Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/14

LÉOPOLD COLLIN, Libraire (4p. 55-117).

CHAPITRE XIV.



Quelque pénible que fût pour l’altière Adelina la fuite inattendue de Will et de Madely, elle ne perdit pas de vue son projet d’arracher à Caroline la protection trop positive de son époux, et de déterminer Crumwell à l’abandonner. Au lieu d’aller prendre des informations sur les deux fugitifs, elle prit des habits très-simples, et se fit porter à une taverne, où elle était sûre de trouver Maclean et Molly. Elle eut avec eux un long entretien, et ce fut par elle que le paysan gallois, qui était en effet le mari de Deborah, fut déterminé à se présenter à l’audience du Protecteur. Milady exigea qu’il parût sous le costume d’un simple journalier, dans ses habits de travail, et non avec ses habits de fête, afin de présenter à son père l’idée d’une profonde misère associée avec celle de s’attacher à Caroline sous aucune espèce de rapport. Quoique assez bien combiné, ce plan n’eut pas le succès qu’elle en attendait. Crumwell fut en effet saisi de dégoût à la vue du père de cette jeune personne, mais son premier mouvement fut de ne point la laisser rentrer dans une semblable famille ; il voulut d’abord examiner les preuves de sa naissance, et ne pouvant plus ni conserver de doute, ni l’abandonner à son sort, il se réserva le temps de se déterminer en la confiant à sa fille au moins pour vingt-quatre heures. Adelina ne se méprit point aux projets de son père ; elle comprit qu’ils aboutiraient au moins à placer Caroline dans une position indépendante ; et qu’une fois sous sa protection, elle ne pourrait plus disposer d’elle. Combien elle regretta l’éloignement de Will et de Madely ! mais il ne manquait pas à Londres de ces êtres faméliques, propres à tout, hors au bien, et qui appartiènent à celui qui achète une ou deux de leurs journées. Elle savait en trouver au besoin, et cette fois, elle descendit jusqu’à les chercher elle-même. On enleva Caroline à lady Ireton, on la remit aux mains de Maclean, et cette fois encore tout semblait avoir réussi selon les vœux d’une implacable rivale. Milord Falcombridge, ne pouvant pénétrer la part qu’avait sa coupable épouse à l’enlèvement de Caroline, ne lui dissimula point le chagrin qu’il en ressentit, et comme elle opposa ses cris ordinaires à sa volonté de la chercher jusque chez Maclean, et d’adoucir ses chagrins, il se réserva en silence de suivre ce projet, en supposant que ce fût pour la lui remettre qu’on l’eût arrachée de son asile, ce qui paraissait probable, puisqu’on ne retrouvait ni lui ni sa sœur. Crumwell fut excessivement irrité, quand sa fille tremblante lui raconta comment on lui avait ravi le dépôt qu’il lui avait confié ; il fit venir le jeune Claypole qui lui jura, au nom de la mourante Fenny qu’elle n’avait point désiré à cette heure la présence de sa sœur, qu’elle croyait avoir assez de jours à vivre encore, pour ne pas, au milieu de la nuit, porter l’effroi dans le sein de sa famille. Henry ne se trompa point sur la main qui avait dirigé cette nouvelle persécution ; il eut à peine le courage de le dissimuler ; Crumwell n’en doutait pas plus que lui. » Vous avez pris intérêt à cette jeune fille, dit-il à son petit fils, je vous charge de savoir où elle est, et je vous laisse le choix des moyens de vous en assurer. Vous m’en rendrez compte, et je prie le Seigneur de vous éclairer dans votre marche. Ses voies sont cachées, et son esprit me défend d’être ostensiblement l’interprète de sa volonté. »

En effet, il avait en ce moment des soins trop importants pour s’occuper exclusivement d’une jeune fille, et donner ses faiblesses en spectacle. L’Espagne irritée des actes d’hostilité commis envers elle, venait de déclarer la guerre à l’Angleterre. Crumwell avait dû s’y attendre, mais depuis long-temps il avait formé le projet d’élever la gloire de son pays à un degré bien supérieur à celui qu’avait ambitionné même la reine Elizabeth. Il avait moins de prudence ou plus d’audace que cette princesse, et d’ailleurs l’état politique de l’Europe avait déjà subi des changements. Le Protecteur avait accru la puissance de la Suède son alliée, et l’avait rendue maîtresse de la mer Baltique. Il venait de conclure un traité d’alliance avec la France, et se préparait à envoyer en Flandres six mille hommes se joindre à l’armée de Turenne. Aspirant à se rendre maître d’Elseneur et du passage du Sund, il se proposait de concerter avec Louis XIV la conquête des Pays-Bas[1]. Les ambassadeurs envoyés par le cardinal Mazarin, venaient d’arriver à Londres. Ce ministre les avait chargés de lui exprimer le regret que les affaires de l’État n’eussent pu lui permettre de faire lui-même ce voyage, et de remplir le vœu qu’il avait toujours formé de rendre hommage au plus grand homme qui fût au monde[2].

