l’issue était encore un problème pour moi, ne l’eût été que dans le dessein de me cacher la vérité, pour profiter de la terreur que mes soupçons, bien ou mal fondés, pourraient m’inspirer. Je me déterminai donc à suivre le grand chemin, au risque d’être arrêtée par Majorno, s’il découvrait celui que j’avais pris. J’espérais cependant l’éviter, en réfléchissant que j’avais quelques heures en avant.

J’avais déjà fait en courant près de deux lieues, lorsque j’aperçus de loin une voiture à laquelle il était arrivé un accident. Je hâtai le pas, et en m’en approchant, je demandai à deux dames qui avaient mis pied à terre et qui attendaient qu’elle fut raccommodée, la permission de monter derrière, parce que j’étais déjà bien fatiguée. Elles consentirent volontiers à m’accorder une place et pour qu’elle fût plus commode que celle dont je paraissais me contenter, elles voulurent que je la prisse sur le siège, à côté de leur domestique. Je n’eus que le temps de monter, la voiture se remit en marche.

Je n’étais pas, cependant, sans inquiétudes : de temps en temps je me retournais pour m’assurer que je n’étais pas poursuivie ; enfin, je parvins à me débarrasser de mes craintes, en me persuadant qu’il était impossible de me rejoindre, à moins qu’on ne sût précisément par où je fuyais ; ce qui n’était pas présumable, puisque j’étais sûre de n’avoir été vue de personne, et que je n’avais demandé mon chemin à qui que ce fût.

Nous arrivâmes de bonne heure à Cadix : je pris un logement dans la même hôtellerie que les dames qui avaient bien voulu m’y amener ; et après leur avoir fait mille remerciements de leur bonté, je montai à la chambre qu’on m’indiqua pour aviser aux moyens qu’il me faudrait employer pour avoir, de Lelio, des nouvelles que je brûlais et que je craignais d’apprendre.

De retour dans une ville où j’avais connu le bonheur, je ne pus me défendre de verser quelques larmes, en comparant le temps que j’y avais passé dans une maison où tout prévenait mes désirs, avec celui où je me retrouvais, seule, abandonnée de toute la terre. Mes espérances détruites par la mort de Borglia ; le fatal combat qui avait renversé mes projets, tout se réunissait contre moi, pour m’accabler de souvenirs douloureux. Livrée à moi-même, je sentis plus que jamais la nécessité de prendre, sans différer, les informations qui, seules, pouvaient faire cesser l’incertitude qui me tourmentait. Je profitai donc de la facilité que me procurait mon déguisement, et dès le lendemain matin, j’allai dans les environs de la maison de Lelio, bien sûre de ne pouvoir être remarquée dans un quartier où, en supposant que je fusse rencontrée par des personnes qui pourraient m’avoir vue quelquefois, il était hors de toute vraisemblance que je pusse être reconnue sous l’habit que je portais.

J’entrai dans un café, où je me fis servir du chocolat, dans l’intention d’interroger, en particulier, un des garçons, sur un événement qui avait dû faire assez de bruit, pour que personne ne l’ignorât. Je craignais cependant de faire des questions qui pourraient me compromettre, et j’hésitais, flottant entre le désir et la crainte, lorsqu’un particulier entre avec précipitation, vient se placer à une table près de la mienne, où deux jeunes gens déjeunaient, et leur dit à mi-voix, assez haut cependant pour que je puisse l’entendre :

— Soyez tranquilles, Fabricio et sa sœur sont hors de danger, je viens de les accompagner jusqu’au vaisseau sur lequel ils se sont embarqués.

Je remarquai que, lorsque ces jeunes gens eurent appris cette nouvelle, leurs physionomies qui, auparavant, m’avaient paru assez tristes, s’étaient déridées pour prendre l’empreinte de la joie ; je présumai qu’ils étaient les amis de ces monstres.

Cet avis avait produit sur moi l’effet contraire, car, en apprenant la fuite de Fabricio, dont la mort de mon amant devait être la cause, je passais subitement d’une incertitude pénible, à la connaissance d’un malheur certain ; et mon esprit était trop faible pour soutenir ce choc épouvantable, sans en paraître altérée : un torrent de larmes vint inonder mon visage ; j’eus toutes les peines du monde à cacher la cruelle révolution qui s’opérait en moi.

Comme on a toujours de la peine à se convaincre des choses qui deviennent un tourment quand on n’en peut plus douter, je voulais être instruite de tous les détails qui avaient accompagné et suivi cette catastrophe ; pour y parvenir j’attendis que l’heure du déjeuner fut passée, et qu’il ne restât plus personne dans le café ; alors je m’adressai à l’un des garçons, homme d’un certain âge, qui me parut un bon diable.

— Mon ami, lui dis-je, il y avait tout à l’heure, à côté de moi, des jeunes gens qui s’entretenaient d’une affaire d’honneur qui a eu lieu ces jours-ci entre un certain Fabricio et un négociant de ce quartier, auriez-vous connaissance de cette querelle ?

— Oui, monsieur, me répondit ce garçon, j’en sais toutes les particularités, que j’ai entendu raconter ici par M. Bernardo, ami intime du jeune homme qui a succombé dans cette affaire. Si vous êtes curieux de les apprendre, je vais vous en instruire.

Dès que je lui eus fait connaître l’intérêt que je prendrais à l’écouter, il commença ainsi : — Monsieur Lelio, me dit-il, tenait une maison de commerce dans notre voisinage, depuis la mort de son frère, auquel il avait succédé. Du vivant de celui-ci, Lelio avait pour maîtresse une demoiselle, nommée Léonida, qu’il avait promis d’épouser ; mais le frère aîné, après un assez long séjour en Angleterre, pour les affaires de son commerce, ramena de ce pays une jeune fille avec laquelle il vécut jusqu’à sa mort. Cette aventurière, qui se trouvait alors sans ressource, parvint, à ce qu’on dit, à force d’artifice, à se faire aimer du jeune frère, qui eut la sottise d’abandonner pour elle celle à laquelle il avait promis sa main. Le frère de Léonida, pour venger sa sœur, appela en duel Lelio, qu’il blessa mortellement.

— Ne dites-vous pas, mon ami, dis-je en l’interrompant trop vivement, pour entendre la fin de sa phrase, que Lelio n’a été que blessé par son adversaire ?

— Oui, sans doute, reprit mon impertinent conteur qui ne m’avait pas ménagée dans son récit, oui, il a été blessé, mais si grièvement que, le lendemain du rendez-vous, il est mort de ses blessures.

En entendant ces mots, j’éprouvai une faiblesse qui ne me permit plus de rester debout, je fus obligée de m’asseoir.

