Amélie, ou Les Écarts de ma jeunesse/07

Gay et Doucé (p. 263-291).

HISTOIRE

DE GEORGES BLAINVILLE


J e ne fus que légèrement blessé à l’épaule du coup de pistolet qu’on me tira du corridor, sur le toit d’où j’allais m’élancer par terre ; je tombai sans connaissance au pied du mur du château. Ce fut apparemment dans ce moment-là que la frayeur, qui s’empara de tes esprits, te fit croire à ma mort, et t’obligea de fuir avant que je fusse assez remis de mon étourdissement pour te désabuser. Un peu de patience et moins de crainte nous auraient épargné bien des chagrins ; mais je les pardonne de bon cœur à l’amour qui les a causés, puisqu’il devait un jour nous réunir.

Quand j’eus repris mes sens, je regardai autour de moi, aussi loin qu’il m’était possible de le faire dans l’obscurité ; juge de ma douleur, quand je ne te revis point, ainsi que ta compagne d’infortune : je vous appelai longtemps en vain l’une et l’autre ; je vous cherchai quelque temps ; mais craignant à la fin la poursuite des scélérats qui avaient voulu me faire périr, je pris au hasard un chemin dans la forêt, et après avoir marché toute la nuit, je me trouvai le lendemain à Beaugency, où il passait un détachement de cavalerie qui allait à Tours rejoindre son corps. J’étais alors, comme tu peux t’en souvenir, sans argent, et je me voyais très embarrassé de ce que je deviendrais. Je ne me sentais pas assez de courage pour aller braver la colère de ton oncle, qui m’aurait inquiété à cause de toi ; je craignais aussi que mon père, qui n’était pas instruit de la manière violente dont nous avions été enlevés de ton pays, ne crût que je t’avais obligée de fuir avec moi, et ne voulût me punir trop sévèrement, si toutefois j’en étais quitte pour cela ; je me décidai à l’instant ; je m’adressai au commandant de la troupe qui m’engagea. À peine étions-nous arrivés à notre destination, que le régiment reçut ordre de partir pour Brest, où on nous fit remplacer un corps d’infanterie qui venait de s’embarquer.

La paie de simple cavalier me parut, dans les commencements, bien faible pour un jeune homme accoutumé à l’opulence ; elle suffisait à peine au nécessaire ; je cherchai donc à l’augmenter par le travail. Je parvins à me placer dans les bureaux de l’état-major du régiment, et comme je connaissais passablement les comptes étrangers et les calculs qu’ils exigent, je trouvai encore de l’occupation chez un négociant pour la tenue de ses livres de commerce. Avec cette ressource, je fus bientôt en état de pourvoir à tous mes besoins, de me procurer même tous les amusements dont on jouit dans les grandes villes, sans m’écarter des devoirs qui m’étaient imposés.

Il n’y avait encore que deux mois que j’étais à Brest. Le négociant chez lequel je travaillais, m’avait insensiblement pris en affection. Pour me donner une preuve convaincante de son amitié, il me remit un matin mon congé en bonne forme, qu’il avait sollicité et payé, sans m’avoir prévenu des démarches qu’il avait faites pour l’obtenir, et me fit accepter un logement chez lui.

Tant de délicatesse et d’attachement de la part d’un homme que je connaissais depuis si peu de temps, et qui d’ailleurs me payait largement des services que je lui rendais, m’avaient inspiré un sentiment plus vif que celui de la reconnaissance ; j’éprouvais, près de lui, les douces émotions que procure la présence d’un père tendrement aimé, et je me plaisais quelquefois à voiler le passé, pour tromper, en le voyant, mes regrets sur la perte de celui que je ne m’attendais plus à revoir.

Ce brave homme était veuf depuis dix ans ; les chagrins qu’il avait eus pendant une union de douze années, avec une femme d’un caractère difficile, l’avaient empêché de former d’autres liens, de peur de retrouver, dans une seconde épouse, l’ombre seulement de celle qu’il ne pouvait se rappeler sans indignation. De plusieurs enfants qu’il avait eus de ce mariage, il ne lui restait qu’une fille, nommée Cécile, qui avait alors dix-huit ans : cette jeune personne était d’une rare beauté et douée des plus excellentes qualités ; mais elle se faisait surtout remarquer par sa tendresse pour son père, dont elle était la consolation depuis plusieurs années.

Il avait souvent parlé des malheurs qu’entraîne après soi une union mal assortie et désirait ardemment éviter à sa fille, qu’il aimait au-delà de l’imagination, un destin semblable à celui dont il avait ressenti les rigueurs. Il s’était expliqué ouvertement à ce sujet, et avait dit que lorsqu’il établirait sa chère Cécile, il s’embarrasserait peu de trouver un gendre fortuné, parce qu’il pouvait l’enrichir ; mais qu’il rechercherait, avec le plus grand soin, un homme dont les mœurs douces et la probité pourraient contribuer à faire le bonheur de sa fille.