Ces projets ambitieux s’unissaient malheureusement pour le Protecteur, à des inquiétudes graves. Les royalistes cherchaient constamment à soulever le peuple et l’armée. Celle-ci était infectée d’un esprit général de mécontentement. L’orage grondait sourdement ; de grands, personnages conspiraient, et bientôt ils allaient accomplir leurs desseins, lorsqu’un nommé Willis découvrit les complots. Aussitôt une Haute Cour de justice fut érigée pour le procès des coupables, et tous ceux que la fuite ne put dérober au supplice en subirent de plusieurs genres différents, entr’autres le docteur Huet, homme qui depuis long-temps était l’ami de Fenny Claypole. De tous les coupables, il fût le seul dont elle demanda la grâce à son père. Mais quoique le Protecteur ne pût concevoir de leur liaison antérieure aucun soupçon contre sa fille, il ne refusa pas moins obstinément le pardon qu’elle lui demandait avec instance. Ce refus porta le dernier coup à la santé de la triste Fenny. Sir Henry, jugeant mieux que sir Claypole et ses amis de l’état de sa mère, n’osa la quitter dans une si fâcheuse circonstance ; mais, ne voulant pas non plus abandonner Caroline recommandée à lui par son grand-père, il concerta ses mesures avec milord Falcombridge, et chargea de l’exécution un homme capable d’en assurer le succès.

Mistriss Claypole, qui ne se croyait pas si proche de sa fin, éprouva tout-à-coup des crises si fâcheuses, qu’elle fut éclairée sur sa véritable situation. Pour la dernière fois, elle demanda son père, et la dernière grâce qu’elle voulut obtenir de lui, fut le bonheur de son fils et le rappel d’Amélia. Crumwell était vivement touché de la mort de sa fille ; persuadé que son dernier refus avait hâté l’instant fatal, il ne put se résoudre à lui en faire éprouver un plus cruel au cœur d’une mère. Il lui promit solemnellement d’unir les deux jeunes amants. La voix de Fenny se faisait à peine entendre ; elle remercia Dieu et son père, et prononçant le nom de Caroline, elle ordonna à sir Henry de la prendre sous la protection d’Amélia ; Crumwell permit au jeune Henry de remplir à cet égard les derniers vœux de sa mère.

Fenny, ayant ainsi marqué son dernier soupir par un dernier bienfait, expira doucement dans l’été de sa vie, laissant une mémoire qui est arrivée jusqu’à nous, et qui s’est conservée, non par aucun trait d’héroïsme, ni par aucune célébrité dans aucun genre, mais par le témoignage que les historiens ont rendu de ses vertus simples et modestes.

Elle avait nommé le lord Falcombridge son exécuteur testamentaire ; il avait été appelé avant sa mort, et il en fut sensiblement touché. Sir Claypole était inconsolable, la douleur de sir Henry était excessive, et toute la dissimulation de Crumwell ne pouvait cacher son noir chagrin. Quelques jours après sa mort, il fallut songer à l’exécution de ses dernières volontés, et lord Falcombridge, accompagné d’un notaire, se rendit à la maison où son époux et son fils la cherchaient encore, quoique certains de ne l’y revoir jamais. En examinant les divers objets que pouvait renfermer un bureau appartenant à elle seule, milord trouva une petite cassette d’un bois précieux ; la clef était à côté ; il l’ouvrit parce qu’elle n’était pas désignée dans le testament. L’étonnement dont il fut saisi en appercevant ce qu’elle contenait fut extrême, et frappant pour ceux qui étaient présents. Un papier était placé au milieu des bijoux dont elle était remplie ; il l’ouvre, et sa surprise redouble en lisant ces mots écrits de la main de Fenny. » Milord Falcombridge est averti que tout ce que renferme cette boëte, et la boëte même appartient à miss Caroline ; elle se trouva auprès du corps de M. Melvil, lorsqu’il fut assassiné en Écosse ; tout porte à croire que c’est l’héritage de cette jeune fille, puisque il n’a jamais été réclamé par les parents de son protecteur. Je prie milord Falcombridge d’en disposer de son consentement pour lui assurer un sort. Je l’institue son tuteur et son père ; et je désire, qu’en la rendant indépendante des hommes, il la mette également à l’abri de leurs fausses et malignes opinions, en lui choisissant un asile honorable ; ce sera, je l’espère, auprès de lady Amélia, si mon père m’accorde la faveur que je compte solliciter de lui avant ma mort prochaine. »