— Rien de mieux jusque-là, dit mon bavard, en continuant son cruel récit, mais ce que je ne pardonne pas à M. Fabricio et à sa sœur, c’est d’avoir fait enlever cette fille, et d’avoir poussé trop loin leur vengeance, en la faisant empoisonner. Aussi la justice vient-elle de se mêler de cette affaire, et je ne sais pas ce que tout cela va devenir.

Comme je m’aperçus que ce garçon prenait le parti de Fabricio et de sa sœur, et qu’il leur passait tout, excepté le poison, je ne voulus point l’instruire de la fuite de ces assassins, dont je venais d’être informée ; je me contentai de le remercier de sa complaisance, et je sortis après avoir payé la tasse de chocolat que j’avais prise, bien punie de ma curiosité, par les mortifications qu’il m’avait fallu essuyer de la part d’un homme qui m’avait encore, avec cela, donné de fort mauvaises nouvelles.

Certaine de mon malheur, et trop convaincue par ce que je venais d’entendre, que je ne jouissais pas d’une réputation assez brillante pour m’encourager à faire quelques démarches auprès des personnes qui étaient attachées à Lelio, je me décidai à fuir, sentant bien que je ne pourrais jamais vivre que malheureuse dans une ville où le plaisir m’avait apparu sous tant de formes différentes. En conséquence de cette résolution, je me rendis sur le port, déterminée à passer sur le premier vaisseau que je trouverais prêt à partir, quelque part qu’il allât ; au moment où j’y arrivai, un bâtiment marchand allait mettre à la voile pour Livourne ; je m’embarquai.

La traversée fut prompte, et des plus heureuses. Parmi les passagers qui se trouvaient à bord, un jeune Espagnol, nommé Ferdinand, auquel je n’avais pu cacher mon sexe, m’avait fait une cour assidue, et paraissait désirer que je répondisse à son empressement. J’étais libre, et malheureusement mon cœur, qui s’était habitué depuis longtemps à des jouissances devenues nécessaires, ne pouvait plus éprouver de vide : je ne le fis pas soupirer après un bonheur idéal, auquel il mettait un prix infini ; le jour même de notre arrivée à Livourne, je mis le comble à ses désirs.

Ferdinand avait vingt ans ; une querelle de famille l’avait obligé de s’éloigner de la maison paternelle ; et comptant sur les ressources que lui offraient ses talents dans la musique, il avait résolu de passer en Italie, où il serait plus à portée de les faire valoir en les perfectionnant. Il m’instruisit de tout cela en débarquant, et nous allâmes descendre dans le même hôtel où je consentis à passer pour sa femme, en reprenant les habits de mon sexe.

Nous vécûmes en bonne intelligence pendant environ deux mois que nous restâmes ensemble ; mais l’argent qu’il avait apporté d’Espagne, celui qui m’était resté de la bourse de Majorno, tout cela ayant disparu, il fallait prendre quelques moyens, pour éloigner de nous le besoin qui commençait à se faire sentir. Je lui avais déjà conseillé cent fois de se présenter au concert, où je le flattais qu’il serait admis ; mais il aurait fallu travailler pour s’y montrer avec succès, et Ferdinand était l’être le plus paresseux qu’on pût trouver : il n’en fit rien.

Inquiète sur le sort qui m’était réservé avec cet insouciant, j’appréhendais à chaque instant qu’on nous mît à la porte de l’hôtel où nous étions logés, faute de pouvoir y payer notre dépense. Cette idée me poursuivait sans cesse ; enfin, un soir je ne vis pas rentrer Ferdinand, comme de coutume ; mes inquiétudes redoublèrent ; je me rappelai qu’en sortant le matin, il m’avait paru un peu agité ; j’en conclus ou qu’il avait eu dispute avec quelqu’un, et que, m’en ayant fait un mystère, dans la crainte de m’alarmer, il avait péri au rendez-vous qu’on l’avait forcé d’accepter, ou que nous voyant sans ressources, il avait plus écouté son désespoir que son amour, et avait terminé une vie qu’il ne supportait, à ce qu’il me disait depuis quelque temps, qu’à cause de moi.

Ces différentes réflexions m’avaient empêchée de dormir. Le lendemain de bonne heure, on vint frapper à ma porte. C’étaient des officiers de police qui avaient ordre de faire chez moi une exacte perquisition dans nos effets, parce que Ferdinand avait été arrêté la veille, comme complice d’un vol considérable, fait chez un banquier de la ville. Par bonheur, il ne se trouva rien de suspect ; on me laissa chez moi, sous la condition que je me représenterais, si ma présence devenait nécessaire dans le cours du procès.

Cet assaut fut si terrible pour moi, qu’il me réduisit presque au désespoir ; cependant, par réflexion, je ne jugeai pas à propos d’attendre l’effet d’une procédure qui pouvait me devenir fatale, quoique je fusse bien persuadée de mon innocence. Le hasard seul m’avait attachée à Ferdinand, dont rien ne m’obligeait de suivre la destinée : je me décidai donc à fuir une ville où je ne me croyais plus en sûreté, et, profitant du moment où l’hôtesse, étourdie de la scène qui venait de se passer chez elle, était entrée avec plusieurs personnes dans la salle à manger pour les consulter, sans doute, sur ce qu’elle devait faire à mon égard, je descendis promptement, sans être vue de personne, et je sortis de la ville, avant qu’on puisse soupçonner que j’en formais le dessein.

Sans argent, sans connaissances dans un pays étranger, mille autres à ma place auraient été fort embarrassées, et ne se seraient pas si aisément décidées au parti violent que j’avais pris : mais je commençais à être un peu aguerrie ; j’avais d’ailleurs tant de frayeurs de me trouver compromise dans l’affaire de Ferdinand, que je n’avais pas balancé un seul instant à prendre la fuite, la regardant comme indispensable.

J’avais marché toute la journée sans avoir fait beaucoup de chemin, parce que j’évitais la grande route, pour donner le change dans le cas où on me poursuivrait ; et je commençais à me fatiguer, lorsque sur les cinq heures de l’après-midi, passant près d’un petit bois, je fis rencontre d’un capucin, frère quêteur de son métier. L’égrillard avait au plus vingt ans, brun, l’œil vif et frais comme une rose ; un léger duvet couronnait à peine son menton ; du plus loin qu’il me voit, il accourt, et, se débarrassant promptement de l’énorme besace qui contenait sa collecte de la journée :

— Dieu soit loué, s’écrie-t-il en se frottant les mains et de l’air le plus satisfait : que je bénis le ciel de m’être un peu attardé, puisque je fais une aussi belle rencontre ! Dites-moi, la belle voyageuse, ne craignez-vous pas qu’il vous arrive quelque malheur, sur une route déserte, à deux lieues du plus prochain village ?