J’étais loin alors de soupçonner que ce respectable père eût jeté des vues sur moi, lorsque, quelques mois après, il profita d’un après-dîner que sa fille employait auprès d’une tante qui, depuis longtemps était malade, pour m’informer de ses projets. Il me fit entrer dans son cabinet, et me prenant les deux mains qu’il serra affectueusement :

— Mon ami, me dit-il, depuis longtemps je désire vous entretenir sur un objet qui intéresse ma tranquillité ; qui peut me faire oublier les épines de ma vie, et procurer à ma vieillesse d’agréables jouissances. Le malheur instruit les hommes et rend plus pénétrants ceux qui ont passé par de dures épreuves, parce que, étant toujours défiants, ils mettent plus d’attention à examiner ceux en qui ils veulent établir leur confiance. Je vous ai donc jugé sans partialité, et je vous crois, à tous égards, digne de mon estime…

Je ne savais comment lui exprimer le plaisir dont il me pénétrait, et j’allais me jeter à ses genoux pour le remercier de sa bienveillance, il me retient et continue :

— De quel œil voyez-vous ma Cécile ? Croyez-vous qu’elle puisse un jour faire le bonheur de celui que le ciel associera à son sort ?

— Ô ! monsieur, si la beauté, jointe aux vertus, suffisent pour donner la félicité, quel mortel sera jamais plus heureux que l’époux fortuné qui l’aura rendue sensible ?

— Eh bien, mon ami, cet époux est déjà choisi dans mon cœur, et si j’en crois les doux pressentiments que cet avertisseur m’inspire, le bonheur de ma fille justifiera mon choix.

En me parlant, ce respectable père tenait ses yeux attachés sur les miens, pour y voir les pensées qui se formaient dans mon cœur, comme dans un miroir où elles devaient se réfléchir. Je gardais le silence, étonné, ravi de ce que je venais d’entendre ; cependant, quoiqu’il fût évident que c’était moi qu’il désignât pour l’époux de sa fille, je ne pouvais me persuader qu’il eût réellement l’intention de me la donner, à moi, dont il ne connaissait ni le véritable nom, ni la famille. Je savais aussi me rendre justice, je ne croyais pas avoir mérité un si grand bienfait, et je craignais de me tromper en interprétant, en ma faveur, une déclaration qui n’avait peut-être pour but que de me consulter sur le choix d’un autre époux que moi ; car j’avais remarqué que plusieurs jeunes gens, fils de riches négociants, qui étaient reçus à la maison, désiraient cette alliance, et il était possible qu’ils se fussent expliqués.

D’un autre côté cependant, je me rappelais la conduite de Cécile à mon égard ; quelques riens, qui sont beaucoup quand on se flatte, venaient changer mon illusion en espérance, et je ne regardais plus cette union comme impossible. Son père, qui s’était contenu d’abord pour m’éprouver, jouissait de mon embarras et y lisait mes sentiments. Enfin, plein de joie et d’impatience de s’expliquer sans contrainte, il me tend les bras.

— Viens, me dit-il, en voyant que je me précipitais dans les siens ; viens, mon ami, nos cœurs s’entendent, puisque tu m’as deviné : viens, tu seras bon époux, et si tu trouves ton bonheur dans celui que j’espère, rien ne manquera à ma félicité.

Je n’eus pas la force de répondre à cette marque touchante de son amitié. Une douce émotion de plaisir se fit sentir dans tout mon corps : quelques larmes d’attendrissement, ce doux langage du cœur, plus expressives que l’éloquence, vinrent seules attester ma sensibilité.

Il avait sans doute sondé les dispositions de sa fille à mon égard avant de me parler de ses projets, et il lui avait aussi fait part de l’explication que nous avions eue ensemble, car, quelques jours après, je remarquai, avec grand plaisir, que Cécile qui, auparavant, était avec moi d’une réserve excessive, devenait insensiblement plus confiante et plus attentive. Je redoublai donc de soins, de prévenances, et bientôt l’aveu de sa tendresse, qu’elle pouvait faire éclater sans crainte, vint ajouter une douceur de plus à celles sans nombre que son père ne cessait de répandre sur les jours brillants qui se levaient pour nous.

Au milieu des plaisirs qui cherchaient à m’environner ; placé devant ceux qui devaient leur succéder, dans un lieu fortuné qui ne se relâcherait jamais que pour me laisser cueillir les fleurs de l’hymen, je n’étais pas heureux. De cruels souvenirs minaient insensiblement l’édifice d’un bonheur qui n’était qu’idéal, rongeaient la chaîne qui m’attachait à cette aimable famille, et détruisaient, par degrés, toutes mes espérances. Je retrouvais bien un père tendre et généreux dans celui de Cécile, mais je ne pouvais oublier que j’en avais un que la nature réclamait, et les droits de la nature étant plus sacrés que ceux de l’amour, je ne voyais pas de possibilité à former un engagement qui pourrait contrarier les vues de celui qui devait y consentir, dans le cas où, n’ayant pas perdu l’espoir de me retrouver un jour, il aurait des projets que la tendresse filiale ne permet pas de traverser. Je m’attendais bien aussi que le père de Cécile, qui m’avait quelquefois parlé du mien, avec le désir ardent de le connaître, parce qu’il devait, selon lui, et d’après l’éloge que j’avais souvent osé en faire, devenir son ami, me demanderait au moins un consentement que je n’étais pas sûr d’obtenir.