Lord Falcombridge tenait ce papier d’une main tremblante ; il fixait tour à tour les caractères tracés par sa belle-sœur, les bijoux étalés sur la table, la cassette qu’il retournait en tout sens. Tout à coup la petite boîte d’or le frappe ; il s’en saisit, et ce secret qui n’avait cédé ni à mistriss Belmour, ni à Fenny, ni même à Caroline, s’ouvre sous la main de milord qui verse des pleurs. Il la presse contre son cœur, la montre à sir Claypole, qui l’observe en silence, et la renfermant soudain dans la cassette, la serre dans le bureau dont il prend soigneusement la clef, regarde autour de lui si nul des témoins de cette scène muète n’y a prêté une grande attention, et emmène sir Claypole dans le jardin, où ils eurent un long entretien. Henry était le seul qui eût observé ce qui venait de se passer, les autres étaient des hommes d’affaires et des scribes, occupés seulement de leur métier. Il vit revenir son père et son oncle ; tous deux lui parurent extrêmement occupés, et lorsqu’ils se trouvèrent seuls, le lord Falcombridge lui fit mille questions sur cette cassette, sur la manière dont elle était parvenue à Caroline, et sur son intention en la déposant entre les mains de Fenny. Henry ne connaissait que le fait même du dépôt, sans en savoir aucune circonstance. Sa mère ne lui en avait parlé que comme d’une chose qui venait à l’appui de ce que disait Caroline, que dans son enfance, elle avait été entourée des apparences de la richesse ; il lui répéta que cette cassette s’était trouvée près du corps sanglant de M. Melvil, lorsque Charles Goring avait trouvé la jeune fille dans le bois, près de Jedburg ; sir Claypole qui se persuadait avec tout le monde que M. Melvil pouvait bien être en effet le père de Caroline, disait à son beau-frère que sans doute ces diamants lui avaient appartenu, et que miss Caroline avait aussi la même opinion, puisque jamais elle n’avait manifesté le désir de se les approprier. Milord Falcombridge secouait la tête d’un air d’incrédulité, mais sans donner aucune explication. Il finit par recommander à sir Claypole et à son fils, un secret absolu, et par manifester le plus vif désir de terminer promptement les arrangements relatifs à la succession. Désormais elle demandait peu de soins. Fenny avait partagé sa fortune entre son époux et son fils, et Henry avait déclaré qu’il en laissait la totalité à la disposition de son père : il n’y avait donc plus qu’à s’occuper de la délivrance des legs particuliers, et milord se hâta de prendre les mesures nécessaires.

Pendant ce temps son épouse ne paraissait pas moins soucieuse et moins agitée ; un chagrin secret semblait l’accabler, elle quittait souvent sa maison avec empressement, et y rentrait plus triste encore ; elle avait de fréquentes attaques de vapeurs, elle était inquiète, capricieuse ; elle devenait plus irascible que jamais, et milord ne savait plus de quels moyens se servir pour calmer des emportements sans sujet au moins apparent. Il allait souvent à la campagne de sir Claypole ; mais il ne parlait plus à personne ni de la cassette, ni de ses projets.

Un jour qu’il était resté à Londres, mais qu’il était au palais, un vieillard enveloppé d’un manteau, la tête couverte d’un grand chapeau, et appuyé sur un bâton, demande à être introduit dans son cabinet. Milady traversait l’antichambre, le vieillard ôte son chapeau ; milady le regarde, fait un cri, ordonne impérieusement qu’on écarte cet homme, et tombe évanouie. Le vieillard sans s’émouvoir remet son chapeau, et se retire sans hâter ses pas chancelants. On reporte Adélina dans son appartement, et son premier soin fut de recommander à ses gens de renvoyer ce vieillard toutes les fois qu’il se représenterait, et de garder le secret sur son apparition. Milord à son retour la trouve dans un état alarmant, et comme il était naturel d’en rechercher la cause, il fit des questions. On lui fit des réponses ambiguës, on déguisait maladroitement ce qu’on désirait de répondre ; et milord apprit enfin qu’un homme inconnu à toute la maison, avait causé une si grande terreur à milady, qu’elle s’était évanouie. Il repassa chez elle, et sans trop compromettre celui de ses gens qui avait rompu le silence, il tâcha de la faire parler elle-même ; elle lui dit alors qu’ayant une fois en voyage été attaquée par des voleurs, elle était sûre d’avoir reconnu ce matin dans ce vieillard, un de ces mêmes brigands, et qu’elle conjurait milord, pour sa propre sûreté, de ne pas se laisser approcher par cet homme. Milord la crut, tâcha de la rassurer, et ajouta qu’au lieu de renvoyer l’inconnu, il fallait le laisser entrer, s’il se présentait ; et aller chercher aussitôt le Constable et les Watchmen. Milady le conjura pour son propre repos de ne point l’exposer à une pareille scène dans sa maison, et de laisser cet homme chercher ailleurs le sort qui pouvait le poursuivre et l’atteindre. Milord se rendit à sa demande pour la tranquilliser ; d’ailleurs il pensa que la fougue de son imagination pouvait bien la tromper ; que sur son seul rapport, il ne fallait pas risquer de faire un semblable affront à un citoyen ; et que si cet homme avait affaire à lui, il finirait par lui écrire et lui demander audience.

