Amélie, ou Les Écarts de ma jeunesse/05

Gay et Doucé (p. 123-145).

HISTOIRE

D’ANTOINETTE WOLNER


S i l’on voit souvent des enfants causer de grands chagrins aux auteurs de leurs jours, on voit bien souvent aussi, mes bonnes amies, des parents dont les préjugés et les passions font le malheur de leurs enfants.

Sophie, dans son histoire, vient de nous peindre une victime des préjugés et de l’orgueil ; vous allez, dans la mienne, en reconnaître une de l’ambition.

Je dois le jour à Frédéric Wolner, riche commerçant de Bruxelles, qui avait épousé une villageoise, sans fortune, dont il eut deux filles, Adrienne Wolner et moi. Quoique mon père n’eût pas reçu, dans sa jeunesse, une brillante éducation, il sentit la nécessité de nous en donner une, proportionnée à ses moyens : rien ne fut épargné pour nous procurer les talents qui développent les grâces du corps, et les connaissances qui ornent le cœur. Son amour paternel et sa bonté lui auraient fait faire tous les sacrifices imaginables, s’il eût été persuadé que nous dussions en acquérir quelques lumières de plus.

Il s’en fallait de beaucoup que ma mère pensât de même. Comme elle était née de parents pauvres ; qu’elle ne devait son élévation qu’à sa beauté seulement, sans posséder une seule de ces qualités qui plaisent à tout le monde et nous font chérir de ceux qui nous environnent, elle avait acquis dans ce nouvel état, au lieu des vertus domestiques qui caractérisent la bonne femme de ménage, deux défauts essentiels, peu faits, au premier coup d’œil, pour aller ensemble, mais qui paraissent avoir de grands rapports entre eux, si on les examine de plus près : je veux dire la bigoterie et l’avarice. Ainsi donc, elle trouvait toujours folles, ou pour le moins inutiles, les dépenses qu’on faisait pour notre instruction. Pourvu qu’elle amassât du bien, sans trop s’inquiéter des moyens ; qu’elle reçût chez elle des prêtres et des moines, et qu’elle nous fît hanter, plus que de raison, le confessionnal et l’église, tout le reste lui était fort indifférent.

Ces habitudes pouvaient être sans conséquences, tant que nous serions enfants, parce que le caractère doux et liant de mon père en tempérait les désagréments, et nous les faisait supporter avec moins de dégoût : mais une fois arrivées à cet âge où on commence à fixer l’attention ; où le cœur qui vient, pour ainsi dire, de s’épanouir, cherche à distinguer l’objet qui peut lui convenir, dans cette foule d’adorateurs de tous genres qui fréquentent les maisons où il y a de riches héritières à marier, nous osâmes faire des représentations à ma mère, pour l’engager à ne pas nous exposer aux railleries du public, par les ridicules qu’elle nous donnait sans s’en douter.

Ces observations, quoique faites avec ménagement, lui déplurent. Au lieu de nous regarder comme ses enfants, elle nous traita en esclaves ; son caractère, qui n’avait pas eu de prétextes pour se montrer dans tout son jour, tant que nous avions été entièrement soumises à ses volontés, se développa tout entier, dès qu’il éprouva de la résistance. Comme je montrai le plus d’opiniâtreté, ce fut sur moi que tomba tout le poids de sa haine. Je devins dès lors insupportable : on me mit au couvent, pour se débarrasser de moi, et on colora cette résolution d’un mensonge plausible, en assurant à ceux qui en paraissaient étonnés, qu’on n’avait fait que me complaire et céder aux instances que ma vocation pour cet état m’avait fait faire.