— Mon frère, lui répondis-je avec un ton hypocrite, je vous avoue que je suis un peu embarrassée dans un pays où je me trouve pour la première fois ; mais je me fie à la Providence ; elle ne m’a point encore abandonnée dans les périls que j’ai hasardés pour dérober ma vie ou mon honneur aux méchants qui, quelquefois, en ont conjuré la perte ; car, quoique je ne sois pas encore bien avancée en âge, le ciel m’a déjà mise à de rudes épreuves ; j’espère cependant encore assez en sa bonté, pour ne pas trop m’inquiéter.

— Vous fuyez donc quelque suborneur qui cherche à vous ravir ce bien si précieux auquel vous paraissez tant attachée.

— Oui, vous l’avez deviné, je fuis un homme dont la passion pour moi était si violente, que je me voyais forcée de me rendre à ses désirs, ou d’éprouver de sa part les plus durs traitements.

Pendant que je parlais, mon capucin me regardait avec des yeux pleins de luxure, où je voyais briller les éclairs du désir.

— Asseyons-nous un peu, me dit-il, vous paraissez fatiguée ; j’ai là des vivres et du vin, permettez que je vous offre un goûter, indigne sans doute de vous être présenté, mais que l’appétit et le bon cœur assaisonneront.

Je ne me fais point prier, j’accepte avec reconnaissance le goûter champêtre de l’amoureux quêteur. Il tire de sa besace du pain, un bon poulet rôti et une bouteille de vin, et me voilà en devoir de restaurer mon estomac, que la fatigue avait un peu délabré. Il faisait chaud, nous n’avions point de verre ; à même la bouteille, on boit plus qu’on ne veut ; la seconde entamée, il fallut l’achever : ma foi, ma raison se noya, et mon esprit perdit l’équilibre si nécessaire dans le voisinage des précipices.

Aussitôt que mon gaillard, qui s’était ménagé, vit le moment favorable, il se mit en devoir d’en profiter, et plus hardi qu’un page, il me renverse, me fait un oreiller de sa besace, et d’une main luxurieuse, et vraiment monacale, il découvre l’autel, où, de par saint François et son merveilleux cordon, il fait vœu d’aimer toute la vie. Hors d’état de me défendre contre une attaque aussi imprévue, je me laisse gouverner par ce saint directeur, et plusieurs fois dans un instant, car ces moments-là sont bien courts, les portes du paradis s’ouvrent pour moi, et me laissent jouir des plaisirs réservés aux bienheureux qui l’habitent.

Mon bonheur venait de cesser, l’ivresse de mes sens avait disparu, mais ma raison faisait encore de vains efforts pour retrouver le calme que Bacchus avait si vivement troublé : mon capucin, qui s’en aperçoit, pour détourner les reproches que méritait sa conduite, et dont il sentait bien que je l’accablerais, si j’étais une fois rendue à moi-même, eut recours à une fiole de liqueur qu’il avait dans un coin de sa besace ; il la porta à ma bouche, que j’ouvris machinalement, et en y répandant cette eau spiritueuse, il aggrava les torts qu’il devait réparer.

Immobile alors, et privée de toutes mes facultés, je m’étendis sur l’herbe, où je m’endormis profondément.

Il était presque nuit : l’endroit où nous étions n’était point passager ; le bon frère crut pouvoir m’abandonner à l’œil vigilant de saint François, et comme son couvent n’était qu’à un demi-quart de lieue de là, il y vola pour déposer sa besace et instruire le père gardien, dont il était le pourvoyeur en tout genre, de la bonne aubaine qui lui était échue. Mes deux enfroqués ne perdirent pas un instant, ils accoururent et me trouvèrent encore dans les bras du sommeil. Le frère me réveilla tout doucement, me parla de son amour pour m’exhorter à le suivre ; mais j’étais si troublée, que je l’entendais à peine, sans m’apercevoir qu’il n’était pas seul. Ils m’emmenèrent, me conduisirent à leur couvent, où on me fit entrer par une porte du jardin, dont mes conducteurs avaient seuls la clef, et je fus introduite, avec mystère, dans l’appartement du révérend père gardien. Tous les religieux étaient déjà rentrés dans leurs cellules : Hilarion comme quêteur, et le gardien à cause de sa dignité, avaient seuls le droit d’enfreindre la règle commune, et Dieu sait si les coquins savaient tirer parti de leur liberté.

Quand les vapeurs qui avaient absorbé ma raison furent entièrement dissipées, je fus bien surprise de me trouver parmi des moines et des femmes, qui se disposaient à prendre leur part d’un repas somptueux qu’on venait de servir chez le révérend : il faut croire que le sommeil s’était emparé de moi depuis mon arrivée, et qu’on m’avait laissée profiter de ses douceurs, pour jouir plus sûrement de mon réveil ; ce qu’il y a de certain, c’est que des bras de Morphée, je passai dans ceux du plaisir, si l’on peut toutefois donner ce nom à la grosse gaîté qui présida l’orgie scandaleuse de ce banquet séraphique.

Il y aurait de la folie à vouloir essayer de retracer les obscénités dont je fus, cette nuit-là, actrice et témoin : il faut être moine pour en inventer et en raconter de pareilles, et ce n’est que dans un cloître que peuvent germer et s’étendre les vices les plus dégoûtants, nés de la paresse et de la fainéantise. Quoi qu’il en soit, jetée, par hasard, dans cette maison de débauche, il fallut bien me prêter, malgré moi, au libertinage de mes hospitaliers, et me livrer, sans réserve, à leur lubricité ; mais deux mois s’étaient à peine écoulés, que je sentis mes forces diminuer, ma santé s’altérer par les veilles continuelles et par les excès de tous genres que j’étais obligée de faire avec ces infatigables libertins. Je songeai sérieusement à me retirer de cette vie trop active, dans laquelle j’aurais infailliblement péri victime de mon dévouement à leurs caprices. La difficulté était de trouver le moyen de sortir de cette infernale maison, dans laquelle j’étais, de jour en jour, plus resserrée, parce que les coquins sentaient combien j’étais devenue nécessaire à leurs plaisirs.

Seule dans le couvent, je n’y étais encore qu’à l’insu des moines admis aux plaisirs du chef. Quand ceux-ci me voyaient, ce n’était que dans les jours de débauche générale, où j’avais l’air d’avoir été introduite avec les autres femmes qu’on y faisait trouver. Enfermée tout le jour dans une chambre, je ne descendais que la nuit au jardin, accompagnée du gardien ou d’Hilarion, qui avait voulu conserver ses droits, et je m’y voyais souvent obligée de renouveler, avec l’un ou l’autre, les exercices du jour.