Ce fut quelques jours après cette scène, qu’Henry Claypole essaya de distraire le chagrin qui l’accablait depuis la mort de sa mère, et vint à Londres visiter quelques amis, et rendre des devoirs au Protecteur. La mort de Fenny avait été pour lui un coup dont il avait peine à se remettre. Il accueillit son petit fils avec bienveillance ; mais son astucieuse politique ne permettait pas encore d’accomplir sa promesse, relativement à lady Amélia ; il refusa de prononcer son rappel, et remit à s’en occuper après le deuil. Les terreurs dont son âme était toujours agitée, lui rendaient le pardon difficile ; et son orgueil ne prétendait pas céder en apparence aux prières, même de sa fille mourante. Il traitait toujours Amélia en criminelle d’état, d’autant plus coupable qu’elle était sortie de sa prison, et n’avait point fait connaître le lieu de sa retraite. Henry sortit du palais le cœur flétri, l’œil humide, et entra dans une taverne où il devait dîner avec deux jeunes officiers. Il y était à peine entré, qu’un d’eux vint l’embrasser en l’appelant par son nom. Ils s’étaient à peine dit quelques mots, qu’un jeune homme d’une très-belle figure, s’approcha de lui, et demanda tout bas, s’il s’appelait en effet Henry Claypole ? Oui, répondit-il ; il remarqua que les yeux de cet étranger s’animaient de courroux en le regardant : il le fixa très-attentivement, l’autre le prit par la main, l’emmena au fond de la salle, lui dit quelques mots d’un ton fort animé ; on entendit sir Henry lui répondre avec beaucoup de modération : » Si cela est, je l’ignore. L’étranger répliqua ; Henry répondit encore, j’y consens ». Alors ils se saluèrent, le jeune homme sortit, et Henry rejoignit ses amis : est-ce un duel, lui demandèrent-ils ? Non, répliqua-t-il, et il passa la journée avec eux.

Le soir, il alla coucher chez milord Falcombridge qui le recevait toujours, mais il ne vit point sa tante qui était déjà couchée. Il passa la nuit à écrire, et le jour était prêt à paraître quand il entendit quelque bruit à sa porte : il écoute, des pas légers et des paroles entrecoupées frappent ses oreilles ; il croit qu’il y a dans la maison quelqu’un de malade qui a besoin de secours ; il ouvre sa porte : il apperçoit une grande femme vêtue d’une simple robe jetée sur elle, les cheveux épars, l’air égaré, le regard fixe et perçant, qui tenait un flambeau, et parcourait sans dessein une galerie qui séparait les appartements. Henry recule, effrayé de voir lady Adélina dans un pareil désordre. Elle l’apperçoit à son tour, et comme elle ne savait point qu’il fût venu cette nuit dans la maison, elle est frappée d’une muète terreur ; elle lui fait signe de rentrer, et pressant sa course, elle va se réfugier dans son appartement. Henry la croyant dans une espèce de délire occasionné par la fièvre, la suit, et lui demande avec beaucoup de douceur, si elle a besoin de ses secours. Je veux, lui dit-elle, après l’avoir regardé quelque temps sans répondre, que vous épousiez Amélia ! osez me dire que vous ne le voulez pas ! — Non, sans doute, je ne le dirai point, répondit Henry, c’est le plus cher de mes vœux. — Dites-vous vrai ? — Ah ! je vous le jure, s’il ne faut que cela pour vous tranquilliser, ma tante, rentrez et prenez le repos qui vous est nécessaire. — Cependant il ne le veut pas, lui ! — Qui, lui ? — Ce méchant vieillard qui cherche milord… Tenez, le voilà encore… là, là… à la porte de son cabinet… — Je ne vois rien, dit Henry étonné… Ah ! il s’en va… il n’y est plus… Plutôt mourir que de le laisser entrer, plutôt mourir que de ne pas vous donner Amélia. Je le veux. — Ah ! si le Protecteur le voulait comme vous ! — Il le voudra… — Oui, répondit Henry en la prenant par la main et la reconduisant dans sa chambre à coucher ; où il éveilla ses femmes, et se hâta de la laisser entre leurs mains, la croyant plus mal que milord ne semblait le penser.