À peine avais-je disparu de la société, que ma sœur, tirant un nouvel éclat d’une fortune anticipée, qui devait bientôt résulter de la profession en religion qu’on me croyait décidée à faire, se vit entourée de prétendants au bonheur de posséder sa main. Elle fit un choix selon son cœur ; mais ma mère, qui aurait voulu voir une couronne sur la tête de sa fille, ne l’approuva pas et la fit consentir à épouser un certain marquis bien impertinent, bien fat, sans autre ressource qu’un nom peut-être usurpé, et qui croyait beaucoup honorer ma famille, en voulant bien s’unir à une fille assez riche pour le tirer de la misère.

Pendant que ce mariage se préparait, on me tyrannisait dans mon couvent pour me forcer à prendre le voile qui devait assurer le bonheur de ma sœur et satisfaire le fol orgueil de ma mère. Bien déterminée à ne jamais engager ma liberté dans un état pour lequel je me sentais une répugnance invincible, je feignais de n’en être pas trop éloignée, pour ne point irriter ceux qui, sans cette apparente résignation, auraient pu resserrer encore mes liens. On me croyait donc prête à faire ce qu’on avait mis tant de chaleur à vouloir obtenir.

Les conditions du contrat furent bientôt arrêtées et signées. Mes parents firent tous les sacrifices qu’on exigea d’eux : ma mère surtout, qui se repaissait d’avance du doux plaisir d’appeler sa fille madame la marquise, ne croyait pas en faire assez pour jouir en réalité de ce qui la flattait tant en perspective. Le mariage se fit enfin avec une pompe digne de la vanité de celle qui en avait ordonné les apprêts. Les nouveaux époux montèrent leur maison selon leur rang. On prit un hôtel magnifique : laquais, chevaux, carrosse, et tout l’attirail que l’usage exige. Tant que durèrent les écus du beau-père, on ne se refusa rien de tout ce qui peut concourir aux besoins et aux charmes de la vie. Le marquis, que la détresse où il s’était trouvé avait éloigné de ses sociétés, reprit, avec plus d’ardeur que jamais, ses anciennes liaisons, et se livra sans réserve au jeu, sa passion favorite ; mais à peine six mois s’étaient écoulés dans le faste et la grandeur, qu’on se trouva hors d’état de fournir aux dépenses de pure nécessité. D’un autre côté, les anciens créanciers de mon beau-frère, qui, depuis longtemps avaient fait le sacrifice de sommes qu’ils croyaient perdues par l’insolvabilité reconnue de leur débiteur, réveillés tout à coup par le fracas de son luxe impudent, tombèrent sur lui sans aucun égard. Il se débarrassa des premiers, en obtenant, par ma mère, le cautionnement de notre maison ; et insensiblement mon père, par faiblesse pour sa femme qui l’aveuglait sur ses propres intérêts, par les espérances supposées du gendre, engagea tout son bien pour tirer celui-ci de l’embarras où il se trouvait.

Les créanciers qui avait su profiter de la facilité avec laquelle on enlevait à mon père tout ce qu’on lui demandait, n’avaient accordé que des délais très courts : de sorte qu’aux échéances, il lui fut impossible de réaliser les cautionnements ; ils excédaient d’ailleurs sa fortune : ce qui prouve qu’en les souscrivant, il avait eu trop de confiance dans les promesses de son gendre, pour croire qu’il serait un jour obligé de les acquitter. Faute de paiement, on fit des poursuites rigoureuses, et la vente de tout ce que nous possédions s’ensuivit.

Mon père, accablé de chagrin et de regrets, trop affecté de ses malheurs, qu’il pouvait se reprocher, pour survivre à sa ruine, tomba malade quelque temps après et mourut dans les bras de ma mère, qui ne tarda pas à le suivre, et qui eut cependant le courage, mourant victime de son ambition et de son orgueil, dont les fautes rejaillissaient sur moi, d’avouer son injustice à mon égard, en me retirant du couvent quelques jours avant sa mort.