D’un autre côté, ma chère Amélie, j’avais à me reprocher d’avoir séduit ton cœur ; d’être la cause de tes chagrins. J’ignorais, à la vérité, si tu étais réellement malheureuse, ou si tu avais regagné l’amitié de ton oncle ; si tu étais retombée dans les mains criminelles des premiers auteurs de notre infortune, ou si tu avais pu leur échapper ; mais quelque destin que tu dusses subir, je me sentais incapable de t’oublier : tant il est vrai de dire que les premières semences de l’amour jettent en nous de si profondes racines, qu’on ne peut jamais venir à bout de les extirper entièrement.

Plus le temps s’approchait où je devais être uni à l’aimable Cécile, plus je sentais redoubler mes inquiétudes et mon amour pour toi. Je n’étais cependant pas indifférent aux charmes et aux vertus de cette aimable fille ; je la voyais avec plaisir, et tu dois me croire d’autant plus facilement, que je ne cherche pas à te déguiser la vérité ; je n’avais pas pour elle ce penchant irrésistible qui m’entraînait vers toi, et cette différence, trop sensible, me faisait rougir intérieurement de ne pas mériter les bienfaits dont j’étais accablé. Une tristesse profonde s’était emparé de mon cœur ; une sombre mélancolie avait étendu devant moi son voile lugubre et obscurci la clarté du jour que je voyais encore briller dans le lointain. On s’aperçut bientôt de l’état pénible où je me trouvais ; on m’en demanda les raisons. Cécile fut la première à m’en parler ; mais j’eus bientôt dissipé les nuages qui s’étaient élevés dans son esprit ; elle m’aimait sincèrement, il ne me fut pas difficile de la persuader.

Il n’était pas aussi aisé d’échapper à la pénétration de son père, il n’avait que trop remarqué le chagrin qui me consumait. Sa vive amitié s’en était alarmée ; il était franc et sincère, il ne put me cacher longtemps la peine qu’il en ressentait.

— Mon ami, me dit-il un jour où je paraissais plus triste qu’à l’ordinaire, je sais que vous m’aimez ; mais vous avez des chagrins que vous me cachez ; je crois avoir le droit de me plaindre du secret que vous m’en faites. Ouvrez-moi votre cœur, et s’il est au pouvoir d’un ami tendre de le soulager de son oppression, sur qui pouvez-vous compter, si ce n’est sur le père de Cécile ?

— Ah ! monsieur, lui dis-je en lui jetant les bras autour du cou, je ne sens que trop que je ne dois rien avoir de caché pour le meilleur des hommes. Je serais un ingrat si je ne vous faisais pas lire dans le fond de mon cœur, après les bontés dont vous m’avez comblé ; mais promettez-moi de me pardonner les fautes que je vais vous révéler, comme je désire qu’elles me soient remises par celui qui a le plus à s’en plaindre.

Il rassura ma timidité par quelques discours flatteurs qui m’encouragèrent : je l’instruisis de toutes les circonstances qui ont précédé et suivi notre fuite de la maison de ton oncle. La seule chose que je lui déguisai fut la demeure de mon père.

Ces détails l’intéressèrent infiniment, et ne lui laissèrent, à mon sujet, aucune impression défavorable ; il me remercia, au contraire, de cette marque indubitable de confiance.

— L’aveu que vous venez de me faire, me dit-il, mon cher ami, n’a rien diminué de l’estime que j’ai pour vous. On n’est pas criminel, on n’a pas un mauvais cœur, pour avoir fait quelques étourderies de jeunesse. Une faute légère qu’on a sentie, et que le repentir a suivi de près, a toujours préservé celui qui l’a commise d’en faire de plus graves. Je ne change rien aux projets qui vous concernent, j’exige seulement de votre amitié que vous cherchiez à vous réconcilier avec votre père.

Il fut arrêté que je lui écrirais pour obtenir de sa tendresse paternelle le pardon qui m’était nécessaire avant d’épouser Cécile. Je demandai seulement quelques jours, pour avoir le temps de rassembler mes idées, dans une affaire aussi délicate que celle que j’avais à traiter.