Le soleil était déjà levé, Henry se hâta de sortir de Londres, et se rendit à Kensington, où déjà l’attendait l’étranger de la veille, se promenant à grands pas, l’air agité. Henry l’aborde : « Je ne sais, lui dit-il avec modération, de quelle offense vous prétendez me demander raison, et je crois qu’en hommes prudents, nous devons nous expliquer, et savoir s’il n’y’a point ici quelqu’erreur… Il n’y en a aucune, reprit vivement l’inconnu ; vous m’avez enlevé un trésor qui m’est plus cher que ma vie. Il a sans doute assez de prix pour vous coûter quelques efforts ; et pour vous en voir tranquille possesseur, il faut m’ôter le jour. Henry crut alors que c’était un amant de lady Amélia ; un léger mouvement de colère enflamma ses regards naturellement si doux ! » Je ne sais, lui dit-il en cherchant à se rendre maître de lui-même, quel étrange reproche vous m’adressez, et vous devriez du moins préciser mieux la cause d’un combat singulier entre deux hommes, dont l’un est parfaitement inconnu à l’autre. — Il se peut que je vous sois étranger, mais moi je connais sir Henry Claypole comme un séducteur, et je suis décidé à lui faire rendre raison des pièges qu’il a tendus avec tant de succès à l’innocence ; mettez-vous en garde, Monsieur. — Un moment, répliqua Henry, ne saurai-je point votre nom ? — On vous l’apprendra si vous êtes le plus heureux, et si je le suis moi-même, vous n’avez nul besoin de le savoir !… À Dieu ne plaise, répondit tranquillement Claypole, que je me batte avec un homme que je n’ai pas offensé, parce que dans un moment de délire, il lui plaît de le supposer, sans vouloir ni s’expliquer, ni même se nommer ! Remettez vos sens, Monsieur, calmez une fureur… — Henry Claypole serait-il un lâche, reprit l’inconnu, l’œil étincelant ? — J’ai donné quelques preuves du contraire, répondit en souriant le jeune Henry ; mais je ne suis ni un assassin, ni un insensé ; et ce serait être l’un et l’autre, que d’aller risquer d’ôter la vie ou de la perdre, sans savoir même quel sujet me mettrait les armes à la main. — L’inconnu furieux, tira son épée : — Je me bornerai donc à me défendre, reprit Henry avec calme, et jetant son manteau, il mit à son tour l’épée à la main. Les marques de deuil qu’il portait, frappèrent l’étranger ; il s’arrêta : » Que signifient, dit-il, ces ornements funèbres ? Daignez m’en instruire. Il y a quelques jours que ma mère… répondit Claypole… et il ne put achever. L’inconnu baissa la pointe de son épée ; sa fureur était calmée ; un sentiment religieux, ce nom sacré de mère, les vertus de celle qui l’avait porté rendirent immobile celui qui le moment d’auparavant ne respirait que fureur et vengeance. » Pardonnez, dit-il, sir Henry, j’ignorais cette circonstance, nous pourrons nous revoir dans un autre temps. À ces mots, il voulut s’éloigner : » Un moment, lui dit sir Henry, ce mouvement vous honore, vous rend respectable à mes yeux, et je désire enfin vous connaître ; je désire surtout, n’en doutez pas, savoir quel est l’objet que vous prétendez me disputer… Une autre fois, répliqua le jeune inconnu… Mais au moment où il prononçait ces mots, il se sentit saisir par le bras, il se retourne, un vieillard courbé sous le poids des années, le considère avec une sorte d’indignation : » Jeune homme, lui dit-il, d’un ton sévère, est-ce ainsi que vous traitez un bienfaiteur, un ami ! Ne savez-vous pas que vous devez tout à sir Henry Claypole, et à la divine Amélia ! — Vous êtes sir Charles Goring, s’écria Claypole, et vous imaginez que je vous ai enlevé votre Caroline ! — Il est vrai, la renommée m’a appris ce que vous avez fait pour elle, ce qu’elle a fait pour vous, et j’ai cru que l’amour seul pouvait inspirer tant d’héroïsme. — Et vous avez douté répliqua sévèrement le vieillard, de celui de l’amitié ! Rougissez, sir Charles, de ne pas croire à la vertu ! Voyez, je vous prie, le vieux musicien de Charles Ier, quitter sa retraite, et porter ses pas chancelants dans un monde où tout est nouveau lui. Certes, ce n’est pas l’amour qui le conduit ; c’est une affection paternelle, c’est le désir, ou plutôt le besoin d’être utile à ses semblables. C’est le devoir impérieux qui ordonne de se servir des moyens offerts, et qui fait dire, au coucher du dernier soleil, qu’on a encore bien employé sa journée. Allons, jeune homme, embrassez sir Henry, confiez vous à son honneur, et vouez-lui une reconnaissance éternelle. Charles Goring confus et pénétré des reproches qu’il se faisait à lui-même, désavoua généreusement un moment de délire et d’erreur. Henry l’excusa facilement, et ne songea qu’à le dérober au danger où il semblait s’exposer en paraissant à Londres. Law, car on l’a déjà reconnu, engagea les deux jeunes gens à venir se reposer chez lui, près de Kensington. Il y avait pris une maison simple et commode ; depuis longtemps habitué à respirer l’air de la campagne, celui de Londres lui aurait été dangereux. Au moment où il s’était nommé, sir Henry lui avait donné ces marques de respect que les cœurs généreux accordent à l’âge, et dont la vieillesse est si touchée ! Amélia et Caroline furent les objets de leur entretien, mais il ne voulut s’expliquer ni sur les motifs de son voyage, ni sur les moyens qu’il cherchait à rassembler en faveur de Caroline, ni sur le séjour d’Amélia, qui cependant semblait lui être connu. Henry s’occupait de trouver une retraite au jeune Goring. Goring voulait aller trouver Caroline, Law lui défendit de faire le moindre mouvement de ce genre. Mais il se révoltait à l’idée d’être plongé dans une honteuse nullité, lorsque tant de personnes bienfaisantes s’agitaient pour l’objet de ses vœux les plus chers. Henry et Law lui demandèrent s’il voulait se faire connaître à milady Falcombridge, et paralyser par ses propres malheurs les efforts qu’on faisait pour le réunir à son amante. Henry se flattait à peine de le déterminer à la fuite, quand tout à coup John Barclay entre chez le vieillard ; » Suivez-moi, dit-il à Goring… suivez-moi sans différer… Qu’y a-t-il, demanda sir Charles ? — Je n’ai pas le temps de m’expliquer ; on ne vous cherche pas, et cependant on vous trouvera ; encore une fois, ne perdez pas de temps ; et le prenant par la main, il l’entraîna, sans que Law et Henry pussent lui dire autre chose, sinon que Barclay ne pouvait ni les tromper, ni leur en imposer. Son air troublé, son action précipitée laissèrent le vieillard et son compagnon dans une incertitude pénible ; ils n’y demeurèrent pas long-temps. L’hôte de Law vint lui annoncer la visite du capitaine des gardes de Crumwell. Celui-ci parut surpris de ne trouver que sir Henry près du vieux musicien, mais il n’en signifia pas moins à ce dernier, l’ordre de le suivre chez le Protecteur. Law obéit, et sir Henry lui donna le bras jusqu’à la voiture amenée pour lui. Le capitaine ne lui permit pas d’y monter, mais remarquant dans ses yeux une vive inquiétude, il crut devoir le rassurer en lui disant : « Je Vois qu’on a trompé milord et qu’il n’y a rien à craindre. »