Dès le commencement du désastre de ma famille, ma sœur et son mari s’étaient expatriés avec quelques débris, pour éviter les poursuites qu’on avait dirigées contre ce dernier. Personne ne savait où ils s’étaient réfugiés ; je l’ignorerais même encore, si deux ans après, un de mes compatriotes que j’eus occasion de voir à Paris, ne m’eût appris qu’ils étaient passés en Amérique, où mon beau-frère avait un parent dont il était allé implorer le secours.

Lorsque ma mère mourut, je me trouvai seule dans le monde, sans parents que je connusse, car ceux à qui je devais le jour n’étaient point de Bruxelles, ils étaient originaires d’Allemagne, et leur établissement dans cette ville avait été accidentel : sans amis, car d’ordinaire ils suivent la fortune, et sans biens, puisque mon père avait eu la faiblesse de s’en dépouiller, je ne possédais rien dans la nature que quelques attraits et dix-neuf ans, dont les trois derniers avaient été passés à gémir dans un cloître, et un cœur tendre fait pour aimer, mais qui n’avait pas encore rencontré l’objet qui devait partager ses affections. Légère par caractère et craignant avec raison de manquer d’expérience pour me conduire assez prudemment, je crus ne pouvoir mieux faire que de m’adresser à l’un des prêtres qui étaient reçus chez mon père, comme à celui qui m’avait paru le plus digne de ma confiance : c’était le curé de la paroisse sur laquelle nous avions demeuré ; car alors j’avais abandonné ce quartier, pour me retirer dans un autre où je vivais de ce que j’avais pu sauver du naufrage.

Cet ecclésiastique, quoique jeune encore, avait cependant un air grave et de dignité qui inspirait, au premier abord, la vénération. Ses manières douces, son désintéressement apparent, mille qualités que j’avais remarquées en passant, enfin, un je ne sais quoi qui plaît et qu’on ne peut définir, me l’avaient fait distinguer des autres. J’allai donc le trouver comme ancien ami de la maison, avec toute la confiance que je devais avoir dans un homme de son caractère, pour lui demander les conseils qui devaient me guider dans le sentier de la vertu, sentier étroit et périlleux où je me proposais d’entrer.

Il était occupé lorsque je me présentai ; cependant, il me reconnut et vint à moi dès qu’il m’aperçut. Ma visite parut le flatter infiniment, car la gaieté se répandit sur toute sa figure, et je ne fus pas, je crois, la seule à m’apercevoir de l’impression que je lui avais faite. Il me demanda avec intérêt le sujet qui m’amenait vers lui, et lorsque je lui eus dit que je désirais lui parler de quelques affaires qui m’étaient personnelles, il feignit de ne pouvoir m’entendre alors, pour avoir occasion de m’entretenir en particulier, et m’indiqua pour le soir un rendez-vous chez lui.

Je fus exacte, n’ayant aucuns soupçons sur la moralité d’un homme que je respectais à plus d’un titre ; je me trouvai cependant un peu embarrassée, quand, après m’avoir reçue affectueusement, il me conduisit avec mystère dans une chambre à l’extrémité du corps de logis qu’il habitait.

— Nous serons mieux ici, me dit-il en y entrant, personne ne nous interrompra ; nous pourrons, à loisir, nous occuper de ce qui vous intéresse.