Cette conversation avait un peu rétabli la tranquillité dans mon âme ; je me sentis soulagé d’un poids énorme par cette confidence qui ne m’avait rendu que plus cher à celui qui l’avait reçue ; je redoutais cependant le moment où mon père apprendrait par moi-même le lieu de ma résidence. Connaissant son caractère violent, il me semblait déjà le voir se mettre en fureur, prendre la poste, venir m’arracher des bras de mes amis, et me punir, par je ne sais quel châtiment, des maux que je lui ai fait endurer par ma démarche inconsidérée. Je ne pouvais pourtant pas me dispenser d’obéir aux ordres que le père de Cécile m’en donnait : mon cœur aussi se joignait à lui pour m’y engager ; mais ce qui m’aurait déterminé, c’était l’espérance dont je me flattais, que mon père s’apaiserait en faveur de mes amis, auxquels il sentirait qu’il a de véritables obligations, et qui, de leur côté, ne manqueraient pas d’intercéder pour moi.

Dès qu’on crut apercevoir que je ne m’abandonnais plus si constamment à mes rêveries, on voulut achever ma guérison. On me procura toutes sortes de dissipations. J’hésitais toujours à écrire cette lettre que mes frayeurs me faisaient trouver si difficile à tracer, quand une rencontre bien singulière m’ôta l’envie et la possibilité de le faire.

On venait de donner une réjouissance publique à l’occasion d’un événement heureux qui avait rendu la paix à deux nations rivales ; elle avait duré plusieurs jours et se terminait par une illumination générale, à la suite de laquelle la ville donnait un bal de nuit. On saisit cette occasion, on me demanda si je voulais y accompagner Cécile et son père, qui se proposaient d’y aller ; je le promis, et vers minuit je me rendis avec eux au lieu de l’assemblée. Elle était brillante : Cécile en fut enchantée, et je vis avec satisfaction qu’une démarche, qu’elle avait faite pour me procurer un moment d’agrément, lui donnait aussi de véritables plaisirs.

Nous parcourions depuis une heure au moins les différentes salles où la variété des costumes et des décorations, qui font l’ornement d’un bal masqué, attire l’œil avide de voir ces curiosités toujours nouvelles, parce qu’elles sont rares ; Cécile, un peu fatiguée, voulut prendre quelques rafraîchissements ; je la conduisis à un buffet qui se trouvait dans l’un des angles de la salle où nous étions alors. Son père, qui avait rencontré un de ses amis, nous avait quittés pour un moment et devait nous y rejoindre.

Nous nous débarrassions, tout en y allant, des masques qui nous avaient beaucoup échauffés, lorsqu’en approchant de ce buffet, où je n’avais de loin remarqué que deux femmes qui venaient de reprendre leurs masques, l’une d’elles, en me voyant, recule avec un mouvement qui marquait l’épouvante, tombe assise sur une banquette qui venait finir à l’entrée du buffet, et laisse aller ses deux bras comme une personne qui vient d’éprouver un saisissement violent à l’apparition subite d’un spectre ou d’un homme dont elle croit avoir à se plaindre.

Aussitôt que je m’aperçois de son état, je m’empresse de lui offrir les secours qu’il est en mon pouvoir de lui donner : je veux délier le masque qui peut intercepter la respiration ; elle sent à peine ma main, qu’elle la repousse, se lève avec précipitation sans me parler, me fait avec la tête un signe de remercîment, prend le bras d’un négresse qui l’accompagnait, et rentre dans le salon, où je la crois perdue dans la foule.

Je ne pouvais deviner le sujet d’une frayeur que je paraissais avoir occasionnée ; et je voulais pourtant cacher le trouble dont je ne pouvais me défendre ; mais je faisais de vains efforts : Cécile aussi m’embarrassait par des questions épineuses, à travers lesquelles je voyais percer son inquiétude, et j’essayais de la rassurer, en voulant lui persuader que je n’étais pas l’objet qui avait causé l’état de faiblesse où elle avait vu cette dame : qu’il pouvait se faire que la chaleur seule eût déterminé cet évanouissement ; mais elle n’était pas convaincue par mes raisonnements : la jalousie ingénieuse à se tourmenter elle-même, grossit toujours les objets et fait quelquefois voir du mystère où le plus souvent il n’y a rien du tout.

Nous nous entretenions cependant avec assez de chaleur sur ce sujet, qui ne m’aurait plus occupé sans les soupçons de Cécile, lorsqu’en traversant un passage peu éclairé qui conduisait à une autre salle, la même personne qui avait fait la scène du buffet, et qui m’avait sans doute épié pour saisir l’occasion de me jeter quelques mots au hasard, m’arrête dans le passage au moment où Cécile me précédait pour percer la foule qui entrait et sortait, et me dit à l’oreille, d’une voix basse qui ne put être entendue de personne, et que le masque qui la déguisait m’empêcha de reconnaître :

— Georges ! vous souvient-il des environs d’Orléans et du château… ?

Cette question, à laquelle j’étais loin de m’attendre, jeta la consternation dans mon âme ; je rejoignis Cécile, qui, en se retournant pour s’assurer que je la suivais, avait vu s’éloigner de moi le masque qui lui donnait de si vives alarmes. Elle me parut singulièrement agitée, comme j’en pus juger par le tremblement de son bras qui était appuyé sur le mien, car nous avions repris nos masques. Elle ne me fit plus de questions, mais le froid de ses réponses, quand par hasard je lui adressais la parole, malgré le trouble où j’étais moi-même, ne me fit que trop connaître la situation de son cœur.