L’extrême désir que j’avais de me débarrasser de leurs mains me faisait inventer mille expédients pour leur échapper ; mais presque toujours l’impossibilité de réussir m’obligeait, en rompant mes mesures, de rester malgré moi le plastron de leurs débauches. Enfin, une idée heureuse vint me tirer d’embarras, et rendit à mon esprit agité l’espoir qu’il commençait à perdre.

Le gardien était d’une taille moyenne ; je présumai que ses habits de moine iraient à la mienne, en gardant par-dessous ceux de mon sexe, et qu’à l’aide de ce travestissement, je pourrais hasarder de sortir de cette maison et voyager plus sûrement dans ce pays inconnu. L’imagination une fois montée, il faut que cette idée s’effectue ; je ne m’occupe plus que des moyens de la faire réussir.

Dès le lendemain, pendant que le révérend père était allé figurer à l’office avec les autres, j’affublai la sainte guenille et le fameux cordon de saint François, et munie de la clef du jardin, que j’avais escamotée la veille au gardien, rentrant ivre-mort, je m’esquive de ce repaire diabolique en bénissant le ciel de m’avoir encore retirée, sans malheur, du gouffre dans lequel j’avais eu la faiblesse de me laisser entraîner.

J’étais sortie du couvent avec tant de précipitation, que je ne m’étais seulement pas donné la peine de regarder de quel côté je tournais, et le hasard faisait errer mes pas depuis une heure, sans avoir rencontré personne, quand enfin j’aperçus de loin un homme à cheval qui courait à toute bride. Je m’ajustai du mieux que je pus pour ne pas paraître suspecte au cavalier lorsqu’il passerait près de moi, et je fis bien de prendre mes précautions, car il s’arrêta quand nous fûmes à dix pas l’un de l’autre.

— Mon père, me dit-il, j’allais à votre couvent pour prier l’un de vous de venir assister, dans ses derniers moments, la signora Biancha, ma maîtresse, qui est actuellement à son château dans le plus grand danger. Puisque Dieu permet que je vous rencontre, j’espère que vous serez assez charitable pour ne pas me laisser aller plus loin. Montez en croupe, mon révérend, et que Dieu vous bénisse.

Le cas était épineux ; j’avais quelques risques à courir ; car, d’un côté, si on venait à découvrir que je n’étais qu’un capucin postiche, on pouvait me faire un mauvais parti et me livrer à la justice ; et de l’autre, en refusant le cavalier, dont j’ignorais l’humeur, je m’exposais peut-être à de mauvais traitements de sa part.

— Eh bien ! soit, me dis-je à moi-même, soyons capucin ; démentons le proverbe, et qu’une bonne fois l’habit fasse le moine.

Je monte donc derrière le cavalier, et nous voilà trottant dans le chemin du château. Les secousses que me donnait la marche forcée du cheval, m’élevant à plus de trois pouces de sa croupe, me faisaient retomber lourdement sur une des poches du froc dans laquelle j’ignorais qu’il y eût quelque chose, et ma pauvre fesse se meurtrissait fort ; d’une main je me retiens au manteau de mon guide, et je porte l’autre à la poche, qui m’était devenue si incommode. Je sens que la cause de mon mal était une paire de pistolets, que la prévoyance du père gardien lui faisait porter sur lui dans ses courses nocturnes. Je soulève cette poche, la place à côté de moi, crainte de danger, et nous arrivons.

En montant à l’appartement de la signora, je pris le ton qui me convenait dans le saint ministère que j’allais remplir. On ouvre ; à peine suis-je entrée dans la chambre où gisait la malade, je me prosterne à genoux, puis levant les yeux et les mains au ciel, je feins, d’un air cafard, d’implorer la divinité pour la pauvre pécheresse que je vais essayer de réconcilier avec son créateur. En approchant du lit de la malade, j’ai soin de me couvrir le visage avec mon mouchoir, pour n’être pas vue de trop près. Cependant j’étais bien aise de savoir à qui j’avais affaire, et si l’on était d’âge et de figure à obtenir la rémission des jolis péchés qu’on pourrait avoir commis ; j’observai donc ma pénitente du coin de l’œil : vingt-deux ans tout au plus ; de grands yeux noirs et un visage couvert de la mort, dont les traits laissaient encore entrevoir leur régularité, m’intéressèrent en sa faveur, et je me sentis disposée à lui pardonner toutes ses faiblesses.

— Allons, ma fille, lui dis-je d’un ton mielleux, ouvrez-moi votre cœur, et surtout ne me déguisez rien, si vous voulez trouver grâce auprès de celui que vous avez offensé.

Ma belle pénitente se rassura, me fit l’aveu de quelques infidélités qu’elle avait faites à un mari vieux et jaloux, absent dans ce moment, et qu’on l’avait forcée de prendre, à cause de l’immense fortune dont il jouissait. Je riais, sous cape, en lui entendant raconter ses petites fredaines, et d’après ce que j’avais vu dans le couvent que je quittais, et la réputation dont jouissent en général les prêtres et les moines, je rougissais de honte pour les hommes qui ont la faiblesse de croire qu’un ministre catholique, souvent perdu de crimes, a le droit inaliénable de faire disparaître, par l’absolution, les taches qu’on a faites à sa propre réputation et à celle des autres, et les torts de toute espèce qu’on peut avoir envers son prochain.

Quand la belle pécheresse eut défilé son chapelet, je fis la singerie du sage pour l’absoudre ; et l’œil élevé, le cœur contrit, elle reçut, d’un air satisfait, la bénédiction que je lui donnai en signe de réconciliation.

Comme j’allais me lever et quitter mon confessionnal de rencontre, la signora me prit par le bras et me dit :

— Mon père, je sens bien que je dois succomber dans la maladie dont je suis attaquée, et que bientôt je vais être ravie à la lumière. Oserais-je vous prier de vous charger d’une somme que j’ai renfermée dans cette bourse (elle la tira de dessous son oreiller), et de l’employer à faire dire des messes et des prières pour le repos de mon âme.

— Très volontiers, ma fille, lui répondis-je en recevant la bourse, vos intentions religieuses seront remplies, et Dieu vous saura gré du bon emploi que vous faites de vos richesses.

Après cela je la quittai, en lui promettant de revenir le lendemain.

Je n’avais guère envie de tenir ma parole ; de trop fortes raisons m’invitaient à y manquer. En traversant l’appartement, je rencontrai, dans l’antichambre, le même domestique qui m’avait amenée ; il m’offrit de me reconduire, et malgré mes refus réitérés, il insista et me força d’accepter ; mais pendant qu’il était allé chercher le cheval, je sortis du château et me mis à courir de toutes mes forces, en observant bien de ne pas reprendre le chemin du couvent.