Mon inquiétude n’avait pas été, jusque-là, bien grande ; je ne pouvais deviner les véritables intentions d’un homme à qui je rougissais d’en supposer de criminelles ; mais lorsqu’il eut fermé la porte, avec une précaution scrupuleuse, qu’il se fut placé, d’un air satisfait, à côté de moi, tout près de la chaise où il m’avait fait asseoir, je remarquai avec effroi qu’il n’était pas le même. Cette gravité qu’il affectait toujours en public avait disparu dans le tête-à-tête : son teint était animé, ses yeux me lançaient des regards perçants, qui m’obligeaient de perdre contenance chaque fois que ma vue se portait sur la sienne ; et la rapidité de ses gestes, de ses mouvements, ne laissait que trop apercevoir le feu dont il était dévoré. Je voulais parler : les mots expiraient sur mes lèvres, muettes d’étonnement. L’ardent curé ne pouvait m’entretenir de la cause de son agitation, qui était devenue trop violente pour lui permettre l’usage de la parole. Enfin, un baiser qu’il osa me donner, en m’accablant de louanges, bien fades de la part d’un homme que je n’aimais pas, rappela mon courage ; je me levai pour lui faire les reproches que méritait l’abus qu’il faisait de ma confiance : il ne m’en donna pas le temps, m’empêcha de lui faire la moindre objection, en me tenant serrée dans ses bras, la bouche fermée par la sienne. Je fais cependant des efforts continus pour me débarrasser de ses mains ; mais ma défense est si faible, en comparaison de la résistance d’un homme dans toute la vigueur de l’âge, que je ne peux y réussir.

Il ne me reste donc qu’une ressource, celle d’appeler du secours, pour faire cesser la violence qu’il exerce contre moi. Au premier cri qu’il m’est possible de faire entendre, il me met une main sur le visage, me presse contre le mur, et de l’autre, il prend dans sa poche un mouchoir qu’il me passe dans la bouche, en le liant autour de ma tête. Cette atrocité excite en moi une fureur dont je ne suis plus maîtresse : je redouble d’efforts et je parviens à lui échapper. Il me poursuit tandis que je tâche, en vain, de détacher le mouchoir qui m’ôte une partie de la respiration ; mais, soit que l’indignation dont j’étais saisie eût tout à coup suspendu mes mouvements, soit que les derniers efforts que j’avais faits eussent épuisé mes forces, trop longtemps essayées, il me fut impossible de me soutenir davantage, et je tombai évanouie aux pieds de mon persécuteur. Cet état de faiblesse qui, pour tout autre qu’un monstre accoutumé à de pareilles horreurs, aurait été le frein d’une passion, dont on ne peut pas quelquefois réprimer les premiers élans, servit, au contraire, à augmenter les désirs de celui-ci. Sans pitié pour l’état où il m’a réduite, il se précipite sur moi et met le comble à sa scélératesse en abusant de la supériorité que lui donne un être presque inanimé et hors d’état de lui opposer la moindre résistance.

La douleur, cependant, ranima bientôt mes sens : je me trouvai dans les bras du cruel, qui avait aussi inhumainement consommé ma ruine ; mais tellement maltraitée que, quand il m’eut quittée, après que ses feux amortis lui eurent laissé reprendre un peu de calme, il ne me fut pas même possible de me plaindre de sa cruauté. La honte, le désespoir, le désir de me venger, et tous les divers sentiments qui agitaient confusément mon cœur ulcéré, me rendaient immobile en présence même de l’auteur de ma destruction. Je ne sais ce qui se passait aussi dans le cœur de ce monstre : s’il était enivré du plaisir de contempler la victime sur laquelle il venait d’épuiser tous les traits de la brutalité, ou s’il était encore susceptible d’un regret, en me voyant endurer les tourments que sa victoire m’avait causés ; mais il était resté pétrifié devant moi, sans que je pusse deviner le sujet de cette inaction subite. Enfin, je romps le silence pour lui faire les reproches que méritait sa conduite infâme : il m’interrompt, et d’un air leste, trop voisin de l’outrage pour n’en être pas un aussi, il entreprend de se justifier.

