Amélie, ou Les Écarts de ma jeunesse/04

Gay et Doucé (p. 103-122).


HISTOIRE

DE SOPHIE BELLMOUNT


J e suis la plus jeune des trois filles d’Édouard Bellmount, baronnet, dont l’habitation est située dans le comté de Glocester. Ma mère, jeune encore, resta veuve avec ses trois enfants en bas âge. Sa tendresse pour nous lui fit négliger les avantages que pouvait lui promettre un second hymen, pour ne s’occuper que de notre éducation. Aussi fût-elle extrêmement soignée. On n’épargna rien pour nous procurer tous les talents qui font briller dans la société, et bientôt mes deux aînées trouvèrent un établissement digne d’elles.

Non moins sensible que mes sœurs, j’avais aussi écouté favorablement les tendres protestations d’amour d’un jeune homme du voisinage que j’aimais éperdument ; mais l’inégalité de nos conditions fut un obstacle invincible à notre mariage. Ma mère, qui jouissait des prérogatives de la noblesse, et qui tenait fortement aux préjugés, ne voulut jamais consentir à donner sa fille au fils d’un roturier, quoique riche, d’une famille honnête et sans reproche : il n’y avait qu’un homme de condition qui pût espérer de m’obtenir ; l’amant que je chérissais fut éconduit, cependant avec tous les ménagements qu’on devait à sa position affligeante.

Comment ne pas gémir sur la faiblesse des parents qui sacrifient ainsi ce qu’ils ont de plus cher, à ce qu’ils appellent le point d’honneur ; qui, forçant impitoyablement l’inclination de leurs enfants, les rendent victimes de leurs sots préjugés, et les exposent à tous les égarements d’une jeunesse imprudente qui n’a que son cœur pour guide, et la jouissance pour but ?

Il semble qu’il suffise de défendre une chose, pour qu’on brûle de se la procurer, à quelque prix que ce soit ; aussi notre tendresse mutuelle, qui d’abord avait été très innocente, acquit de nouvelles forces par ce refus, et se changea en une passion impétueuse, qui nous fit connaître l’étendue de notre amour, en nous faisant chercher à le satisfaire.

Mon pauvre amant pleurait en silence la perte de sa maîtresse, et moi je perdais insensiblement toute ma gaieté : toujours mélancolique, la société m’était devenue insipide ; j’allais même jusqu’à sentir que ma mère, parce qu’elle contrariait ma passion, me devenait de jour en jour moins chère ; et quoique ce sentiment pesât sur mon cœur, il ne pouvait éteindre la violence de mon amour. Je n’étais occupée que des moyens d’adoucir les maux que me causait cette fatale séparation.

Déjà cinq semaines s’étaient écoulées, sans que nous eussions pu nous revoir, quoique mon amant n’eût pas manqué un seul jour de passer sous mes fenêtres ; mais je ne pouvais ni le voir, ni en être aperçue, parce que j’étais gardée à vue par ma mère qui craignait, avec raison, les entreprises d’un jeune homme passionné, capable de se porter aux dernières extrémités. Hélas ! les plus grandes précautions, dans ce cas, sont presque toujours inutiles : j’en ai fait la triste expérience, et si une mère attentive à garantir sa fille des pièges de l’Amour, y a réussi pendant longtemps, il ne faut qu’un instant pour rompre ses mesures : le fripon, habile à profiter de la moindre occasion qui lui est offerte, se rit de sa vigilance, et la met en défaut.

En proie à mes ennuis, tourmentée par la violence de ma passion, il ne m’était plus possible de me livrer au repos : les idées les plus tristes occupaient seules ma pensée, et cet état, pire que la mort, me la faisait désirer.

