Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/15

LÉOPOLD COLLIN, Libraire (4p. 118-189).

CHAPITRE XV.



Livrée aux réflexions les plus tristes, abandonnée à des gens en qui elle ne trouvait aucune trace des sentiments de la nature, Caroline observait en silence celui qui se di sait son père ; elle se serait encore reproché sa propre indifférence, pour ne pas dire plus, si elle n’y avait trouvé une excuse dans celle qu’il lui témoignait. Molly seule paraissait sensible à son sort, et lorsque le mouvement de la voiture eut profondément endormi Maclean, cette femme tendit la main à la délaissée Caroline, et craignant qu’elle n’eût froid, elle lui donna une espèce de cape de drap dont elle la força de s’envelopper. Plusieurs fois elle ouvrit la bouche pour lui parler ; mais elle observait Maclean, et gardait le silence. Caroline n’osait le rompre de son côté, et l’on avançait toujours sans qu’elle s’occupât de la route qu’on suivait, et sans même s’informer du lieu où on la conduisait. Vers le soir, on arrêta en pleine campagne vis-à-vis d’une méchante auberge, et Maclean descendit le premier. Molly l’appela pour aider à Caroline. « N’a-t-elle pas besoin de moi, dit-il grossièrement ? Il faut laisser à la ville ces airs de dame ; je ne suis d’humeur à les souffrir. — Je descendrai bien seule, mon père, répliqua-t-elle promptement ; je suis plus habituée à la peine qu’aux aisances de la vie. — À la bonne heure ; car pour de la peine, vous n’en manquerez pas, et en même temps il entra dans la maison. Caroline sauta légèrement à terre, et se présenta ensuite pour aider à Molly, qui lui dit en descendant : « Pauvre enfant, quel sera ton sort ! » Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage ; car Maclean sortant avec deux autres hommes, prit Caroline par le bras. « Suivez-moi, fille, lui dit-il ; on dit que vous êtes curieuse ; je veux vous faire voir une chose nouvelle pour vous. » Caroline obéit sans résistance ; il la fit tourner derrière la maison ; ils descendirent un chemin creux, dans lequel ils avaient beaucoup de peine à marcher sur des pointes de rochers, dans un terrain humide, dont les creux étaient remplis d’eau. Après avoir tourné l’espace d’un quart d’heure autour d’une montagne, ils se trouvèrent au bord de la mer, et à l’instant du lever de la lune, Caroline apperçut une barque à l’ancre dans une petite anse. « Mon père, où me conduisez-vous ? s’écria-t-elle dans le plus grand effroi. » Taisez-vous, lui dit-il ; de quoi donc avez-vous peur ? On veut vous faire faire une petite promenade, et voilà tout. » Caroline de plus en plus saisie de crainte, ne put retenir un cri perçant, surtout quand Maclean se retirant en arrière, les deux hommes qui l’avaient suivi, la saisirent chacun par un bras, et voulurent l’entraîner vers la barque. Sa résistance aurait été vaine ; mais elle jète un second cri, une voix lui répond, et plusieurs hommes sortant de dessous un rocher, accourent, et tombant sur les deux compagnons de Maclean et sur lui-même, commencent à les maltraiter. Maclean se défendait avec courage, et en inspirait à ses camarades, qui essayaient toujours d’entraîner Caroline ; mais enfin l’adversaire de Maclean ayant tiré une arme blanche, Caroline émue se débarrasse par un mouvement vif et imprévu des mains des deux autres, et s’élançant vers l’homme armé, le reconnaît au clair de la lune. « Arrêtez, Lewis, lui dit-elle, voulez-vous tuer mon père ? En même temps elle embrasse Maclean, le couvre de son corps, et la pointe de l’arme de Lewis lui effleure l’épaule, et fait jaillir quelques gouttes de sang sur son père et sur ses habits. — À l’instant même, Maclean la prend dans ses bras, la serre contre lui. — Eh bien, elle ne s’en ira pas, dit-il d’un ton résolu, la pauvre fille ; elle a voulu me sauver la vie, je l’emmène avec moi. — Oui, mon père, s’écrie Caroline, ne m’éloignez pas de vous, je vous servirai, je vous aiderai ; vous serez content de mon obéissance ; mais ne m’éloignez pas de vous, je vous en conjure. — Miss Caroline, lui dit Lewis, retournez à l’auberge avec cet honnête homme-là ; je vais vous y suivre quand j’aurai fait remonter ces gens-ci sur leur barque, et soyez tranquille, on veille sur vous.

Maclean voyant que la frayeur et un peu de douleur de sa blessure empêchaient Caroline de marcher, la prît dans ses bras, et la porta dans le chemin pénible qu’ils venaient de parcourir. Vingt fois il prononça ces mots : « Cela est singulier… fort singulier, » et toujours il en revenait là, sans que la pauvre Caroline, pénétrée de froid, et à peine rassurée, fût tentée de lui en demander l’explication. En arrivant, il trouva Molly auprès du feu ; elle parut surprise et joyeuse de revoir Caroline, effrayée de voir du sang sur elle et sur son père ; mais elle ne fit aucune question. La maîtresse de l’auberge la fit passer avec la malade dans une pièce voisine, et fit allumer un grand feu. On déshabilla Caroline, sa blessure était peu de chose, et quand elle fut réchauffée, on lui fit boire du vin chaud, et on la coucha par ordre de son père, qui déclara qu’on partirait le lendemain, si toutefois elle était en état de voyager.