— Pourquoi donc, me dit-il, affecter tant de courroux contre un amant passionné qui vient de vous donner la preuve la plus éclatante de sa tendresse ? Daignez réfléchir un instant sur se qui vient de se passer ; je suis sûr que vous me rendrez plus de justice. Celui que vous regardez maintenant avec mépris, vous paraîtra peut-être digne de quelque retour. Dépend-il, en effet, de nous de commander à nos passions ? L’amour ne s’accroît-il pas en raison de la résistance qu’il éprouve ? Une fois porté à l’excès, connaît-il des digues assez fortes qui puissent s’opposer à ses progrès ? Rien n’est alors sacré pour lui : il renverse indistinctement tout ce qui se trouve sur son passage, et pourvu qu’il arrive à son but, il s’inquiète peu des chemins qui l’y ont conduit. Vous vous êtes attiré, par vos refus indiscrets, les mauvais traitements dont vous vous plaignez ; oui, ma belle amie, vous êtes aussi coupable que moi, car vous ne pouvez me reprocher autre chose que d’avoir cherché à éteindre les feux dévorants que vous aviez allumés dans mon cœur.

Honteuse, pour lui, de l’insulte qui lui servait de défense, je ne réplique pas un mot : je me hâte seulement de sortir d’une maison que j’avais en horreur. Comme il n’avait plus alors de raisons pour me retenir, il m’ouvre une porte qui donnait sur un escalier dérobé, et je m’échappe, en me promettant bien de me venger de son abominable conduite.

Je recevais alors, quelquefois, les visites d’un jeune homme, nommé Lebrun, que j’avais vu souvent chez une voisine, avant qu’on me mît au couvent, et qui, depuis que j’en étais sortie, me faisait une cour assidue : je rentrais, quand il vint frapper à ma porte. J’étais encore trop animée, en lui ouvrant, pour pouvoir lui cacher le trouble qui m’agitait ; il s’aperçut aisément du désordre répandu sur toute ma personne, et m’en demanda la cause avec l’inquiétude que lui suggérait son amour, dont il me renouvela les assurances. Je l’aimais véritablement ; il l’avait ignoré jusque là, et je n’en serais vraisemblablement pas encore convenue, sans la circonstance qui m’obligeait de lui en faire l’aveu, si je voulais trouver en lui une partie presque aussi intéressée que moi à servir ma vengeance.

— Eh bien ! je me rends à vos vœux, lui dis-je, si vous voulez me venger d’un prêtre exécrable qui, sans pitié pour la fille infortunée d’un homme qui fut son ami, a osé employer la violence pour la déshonorer.

Il jure qu’il est prêt à m’obéir. Pour exciter son courage, je lui raconte ce qui vient de m’arriver. Dans la fureur qui le transporte, il veut aller le punir sur-le-champ : je m’y oppose ; j’exige même de lui qu’avant d’effectuer sa promesse, il se concertera avec moi sur la manière d’agir, sans compromettre sa sûreté ; et pour avoir le temps de méditer quelques projets dignes de l’offense, je remis au lendemain matin à en arrêter le plan.

Je n’avais pas beaucoup dormi ; je m’étais occupée de l’objet qui faisait mon tourment, sans avoir fixé une idée satisfaisante.

Lebrun revint, comme il l’avait promis, plus déterminé que jamais à tirer du curé une prompte vengeance. Il m’apprit qu’il avait conçu un excellent projet, dont la réussite lui était assurée, si nous pouvions trouver le moyen d’avoir ce prêtre en nos mains.

— Vous n’en serez point instruite d’avance, me dit-il, parce que je craindrais que vous n’y voulussiez pas consentir. Je préfère le parti que je prends à une dénonciation dont les suites, encore bien qu’elles lui attirassent beaucoup de désagréments, ne produirait pas tout l’effet que je me promets de mon stratagème. Attirons-le seulement ici, parce que nous y serons en sûreté, vu la disposition des lieux ; et quand l’expédition sera faite, je vous apprendrai encore un autre projet, dont l’exécution sera la suite indispensable du premier.

Il fut convenu que j’écrirais au curé un mot, pour l’engager à venir me voir le soir même ; ce que je fis sur-le-champ par le billet qui suit :


« Vous n’avez pas seulement, monsieur, daigné vous informer de moi : je ne m’aperçois que trop que vous m’avez abandonnée, malgré les droits que je crois avoir à votre protection. Cette conduite est la preuve du peu de cas que vous faites d’une infortunée dont vous avez fait le malheur. Hâtez-vous de prévenir les effets alarmants d’un désespoir que vous avez à vous reprocher.