Mon amant au désespoir, l’âme absorbée, regardait la vie comme un fardeau insupportable, et faisait au ciel des vœux ardents pour succomber à son malheur ; le sommeil fuyait sa paupière appesantie : le cœur rempli de mon image, il allait, dès l’aurore, entretenir de son infortune les bois les plus sauvages ; la nuit l’y surprenait souvent, délicieusement occupé à faire retentir les échos du nom chéri qu’il se plaisait à répéter ; et, las d’appeler en vain celle qui ne pouvait l’entendre, il s’en retournait tristement, pour essayer de jouir d’un repos qui n’était plus fait pour lui.

Il y a cependant un terme à tout : les peines et les plaisirs ne sont pas éternels ; et si, par cette raison, ceux qui sont au faîte du bonheur peuvent avoir quelques craintes sur la perte de leur fortune et de leurs jouissances, pourquoi donc se livrer au désespoir quand on est malheureux ? Ne vaut-il pas mieux attendre patiemment cette révolution ordinaire, et dont nous fîmes l’épreuve.

Un jour que j’étais réveillée de grand matin, excédée des fatigues d’un songe pénible où m’avait jetée un instant de sommeil, pour faire diversion à mon chagrin, j’étais venue prendre le frais à la fenêtre de ma chambre à coucher, qui donnait sur le chemin, Johnson (c’était le nom de mon amant) s’offrit à mes regards. Qu’on se peigne, s’il est possible, la joie, les transports que nous éprouvâmes ! Pauvre amant ! que n’avais-tu des ailes pour voler dans mes bras ! Et moi, amante infortunée ! que ne pouvais-je m’élancer dans les tiens ! Nous voulions nous parler ; mais la peur d’être entendus nous arrêtait, nous nous contentions de nous regarder ; et nos regards, nos gestes exprimaient assez ce qui se passait dans nos cœurs.

Il était encore si matin que personne n’était levé ; nous pouvions donc, sans danger, profiter de ce moment précieux. Je lui fis signe d’attendre un instant, et après m’être assurée que ma mère dormait, j’écrivis le billet suivant, que je jetai par la fenêtre en me retirant :


« Trouvez-vous, cet après-midi, mon ami, à six heures précises, à la petite porte verte du pavillon qui donne sur l’avenue, au bout du parc : je ne puis vous en dire davantage… Fuyez… et croyez que je vous aime trop pour douter de votre fidélité. »


Il est aisé de concevoir l’effet que produisit ce billet sur cet amant aimé et digne de l’être : le doux espoir rentra dans son cœur ; ses chagrins se dissipèrent, et l’aimable sérénité reparut sur son visage, trop longtemps flétri par ses pleurs.

De mon côté, je m’occupai des moyens de tenir ma promesse.

Ma mère avait ce jour-là grand monde à dîner ; et ce qui paraîtrait d’abord devoir contrarier mon projet, servit à l’exécuter ; car, du nombre des personnes invitées, il y avait deux demoiselles de mon âge, avec lesquelles j’étais étroitement liée, et que ma mère aimait beaucoup. Cette intimité reconnue, autorisait une sorte de liberté que je n’aurais pu me procurer aussi facilement. On pouvait donc m’en laisser jouir sans conséquence ; et il eût été par trop ridicule de soupçonner même que j’en abuserais en si aimable compagnie.

J’avais un peu compté sur cette liberté, en indiquant à Johnson le rendez-vous dont mon amour m’avait empêché de prévoir les suites ; mais, de bonne foi, je n’avais eu d’autre dessein, en commettant cette imprudence, que de revoir un instant l’amant qui régnait en souverain dans mon cœur.

Attentive à profiter de l’occasion qui m’était offerte, je laissai les parties de jeu s’engager après le dîner ; je refusai, sous différents prétextes, les places qu’on voulut m’y donner, et je proposai à mes bonnes amies un tour de promenade à l’entrée du parc. Ma mère, qui n’avait vu dans cette proposition qu’un moyen de me donner un moment d’agrément, y consentit volontiers ; une seule femme de chambre fut chargée d’escorter la petite bande joyeuse.