Il n’était pas possible de me dérober à la vue de ce domestique, j’étais en rase campagne ; je me flattais seulement que, quand il me verrait loin de lui, dans une route opposée à celle que je devais tenir, il ne s’obstinerait plus à vouloir me reconduire malgré moi ; mais je ne savais pas le motif qui le faisait agir ; j’ignorais que le fripon avait vu la signora Biancha me remettre la bourse en question, et qu’il avait dessein de partager avec le couvent, ou plutôt avec moi, car elle était flambée pour les révérends pères. Il m’aperçoit ; quelque temps de galop suffisent pour m’atteindre.

— Où diable courez-vous donc avec tant de précipitation ? me dit-il ; qui croirait, à votre légèreté, que vous êtes si chargé d’or ? De bonne foi, n’y a-t-il pas de la conscience à se faire payer si chèrement une heure de temps, et ne serait-ce pas trop présumer que de croire que vous serez assez raisonnable pour me donner une partie du riche présent qu’on vient de vous faire.

Je ne répondis rien, et je continuai ma route. Mon gaillard s’apercevant bien que je n’étais pas d’humeur à me dépouiller pour lui d’une somme qui m’était venue si à propos, me poursuit et m’atteint par le capuchon. Je m’arrête, de peur qu’en le rabattant le capucin disparaisse à ses yeux ; il descend de cheval, me prend au collet et veut absolument me forcer, puisque j’ai refusé de partager, de lui remettre la bourse en entier. Ma foi, dès que je vis qu’il fallait sérieusement en venir aux mains, si je voulais défendre mon or, trop faible pour résister, je sors un des pistolets que le hasard avait fait trouver dans ma poche, je l’arme, n’ayant que l’intention de lui faire peur ; mais en le lui présentant sur la gorge, il part ; et mon coquin tombe à mes pieds. Le cheval eut tant de frayeur du coup, qu’il traîna à plus de dix pas son cavalier, qui tenait la bride attachée à son bras. Cet accident, quoique fâcheux, ne me fit point perdre la tête ; je me débarrassai seulement du froc, qui pouvait me trahir, et comme j’avais gardé dessous mes habillements de fille, je n’eus qu’à mettre sur ma tête un grand bonnet que j’avais dans ma poche ; je détachai ensuite le cheval, et, grimpée lestement dessus, je disparus comme un éclair.

Je ne m’étais pas trouvée embarrassée dans cette circonstance, parce que j’avais autrefois appris à monter à cheval chez milord, qui aimait cet exercice, et qui me le faisait prendre avec lui tous les jours à la terre qu’il habitait l’été, et où nous avions passé quelques mois, quand je m’évadai.

Montée comme un saint Georges, et la bourse garnie, je parcourus une étendue immense de pays sans rencontrer personne, ni même aucune habitation ; cependant, je m’apercevais que mon cheval, dont j’avais précipité la marche, commençait à se fatiguer ; et moi-même je sentais que le déjeuner que j’avais pris avant de sortir du couvent était déjà bien loin ; il fallait néanmoins marcher jusqu’au village le plus prochain, et se traîner tant que le hasard m’en ferait rencontrer un, car la peur m’avait égarée dans la campagne ; enfin, après encore une heure au moins de traversée, j’aperçus de loin quelques maisons éparses, où je jugeai que je pourrais trouver un gîte pour la nuit.

J’aiguillonnai de nouveau mon coursier ; bientôt j’arrivai à la première maison d’un hameau. C’était une petite ferme que de bonnes gens faisaient valoir ; j’y fus reçue avec cordialité. Le maître de la maison, vieillard respectable, Français d’origine, que des circonstances critiques avaient depuis trente ans relégué en Toscane, fut si enchanté que le hasard eût conduit chez lui une compatriote, qu’il ne sut quelle fête me faire, et me témoigna, par mille attentions, combien il était flatté de me posséder. Pour moi, ravie d’avoir rencontré d’aussi braves gens, j’oubliai mes aventures de la journée, pour me reposer de mes fatigues dans le sein de l’amitié qui venait de m’ouvrir, si tendrement, ses bras consolateurs.

Le lendemain matin, dès la pointe du jour, je me disposai à partir, parce que j’appréhendais que les événements de la veille ne m’eussent fait poursuivre. Mon hôte, que cette résolution chagrina beaucoup, parce qu’il avait intention de me garder quelque temps chez lui, me voyant décidée à ne pas m’arrêter davantage, pour arriver le plus tôt possible à Rome, où je supposai que j’avais des affaires importantes à terminer, m’offrit de me conduire jusqu’à Pise, qui n’était qu’à deux lieues de son habitation. J’acceptai volontiers pour ne pas m’égarer, et, après m’avoir forcée de prendre pour voyager plus à mon aise, une selle de femme qui lui était inutile depuis qu’il avait perdu la sienne, nous prîmes le chemin de Pise, où nous arrivâmes en très peu de temps. Je le quittai alors, après lui avoir témoigné toute ma reconnaissance de ses attentions, qu’il poussa jusqu’à me donner l’itinéraire de la route que je devais suivre pour me rendre à Florence.

Je mis le plus de célérité possible à m’éloigner du théâtre où tant d’événements m’avaient mise en danger, et je courus toute la journée sans m’arrêter, si ce n’est pour prendre les rafraîchissements qui m’étaient nécessaires, et faire reposer mon coursier. Le soir, à la couchée, j’eus la curiosité de compter l’or que j’avais reçue pour préparer les voies du salut à ma belle pénitente, et je trouvai dans la bourse, si bien défendue, environ mille écus de notre argent.

Satisfaite d’avoir en ma possession une somme aussi considérable, qui me mettait au-dessus du besoin, et en état de voyager pendant quelque temps, sans être obligée d’intriguer pour frayer à mes dépenses, je me promis bien de rester maîtresse de mon cœur, au moins tant que mon argent durerait ; et sans renoncer au plaisir qui était depuis longtemps pour moi un mal nécessaire, j’étais toute glorieuse de pouvoir choisir un objet capable de m’inspirer des désirs, après avoir été toujours forcée de condescendre à ceux des autres.

Plus heureuse que je ne l’avais encore été, puisque je ne dépendais de personne ; l’esprit dégagé de mes craintes, et fermement décidée à bannir toute inquiétude, à ne m’occuper que des jouissances que pourraient me procurer mon voyage et le chapitre des événements, je suivis la route de Florence, où mon intention était de séjourner quelques jours pour y voir à loisir toutes les curiosités que renferme cette superbe ville, dont j’avais autrefois entendu parler par un ami de mon oncle qui y avait voyagé dans sa jeunesse.