» Je vous attends ce soir à sept heures.

» Le porteur de ce billet vous donnera mon adresse précise. »


Lebrun se chargea de le faire venir, et sortit en m’assurant qu’il reviendrait avant l’heure indiquée.

Il n’était que six heures quand il reparut, accompagné de deux de ses amis, armés comme lui d’une paire de pistolets, de quelques cordes et de plusieurs autres instruments dont je ne devinai pas d’abord l’usage.

Il n’est peut-être pas indifférent de donner une idée de mon logement, pour qu’on ne soit pas étonné que le bruit qu’a dû faire la scène que je vais décrire, n’ait été entendu de personne : il était au fond d’une grande cour, et faisait partie d’un petit bâtiment isolé, dont je n’occupais que le bas ; le haut était loué à une femme d’un certain âge, qui se trouvait alors en campagne. Ce que j’habitais était composé d’une salle et de deux cabinets en profondeur. Lebrun et ses amis passèrent dans le cabinet du fond, et moi j’attendis mon ennemi dans la salle d’entrée. Tout était bien clos.

Pendant que je fus seule, quelques terreurs vinrent m’agiter ; mais le désir de me venger prit le dessus et parvint bientôt à les dissiper.

Le curé ne se fit point attendre ; sept heures sonnaient quand il vint frapper à ma porte. J’avais eu soin de me tenir dans une toilette assez négligée, pour que la pâleur que les veilles de la nuit m’avait occasionnée, parut être l’effet de l’état désespérant que je lui avais annoncé, et dans lequel je voulais qu’il me trouvât. Je lui ouvris et le fit entrer dans le premier cabinet.

En le voyant reparaître, toute sa scélératesse vint se retracer à mon esprit ; je tremblai de tous mes membres. Il s’approcha de moi d’un air gracieux, me fit quelques compliments sur ma beauté, et malgré l’air froid que j’affectai pour les recevoir, quoique intérieurement je me sentisse dévorée du feu de la colère qui me possédait, il n’eut pas à se plaindre de mon accueil, mais aussi il ne m’inspira aucune pitié pour les tourments qu’on lui préparait.

Il s’était assis à côté de moi ; déjà, en me serrant doucement la main, il cherchait à adoucir mon ressentiment par les propos les plus flatteurs, lorsque tout à coup Lebrun et ses amis sortent du cabinet et fondent sur lui le pistolet à la main.

— Tu vas périr, lui dit mon vengeur, tu vas expier tes crimes. Apprête-toi à subir le supplice dû aux forfaits dont tu t’es rendu coupable envers la malheureuse Antoinette.

J’étais allée pendant ce temps fermer la porte de la salle d’entrée, et j’en avais mis la clef dans ma poche. Le curé, étourdi de cette subite apparition, n’avait pas encore essayé de se soustraire au danger qui le menaçait ; quelques moments suffirent pour le remettre de sa frayeur. Il se leva avec précipitation et se jeta sur un des amis de Lebrun, qu’il aurait désarmé, et peut-être blessé, si l’autre ne s’y fût opposé. On s’en empara alors. Quand il se vit serré de plus près, il voulut crier ; mais Lebrun, qui se ressouvint qu’en pareille occasion le curé avait usé envers moi d’un moyen violent pour m’en empêcher, lui fit attacher ensemble les mains derrière le dos, pendant qu’il lui mettait dans la bouche, comme il me l’avait fait, un mouchoir roulé, dont il lia les deux bouts par derrière. Puis, s’adressant au scélérat qui ne pouvait plus faire usage de ses mains, ni appeler du secours :

— Tu vas être pendu, lui dit-il, c’est la mort la plus douce que nous puissions t’accorder.