Il y avait près d’une heure que nous avions quitté la compagnie : trop occupée de mon rendez-vous pour faire un pas qui pût m’en éloigner, j’avais insensiblement dirigé la marche du côté du pavillon. Quand je fus à environ une portée de fusil du lieu où devait bientôt se rendre celui que je chérissais plus que la vie, j’invitai mes compagnes à se reposer. Un bois touffu qui couvrait de son ombre un ruisseau dont l’onde argentée serpentait entre deux tapis de verdure, des points de vue ménagés dans l’épaisseur, le chant des oiseaux, tout enfin rendait ce séjour délicieux ; aussi je les déterminai sans peine à en goûter les douceurs.

Aussitôt que nous fûmes assises, on se mit à jouer à de petits jeux enfantins ; mais bientôt je m’aperçois, au déclin du soleil, ou plutôt aux battements de mon cœur, que l’heure du rendez-vous est arrivée : je me lève, et sous un prétexte très naturel, je quitte la petite société qui ne se doute de rien, en la priant de continuer un moment sans moi, et je m’échappe.

Amour ! tu conduisais mes pas ; tu me fais voler au pavillon : j’y entre, et d’une main tremblante, j’ouvre la porte à mon amant, qui se précipite à mes genoux.

Le temps presse : un mot va décider de notre sort. Il me conjure, par ce que j’ai de plus sacré, de terminer les maux qui l’accablent ; il ne peut plus désormais vivre sans me voir ; son bonheur dépend de moi ; sa mort est assurée, s’il n’obtient ma main ; il a cent moyens prêts pour se la procurer. Il ne demande que la confiance et le consentement de sa maîtresse. Aurai-je la force de refuser quelque chose à l’objet que j’adore ? Non ; l’amour l’emporte sur mon devoir ; je promets tout : le baiser que j’imprime sur la bouche de mon amant est le garant de mon acquiescement à ses volontés.

Entraînée par ses douces persuasions, j’ai promis de revenir le lendemain, dans la matinée, à l’endroit où je viens de jurer que j’aimerai toujours, pour aller ensuite, loin de ma famille, serrer des nœuds que l’orgueil dédaigne, et que l’amour brûle de former. Il ne nous a fallu qu’un instant pour convenir de nos faits et renouveler nos serments de fidélité : mon amant, ivre de joie et d’espérance, m’a laissée sous la garde de l’Amour, et j’ai rejoint mes compagnes.

C’est en vain qu’on voudrait rendre l’effet des divers sentiments qui nous agitèrent : qui pourrait exprimer ce que l’espoir d’être bientôt unis nous fit éprouver de véritable plaisir, et ce que la crainte d’être découverts nous causa d’inquiétude ? Aussi le reste de la journée et la nuit toute entière furent employés de part et d’autre à s’affermir dans une résolution qui devait nous faire sortir de ce pénible état.

Chacun de son côté réunit l’argent et les bijoux qu’il avait à sa disposition. Le lendemain, vers neuf heures du matin, je profitai de l’instant où ma mère terminait un compte avec un de ses fermiers ; je descendis au jardin, et je gagnai insensiblement une avenue du parc, d’où je me rendis au pavillon ; mais avec tant de précipitation, qu’à peine la porte fut ouverte que mes jambes fléchirent sous moi, et je tombai plus morte que vive aux pieds de mon amant. Celui-ci mit tout en usage pour me rassurer, et me pressa de partir. J’hésitais à le suivre : dès qu’il s’en aperçut, il me prit dans ses bras et me sortit du pavillon, en tirant à lui la porte dont la clef était restée en dedans.

Quand je me vis dehors, je fus saisie d’un repentir, un peu tardif à la vérité, mais bien sincère : je retournai vers la porte que je trouvai fermée. Sentant bien alors qu’il m’était impossible de réparer ma faute, je me mis à pleurer. L’amour qui avait à cœur d’achever son ouvrage, me rappela la cruauté de ma mère ; il n’en fallut pas davantage pour me rendre toute mon intrépidité. J’oubliai tout, pour ne m’occuper que de celui qui allait faire le charme de ma vie.