Rendue à Florence après deux petites journées de marche, sans qu’il me soit rien arrivé de remarquable sur la route, j’allai loger chez Carlo, Anglais d’origine, qui me fut indiqué comme tenant la meilleure auberge de la ville.

Plusieurs passagers que j’y trouvai, ayant su, à la table commune, que je voyageais pour mon plaisir (car ce fut là ma réponse à leurs questions), m’offrirent de m’accompagner dans les différents endroits où la curiosité pourrait m’attirer ; je les refusai tous, sans exception, dans la crainte de prendre avec eux des engagements que, sans goût ni penchant, mais seulement par habitude, j’aurais peut-être eu la faiblesse de tenir ; la meilleure raison que je puisse donner de mes refus, c’est que j’avais jeté mes vues sur un sujet intéressant dont je voulais faire mon profit.

Le fils de la maison où j’étais logée était un enfant de quinze ans, grand pour son âge, et beau comme un ange. Dès que je le vis, je crus trouver dans ses traits une ressemblance parfaite avec ceux de mon malheureux Georges. Cette conformité me fit naître des idées voluptueuses que je brûlai de satisfaire ; c’était un bonheur pour moi de ressaisir l’image de l’amant adoré, qui m’avait été ravi d’une manière si cruelle ; et je me sentais disposée à tout sacrifier, à tout mettre en usage, pour rendre à mon imagination, séduite par cet aimable prestige, les jouissances enlevées au cœur le plus passionné.

Le lendemain de mon arrivée, je fis appeler cet enfant : quand il fut monté dans ma chambre, je l’embrassai tendrement et lui demandai s’il voulait me faire le plaisir de venir avec moi pour me conduire dans Florence, partout où il pourrait se trouver quelque chose d’intéressant à voir ; que je serais très reconnaissante de sa complaisance ; il me dit qu’il le voulait bien, si sa maman y consentait ; j’obtins cette permission, et nous partîmes.

Je ne suis pas naturellement curieuse ; mais je me ressouvenais d’avoir entendu dire qu’un duc de Saxe (je crois qu’il se nommait Albert) trouvait la ville de Florence si belle, qu’il avait coutume de dire qu’il ne fallait la laisser voir aux étrangers que les fêtes et les dimanches ; cette singularité me fit désirer de voir si cette capitale méritait tant de renommée : et en effet, quoique je ne fisse que la parcourir, j’en vis assez pour être convaincue qu’il n’y avait rien d’exagéré dans la description brillante qu’on m’en avait faite.

Toujours occupée de mon projet de plaisir, quand nous rentrâmes pour dîner, je fis monter avec moi mon jeune conducteur ; je bouillais d’impatience d’éteindre, dans cette nouvelle jouissance, l’ardeur brûlante dont je me sentais dévorée : mais ce n’était pas peu de chose d’amener Marcello, mon petit ami (car c’est ainsi que je l’appelais), au point de me faire goûter les indicibles délices que je me promettais avec lui ; trop jeune pour sentir près de moi l’aiguillon des désirs, trop timide pour essayer de les satisfaire, quand même la nature les aurait déjà éveillés dans son cœur, je vis bien qu’il me fallait faire toutes les avances, si je ne voulais pas rendre mes tentatives infructueuses. Emportée par la violence de ma passion, aucune considération ne put m’arrêter : ni les dangers auxquels je m’exposais en devenant l’instrument de corruption de l’innocence dont je n’étais que dépositaire, ni la honte qui allait rejaillir sur moi, en recourant à des moyens qui font rougir la pudeur, rien ne fut capable de me retenir ; je m’aveuglai sur les résultats de ma conduite pour franchir toutes les bornes de la décence. Ma gorge, que je débarrassai promptement du voile qui la lui dérobait ; une cuisse que je découvris, sous prétexte de remettre une jarretière incommode dont le nœud venait de s’échapper, tout cela fixa bien ses regards ; mais voyant qu’il restait spectateur immobile de quelques-uns de mes attraits sans en deviner d’autres, je l’attirai sur mes genoux, et par mille agaceries, mille inventions lubriques, j’essayai de monter les ressorts de cette machine que je voulais faire mouvoir à mon gré.

Quand je crus être parvenue au degré d’élévation nécessaire pour former les accords que je désirais, mes doigts se portèrent sur la corde principale ; je la trouvai suffisamment tendue. Pour ne pas lui donner le temps de se relâcher par un jeu inutile, je me levai brusquement en passant un bras autour du corps de mon aimable enfant, et tandis que, la bouche collée sur la sienne, d’une main je l’entraînais vers mon lit, de l’autre je dégageais cette corde enchanteresse des liens qui l’empêchaient de rendre les sons harmonieux que je voulais entendre. Quand les préparatifs de ce concert furent achevés, je me renversai sur le lit, et découvrant le pupitre où mon élève devait chanter sa première leçon de plaisir, je guidai sa voix d’abord tremblante, mais qui bientôt rassurée par mes encouragements, prit son essor et me fit éprouver des sensations si délicieuses, que toute ma raison se noya dans un torrent de voluptés.

Enivrée de plaisir, j’étais restée, sans aucun mouvement, étendue sur mon lit : Marcello, mollement penché sur moi, y ranimait pour ainsi dire sa jouissance, et puisait dans mes yeux et sur mes lèvres de nouvelles forces pour recommencer sa leçon ; je le serrais dans mes bras ; de nouveaux sons allaient se faire entendre : ô revers cruel ! pressée de jouir, et craignant de perdre la proie à laquelle je m’étais attachée, j’avais oublié de prendre les précautions nécessaires pour assurer nos plaisirs ; la porte de ma chambre était ouverte, la mère de Marcello entre, et furieuse de nous trouver dans une position qui ne lui laissait aucun doute sur nos occupations, elle s’élance avec impétuosité sur moi, m’accable d’injures, et tandis que par ses cris elle fait monter dans ma chambre une grande partie des locataires de la maison, auxquels le bruit fait craindre un événement de plus haute importance, elle me distribue des soufflets et des coups de poings que j’ai la honte de recevoir, pour la plupart, en présence de témoins ; aussi je conviens, de bien bonne foi, que je n’éprouvai jamais l’humiliation que j’endurai ce jour-là.

Pour le pauvre Marcello, tapi dans un coin de la chambre, la tête baissée et tournée du côté de la muraille, confus et n’osant regarder personne, il s’était rajusté de son mieux : sa mère le fixa d’un œil sévère et lui ordonna de descendre, en lui promettant la récompense due à son libertinage, dont j’étais seule la cause.