Le mien était alors dans une perplexité désespérante : il ne pouvait suffire aux violentes sensations qu’il éprouvait ; l’incertitude cruelle où j’étais plongé est un tourment qu’on ne peut que sentir. Qui m’avait fait l’étrange demande qui m’inquiétait si fort ? Qui pouvait être instruit d’un événement qui avait eu si peu de témoins ? Quelle était enfin la personne qui me rappelait le fatal secret ? telles étaient les questions que je me faisais, sans trouver assez de présence d’esprit pour en résoudre une seule.

Nous retrouvons enfin le père de Cécile, qui était assis avec son ami tout près d’une fenêtre qu’on avait ouverte pour renouveler l’air. On fit place à Cécile : et je me tins un instant debout devant elle. Je bouillais d’impatience de trouver un prétexte pour quitter décemment la compagnie et me mettre à la poursuite de mon inconnue : il ne s’en présentait aucun. Cependant, au bout d’un quart d’heure, un jeune homme de ma connaissance, que j’avais déjà rencontré dans le bal, passe en saluant la compagnie ; je le prends par le bras, le pousse en avant : il m’entraîne en riant, et nous voilà partis. Nous n’avions pas fait trente pas, que le masque qui m’occupait plus que tout le reste, et qui de son côté ne m’avait pas perdu de vue, reparaît, passe et repasse deux ou trois fois à côté de nous. Je l’examinais de la tête aux pieds, avec une attention particulière, pour tâcher de découvrir dans sa taille ou dans sa démarche ce qu’était cette femme qui paraissait instruite de particularités qui me touchaient de si près : je crus un moment deviner que c’était toi ; mais en mesurant des yeux la taille de cette femme, je la jugeai plus grande, mon espoir m’abandonna. Cependant, comme je ne t’avais pas vue depuis plus de vingt mois, il était possible que tu eusses pris de la force ; cette réflexion ranima mes espérances. Plein de cette idée dont les charmes enflammèrent mon imagination, je quittai l’ami qui m’accompagnait, et je courus sur les pas de celle qui m’entraînait malgré moi.

— Oh ! qui que vous soyez, cruelle inconnue, lui dis-je en l’abordant, ne désespérez pas un cœur longtemps noyé dans ses larmes, au moment où il vient de se rouvrir à l’espérance : parlez, de grâce ; êtes-vous l’adorable Amélie, cette amante infortunée, sans laquelle la vie m’est insupportable ?

— Vous l’aimez donc toujours ? répond le masque, et l’absence n’a pas diminué cette ardeur que je vous ai connue ?

— Non, non, je l’aime plus que jamais : c’est l’idole chérie que je veux adorer jusqu’au dernier soupir.

Plus je l’interrogeais, plus mon illusion puisait de forces dans ses réponses étudiées pour l’entretenir. Tout me disait alors que c’était toi ; les questions même qu’elle me faisait sur ma tendresse, ne me semblaient dictées que par l’amour inquiet qui voulait se convaincre qu’il n’avait rien perdu de ses droits.

Tout en nous entretenant de ce qui m’intéressait à tant de titres, l’inconnue m’avait insensiblement fait gagner l’escalier, et je le descendais avec elle, sans presque m’en apercevoir, quand me trouvant à la porte, l’air piquant de la nuit vint m’avertir que je laissais en haut l’intéressante Cécile dans une inquiétude mortelle sur mon absence, qui violait à son égard toutes les lois de la tendresse et de la reconnaissance. Je fis un pas pour remonter…

Ah ! mon aimable amie, pardonne-moi ce premier mouvement de l’honneur, qui exigeait davantage ; j’en fis deux pour prendre la main de la fausse Amélie, qui me la tendait, en m’invitant à l’accompagner jusque chez elle. Mon erreur, qui se prolongeait encore, me fit entendre ta voix touchante ; je lui obéis et je fus ingrat envers mes bienfaiteurs, pour courir après une ombre qui devait bientôt m’échapper.

L’inconnue était logée dans un hôtel situé sur le port, à une très grande distance du bal où je l’avais rencontrée. Nous n’avions point de voiture pour nous y conduire, de sorte que le chemin fut très long : le jour commençait à paraître quand nous arrivâmes. Le temps employé à faire le chemin, l’avait été aussi en partie à entendre mille questions sur ce que j’avais fait depuis l’aventure de la forêt d’Orléans, sur la belle dame à laquelle je donnais la main dans le bal ; et tout cela avec un intérêt si vif, qu’il n’y avait pas de doute que je fusse aimé de la personne qui m’interrogeait avec une sollicitude si tendre : c’était donc toi, mon aimable Amélie ; tu m’allais être rendue ; tous les avantages d’une autre union disparaissaient devant toi : j’allais retrouver dans mes premières amours le bonheur que j’avais vu fuir ; que je craignais de ne plus ressaisir.