Peu tranquille cependant, Henry qui savait bien qu’un soupçon était bientôt changé en certitude dans la sombre imagination du Protecteur, se hâta de revenir à Londres et de se rendre au palais. Il était à peine dans la salle des gardes, qu’il s’y fit un mouvement extraordinaire ; il entendit appeler, il vit accourir des femmes de la maison de Crumwell, qui passèrent rapidement, furent introduites dans l’intérieur de l’appartement, y restèrent quelque temps, et tout à coup les portes s’ouvrirent, et plusieurs officiers parurent soutenant un lit de repos, sur lequel était couchée lady Adélina, pâle, échevelée, respirant à peine, suivie des femmes qu’on avait appelées à son secours, escortée par son mari à peu près aussi décoloré qu’elle-même. Les officiers déposèrent leur fardeau dans la salle, et sir Henry s’approchant alors de son oncle : « Qu’est-il donc arrivé, demanda-t-il ? — Je l’ignore moi-même ; j’étais dans un cabinet secret, à travailler par l’ordre du Protecteur ; lui-même est venu m’appeler, et j’ai trouvé cette femme attaquée de convulsions effrayantes. Crumwell troublé, ne savait quel secours lui donner ; il a demandé les femmes attachées à sa maison, et lorsque l’anéantissement a succédé à la rage du mal, les officiers des gardes ont bien voulu la transporter ici ; je vais essayer de la reconduire chez elle. — Il faudrait tâcher de l’y retenir, répondit Henry, et il raconta la scène dont il avait été témoin le matin avant l’aube du jour. « C’est une femme singulière, répondit milord, sa tête est toujours exaltée ; elle voit ce que personne n’a vu et ne verra jamais ; un vieillard que je ne connais pas s’est présenté chez moi ; je ne sais par quelle fatalité, quelque chose d’extraordinaire en lui a troublé les sens de Milady ; depuis ce moment, elle me voit sous le poignard d’un assassin. Depuis long-temps son imagination troublée par l’exil de ma fille a réuni les idées les plus incohérentes ; elle ne rêve que sang, vol, incendie ; c’est un torrent d’extravagances qu’elle débite sans suite et sans liaison ; je ne sais que penser d’elle, et je crains qu’elle ne se donne en spectacle à la ville et à la cour. Demeurez ici, le Protecteur doit vous faire appeler. Je vais à l’hôtel ; forcé de quitter un travail important et pressé, je reviendrai le reprendre aussitôt. Adieu Henry ; je désire, ainsi qu’Adélina, vous voir l’époux de ma fille ; mais ni vous ni moi ne pouvons rien sans l’autorité suprême. »