J’essayerais en vain de peindre la situation dans laquelle je me trouvai ; en proie à la colère d’une femme envers laquelle j’avais des torts réels que je ne cherchais point à excuser ; en butte aux plaisanteries d’une foule de curieux pour qui cette scène avait un caractère de gaieté insupportable pour moi ; je m’étais assise sur une chaise placée près de mon lit, et là, cachée par mes mains, sans oser montrer ma figure, où je sentais que la honte était peinte en traits de feu, j’attendais en silence le calme qui devait succéder à l’impétuosité de l’orage qui m’avait surprise en si beau chemin.

Enfin, la chère maman, fatiguée de quereller, d’injurier ; les spectateurs, ennuyés de la monotonie du spectacle (car on se lasse de tout), me laissèrent seule livrée aux réflexions qui devaient être la suite nécessaire de ce qui venait de se passer. Je ne m’amusai point à calculer si la masse de mes jouissances pouvait balancer celle des humiliations dont j’étais abreuvée ; je crus qu’il était prudent de quitter une maison dont j’allais être la fable, et de gagner un autre séjour, où, avec la certitude de n’être pas connue, je pourrais cacher ma honte et mes remords : je fis donc seller mon cheval, et après avoir fait payer ma dépense par le garçon d’écurie, auquel je remis ce qu’on me demanda, je pris le chemin de Rome, que je désirais voir, en me promettant bien d’être plus soigneuse à l’avenir, s’il m’arrivait encore de vouloir satisfaire quelques caprices de ce genre.

Il n’était que midi quand je montai à cheval ; je consultai mon itinéraire pour déterminer l’endroit où j’irais coucher ; je me décidai à pousser jusqu’à Sienne, qui n’est éloignée de Florence que de cinq postes et demie. Nous étions dans un de ces beaux jours d’été, où il n’y a presque pas de nuit ; je ne forçai point ma monture, et j’arrivai encore d’assez bonne heure après avoir parcouru un pays charmant, où l’œil est sans cesse récréé par la variété des sites et la fertilité des vallons couverts de vignes et d’oliviers. Je descendis chez Moncène, où je fus parfaitement bien traitée pendant les deux jours que je séjournai dans cette ville, l’une des plus célèbres de la Toscane, mais qui n’offre rien de merveilleux, si ce n’est la cathédrale et la place du palais de la seigneurie.

Le troisième jour je repris ma route, dans l’intention de m’arrêter le soir à Ponte Centino, bourgade distante d’environ quinze lieues de Sienne ; je ne fus pas, à beaucoup près, aussi contente de mon voyage que les jours précédents ; car, quoique la route soit très belle, on n’y trouve que des montagnes peu fertiles, et il faut toujours monter et descendre, ce qui est très fatigant ; enfin il n’y avait plus que patience : il ne me restait qu’environ trois lieues à faire pour arriver au gîte. Je venais de traverser un petit endroit, appelé Redicofani. À trois quarts de lieue de là, j’aperçus de loin un cabriolet arrêté et un homme qui essayait de faire relever le cheval qui s’était abattu. Je redoublai le pas, et lorsque j’abordai ce voyageur, je le trouvai dans le plus grand embarras ; son malheureux cheval, excédé de fatigue, venait d’expirer sur la route.

— Pour Dieu ! ma belle dame, me dit-il, daignez me rendre un important service. Vous voyez l’accident qui m’arrive ; je suis trop éloigné de l’endroit d’où je sors, pour y aller chercher du secours, et je ne puis abandonner ma voiture sur un grand chemin, sans m’exposer à être pillé. J’ose attendre de votre complaisance que vous voudrez bien me permettre d’atteler votre cheval à mon cabriolet, si votre intention est de vous rendre à Ponte Centino, par où je dois passer, et là, je prendrai la poste jusqu’à Rome, où j’ai dessein d’aller.

— Je suis trop heureuse, lui répondis-je en mettant pied à terre, de pouvoir vous être utile ; disposez de mon cheval ; je ne vous assure pas qu’il fera votre affaire, car je ne l’ai encore employé qu’à la selle, et j’ignore s’il est dressé à traîner une voiture.

— Essayons-en toujours, puisque vous le voulez bien ; avec de la prudence, j’espère qu’il nous mènera à bon port.

Et en un instant mon cheval fut attelé. On attacha la selle sur la malle qui était derrière, et nous montâmes en voiture. Il fit d’abord beaucoup de difficultés, et on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’était point habitué à tirer ; cependant, après quelques écarts, il se mit en train, et nous nous crûmes sauvés. Mais à peine avions-nous fait cent pas, que le maudit cheval, impatienté du bruit de la voiture, auquel il n’était point accoutumé, s’emporte, quitte la route et nous mène à travers champs, d’écueils en écueils, sans qu’il soit possible de parvenir à l’arrêter. Déjà plusieurs fossés avaient été traversés sans que le choc de la voiture eût pu ralentir sa course ; un autre, beaucoup plus grand, se rencontre sous ses pas, il le franchit de même, et quand nous fûmes en haut de la berge, nous nous trouvâmes sur le point d’être précipités dans un trou d’une profondeur immense, parce que le chemin qui se trouvait entre ce précipice et le fossé que nous venions de quitter, était à peine suffisant pour le passage de la voiture.

Dès que mon compagnon de voyage s’aperçoit du danger que nous courons, il s’élance hors du cabriolet et se tient un instant sur le brancard pour saisir le premier endroit favorable où il pourra se jeter à terre ; par malheur son pied glisse, et malgré ses efforts pour se retenir, il tombe à la renverse dans le précipice qu’il voulait éviter. Cette chute épouvanta tellement le cheval, qu’elle lui fit faire, en sens contraire, un mouvement précipité qui m’écarta du péril ; mais les deux pieds de devant lui manquèrent à la fois, il s’abattit dans le fossé où il était redescendu ; ce qui me donna le temps de sauter en bas du cabriolet qui, heureusement, ne fut point endommagé. Mon premier soin fut de sauter à la bride du cheval. Il se releva, tremblant de tous ses membres, et je le contins pendant quelque temps pour le rassurer.

Quand je vis qu’il était assez tranquille pour l’abandonner un instant, je remontai sur la berge avec l’intention de voler, s’il était temps encore, au secours de mon malheureux inconnu ; mais ce fut inutilement que je le cherchai des yeux, il avait été vraisemblablement englouti dans une mare d’eau qui terminait ce précipice épouvantable. Ce fut alors que je vis avec effroi tous les dangers qui m’avaient menacée, et je fus un moment sans pouvoir me soutenir. Je pleurai amèrement sur le sort de cet infortuné, ne pouvant concevoir comment j’avais été préservée d’un si cruel destin, moi dont la vie était un scandale perpétuel. Sans chercher à affermir, par cet événement, les fausses idées que j’avais alors, et m’abandonnant plus que jamais, au hasard seul qui m’avait déjà plusieurs fois si bien servie, j’essayai de me tirer du mauvais pas où je me trouvais, et de profiter, s’il était possible, de cette circonstance fâcheuse pour éviter à l’avenir, pour mon compte, un pareil malheur.