Forcés, pour de bonnes raisons, de hâter notre marche, nous fîmes à pied, par la chaleur du jour, plus de trois lieues, pour arriver à la ville, sans trouver en chemin un seul endroit où il nous fût possible de nous procurer les rafraîchissements dont nous avions besoin.

Pour éviter l’ardeur du soleil, nous n’avions pas suivi la grande route ; nous nous en étions même beaucoup écartés : allant bon pas, nous nous entretenions de notre tendresse, quand trois cavaliers armés se présentent à nous, et nous demandent la bourse. Johnson était sans armes ; mais le dieu qui nous avait déjà protégés veillait encore sur nous, et ne nous abandonna pas dans cette fâcheuse circonstance. Mon amant leur représenta qu’il était sans argent ; que, demeurant à quatre pas de là, il allait à Glocester avec sa sœur, pour voir un parent qui nous avait demandés ; que d’ailleurs nous n’avions rien sur nous qui pût mériter leur attention. Comme la peur m’avait fait jeter quelques larmes, peut-être aussi qu’elles attendrirent ces messieurs, ils consentirent à nous laisser passer sans nous dévaliser.

Nous pouvions être alors à environ un mille de Glocester : la crainte d’une pareille rencontre nous fit doubler le pas, et bientôt nous arrivâmes. Johnson qui connaissait cette ville, me conduisit dans une hôtellerie, et pendant qu’on préparait le dîner, alla louer une voiture pour Londres : il donna ordre au postillon de venir nous prendre à l’instant, ce qu’il fit, et dès que nous eûmes dîné, nous nous mîmes en route.

De Glocester à Londres, il n’y a que vingt-huit lieues ; en payant bien les guides, ce voyage-là ne fut pas long : aussi, avant minuit, nous étions dans la capitale.

C’était la première fois que nous la voyions ; nous nous laissâmes conduire indifféremment au premier hôtel, où nous demandâmes à coucher seulement pour une nuit, parce qu’il était trop tard pour nous présenter chez une parente, qui demeurait dans le Strand, à laquelle nous venions faire une visite de noces. Comme on croit aisément ce qui est vraisemblable, on nous donna une chambre et à souper, ce qui nous était très nécessaire, n’ayant pas mis pied à terre pendant toute la route, dans la crainte d’être arrêtés, si on nous poursuivait, et qu’on parvînt à nous rejoindre.

Après le souper, qui ne fut pas long, parce qu’on devine bien notre impatience, nous nous mîmes au lit, et malgré la fatigue du jour, la nuit fut témoin de notre bonheur. Amour ! pardonne, si je n’entreprends pas de décrire les plaisirs ravissants que tu m’as procurés cette nuit-là : hélas ! les malheurs qui les ont suivis, ont été si terribles, qu’ils en ont presque effacé le souvenir.

Le lendemain matin, Johnson se leva de bonne heure ; il fut louer, moyennant trois guinées par mois, un petit appartement garni, dans un quartier éloigné de celui où nous étions descendus, pour ne pas laisser de traces de notre fuite. Il revint après me chercher, et m’y conduisit dans une voiture de place.

Pour nous sauver l’embarras du ménage, auquel nous n’entendions pas grand’chose ni l’un ni l’autre, nous nous mîmes en pension chez une bonne femme de la maison, qui nous traita bien et à bon marché.