À ces mots, il partit avec Milady qui, toujours privée de sentiment, ne pouvait s’appercevoir des mouvements qu’on se donnait pour elle. Henry demeura long-temps avant d’être admis dans le cabinet de Crumwell ; enfin on l’appela ; il parut. La physionomie du Protecteur était sombre, ses regards inquiets fixaient la terre et parcouraient les objets inférieurs à la personne de Henry ; il s’approcha de son bureau, et touchant sans y jeter les yeux, des papiers épars, il semblait les rassembler par contenance et sans intention. Jamais sa timidité naturelle ne s’était tellement montrée dans tout son maintien ; son petit-fils était aussi embarrassé que lui. Enfin rompant le silence, Henry, lui dit-il… — Milord,… répliqua Henry, et tous deux gardèrent le silence. — Henry, répéta-t-il une seconde fois !… Suivit encore une longue pause… Puis enfin reprenant haleine : le seigneur veut m’éprouver, continua-t-il… Ses voies sont cachées ; pour la première fois, je cherche le Christ, et ne l’ai pas rencontré. Votre mère m’a été ravie !… Les joies de ce monde sont périssables, Dieu seul est infini !… Des larmes coulaient le long des joues du jeune Henry. Crumwell, sans avoir l’air de s’en appercevoir, continua ainsi : — Il plaît à Dieu, qui m’a toujours accordé la victoire sur les ennemis de l’État et du Christ, de m’affliger dans ma propre famille : j’ai perdu mon gendre Ireton ; je suis encore menacé de perdre mon autre fille, votre tante Adélina ; cette femme dont le caractère emporté ne souffre pas la contradiction, me demande à grands cris que vous épousiez a belle-fille Amélia. Je l’ai promis à votre mère, et je veux bien tenir ma parole ; mais il est plusieurs circonstances imprévues qui peuvent demander d’amples méditations ; une recherche profonde au milieu des ténèbres qui obscurcissent les voies ; et d’ailleurs que sais-je ce qu’Amélia est devenue ? Si votre desir est de vous lier à elle, priez donc le Christ, priez-le avec ferveur, et qu’il vous enseigne à découvrir le lieu de sa retraite. Alors venez m’en instruire ; je le consulterai moi-même, et s’il est vrai qu’il donne la force à l’esprit de concevoir le bien, et de l’opérer par de saintes œuvres, je trouverai sans peine s’il est bon que l’œuvre du Seigneur s’accomplisse. » Il était déjà fatigué d’avoir tant proféré de paroles dont le sens était enveloppé, et dont la plupart n’étaient sorties de sa bouche qu’à de longs intervalles ; il fit un signe de la main, et Henry l’ayant salué, se retira sans mieux comprendre ce qui était réellement sa volonté que s’il n’eût point parlé. Il n’y avait aucun moyen de faire de questions à cet homme impénétrable, de sorte qu’il n’avait osé s’informer pourquoi Law avait été demandé. Son inquiétude à cet égard était extrême ; il ne savait pas davantage pourquoi Barclay avait si précipitamment entraîné Charles Goring, et il sortit du palais avec la certitude que son grand père était agité de quelques fortes et nouvelles inquiétudes ; qu’il ne voulait pas lui faire épouser Amélia ; que Law était arrêté, et que Goring courait de grands dangers. En sortant du palais, il vit du mouvement dans les cours, des troupes sous les armes, des officiers qui allaient et venaient, et des partisans et créatures de Crumwell qui portaient sur leurs fronts l’empreinte des soucis et de la terreur. Cet appareil alarma le jeune homme, et machinalement ses pas se portèrent vers la maison de Kensigton ; l’espace de temps avait été de cinq ou six heures, et déjà Law était parti par ordre du Protecteur, mais sur sa parole de se rendre de suite à sa maison du comité de Wọrcester. C’est tout ce que Henry put apprendre du propriétaire de cette habitation. Le jeune homme revint tristement à Londres où il espérait trouver son père, ce qui arriva effectivement. Sir Claypole lui apprit qu’il s’était répandu tout à coup dans la ville qu’on avait vu Charles Stuart, et que ce bruit venait, à n’en pouvoir douter, d’un valet de milady Falcombrigde, qui prétendait avoir reconnu le prince, et l’avait vu le matin même sortir de Londres, et prendre sa route précisément vers Kensington. Claypole ajouta que l’on avait eu des soupçons sur le vieux Law, qu’un singulier hasard avait amené aux environs, sans qu’on lui connût aucune affaire pressante dans la capitale ; que cependant son interrogatoire ayant été minutieux et ses réponses très-simples, le Protecteur s’était borné à le renvoyer à sa propre maison, et à lui défendre les approches de Londres. Law ne demandait qu’un entretien avec lord Falcombridge, et n’avait pu l’obtenir. Henry se douta que ce fantôme dont on était alarmé n’était que Charles Goring, déjà pris une fois pour Charles Stuart. Il ne lui fut pas difficile d’imaginer pourquoi John Barclay l’avait si précipitamment emmené, ni d’apprécier le danger qui le menaçait ; car s’il était arrêté, il faudrait décliner son nom, et le fils de lord Goring pouvait craindre la destinée de son père, quoiqu’il eût porté les armes sous les drapeaux de la République. Henry confia ses alarmes, et sir Claypole ne put que lui représenter qu’il avait déjà couru pour Caroline un danger assez grand, et qu’il fallait désormais se contenir dans les bornes de la prudence. Ce que suggère en pareil cas la sage prévoyance d’un père, n’est pas toujours adopté par la jeunesse ardente et généreuse, et Henry tremblant pour l’ami de la jeune Caroline songeait en lui-même aux moyens d’être utile à Charles, tout en écoutant avec respect les avis de son père.