Je revins à mon cheval, qui n’avait pas bougé depuis que je l’avais quitté : je me gardai bien de remonter en voiture ; je le pris par la bride pour le ramener sur la route que je n’avais pas perdue de vue. Il ne fit pas la moindre difficulté, me suivit tranquillement, et j’usai de ce moyen pour le conduire jusqu’à Ponte Centino. Il était nuit quand j’y arrivai. Chemin faisant, j’avais réfléchi sur ce que je devais faire dans la position où je me trouvais, et tout bien calculé, je me décidai à ne point m’arrêter dans cet endroit, trop voisin du lieu de la scène qui venait de se passer, quoiqu’il n’y eût point de témoins de l’événement ; mais le cheval, mort sur la route, pouvait être reconnu par des voyageurs qui l’auraient vu attelé au cabriolet dont je me servais, et ce seul indice aurait pu me trahir ; j’allai donc à la poste, où je demandai des chevaux ; je vendis le mien, et je partis, après avoir ranimé mes forces par un bon souper que je me fis servir.

Je n’étais plus qu’à vingt-deux lieues de Rome ; j’aurais bien désiré pouvoir franchir cet espace avec la rapidité de l’oiseau, pour me dérober plus promptement aux recherches que j’avais la sottise de craindre ; mais, par réflexion, je sentis bien que j’étais dans l’erreur, et que l’inconnu paraissait venir de trop loin, pour que j’eusse quelque chose à redouter dans un pays où il n’avait, comme moi, personne qu’il intéressât. Je remontai donc tranquillement en voiture, je payai largement les guides, pour être bien servie, et j’arrivai dans cette fameuse capitale du monde chrétien. Le postillon qui m’amena della Storta me conduisit place d’Espagne, chez Benedetto, où je descendis d’abord avec l’intention d’y rester pendant le temps que je comptais employer à voir les monuments et les antiquités que renferme cette ville magnifique, et de là me remettre en route, pour courir encore de nouveaux hasards.

Mon premier soin, en arrivant, fut de faire décharger la malle et vider le coffre et la cave du cabriolet qui regorgeaient de paquets de toute espèce ; je fis monter tout cela dans ma chambre, et je passai le reste de la journée à en faire l’examen. Je fus obligée de faire ouvrir la malle, car son maître en avait sans doute la clef sur lui lors de son accident. Elle contenait, en monnaie d’or de différents pays, plus de deux cent mille francs, sans compter quelques bijoux précieux, du linge et des papiers que je brûlai sans vouloir en lire aucun.

Devenue riche, par le plus grand hasard du monde, et surtout dans un pays où j’aurais été misérable sans ce bienfait de la fortune, je montai ma garde-robe des effets les plus nécessaires, en remettant à me donner le surplus au temps où, ayant choisi une ville dans toutes celles que j’avais vues pour y fixer mon domicile, je pourrais à loisir jouir des biens que je possédais.

Dès ce moment, je fis vœu de renoncer, pour la vie, au libertinage qui avait souillé mes plus belles années ; je me promis bien de racheter mes fautes passées, non pas par la pénitence, car je n’aurais jamais été tentée d’employer ce remède, mais par quelques bonnes actions, s’il était en mon pouvoir de les faire, et de me rapprocher ainsi, par degrés, du temple de la vertu que j’avais tant de fois profané.

Pour y parvenir, je me fis un plan de conduite dont je ne devais pas m’écarter ; et dès l’instant même, j’osai prendre pour habitude au bien, le désir que j’avais de le faire.

Quelques censeurs rigides observeront peut-être que ce changement subit n’est pas naturel, au milieu des excès auxquels ma jeunesse était abandonnée : je répondrai que, quand on n’a pas tout à fait le cœur corrompu, que ce n’est que par circonstance, et en quelque sorte malgré soi, qu’on a donné dans le libertinage, il ne faut qu’une occasion pour en sortir, et qu’il en coûte toujours moins pour revenir de ses égarements, qu’on n’a éprouvé de peine à s’y livrer, parce qu’on a le sentiment intime qu’on peut encore, par un retour sincère, mériter l’estime des gens honnêtes, que l’approche du vice avait effarouchés.

Il y avait déjà près d’un mois que j’étais à Rome. J’allais entrer dans l’église Saint-Pierre, suivie d’un domestique qui me conduisait partout, lorsqu’un jeune homme qui en sortait s’arrête devant moi tout interdit. Je le fixe : nous restons pendant quelques instants immobiles et muets de plaisir. Enfin, je romps le silence, et d’une voix tremblante, entrecoupée :

— Est-ce toi, lui demandai-je, mon cher Georges ?…

— Est-ce toi, me dit-il en même temps, ma chère Amélie ?

— Oui.

— Oui, répondons-nous ensemble… Mais par quel événement heureux nous rencontrons-nous dans un pays aussi éloigné du nôtre, après nous avoir crus séparés pour jamais ?

Et sans penser que nous étions sur une place publique, nous nous tenions étroitement serrés dans les bras l’un de l’autre.

— Quoi ! lui dis-je en le regardant avec une joie excessive, que l’étonnement seul pouvait contenir, et sans oser me persuader que ce fût lui, quoi ! c’est donc toi !… tu vis !… tu es rendu à mon amour… toi ! que j’ai laissé pour mort au moment où nous venions d’échapper à la barbarie de nos persécuteurs ?

— Oui… c’est bien moi… je suis ce malheureux Georges que la rigueur de son sort a si longtemps privé de celle qui devait faire son bonheur ; mais Georges, le plus heureux des hommes, puisqu’il vient de la retrouver. Et depuis quand es-tu dans cette ville ?

— Depuis un mois, ou plutôt depuis un siècle, puisque nous y étions sans nous voir.

— Qui t’y as conduite ?

— Le hasard.

— Dis plutôt mon bonheur.

— Mais je suis logée place d’Espagne, lui dis-je, viens me conduire, nous jouirons au moins du plaisir d’être quelques heures ensemble, après une aussi longue séparation.

Il me donna le bras ; nous revînmes à mon hôtel, où je fis servir un bon dîner pour célébrer notre réunion.

Au dessert, je priai Georges, qui ne revenait pas de son ravissement, de m’apprendre par quel miracle il avait survécu au coup fatal dont je l’avais vu frapper, et de me donner des détails sur ce qui lui était arrivé depuis que nous nous étions quittés. Il se prêta de bonne grâce à ma demande, et me satisfit de la manière suivante.