Comme nous étions partis sans emporter d’effets, il fallut nous pourvoir de linge et d’habillements ; cette dépense diminua considérablement nos fonds, et quoique nous n’eussions acheté que le nécessaire, il ne nous restait plus que dix guinées et quelques bijoux. Johnson (qui avait pris alors le nom de Lindner) sentit bien que cette faible somme ne pouvait pas toujours durer, et qu’il fallait chercher les moyens de subsister quand elle serait épuisée. La crainte de voir dans la misère celle qu’il aimait plus que lui-même, le détermina à tirer parti des talents que son père lui avait donnés : il savait peindre, et, quoique jeune, il y avait peu de maîtres qui fussent en état de lui donner des leçons. Il monta donc un petit atelier ; mais les frais indispensables qu’il fut obligé de faire, réduisirent le numéraire à zéro ; il fallut même entamer les bijoux, notre dernière ressource. Enfin, il se fit connaître chez les Grands, par la perfection de ses ouvrages ; et bientôt il fut assez occupé, pour n’avoir plus recours aux expédients.

Il s’était passé plus d’un an depuis que nous vivions ensemble : heureux de notre tendresse, nous nous croyions encore au premier jour de notre félicité, et le temps resserrait insensiblement les liens chéris qui nous unissaient. Pourquoi notre bonheur devait-il être troublé par l’Amour qui l’avait préparé lui-même ? Ce Dieu volage se plaît-il donc si fort au changement, qu’après avoir reçu l’hommage de deux cœurs qu’il a réduits, il se fasse un jeu de les désunir, dans l’espérance de doubler l’encens qu’on lui offrait ? Mais il n’y réussit heureusement pas toujours, et s’il pouvait voir, au travers de son bandeau, les maux qu’il cause par son inconstance, quand il rencontre deux amants bien unis, il rougirait peut-être de sa cruauté.

Du nombre des personnes que l’état de Lindner attirait chez lui, un jeune lord qui s’était fait peindre, et lui avait procuré quelques pratiques, avait eu occasion de me voir souvent. Frappé de ce qu’il appelait alors ma beauté, il s’était mis en tête de me faire la cour ; et sans considérer qu’en cherchant à me séduire il troublerait infailliblement la paix de notre ménage, même en n’y réussissant pas, il profita d’un moment où il me trouva seule pour me déclarer sa passion.

Il n’est pas difficile de se faire une idée de la manière dont il fut reçu : j’ai donné assez de preuves de mon amour à l’heureux Lindner, pour qu’on ne doive pas craindre que je le trahisse. Je parle avec tout le sang-froid de la vertu à cet inconséquent ; je lui fais de sages remontrances sur la légèreté de sa conduite ; je le plains d’être embrasé d’un feu qui sera sans récompense, et je finis par lui défendre de revenir chez moi, s’il ne veut pas me forcer d’en instruire mon mari.

Furieux de se voir rebuté, il se promet bien de se venger, s’il ne peut réussir : rien ne lui coûtera pour en venir à ses fins ; cependant, il veut encore essayer de plaire, malgré le peu d’espérance qui lui reste ; il revient à la charge. Fatiguée de tant d’importunités, je m’en explique vivement avec lui ; et un jour qu’il était plus pressant qu’à l’ordinaire, je le congédie un peu rudement.

Lindner rentrait précisément comme cette dernière scène venait de finir : il rencontre, dans l’escalier, ce jeune homme, qu’il engage à remonter avec lui ; mais, en s’excusant, celui-ci eut l’air si troublé, que Lindner, qui s’en aperçut, ne réitéra pas ses instances.

Monté chez lui, il crut voir de l’altération sur mes traits ; il m’en demanda la cause, avec tout l’intérêt que je lui inspirais. Craignant de l’affliger, j’hésitai longtemps à satisfaire sa curiosité ; mais voyant qu’il se plaignait sérieusement du peu de confiance que je paraissais avoir en lui, et, jalouse de détourner jusqu’au moindre soupçon que pouvait faire naître la situation où je me trouvais, je lui avouai tout ce qui s’était passé, avec la candeur qui peint la vérité et la fait reconnaître.