Monté à l’appartement de l’inconnue, je la pressai de quitter ce masque qui dérobait sans doute à mes regards les traits de celle dont l’image était gravée dans mon âme ; elle fut encore longtemps à m’accorder cette faveur précieuse. Enfin, elle voulut bien se rendre à mes désirs ; je m’attendais à te voir : mes yeux prévenus pénétraient déjà l’insupportable carton qui nous séparait en quelque sorte l’un de l’autre lorsqu’il tomba ; et quoique le temps qu’elle employa à délier les cordons fût très court, l’attente du plaisir que je me promettais me fit éprouver une impatience telle que je n’en ai jamais ressenti de plus vive dans ma vie. Mais, ô ciel ! quel fut mon malheur, quand je me vis trompé dans mes flatteuses espérances ! Quel fut mon étonnement quand je reconnus… Adélaïde ! cette même Adélaïde qui était sortie avec toi du fatal château, lorsque ma blessure m’avait empêché de fuir avec vous. Un mouvement de dépit me fit reculer quelques pas en arrière ; mais bientôt, me rappelant que nous lui devions la liberté, je me précipitai dans ses bras en l’assurant du plaisir que j’avais à la revoir.

Ce retour de ma part répara un peu le froid momentané de l’accueil involontaire que je lui avais fait d’abord ; aussitôt que ma surprise m’a permis de parler, je lui demandai de tes nouvelles. Elle prit alors un ton douloureux pour m’annoncer que je ne devais plus m’attendre à te revoir. Je voulus être informé des détails du nouvel accident qui portait le dernier coup à mon amour constant et malheureux ; elle se recueillit un peu pour préparer un mensonge, et pendant que je pleurais ta perte, elle poursuivit ainsi :

« Lorsque Amélie et moi nous fûmes persuadées que vous aviez reçu un coup mortel, nous nous hâtâmes de nous éloigner, car nous pouvions craindre d’être reprises par vos assassins, Nous nous enfonçâmes dans le bois ; mais la peur avait tellement troublé nos esprits, qu’au lieu de nous éloigner directement du château, après avoir couru, traversé différents sentiers, dont l’obscurité nous empêchait de découvrir les issues, nous revînmes insensiblement nous jeter dans les mains des scélérats qui faisaient d’exactes recherches pour nous découvrir. Amélie, qui marchait devant moi à une distance assez grande, fut arrêtée et ses cris m’avertirent du danger que je courais moi-même, si je ne m’échappais promptement. Incapable de lui donner le moindre secours, je rebroussai chemin avec une si grande légèreté, que je n’entendis bientôt plus ni les coups que lui portaient ces monstres, ni les cris de la malheureuse victime qu’ils ont sans doute immolée à leur fureur et à leur vengeance. Pour moi, je ne m’arrêtai qu’à la pointe du jour : je me trouvai à peu de distance d’Orléans, où je fis rencontre d’un négociant qui avait particulièrement connu mon père et qui me rendit service, en considération de leur ancienne amitié. Il m’amena à Paris avec lui ; au bout de six semaines, il me fit épouser un de ses amis, avec lequel je passai à l’Île-de-France où mon mari, déjà vieux, voulait faire un dernier voyage pour vendre ses possessions et revenir en France ; mais les fatigues d’une traversée longue et pénible altérèrent si fort sa santé, qu’il tomba malade quelques jours après notre arrivée, et mourut sans me donner le temps de le connaître assez pour savoir apprécier la perte que je faisais.

« Il m’avait fait heureusement, par contrat de mariage, une donation en toute propriété de ses biens : nous avions emporté avec nous les titres qui m’étaient nécessaires pour faire valoir mes droits : je les exerçai sur-le-champ, et après avoir reçu en payement des traites sur les meilleures maisons de quelques ports de France, je m’embarquai pour repasser ici. J’y arrivais, quand on commença les apprêts de la fête qu’on vient de donner, et dans laquelle le hasard m’a procuré le plaisir de vous rencontrer. »

Je l’avais écoutée en silence, bien moins occupé de son bonheur que des maux que tu avais dû éprouver. Pour me distraire d’un sujet aussi triste que celui qui m’accablait, elle reprit ainsi :

« Vous êtes libre, Georges, par la mort d’Amélie, dont il ne faut plus douter ; les serments que vous lui aviez faits sont péris avec elle ; vous pouvez donc contracter de nouveaux engagements. Je suis jeune et assez riche pour nous deux ; acceptez ma main ; je vous aime assez pour vous faire oublier la perte que vous avez faite. »

Cette déclaration précipitée était loin de produire l’effet qu’Adélaïde s’en promettait. En supposant que je me décidasse à former un nouvel engagement comme elle m’y excitait, j’en avais de trop sacrés avec Cécile et son père, pour les rompre en faveur d’une femme que je n’avais vue qu’un instant ; pour laquelle aussi je n’avais point de sacrifice à faire. Je la remerciai de ses bonnes dispositions pour moi ; je lui fis entendre qu’il m’était impossible de profiter de ses offres.