Mais tandis que la nouvelle la plus fausse et la plus inconsidérément répandue, tenait tous les esprits dans une pénible inquiétude, suivons Caroline dans son triste et mystérieux voyage.



  1. David Hume, historien sans doute très-estimable, mais soumis aux préjugés nationaux, qu’il aurait dû dépouiller, parle ainsi de ce projet de Crumwell. » S’il eût vécu plus long-temps, dit-il, et maintenu son autorité en Angleterre, ce projet, quelque chimérique, ou plutôt quelque hasardeux qu’il fût, aurait eu son exécution. Ce premier pas vers d’importantes conquêtes, dont la France, n’est venue à bout que partiellement avec une profusion incroyable de trésors, et au prix de tant de sang, aurait été fait par le génie entreprenant, quoiqu’impolitique de Crumwell. L. VI, c. 61.

    Que dirait aujourd’hui l’auteur anglais, qui se réjouit de ce que la France ne parvint alors à conquérir qu’une partie des Pays-Bas, s’il avait vu dans le tumulte d’une révolution les Français en quelques mois, sans prodiguer le sang ni l’or, s’emparer de ces riches et belles provinces ? Que dirait-il donc aujourd’hui ? « La France n’a pu faire, se disait-il, ce que l’Angleterre à peine osa tenter. Elle fait ce que l’Angleterre n’aurait jamais osé concevoir, et ce que vainement elle cherche à empêcher depuis dix-huit ans.

  2. Mazarin qui écrivait en ces termes à Crumwell était loin d’énoncer une si haute idée de lui à la cour de France ; il avait coutume de l’appeler a fortunate madman, un fou heureux. Carte’s collection. T. II. Gumble’s life of Cromvell, pag. 93.