Je n’avais jamais donné sujet à mon amant de soupçonner ma fidélité ; il n’eut donc pas de peine à croire le récit de cette aventure, dont il ne redoutait pas les suites ; mais il observa le soupirant de plus près, pour trouver l’occasion de l’éloigner, et un jour qu’il le vit entrer à la maison, il le suivit de loin dans l’escalier, avec l’intention de voir, par lui-même, jusqu’à quel point il pousserait la témérité. Il eut la satisfaction d’être témoin des efforts que je fis pour l’empêcher d’entrer dans mon appartement ; d’entendre les reproches qu’il méritait, sur son obstination à revenir, quoique je l’eusse déjà prié, tant de fois, de n’en rien faire ; et, sans être aperçu, il le vit s’introduire, malgré moi, dans la chambre et en fermer la porte.

Observez que notre appartement était composé de plusieurs pièces et avait deux portes en face l’une de l’autre, sur le même carré. Lindner en portait toujours, sur lui, les doubles clefs : il monte doucement, ouvre, sans faire de bruit, la porte opposée à celle par laquelle son rival était entré ; de sorte qu’en se plaçant dans l’intérieur, distribué par de simples cloisons, il ne perd pas un mot de la conversation.

Mon poursuivant me pressait avec toute la vivacité d’une passion qui ne connaît plus de frein : discours flatteurs, prières, menaces, il mettait tout en usage, pour me corrompre ou m’intimider ; Lindner, à chaque instant, sentait s’élever en lui des mouvements de colère contre l’insolent qui abusait ainsi de sa confiance ; mais, néanmoins, il sut se contenir jusqu’à ce qu’enfin un cri perçant, que je poussai, parce qu’on me faisait violence, le fit voler à mon secours.

Il me trouva étendue sur le plancher, où je me débattais, cherchant à me débarrasser des mains de mon oppresseur. Lindner avait l’épée à la main ; il allait l’immoler à sa fureur, quand celui-ci s’arme de la sienne et se met en défense. Les voyant prêts à s’égorger, je me jette entre eux pour les empêcher de se battre ; mais l’un est trop fier pour demander pardon, l’autre trop offensé pour l’accorder ; ils sentent bien qu’ils ne pourront jamais, en ma présence, vider leur querelle ; ils sortent, malgré les efforts que je fais pour retenir mon amant, et vont hors la ville mettre fin à leurs débats. Bientôt, en présence l’un de l’autre, une égale fureur les enflamme ; ils fondent avec impétuosité l’un sur l’autre, et tous deux reçoivent à l’instant même un coup mortel.

Qu’on se représente ma situation, au moment où j’ai vu partir mon amant ; l’inquiétude cruelle qui m’agite pendant tout le temps que je le suppose aux prises avec son adversaire, et le désespoir qui s’empare de moi, lorsque le soir je ne le vois pas rentrer, et que je passe inutilement la nuit à l’attendre. Je crois qu’il n’y a pas de maux qui puissent être comparés aux angoisses que j’éprouvai dans cette circonstance.

La matinée du lendemain se passa, sans recevoir de nouvelles positives ; enfin, j’appris le funeste événement qui m’avait séparée de lui pour toujours, et malgré les ménagements qu’on prit pour m’en instruire, peu s’en fallut que je ne succombasse à ma douleur.

Privée du seul appui que j’eusse dans le monde, que pouvais-je devenir ? À quelle âme sensible avoir recours ? Je ne connaissais personne à Londres. Devais-je retourner au sein de ma famille, dont j’avais, par ma conduite, encouru l’indignation ? Pouvais-je espérer de fléchir une mère irritée, qui ne me pardonnerait jamais ? de rendre compatissantes des sœurs dont la fierté ne voudrait pas s’abaisser jusqu’à me tendre une main secourable ? Que faire ? Comment exister ? Ah ! si l’amour donne quelquefois des jouissances, il fait souvent payer bien cher ses faveurs.