Pendant qu’il lui annonçait d’un air si positif le supplice effrayant qui lui était réservé, un des amis de Lebrun, monté sur une table, enfonçait à coups de marteau dans le mur un énorme crochet de fer, capable d’en tenir dix comme lui suspendus, et l’autre lui passait une grosse corde autour du cou.

J’étais assise, un peu éloignée des acteurs, pour jouir à mon aise du tableau qu’offrait la vivacité de la scène. Les reproches dont on avait accablé le coupable, les menaces même du supplice, tout cela m’avait procuré une douce satisfaction que savourait, avec délices, ma vengeance exigeante et trop bien servie ; mais je frissonnai d’horreur, quand je vis des apprêts qui me faisaient craindre que, pour m’obtenir plus sûrement, Lebrun ne crût pas même me venger assez par la mort du curé. Celui-ci, convaincu de l’impuissance de ses efforts, livré à la fureur d’un jeune homme bien secondé, qu’il soupçonnait d’être mon amant, en proie à ses alarmes, se croyait à la dernière heure de sa vie, sans pouvoir faire entendre un mot en sa faveur. Il s’était précipité à mes genoux, et semblait me demander pardon de ses outrages, et me prier d’intercéder pour lui. Ma pitié l’avait prévenu, je déliai le mouchoir qui l’empêchait de s’expliquer ; mais je lui enjoignis de ne pas jeter un cri, parce que je le rendrais aux tortures dont je voulais le préserver.

Dès qu’il put parler, il convint avec humilité de ses torts à mon égard, et me demanda quelle espèce de réparation j’exigeais de lui. J’étais fort embarrassée de répondre, et j’allais tout simplement le faire mettre en liberté, en me contentant, pour toute réparation, de la peur qu’on lui avait faite. Lebrun, qui avait un second projet que je ne devais connaître que quand le premier aurait eu son effet, prévint ma faiblesse, en s’adressant à lui avec un ton imposant, qui ne lui permit pas de réplique.

— Vous avez abusé, avec la dernière indignité, d’une orpheline sans expérience qui, dans son malheur, allait s’adresser à vous comme à un second père ; vous avez, par ce forfait, mis le comble à son infortune. La mort qui devrait punir ce crime impardonnable dans un homme ordinaire, assez malheureux pour s’écarter des principes de l’honneur, est trop douce pour vous, ministre d’une religion bienfaisante, qui vous ordonnait, à son égard, l’usage des vertus dont vous recommandez si sévèrement la pratique aux autres, tandis que vous ne rougissez pas de les fouler aux pieds. Et vous osez demander quelle réparation on veut exiger de vous ? Il n’en est point qui soit en votre pouvoir. Vous ne pouvez qu’adoucir des maux qui feront le tourment de sa vie ; pour y parvenir, il n’est qu’un moyen que je veux bien encore vous proposer : c’est d’offrir à mademoiselle Wolner, dont vous connaissez l’indigence, les secours qu’elle a droit d’attendre de vous.

Cette proposition ne parut pas être du goût du curé, il hésita longtemps à répondre ; ce ne fut que quand il se vit pressé de s’expliquer, qu’il jura qu’il lui était impossible de faire la moindre chose en ma faveur.

Lorsque Lebrun vit qu’il ajoutait la vilenie à ce qu’on pouvait, à si juste titre lui reprocher, il le mit dans l’alternative, ou de subir le supplice qu’on lui avait préparé, ou de s’en tirer en me payant à l’instant la somme de trois mille florins, à laquelle il le taxa. Le curé eut beau protester qu’il ne savait où trouver cette somme, il l’obligea, par les menaces épouvantables qu’il lui fit, de l’emprunter à des amis auxquels il écrivit de chez moi, en prétextant qu’il était en marché de quelques ornements pour son église, et qu’il ne pouvait aller jusque chez lui, de peur de manquer cette affaire qui lui paraissait avantageuse. Il priait ses amis, dans le cas où ils voudraient bien lui rendre ce service, de remettre avec confiance au porteur de sa lettre, qui servirait de reçu, la somme qu’ils lui prêteraient.