Elle voulut connaître mes raisons : je les lui donnai sans hésiter ; je ne fis pas même difficulté de lui dire que j’avais instruit le père de Cécile de tout ce qui te concernait, et que j’étais dans l’intention de lui faire part des dernières nouvelles qu’elle me donnait. Elle parut approuver mes résolutions ; me demanda le nom et la demeure du négociant chez lequel je demeurais. Je satisfis à cette question, qui me paraissait sans conséquence, et je sortis en lui promettant de la revoir avant son départ.

Quand je fus dehors, le souvenir de ma conduite inconséquente envers Cécile et son père, vint se retracer dans toute sa force à mon imagination. Que pouvais-je leur dire pour excuser cette faute ? de quel œil voyaient-ils la légèreté impardonnable qu’ils devaient me reprocher ? Tel était le fond des questions que je me faisais en retournant au logis. Lorsque j’y arrivai, il était encore de bonne heure ; tout le monde était couché ; je regagnai ma chambre pour tâcher de trouver, dans un sommeil de quelques heures, l’assurance dont j’avais besoin pour me représenter devant le père de Cécile qui me ferait, à coup sûr, des reproches mérités.

J’étais déjà remis à mes occupations ordinaires quand il parut : en entrant dans le magasin où j’étais, il vint à moi d’un air sévère et me demanda quelle était cette femme qui m’avait entraîné avec elle et dont j’avais préféré la société à celle de sa fille ; je voulus lui cacher la vérité : je cherchai un mensonge qui ne put la remplacer, et il me quitta, persuadé que j’avais été en mauvaise compagnie, puisque je refusais de la lui faire connaître. Cécile, de son côté, ne me donna pas l’occasion de me justifier ; elle évita de se trouver seule avec moi pendant toute la journée. Je n’en fus pas très fâché, parce que cette circonstance me donnait le temps de me préparer sur ce que j’avais à lui dire pour ma défense. Je me persuadais que le premier feu une fois passé, je regagnerais sans peine l’amitié de deux personnes qui ne pouvaient pas encore me l’avoir retirée entièrement.

Plein de cette confiance, je me promettais même, pour ma tranquillité, d’avouer aussitôt que je pourrais mon aventure de la nuit, lorsque le soir je reçus, par la négresse d’Adélaïde, un message de celle-ci par lequel elle me priait à déjeuner pour le lendemain. Je ne répondis point par écrit ; je fis seulement à cette femme un signe qu’elle crut entendre et elle s’en alla.

On ne me parla de rien ; je fus muet aussi sur ce nouveau sujet d’alarmes pour Cécile ; je n’allai point au déjeûner. Adélaïde, qui avait ses vues sur moi, piquée d’une négligence qui lui faisait voir assez clairement le peu de cas que je faisais de sa fortune et de sa main, résolut de s’en venger ; et profitant de l’indiscrétion que j’avais commise, en lui disant que mon protecteur connaissait mon aventure avec toi, elle vint le trouver, prit ton nom et parvint par un air naïf, soutenu de ses larmes, à lui persuader qu’elle était la malheureuse Amélie que j’avais eu la lâcheté d’abandonner dans un bois, après l’avoir séduite.

Cette horreur, qui n’était que trop vraisemblable, puisque je ne pouvais pas prouver la fausseté de cette supposition, me rendit odieux à mes bienfaiteurs ; ils me retirèrent leurs promesses ; et je me vis réduit, par cette noire perfidie, à la honte de paraître criminel aux yeux d’une famille vertueuse, qu’il m’était impossible de désabuser. Je ne voulus pas attendre qu’on me signifiât mon congé, je partis le lendemain, avant le jour, sans dire adieu à personne ; et je ne laissai à l’indigne Adélaïde que le regret d’avoir fait, sans profit, une action abominable.

Mon projet étant de m’éloigner assez pour qu’on n’entendit jamais parler de moi, je dirigeai ma marche vers l’Italie. J’arrivai à Chambéry, en économisant beaucoup l’argent que j’avais épargné chez le père de Cécile ; mais je me voyais très embarrassé pour continuer ma route, quand un jeune seigneur napolitain qui allait passer quelque temps à Rome après avoir parcouru l’Allemagne et la France, s’arrêta dans l’hôtellerie où j’étais logé. J’eus occasion de lui parler plusieurs fois ; il me prit en amitié et m’offrit de me conduire dans cette ville, où j’arrivai avec lui, environ deux ans après notre séparation. Comme il avait des lettres de recommandation, il me présenta chez différentes personnes qui me reçurent parfaitement bien, et dans lesquelles j’ai trouvé, par la suite, de sincères amis. J’ai d’abord travaillé comme commis chez plusieurs négociants de cette ville ; et depuis dix-huit mois, je suis associé dans une maison de banque des plus accréditées.