Tant que j’eus des bijoux et des hardes, je les sacrifiai pour ma subsistance ; mais enfin, réduite aux seuls vêtements que je portais habituellement, sans argent, sans ressource, le désespoir dans le cœur, il ne me restait qu’à me précipiter dans la Tamise. Mon parti était pris, et je n’aurais pas tardé à mettre, par ce moyen violent, un terme aux maux affreux qui m’accablaient ; mais l’Amour, qui eut peut-être regret de m’avoir porté de si rudes coups, voulut m’éviter encore le plus funeste ; il me conserva la vie.

Lors de l’accident qui avait causé mes malheurs, chacun s’empressa de m’offrir tous les moyens de consolation qui pouvaient être en son pouvoir ; si j’en trouvai de réels, ce ne fut que dans l’estime publique, qu’une conduite, jusqu’alors irréprochable, à quelques formalités près, m’avait méritée des honnêtes gens ; je ne me doutais pas que ce qui excitait si fort mon orgueil, pourrait, un jour, me devenir aussi indifférent que je l’ai prouvé depuis.

Parmi les amis de la maison, un jeune peintre, qui, indépendamment d’un talent rare et cher à Johnson, s’était donné la peine de nous enseigner la langue française, qu’il avait étudiée par principes, n’avait pas été le dernier à répandre, sur ma plaie, le baume souverain qui devait la cicatriser. Tant que son ami avait vécu, il avait su respecter celle qui lui était si tendrement unie. Quoiqu’il m’aimât sincèrement ; que ses yeux eussent quelquefois, malgré lui, décelé son affection, notre intimité ne l’avait pas autorisé à m’en faire l’aveu ; jamais un mot indiscret ne lui était échappé : réservé près de moi, sa délicatesse scrupuleuse, qui ferait l’éloge de son sexe, s’il avait beaucoup d’imitateurs, en lui faisant trouver dans un amour désintéressé, des jouissances inconnues à beaucoup d’autres, lui avait assuré la seconde place dans un cœur qui ne devait pas lui faire partager la première.

Quand il me vit libre, et qu’il eut laissé à ma douleur le temps de se calmer, il me parla avec franchise de sa tendresse pour moi ; je l’avais deviné ; et, prévenue comme je l’étais en sa faveur, je ne pus lui cacher plus longtemps un penchant que j’aurais en vain voulu déguiser : il reçut enfin le prix d’un amour à l’épreuve, qui ne devait pas rester sans récompense.

Bientôt après, il se mit en tête de voyager : je ne fis aucunes difficultés pour le suivre ; nous passâmes en France. Ses parents furent instruits de son départ avec moi, et pour prévenir les suites d’une liaison qui leur parut dangereuse, ils nous poursuivirent. Mon ami fut arrêté dans la diligence de Calais, que nous avions prise pour nous rendre ici. On me laissa quelques guinées que la nécessité me força de prendre, et je continuai ma route, bien inquiète sur le sort qui m’attendait dans le monde nouveau où j’allais entrer.

Heureusement que la voiture n’était pas complète : ma confusion fut moins grande, en raison du peu de témoins qu’eut cette aventure ; car nous n’avions qu’une seule compagne de voyage. C’était cette même Julie que vous avez vue quelquefois chez la bonne Dupré, où elle demeurait alors. Elle revenait de faire la conduite à un Anglais qui retournait dans son pays, après avoir vécu quelque temps avec elle. Cette fille, qui est naturellement gaie, me fit supporter ce dernier malheur avec une résignation dont je ne me serais pas crue capable. Elle sut si bien gagner mon amitié, que je la suivis chez la maman Dupré, où j’attends, avec assez de patience, ce que le hasard peut faire en ma faveur. J’ignore encore si je rentrerai, quelque jour, en grâce avec ma mère, ou si je ne dois m’attendre à revoir ma patrie, qu’après que je l’aurai perdue ; c’est ce que le temps éclaircira.

Sophie termina ainsi son récit.

Après elle, Antoinette nous raconta ce qui suit.