Muni de deux lettres, l’un des amis de Lebrun courut aux adresses indiquées et, en moins d’une demi-heure, nous rapporta les trois mille florins qu’il avait reçus sans difficulté. On remit alors le curé en liberté. En le conduisant jusqu’à la porte, on le félicita d’en avoir été quitte à si bon marché ; mais le saint homme n’était pas de cet avis, si l’on en juge par la mauvaise humeur qu’il témoigna en s’en allant.

Quand il fut retiré, Lebrun fit servir un joli souper, qu’on égaya de toutes les manières, aux dépens du généreux pasteur. Les deux amis nous quittèrent ensuite ; Lebrun resta seul avec moi, malgré quelques prières de ma part, pour l’engager à les suivre. Il me rappela la promesse que je lui avais faite, de le récompenser des soins qu’il aurait pris de ma vengeance, et je me vis forcée de lui en accorder le prix.

Il me restait à connaître le second projet dont il m’avait fait mystère : je le pressai de me l’apprendre, et je sus que son dessein avait été d’exiger de l’argent du curé, pour nous faciliter les moyens de faire le voyage de Paris, où il désirait depuis longtemps d’aller, pour des raisons que j’ignorais alors, et dont je ne fus malheureusement que trop bien informée. Afin de me déterminer plus sûrement à partir, parce qu’il fallait bien que je l’accompagnasse, pour qu’il eût un prétexte de s’emparer de l’argent, il me fit entrevoir que le curé, à qui sa place donnait des relations étendues, pourrait bien faire des démarches dont les suites incertaines nous exposeraient à mille désagréments, pour ne rien dire de plus ; je me laissai persuader, et les craintes qu’il m’inspira me déterminèrent à le suivre où notre intérêt commun semblait nous appeler.

Nos préparatifs furent bientôt achevés. Le temps que je ne donnai pas à l’amour (je parle de moi seulement, car je n’étais pas payée de retour), je l’employai à faire des paquets de mes effets, et le lendemain nous partîmes pour Paris. Nous n’y restâmes ensemble qu’environ huit jours ; après quoi Lebrun disparut, emportant tout l’argent qui nous restait, à l’exception de très peu de chose que j’avais dans ma poche. Un de ses amis qui avait été acteur dans la scène du curé, et que je rencontrai il y a quelque temps, m’apprit que Lebrun n’avait fait le voyage de Paris que pour rejoindre une jeune fille qu’il avait aimée pendant mon séjour au couvent, et que ses parents avaient envoyée chez une tante, pour l’éloigner, sans espoir, d’un jeune homme qu’ils ne jugeaient pas digne d’elle ; que mon aventure de Bruxelles lui ayant fourni l’occasion de se procurer de l’argent, il avait retrouvé cette belle qui l’aimait éperdument, et était parti avec elle, sans qu’il sût ce qu’ils étaient devenus.

Il est aisé de sentir l’embarras que j’éprouvai, quand Lebrun eut la lâcheté de m’abandonner. Je ne fus pas cependant très sensible à sa perte, parce que je n’avais pas eu le temps de m’attacher fortement à lui ; je trouvai d’ailleurs bientôt des motifs de consolation dans la connaissance que je fis d’une femme charmante, qui demeurait dans la même maison que moi, et à laquelle je dois le plaisir d’avoir fait celle de la bonne Dupré, que j’aime véritablement.

Ainsi finit le récit d’Antoinette.

Quelques jours après, nous retournâmes à

Paris, où bien des gens devaient s’ennuyer de
145
AMÉLIE

notre absence. En y arrivant, nous remerciâmes de bien bon cœur la maîtresse du logis qui nous avait procuré, par cette charmante partie, de véritables plaisirs.

FIN DU PREMIER VOLUME.