À peine elle était dans son lit, mais sans pouvoir sommeiller, qu’elle entendit arriver Lewis et ses compagnons. Elle écouta la conversation, et Molly étant venue près de son rideau, elle fit semblant de dormir afin qu’on ne fermât point la porte, qui resta en effet entr’ouverte. « Bien fâché, M. Maclean, d’avoir interrompu votre voyage ; mais où alliez-vous donc par ce chemin là ? — Belle demande, je m’en vais au pays de Galles. — Au pays de Galles par la pleine mer ! la route est nouvelle ! — Qui vous dit que je voulais m’embarquer ? — Qu’alliez-vous faire au bord de la mer, avec le patron de cette barque ? — Que vous importe ? — Il m’importe si bien, et par de tels ordres, que je vous attendais là, moi, pour vous empêcher d’aller plus loin. — De quel droit, par quel ordre ? — Par ordre de milord Falcombridge qui a consenti qu’on vous remît votre fille, qui veut bien vous la confier, à vous et à votre sœur, mais qui ne prétend pas la perdre de vue, et qui veut que vous lui répondiez de sa personne, et… — Parlez bas, Monsieur, dit alors Maclean, si elle vous entendait… vous sentez bien que je ne saurais plus en être maître, et je ne peux pas être le serviteur de ma fille ! — Soit, mais j’avais ordre de prévenir toute espèce de danger, et votre vie même aurait été sacrifiée. — Écoutez, Monsieur Lewis, je vous ai vu en effet bien disposé… Mais Caroline est une bonne fille, elle m’a sauvé de vos mains, elle a été généreuse, et je ne veux pas lui faire de mal : en vérité, je ne le ferai pas. Ainsi, vous pouvez assurer sa seigneurie milord Falcombridge qu’elle sera bien avec moi, et ma sœur. Goddham, faudra qu’elle travaille, qu’elle se rende utile, qu’elle n’ait pas de fierté, car nous sommes pauvres. — Soyez honnête homme envers elle, et vous ne le serez plus ; soyez aussi plus sage que par le passé ! — Chut, s’écria vivement Maclean ! — Soit, reprit Lewis, brisons-là, et buvons un coup ; plus de voyage par mer, marchez droit au pays de Galles, et demain je vous parlerai. — Non, tout de suite, dit Maclean, allons dehors, une affaire finie débarrasse le jugement. À ces mots, ils sortirent et Caroline un peu rassurée appela Molly comme si elle se réveillait, et pour lui demander un léger service. Molly courut auprès d’elle, l’embrassa tendrement et avec une effusion réelle, mais sans lui parler, et en sortant elle ferma la porte de sorte qu’elle ne put rien entendre lorsque Lewis et Maclean rentrèrent pour souper.

Le lendemain, Molly et Maclean vinrent auprès d’elle ; le dernier n’avait plus cet abord sournois et méchant qui la rebutait ; ses manières étaient brusques et rustiques, mais il la fixa d’un œil presque caressant. « Eh bien, fille, comment va-t-il ce matin ? — Bien, mon père, je ne sens plus à l’épaule qu’une légère douleur. — Bien, bien, vous avez été bonne fille, et vous ne vous en repentirez pas. Quand vous pourrez partir, nous nous en irons, pour cette fois au pied du Snowdon. — Quand vous voudrez, mon père, dit-elle, heureusement bien instruite de ce qui s’était passé la veille. — Elle témoigna en même temps le désir de se lever, et quand elle passa dans la chambre commune, elle trouva Lewis qui, en se levant pour la saluer, lui fit signe de ne pas parler, assez adroitement pour qu’elle seule le comprît. — C’était cependant un cruel supplice que de se voir avec un homme qui pouvait lui donner tant d’éclaircissements sur les événements passés, sur le sort de Lady Amélia, et peut-être sur celui de sir Charles ! Mais Maclean semblait craindre qu’elle fût seule avec lui, et Lewis ne faisait aucun mouvement pour favoriser un entretien secret. Il trouva seulement le moyen, en déjeûnant, de raconter une histoire arrivée, disait-il, à un de ses amis, par laquelle Caroline pouvait entendre que sir Charles lui était fidèle, et qu’il n’était pas impossible qu’on pût se réunir. La fille de Maclean ne pensait plus à un pareil miracle, mais elle apprit encore une fois que mistriss Belmour et son fils respiraient, et c’était tout ce que sa raison lui laissait à désirer quoique son cœur pût regretter davantage. Quant à lady Amélia, Lewis fut impénétrable ; on ne parla point de l’aventure de la veille, et quand elle eut déclaré à son père qu’elle était en état de partir, elle dit adieu à Lewis, et remonta dans la petite charrette. Maclean y avait fait placer un matelas où elle fut commodément couchée, et couverte d’un manteau doublé de peaux, ce qui lui fut d’un grand secours.

Ils retrouvèrent Lewis à la couchée. Le souper se passa tranquillement ainsi que le lendemain, et enfin le troisième jour, comme ils étaient tout près de passer la Severn, Lewis prit congé de Caroline, et de ses parents, sans qu’elle eût pu l’entretenir en particulier. Il avait par fois en la regardant, l’œil attentif et inquiet ; d’autres fois il semblait plus satisfait, mais son obstination à l’éviter lui semblait un problème difficile à résoudre. Elle fit en vain tous les efforts possibles pour le rapprocher d’elle, sans en tirer d’autre fruit que de l’impatience et de l’incertitude.

Lorsqu’il les eut quittés, les attentions de Maclean ne se ralentirent point, et Caroline arriva excessivement fatiguée, mais du moins persuadée qu’elle ne risquait rien entre les mains de son père et de Molly. Elle ne pouvait croire que la protection de milord Falcombridge fût illusoire ; mais comme elle ne savait pas pourquoi il la lui accordait, n’avait-elle pas à craindre que l’ascendant de Milady ne l’emportât sur un mouvement de compassion qui s’effacerait par l’absence de l’objet qui l’avait excité ? La demeure plus qu’agreste de Maclean ne la rebuta point autant qu’il aurait dû s’y attendre, et il lui sut gré de ce qu’elle ne parut ni effrayée, ni dégoûtée de la misère qu’elle annonçait. On déchargea le bagage que contenait la petite voiture, et à sa grande surprise, on apperçut qu’il y avait sous la paille, une malle à l’adresse de Caroline. Elle l’ouvrit, elle y trouva du linge et des habits très-simples, tels qu’elle les avait eus dans la tour lorsque le général Monk l’avait ramenée d’Écosse. Le linge lui fit plaisir, elle en offrit à Molly, mais les habits ne pouvaient plus lui être utiles, et Maclean lui dit qu’il irait les vendre à la ville à son prochain voyage. Comme elle arrangeait dans une espèce de chambre, ou plutôt de soupente qu’on lui assigna pour demeure, ce que contenait cette malle que Lewis avait, disait-on, apportée pour elle, elle trouva au fond, une petite boîte qu’elle ouvrit. Elle renfermait un portrait de lady Goring, peinte très-jeune tenant sur ses genoux un enfant dont les traits encore peu développés, n’offraient pas moins ce que devait être Charles à cet âge. Cette vue fit couler d’abondantes larmes. Ô mistriss Belmour, Ô sir Charles, s’écria-t-elle ! Quelle main cruelle ou bienfaisante, je ne sais lequel dire et penser, retrace à mes regards tout ce que j’aimai jamais ; et tout ce que j’ai perdu ! Ô ciel ! est ce à la fille de Maclean à songer au fils de lord Goring, à nommer encore sa veuve du nom de mère ? Encore si je n’étais que la fille de Maclean et de Deborah ! mais on dit que je suis le malheureux enfant du hasard ; et encore que cela ne puisse être, encore que M. Melvil ne soit point mon père, on l’a dit, on le croit, on le croira toujours, et je ne reverrai jamais ni lady Goring, ni son fils. Ah ! Lewis, à quel supplice m’avez-vous livrée ! Mais ce pauvre jeune homme ne connaît pas le fatal secret de ma naissance ! Il ne sait pas que le seul espoir de la triste Caroline est d’étouffer tout espoir, et de chercher désormais tout son repos dans l’oubli du passé ». À ces mots, elle baisa respectueusement l’image de lady Goring, jeta un long regard sur celle de sir Charles, et comme si elle lui avait dit adieu, elle les cacha dans un coin obscur de sa chambre, résolue à ne plus les regarder. Eut-elle la force de tenir à cette résolution ? c’est ce qu’on croirait avec peine. Elle ne pouvait deviner comment cette malle qu’elle devait sans doute aux bontés de milord Falcombridge pouvait contenir ces deux portraits ; et s’ils étaient une marque de l’attachement de Lewis, comment avait-il pu se les procurer ? Ne serait ce pas un don de sir Henry Claypole ? Mais sir Henry savait bien tous ses secrets ; comment pourrait-il lui faire un présent plus propre à éterniser ses regrets qu’à lui procurer des jouissances ? Telles étaient ses réflexions, quand Maclean l’appela pour aider Molly au travail du ménage.

Elle n’y fut point embarrassée, elle ne montra nul dégoût pour de grossiers travaux, elle fut ce que sont les hommes doués d’un esprit supérieur, ce qu’ils doivent être dans les différentes positions de la vie. Maclean, pour la première fois depuis leur réunion, parla de Deborah, et Caroline qui n’avait osé la nommer, se sentit soulagée lorsqu’elle entendit sa sœur faire l’éloge de ses vertus et de sa bonté. Maclean trop grossier pour déguiser ses sentiments ne fit nulle mention de ce qu’on avait allégué contre la réputation de sa femme, et la pauvre Caroline goûta quelque douceur à se croire en droit de respecter les auteurs de ses jours. De ce moment elle se crut leur fille, et résolut de se soumettre à son sort. Le souvenir de ce que lui avait dit M. Melvil s’effaça presque, en songeant que la tendre amitié de ce vieillard avait formé sur elle de simples projets d’élévation ; qu’il voulait apparemment lui procurer un établissement, et que ces pierreries renfermées dans la cassette étaient sans doute la dot qu’il lui destinait. Le soir Maclean partit pour Édimbourg, où il emporta beaucoup d’argent. Caroline s’en apperçut avec étonnement, mais elle garda le silence ; Molly avait l’air sombre et mécontent à l’instant de son départ. » Toujours le même, dit-elle en grondant, jamais il n’aura rien, et songera toujours à mal faire ! — Parlez-vous de mon père, lui dit Caroline ? — Oui, mon enfant, c’est tout comme du vivant de ma pauvre sœur, il ne peut rien garder ; il n’a jamais su que prodiguer, et puis après faire encore de méchantes actions pour se procurer de quoi prodiguer encore. — Mon père n’est sûrement pas capable de faire de méchantes actions. — Ah ! vous devez avoir entendu dire à Deborah… ? — Jamais elle ne m’a parlé de mon père. — Serait-il bien possible ? mais c’est égal, Maclean ne vaut pas grand’chose, c’est moi qui vous le dis, et quoi qu’il en soit, Caroline, c’est votre intérêt de lui obéir et de le respecter. — C’est mon devoir aussi, ma tante, et je ne prétends pas m’en écarter. — Bien, bien, mon enfant ! le ciel devrait vous bénir, vous êtes une bonne fille, et ma pauvre sœur Deborah vous chérissait aussi de toute son âme… Mais brisons là dessus ; la pauvre femme n’est plus, vous le savez, et rien ne m’afflige comme de penser à elle. N’en parlons plus, et puisque son absence nous laisse un peu de repos, faisons paisiblement notre ouvrage. Molly avait raison de s’exprimer ainsi ; les quinze jours suivants s’écoulèrent tranquillement au milieu des pénibles, mais innocentes occupations de la vie rustique. Caroline ne dédaignait aucun soin, ne se rebutait d’aucun genre de travail, et tout son bonheur était de se retrouver chaque soir dans son espèce de chambre, et de contempler un instant les portraits dont elle était en possession, qu’elle s’était d’abord condamnée à ne plus voir, mais auxquels un secret instinct l’avait ramenée, et après lesquels elle soupirait tout le jour. « Est-ce un crime, se disait-elle ? Oh non ! je ne considère lady Goring qu’avec le respect que je dois sans doute à ma bienfaitrice. Charles, je ne vous vois que comme un ami auquel je dois la vie, et si elle a cessé de m’être chère, si je ne la conserve que comme un dépôt dont il ne m’est pas permis de disposer, hélas, il n’a pas tenu à vous qu’elle ne fût heureuse ; c’est la faute des événements, c’est celle de ma destinée, je m’y soumets en renonçant à vous ; ainsi, je puis bien jouir du plaisir innocent de vous dire tous les soirs ce que j’adresse au ciel de vœux pour votre bonheur. » Chaque soir donc, elle donnait un baiser à lady Goring, un tendre adieu à son fils, et se jetait sur sa couche grossière, où la fatigue lui procurait un long sommeil.

Maclean revint enfin, il était de fort mauvaise humeur, il reçut mal le bonjour affectueux de Caroline, trouva tout mal fait, mal soigné, se plaignit amèrement de son sort, et finit par ordonner brusquement à sa fille tremblante de le laisser avec sa sœur. Caroline sortit les larmes aux yeux, emmena les chèvres et les brebis à quelque distance de la cabane, et s’assit sur une pierre couverte de mousse dans une vallée profonde, entourée de très-hauts rochers couverts d’arbres, au travers desquels coulait une source d’eau vive qui s’échappant au travers des pierres descendait jusque dans le vallon, en faisant entendre son murmure. Elle demeura plusieurs heures à filer en ce lieu, presque machinalement, car le mauvais accueil de son père l’avait tellement interdite qu’elle ne savait plus penser. Le soleil cependant lançait ses derniers rayons dans le vallon, lorsqu’elle aperçut une de ses chèvres suspendue sur des pointes élevées, bêlant tristement après deux petits chevreaux qui ne pouvant la suivre, et n’osant descendre, l’appelaient sans qu’elle pût les aider. Caroline craignant de les perdre et d’exciter le courroux de son père, tâcha de gravir les rochers, et de parvenir jusqu’à l’endroit où les petits s’étaient égarés ; elle eut assez d’adresse et de bonheur pour les reprendre tous deux, et comme elle connaissait un sentier pour redescendre, elle monta jusqu’au sommet de la montagne, où l’attendait la mère inquiète à laquelle elle rendit ses deux nourrissons. Fatiguée de cette course, et jugeant qu’elle avait encore le temps de reposer, elle s’assit sous les arbres touffus, et bientôt fut surprise d’entendre parler près d’elle. Elle se lève, elle s’apperçoit que ceux qui s’entretiènent ensemble, sont derrière des broussailles ; elle écoute, le son d’une voix d’homme parvient jusqu’à elle ; elle entend des protestations de fidélité, de discrétion, de reconnaissance ! Un mouvement très-vif la porte à écarter un peu les branches, elle reconnaît sir Charles Goring, mais à qui parle t-il en ces termes, Grand Dieu ! c’est à milady Falcombridge, aux genoux de laquelle il est penché, tenant une de ses mains qu’il baise au moment où Caroline l’apperçoit. Elle demeure un instant immobile ; mais bientôt la frayeur la saisit, elle s’éloigne aussi vite que ses forces le lui permettent, regagne le sentier qui la conduit dans le vallon, où elle retrouve ses paisibles animaux ; elle arrive à la chaumière hors d’haleine, égarée, tremblante, et tombe en arrivant sur le seuil de la porte. Molly effrayée la relève, la couche sur son propre lit, et ne sait que penser d’un état que Caroline ne peut ni ne veut expliquer.

La nuit n’apporta presqu’aucun changement à sa situation ; un silence profond répondait aux questions multipliées de Molly ; elle lui montrait seulement, par ses gestes et ses regards, la sensibilité qu’excitaient ses caresses. De grand matin, sans avoir pu fermer l’œil, sans avoir pu même verser une larme, le cœur serré, la paupière appesantie, elle voulut cependant se lever, et vaquer comme à l’ordinaire aux travaux de son ménage. Ses forces épuisées pouvaient à peine seconder ses efforts. Maclean ne paraissait nullement s’occuper d’elle ; il fumait, une pipe au coin de la cheminée, et lorsque Molly inquiète lui montrait de l’œil la souffrante Caroline, il haussait les épaules, et souriait malignement. Enfin, l’ordre et la propreté une fois établis dans la chaumière, Caroline prit sa quenouille et s’assit près de la porte sans parler. « Vous êtes mal, lui dit Molly, Caroline, allez vous coucher. — Non, qu’elle reste, dit Maclean. — Pourquoi ? — Je veux qu’elle demeure. — Vous ne voyez pas, frère, qu’elle ne peut se soutenir. — Oh ! les filles sont toujours prêtes à mourir. Allons, venez déjeûner, ce ne sera rien. — Je ne saurais manger, mon père. — Venez quand je vous l’ordonne ; allons, du lait, du fromage et des œufs frais ; qu’on se dépêche. Caroline interdite, immobile, regardait Maclean sans quitter sa place. Molly se leva, et disant à Caroline de demeurer en repos, elle apprêta elle-même ce que demandait son frère, non sans témoigner son étonnement de tant de prodigalité. » Il n’est pas toujours fête, répondit Maclean ! — Ma foi, répliqua Molly, vous n’avez pas coutume d’en faire tant au logis, et c’est toujours ailleurs que vous dépensez tout. Que prétendez-vous faire ? vous avez tout emporté ; vous n’avez rien rapporté, et vous venez manger nos provisions en une fois ; vous n’en avez jamais fait d’autres ; rien ne vous profite, ni le bon ni le mauvais ; mais enfin patience, ma pauvre Deborah et moi n’avons jamais eu à dire que ce mot-là. Maclean devint rouge de colère ; il voulut imposer silence à sa sœur, mais la tête de la bonne paysanne était montée ; elle continua ses reproches, et prononça des mots si durs, que l’homme brutal se leva et courut sur elle pour la frapper. Aussitôt Caroline s’élance de son siège pour se jeter entre eux, son père la repousse avec rudesse ; elle était chancelante et prête à tomber contre la porte, lorsqu’elle se sent soutenue par une personne qui entrait au moment même dans la cabane. Maclean demeure immobile, Molly en extase. Caroline se retourne, jète un grand cri, se précipite dans le petit escalier qui conduisait à sa chambre. Où fuyez-vous, ma bien-aimée, s’écria Charles Goring en la suivant ? quel transport inattendu vous porte à fuir votre ami, votre époux ! Caroline lui échappe, monte et s’enferme dans son humble réduit. Sir Charles est interdit, et jète des regards étonnés sur ce qui l’environne. Maclean lui fait un signe, il monte sur les pas de Caroline, et la porte n’était pas difficile à forcer. Caroline appèle son père à son secours ; il ne paraît nullement s’inquiéter de voir un jeune homme qui devait lui être inconnu, poursuivre sa fille. Caroline se tait enfin parce que les forces lui manquent, et sir Charles croit profiter de cet instant pour se faire entendre ; mais elle tombe sans connaissance dans ses bras. Il est obligé de redescendre chargé de ce fardeau, afin de lui donner du secours. Elle ouvre les yeux, et repoussant sir Charles, elle se cache le visage dans le tablier de Molly, qui semble ne rien comprendre à cette étrange scène ; enfin Maclean s’adressant à sa fille, lui ordonne impérativement d’écouter sir Charles ; et Caroline, toujours craintive, et toujours persuadée qu’elle ne trouve pas dans son cœur assez de docilité envers son père, lève ses beaux yeux humides de larmes vers sir Charles, et attend qu’il s’adresse à elle. On l’avait assise sur un banc à la porte de la chaumière ; un peu plus loin, se trouvait un vieux chêne, qui couvrait de son ombre un siège de mousse formé par la nature ; Charles le montre à son amie, elle s’y laisse conduire sans résistance ; il s’assied auprès d’elle, Maclean et Molly s’éloignent. Bientôt sir Charles obtient l’aveu de ce qui a causé le courroux de Caroline. » Dieu m’est témoin, lui dit-elle, que je n’ai jamais pensé qu’à vous ; que vous et mistriss Belmour avez été l’objet de toutes mes pensées. J’ai traversé l’Angleterre pour venir à Londres, sous la protection de lady Amélia. Détournée de ma route par la perte de mon guide, errante et persécutée par mon implacable ennemie, j’ai rencontré le prince, fils du dernier roi, comme moi, misérable jouet de la fortune, comme moi, rejeté de la société. Quoiqu’il ait alors trouvé d’autres secours que les miens, je me suis exposée pour le suivre, parce qu’il allait en France, et qu’il m’ouvrait un chemin à vous rejoindre. Accusée d’un crime d’état, fugitive et proscrite, j’ai perdu dans les flammes celle qui m’avait donné le jour ; je n’ai que par un miracle été sauvé des horreurs d’une mort lente et douloureuse. J’ai voulu revoir lady Amélia victime de mes propres malheurs, et enveloppée dans ma proscription. Je ne sais par quel enchantement Amélia est sortie de prison, et comment j’y ai pris sa place. Conduite à la tour de Londres, j’y ai, en peu de semaines, éprouvé tout ce que peuvent supporter les forces humaines. Le coup qui m’a été le plus sensible, a été la fatale découverte de ma naissance, qui, me donnant à un père inconnu, dépouillé par une longue absence des sentiments de la nature, et peu capable de les faire naître en moi, m’arrache pour jamais à mes bienfaiteurs. Car, ne croyez pas, sir Charles, que la triste fille de Maclean ait continué de prétendre à l’honneur d’être celle de lady Goring, et d’épouser son fils. On a flétri mon nom et mon existence, de manière à m’ôter tout espoir… Ne m’interrompez point, dit-elle en voyant sir Charles rougir et ouvrir la bouche ; laissez-moi finir, tandis que j’en ai le courage. Je vous le répète, je sais que je ne suis plus pour vous qu’une étrangère, une malheureuse fille à qui vous avez rendu le jour (et sans doute c’est un malheur pour elle) ; je m’étais fait justice à moi-même, mais je me plaisais à conserver votre souvenir et celui de vos bienfaits ; j’aimais à croire que tout en respectant l’opinion publique, et le nom que vous portez, au moins vous donneriez quelques regrets à celle qui vous fut chère, et je n’avais pu considérer comme une chose possible que je vous verrais jamais jurer amour et fidélité à une femme méprisable et à l’implacable ennemie de l’infortunée Caroline. Après avoir été frappée d’un spectacle aussi étrange, je ne m’attendais pas à vous voir chercher la présence de celle que vous avez si promptement oubliée ; car je ne pense pas, malgré l’obscurité, dirai-je même la bassesse de mon état, qu’il puisse m’avilir assez pour associer dans votre estime, et Caroline Maclean, et lady Adelina. J’ai tout perdu, sir Charles, mais je suis toujours ce que j’étais sous la protection de lady Goring. Mon âme est encore plus élevée que ma fortune ; et réduite à ne plus respecter que votre mère, j’emporterai son souvenir au tombeau. J’ai tout dit, et je vous prie actuellement de me laisser cacher mon existence au fond de cette retraite où j’ensévelis avec moi le souvenir des illusions de ma jeunesse. À ces mots, elle voulut se lever : sir Charles la retint, en passant malgré elle un de ses bras autour de sa taille : Sachez, lui dit-il, que je ne puis répondre à des paroles si simples et si touchantes qu’en vous apprenant que j’embrasse en ce moment mon épouse : oui, je viens vous arracher à un sort indigne de vous ; que vous soyiez fille de Maclean, ou de tout autre, vous êtes Caroline, vous êtes tout pour moi, tout pour ma mère, et je vous demande de consentir à mon bonheur, au sien, et je l’espère, à votre propre félicité… Vous êtes surprise, ma bien-aimée, une injuste prévention vous abuse ; ah chère Caroline ! vous êtes surprise même de mon amour ; mais vous le serez davantage quand vous saurez que milady Falcombridge, revenue de ses erreurs, repentante des maux qu’elle nous a faits, veut les réparer et nous unir… — Quoi ! milady… — Elle-même, c’est-elle qui m’a conduit en ces lieux, c’est vous qu’elle y vient chercher… — Prenez-garde, sir Charles, s’écria Caroline, un prestige a fasciné vos yeux ; Adelina capable de repentir !… — Ah ! vous pouvez m’en croire, ma bien-aimée, j’ai lu dans son cœur ; elle m’a tout avoué, elle m’a confié par quels artifices elle s’était toujours attachée à votre perte ; je veux jeter un voile sur tout ce que ses remords lui ont arraché. L’extrême bonté de son époux, l’excès de votre malheur actuel, une maladie terrible, lui ont ouvert les yeux ; elle veut tout réparer ; et, de concert avec milord, elle va nous conduire à l’Hermitage, où il nous attend lui-même avec Henry Claypole et lady Amélia. Ah ! chère Caroline, concevez l’excès de ma joie ; car vous ne vous attendez pas que votre ami descende jusqu’à se justifier ! Moi, oublier ma Caroline, l’amie de mon cœur, la première femme qui m’a fait sentir le prix de l’existence, la seule qui, semblable à ma mère, m’a fait éprouver des sentiments différents, mais aussi délicieux ! Vous m’avez vu sans doute aux pieds de lady Falcombridge, dans le moment où, du haut de ces collines, elle venait de me montrer l’habitation de Caroline, et de faire palpiter mon cœur. Caroline, vous n’en doutez pas : dites-moi que vous n’en doutez pas… — Non, sir Charles, je n’en doute plus, et n’ai besoin que d’un mot de votre bouche. Mais qu’allez-vous devenir quand vous aurez épousé la fille de Maclean ? Encore si j’étais sûre d’être sa fille ! mais je dois le jour à Deborah, et les actes qui constatent ma naissance, portent que son mari m’a seulement reconnue. On prétend que M. Melvil… Je sais tout, et ne vois, ne connais au monde que Caroline ! — Je suis Caroline à vos yeux comme aux miens ; mais l’opinion, mais le monde !… — Est-ce pour le monde que je prends la compagne de ma vie ? Et quand l’opinion ne peut flétrir sa personne, que m’importe son origine ? — L’honneur de votre nom ! — Eh bien, ce nom, je vous le donne ; et quant à l’opinion dont vous parlez, je veux vous rassurer vous-même. Nous ne pouvons rester en Angleterre, vous le savez : après notre mariage, nous passerons à la Haye ; nous irons grossir la cour du prince Charles ; il vous a des obligations ; je sais qu’il ne demande qu’à s’en acquitter : et si par hasard notre espoir ne se réalisait pas auprès de lui, nous irions près de ma mère, qui possède encore assez de biens en Normandie pour nous recevoir. — Ah ! sir Charles, laissons la cour des rois, et vivons près de votre mère dans une douce obscurité ! Je voudrai ce que voudra ma Caroline ; mais qu’elle bannisse tous les scrupules, et qu’elle suive un époux et ses bienfaiteurs. — Ah ! fasse le ciel, dit en soupirant Caroline, qu’en effet milady Falcombridge soit une bienfaitrice ! mais je ne sens pas au fond de mon cœur cette confiance que vous devriez m’inspirer pour elle ; je ne sais, un froid mortel se glisse dans mes veines lorsque j’entends ou que je prononce son nom. — Je le crois, elle ne se présente à vous qu’avec l’idée des tourments qu’elle vous a fait endurer : mais quand vous la verrez, humble et repentante, chercher, à force de bienfaits, à réparer ses torts, vous serez attirée vers elle par l’attrait de la reconnaissance et de la sensibilité. Ses erreurs doivent effaroucher une vertu sévère, mais la vertu même est indulgente, et ne sait point repousser le repentir. — Soit, répondit Caroline, je m’abandonne à vous, sir Charles, vous devez être mon guide et mon appui. Comme elle prononçait ces mots, Maclean vint au devant des deux jeunes gens, et leur annonça milady, qui descendait de la montagne. Caroline voulut se lever, mais ses jambes chancelantes refusèrent de la soutenir ; une extrême pâleur couvrit son visage, un tremblement la saisit, et sir Charles cherchait à la rassurer, lorsque milady était déjà près d’elle, et l’aborda d’un air presque craintif, et surtout caressant.

Caroline, interdite et méfiante, prit sur elle de se lever, mais elle garda le silence, que milady ne se pressait pas de rompre, lorsque sir Charles prenant la parole : J’ai fait part à miss Caroline de vos intentions, Madame, lui dit-il ; nous désirons l’un et l’autre qu’il ne soit point parlé du passé. — Généreux jeune homme, répliqua-t-elle, vous voulez m’empêcher de solliciter l’oubli des torts dont votre amie fut victime, mais je me dois à moi-même de le lui demander et je désire… — Arrêtez, Madame, dit Caroline ; lorsque votre bonté actuelle répare si amplement ce que j’ai souffert, c’est à moi de vous prier de ne vous en souvenir pas plus que moi-même. L’épouse de sir Charles Goring ne doit voir que le sort qu’on lui prépare… — Ah ! sans doute, répondit Adelina, il sera tel, que la mémoire du passé n’existera plus. — J’en accepte l’augure, répliqua vivement sir Charles, et je m’en repose sur vos bontés présentes. Ils reprirent le chemin de la chaumière. Milady eut l’attention d’appuyer elle-même la faible Caroline, et dans la maison où elle voulut bien accepter un modeste repas, elle fut aussi affable et aussi indulgente qu’elle était autrefois hautaine et sévère. Caroline l’observait d’un œil curieux, mais son maintien, d’abord avec son langage, ne démentait point les dispositions qui avaient été annoncées. Caroline finit par ne plus considérer que son union inespérée avec sir Charles ; elle se livra entièrement à l’idée flatteuse de passer du comble du malheur, à l’état le plus heureux et le plus honorable. Toutes les illusions de la jeunesse s’emparèrent d’elle encore une fois ; et, à la fin de la journée, celui qui aurait paru douter de sa félicité, aurait excité son courroux.

Après le repas, Milady observa qu’il fallait avoir le consentement de Maclean pour célébrer le mariage, et sir Charles le lui demanda, même avec autant de respect que si cet homme eût été plus digne par ses vertus d’acquérir un pareil gendre. Le vieux pâtre était rayonnant de joie, mais ses traits étaient trop façonnés par les passions viles pour que son sourire ne fût pas toujours plein de malignité. Molly ne témoignait que de la surprise ; elle considérait tous les acteurs de cette scène avec cette muèt immobilité des gens qui ont peu d’idées, et ne peuvent joindre à d’autres celle qui les frappe. Son regard fixe s’arrêtait souvent sur Caroline, et prenait alors un caractère de pitié qui aurait fait faire des réflexions à cette aimable fille, s’il avait été dirigé sur elle par une personne plus éclairée. Enfin milady Adelina parla de départ, et déclara qu’elle allait emmener avec elle Caroline et sir Charles, qu’ils passeraient la nuit au château voisin d’un de ses amis, et partiraient le lendemain pour l’Hermitage. Caroline éprouva dans ce moment un serrement de cœur extraordinaire ; elle considéra cette pauvre cabane ; elle jeta les yeux sur son père, sur Molly, mais elle finit par regarder Charles, et la joie qu’elle vit se peindre sur son visage dissipa cette impression de terreur. Elle monta promptement à sa chambre, se saisit du portrait de lady Goring, et le cacha dans son sein. Milady lui dit avec beaucoup de douceur, qu’elle n’avait pas besoin de se charger des habits qui désormais ne lui convenaient plus, et qu’elle en trouverait d’autres au château. Elle fut peinée de cette réflexion qui la rappelait devant sir Charles à son état de fille de Maclean. Mais, repoussant loin d’elle une fierté déplacée, elle s’approcha de son père pour lui dire adieu, et lui demanda s’il ne viendrait point à la cérémonie de son mariage. Maclean l’assura qu’il n’y manquerait point, si toutefois sir Charles ne s’en tenait pas offensé. Vous me donnerez Caroline, s’écria le jeune homme, ne vous devrai-je pas mon bonheur ? Molly s’approcha furtivement de sa nièce : Si le malheur vous en voulait, lui dit-elle tout bas, venez me retrouver au pied du Snowdon, dans mon habitation à moi. — Quoi, ma tante, lui dit Caroline, vous ne demeurez pas ici ! — Juste ciel, jamais. J’y suis venue pour vous, mais venez me trouver, et la demeure de Molly Peters sera toujours ouverte à l’enfant de Deborah ! Elle lui serra la main, les larmes aux yeux, et Caroline l’embrassa tendrement. On partit ; Maclean fit quelques pas pour les reconduire jusqu’au sentier, et puis les quitta brusquement, et s’en retourna dans sa chaumière.

Au haut de la montagne, on trouva la voiture de milady, on y monta, elle partit ; et pendant le trajet de ce lieu au château où l’on devait passer la nuit, il s’établit une conversation intime et agréable. Cette femme avait de l’instruction ; elle parlait bien, et montrait une liberté d’esprit propre à effacer tous les soupçons que Caroline aurait pu conserver. Arrivée chez son ami, qui était absent, les domestiques s’empressèrent à faire les honneurs de la maison. Un souper élégant se trouva prêt, et la nuit s’écoula paisiblement. Caroline était couchée près de l’appartement de milady. Un doux sommeil la rafraîchit, et la rendit plus belle ; car depuis quelque temps la fatigue et les chagrins avaient altéré ses charmes. Après un déjeûner pris à la hâte, on s’empressa de partir pour l’Écosse. Le voyage fut agréable, et Caroline était transportée, à l’idée que chaque pas l’approchait de sa chère Amélia, de son bienfaiteur Henry Claypole, et de milord Falcombridge, qui lui avait montré tant de bienveillance dans le cours de ses derniers malheurs. De loin, elle apperçut la maison de mistriss Belmour, elle la montra au jeune Charles ; leurs paupières humides attestaient que cette vue réveillait en eux des souvenirs chers et délicieux. On entra dans les cours du château de l’Hermitage, les portes se refermèrent sur eux, et sir Charles remarqua qu’il était réparé ; le corps-de-logis, autrefois habité par les fermiers, était relevé ; les appartements reconstruits, distribués et meublés. Il en avait l’air plus triste ; les mouvements d’une ferme n’y étant plus, le silence y régnait, et la solitude n’y était pas même rompue par le nombre des domestiques nécessaires ; car le concierge, sa femme et sa fille parurent seuls à la descente de milady. On lui remit une lettre : Ah ! c’est de milord, dit-elle ; il n’est donc point arrivé ! — Sa grâce arrivera bientôt, répondit le concierge. Elle conduisit les jeunes amants dans le salon où jadis sir Charles l’avait portée après la chute prétendue dans la prairie ; elle fit asseoir Caroline auprès d’elle, et, l’ayant embrassée affectueusement, elle lui lut la lettre de milord, qui annonçait son arrivée, retardée par une légère indisposition d’Amélia. À souper, elle parut d’un extrême enjouement. Il se prolongea assez tard ; ensuite elle conduisit Caroline dans son appartement, et, l’ayant baisée au front : Dormez en paix, lui dit-elle, votre sort est fixé. Le concierge avait ordre de mener sir Charles dans une chambre élevée, d’où la vue s’étendait sur des plaines magnifiques, couronnées d’un côté par des monts couverts de beaux arbres, et de l’autre bornée par la vue de la mer. Charles et Caroline accablés de sommeil, ne tardèrent point à y céder, et leur âme tranquille s’endormit dans l’espoir du plus heureux avenir.