Tel fut le récit de Georges.


Je ne pus m’empêcher de le plaindre des chagrins que la perfide Adélaïde lui avait causés ; mais en y réfléchissant avec plus d’attention, nous trouvâmes des raisons pour nous féliciter de sa conduite, car nous lui devions encore le bonheur d’être réunis, puisque sans l’horrible moyen qu’elle avait employé pour rompre le mariage de mon amant avec l’intéressante Cécile, nous étions à jamais perdus l’un pour l’autre.

Georges, à son tour, voulut que je l’instruisisse de ce que j’étais devenue, depuis le temps que nous ne nous étions vus, et surtout du hasard singulier qui m’avait conduite précisément au lieu de sa résidence. Je le priai de me permettre de ne lui faire qu’un récit succinct de mes aventures, et d’en remettre les détails à un autre temps. Je lui en racontai cependant assez pour lui laisser voir que ma conduite n’avait pas été des plus régulières ; et je l’engageai à me pardonner des fautes dans lesquelles je ne serais sûrement pas tombée, si j’eusse pu prévoir que j’aurais un jour à en rougir en sa présence. Je ne sais s’il avait aussi quelques reproches à se faire, et si, par cette raison, il était plus porté à l’indulgence, mais il me dit, en m’embrassant :

— Allons, tirons le rideau sur le passé, puisqu’il n’a pas été en notre pouvoir de l’éviter ; jouissons du présent, et tâchons de nous préparer, pour l’avenir, le repos et la tranquillité nécessaires après une vie orageuse.

Parfaitement rassurée sur son amour, que je craignais d’avoir affaibli par la peinture de mes actions, quoique je les eusse un peu dégagées du mauvais vernis qui les couvrait, je me sentais bien disposée à accorder à sa tendresse le prix tant désiré d’une constance à toute épreuve ; il me pressait aussi très vivement de me rendre à ses ardents désirs ; mais j’avais fait un serment que je ne voulais pas violer ; je résistai aux tentations de toute espèce qu’il me fallut éprouver ; je poussai même la rigueur jusqu’à lui dire qu’il ne devait rien attendre de mon amour que l’hymen (s’il me croyait encore digne d’aspirer à ce bonheur) n’eût resserré plus étroitement les liens qui nous unissaient dès l’enfance. Cette privation était un sacrifice que j’offrais à la vertu pour expier mes dérèglements.

Georges, fâché de ma résistance, mais forcé d’admirer l’effort pénible que je faisais pour suivre ma résolution, me quitta pour retourner chez lui, où il n’avait pas paru de toute la journée. Il m’avait promis de revenir souper avec moi, il me tint parole. Ce fut dans ce moment que nous fîmes nos petits arrangements, et dès le lendemain on commença de les exécuter. Il me loua un appartement dans son quartier, et tous les jours j’avais le plaisir de l’y recevoir. Enfin, au bout de quelque temps, il parla de moi à son associé, qui voulut absolument me voir : je me liai très étroitement avec sa femme, et trois mois après mon arrivée à Rome, je devins l’épouse de mon amant.

Les fonds que j’apportai dans le commerce donnèrent à notre maison une nouvelle activité, ce qui nous mit dans le cas de faire en très peu de temps une fortune brillante. Aussi, après avoir passé dix années dans cette société à travailler utilement, nous réalisâmes notre portion pour revenir en France jouir paisiblement du fruit de nos travaux.

Arrivés à Orléans on nous apprit que le père de Georges y était mort depuis huit ans ; que Joseph avait péri sur mer en allant aux Grandes Indes ; de sorte que la succession du père de mon mari était tombée entre les mains d’avides collatéraux, qui en avaient déjà dissipé une grande partie. Il en recueillit cependant quelques débris chez les plus honnêtes d’entre eux, et en tira environ cent mille francs.

À l’égard de mon oncle, il était mort presque aussitôt mon départ, après avoir fait un testament par lequel il avait légué son bien à un ami intime qu’il avait dans le village.

N’ayant donc, ni l’un ni l’autre, personne qui nous attachât dans ce pays, il nous était indifférent d’aller demeurer ailleurs : ce qui fut cause que Georges fit l’acquisition de la terre où nous vivons, en Touraine. Mon mari y fait valoir ses domaines, et moi je m’occupe de l’intérieur, et je veille surtout à l’éducation d’une fille unique que j’idolâtre, et qui fait tout mon bonheur.

Si, après avoir lu cette histoire, une jeune fille pouvait encore avoir le malheur de désirer de m’imiter, par l’espoir de jouir un jour du bien-être que le hasard seul m’a procuré, qu’elle tremble à cette seule pensée, et qu’elle se persuade bien, avant d’entrer dans cette carrière affreuse que, pour une seule femme qui a pu la fournir tout entière, il en est mille qui ont subi le sort épouvantable qui les y attendait.

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME.