Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/13

LÉOPOLD COLLIN, Libraire (4p. 1-54).



AMÉLIA


ET


CAROLINE.



CHAPITRE XIII.



On attendait Barclay le lendemain, il ne parut point : la journée s’écoula dans l’inquiétude, et le sommeil ne put fermer les yeux de Caroline ; ce fut bien pis quand la seconde s’écoula dans la même anxiété. Dès la troisième aurore, elle supplia la belle-mère d’aller dans la ville s’informer des bruits qui pouvaient circuler autour du palais. La bonne femme connaissait des amis de son fils ; elle sortit, et Caroline demeura seule dans le fond de la maison, n’osant presque remuer, attentive au moindre bruit, et croyant toujours entendre quelque rumeur dont sa fuite pouvait être l’objet. Elle était livrée à cette secrète horreur qui semble annoncer de plus grands maux que celui dont on gémit. Plusieurs heures s’étaient écoulées quand la belle-mère revint d’un air consterné. Caroline la regarde et n’ose la questionner. Immobiles l’une devant l’autre, l’une craignait de parler, et l’autre d’entendre. Enfin, la vieille rompit ce terrible silence. Barclay, dit-elle, est en fuite, Henry Claypole est dans la prison de laquelle il vous a fait sortir ; on l’y a trouvé à votre place ; le Protecteur furieux lui a donné quatre jours pour déclarer le lieu où vous êtes, et s’il refuse de l’avouer, il sera mis en jugement comme complice du crime dont vous étiez accusée.

Cette jeune fille timide qui, le moment d’auparavant, tremblait d’être découverte, montre à la mère de Barclay un œil brillant d’un feu extraordinaire. » Sir Henry en prison ! s’écrie-t-elle ; Henry, accusé d’un crime d’état ! Le fils de mistriss Claypole, l’époux de lady Amélia périrait pour moi !… Adieu, ma bonne, adieu pour toujours… À ces mots, elle se précipite vers la porte de la maison, en sort, et vole plutôt qu’elle ne marche vers Londres. En arrivant dans la ville, elle demande le palais du Protecteur, on le lui enseigne ; le peuple étonné suit des yeux sa marche rapide. Elle arrive, s’élance au travers de la garde, traverse les cours, pénètre dans les appartements, franchit les obstacles qu’on lui oppose, et se trouve près de la salle où Crumwell était à table. Là, de farouches soldats tentent de l’arrêter en croisant leurs armes. » Je suis Caroline, dit-elle à haute voix, je suis prisonnière du Protecteur, et je veux lui parler. » Elle fait un nouvel effort, ouvre la porte, s’approche du fauteuil de Crumwell, et là, ses esprits tout-à-coup abattus ne lui laissent plus la force de se soutenir ; elle tombe évanouie. Le Protecteur était placé entre lady Ireton, l’une de ses filles, et milord Falcombridge ; vis-à-vis de lui était le général Monk. Lady Ireton ne connaissait point Caroline, mais son état lui inspire une tendre pitié ; milord Falcombrige relève cette infortunée, lady Ireton la place sur le siège qu’elle venait de quitter, et lui donne des secours ; Monk la considère avec attendrissement, les autres convives observent le visage de Crumwell qui demeure immobile. Ranimée par les soins d’une femme sensible, Caroline ouvre les yeux, elle se trouve dans ses bras, et soutenue par milord dont elle voit les yeux humides : elle promène un moment ses regards sur l’assemblée, elle semble se demander ce qu’elle fait dans ce lieu : mais tout-à-coup, rappelant ses forces épuisées, elle se jète aux pieds du Protecteur. » Milord, lui dit-elle, je vous rends votre prisonnière, et je viens délivrer Henry Claypole ; si l’humanité l’entraîna vers une infortunée sans défense, comment pourrais-je abuser d’un sentiment si généreux ! je mourrai innocente, et je vivrais coupable. Grâce pour Henry Claypole, c’est votre fils, c’est un jeune homme, l’espoir et l’honneur de sa famille ; Milord je vous en conjure, qu’on lui ouvre les portes de la prison où je vais rentrer… Milord, prononcez sa grâce, ou je meurs à vos pieds !

Crumwell prenant enfin la parole, et s’adressant à Monk. » Que faire de cette étonnante fille, lui dit-il, en faisant un mouvement pour la relever ! Lord Falcombridge profita de cet instant pour la serrer dans ses bras. Monk réfléchit, et prononça ce peu de mots : » Je dois la vérité au chef de la république. Cette jeune personne est intéressante, et ne peut, à mon avis, être considérée comme criminelle. Ce n’est point le Prétendant à la couronne d’Angleterre qu’elle a favorisé dans sa fuite, c’est simplement un malheureux qu’elle a rencontré par hasard. Hommes d’état et guerriers, nous avons dû proscrire cet homme dangereux, une femme a dû le secourir. » Crumwell ne répondit point, il regardait Caroline d’un air contraint ; sa passion combattait avec ses réflexions, cependant il avait des témoins, et son caractère ne pouvait se démentir. Milord Falcombridge lui demanda la grâce et la liberté de cette enfant qu’il ne pouvait, disait-il, considérer sans émotion ; lady Ireton, à peine arrivée d’Irlande, se joignit à son beau-frère, Crumwell semblait lire aussi dans les regards de Monk. » Eh bien, dit-il enfin, qu’elle soit libre, j’accorde cette grâce à des instances que je regarde comme l’inspiration de l’esprit saint… Il n’avait pas prononcé ce mot qui lui attira les plus grands éloges de la part de ceux qui étaient présents, que Caroline, sans penser à le remercier pour elle, s’écria, en reprenant son attitude suppliante : » Ah ! Milord, la grâce d’Henry Claypole, ou prononcez mon arrêt de mort ! Ses mains étaient jointes, ses regards fixés sur Crumwell, qui lui aidant à se relever, et se tournant vers le capitaine de ses gardes : Henry Claypole est en liberté, dit-il, qu’il aille attendre mes ordres près de sa mère ; elle est malade, elle a besoin de voir son fils. — Ô ciel ! je te rends grâces, dit Caroline ; Milord, je vous bénis, ordonnez de mon sort. — Crumwell était fatigué de cette scène. — Où voulez-vous aller, dit-il à Caroline ? — Elle regardait autour d’elle sans prononcer un mot. Milord Falcombridge prit la parole, et s’adressant à lady Ireton : » Ma sœur, lui dit-il, chargez-vous de cet enfant, elle est sans appui. — J’y consens, dit-elle, et la prenant par la main, elle l’emmena dans son appartement, car elle logeait encore dans le palais, et l’y laissa entre les mains de ses femmes, en la recommandant fortement à leurs soins. Cette aventure devint l’entretien de la cour et de tous ceux qui l’environnaient.

On flattait Crumwell, mais on admirait Caroline. Si quelques personnes avaient d’abord attribué son dévouement à un sentiment fort tendre pour Henry Claypole, assez d’autres étaient informées du contraire pour redresser un jugement hasardé, et l’amitié ne pouvait, disait-on, engager à des efforts plus généreux.

Mais les éloges que l’on donnait à ces jeunes gens étaient autant de coups de poignard pour lady Adélina, à qui la voix publique avait appris ce qui s’était passé au palais. Elle adressa au lord son époux les plus vifs reproches sur la protection qu’il avait accordée publiquement à une fille flétrie par une origine honteuse ; mais un sentiment d’humanité, une vive admiration pour cette jeune infortunée, l’emportèrent dans le cœur de milord sur son caractère paisible et facile. » Adélina, dit-il à sa femme, je vous cède ordinairement tout ce que vous désirez sur des points de peu d’importance, ou du moins je les vois ainsi ; mais aujourd’hui je ne puis abandonner à vos préventions une victime du sort. Elle m’attendrit, elle m’intéresse, et je veux prendre soin d’elle. — Quoi donc ! une fille née dans les prisons de Newgatę, d’une femme de mauvaise vie, va devenir la protégée de milord Falcombridge ! ce digne objet va tout à l’heure occuper toute la cour, toute la ville de Londres ! son esprit fertile en inventions, jouant l’héroïsme et la grandeur d’âme, et à l’aide de cet échaffaudage de sentiments, s’introduisant tour à tour chez milady Goring et séduisant son fils, s’empressant à la suite de Charles Stuart, sait-on à quel dessein ? aujourd’hui se dévouant au service de Henry Claypole qu’une imagination exaltée avait entraîné dans un piège atroce ! Cet esprit, dis-je, abondant en ressorts toujours nouveaux, va-t-il encore s’emparer de votre volonté, et la faire mouvoir à son gré ? Une haute idée de cette vertu errante, et confiée à la garde de tant de jeunes hommes, va-t-elle vous séduire à votre tour ? — Vous perdez votre temps, Milady, si vous prétendez me faire soupçonner cette jeune fille d’artifice et d’inconduite. Son regard est celui de l’innocence ; son maintien, celui de la vertu opprimée. Eh ! quel fruit aurait-elle retiré de ses prétendus artifices ? des persécutions et des outrages ! Vous parlez de sa vie errante ! eh ! pourquoi ne trouve-t-elle pas un asile qu’aussitôt on n’ait soin de l’en arracher ? Je veux la mettre en un lieu où elle n’ait à craindre ni la haine des hommes ni la misère ; en attendant, je la conduirai demain chez mistriss Claypole ; la santé de notre malheureuse sœur décline visiblement ; la détention de son fils lui a fait éprouver une crise violente : les soins de Caroline adouciront le peu d’instants qui lui restent à vivre, et peut-être auront-ils assez de charmes pour les prolonger ! Milady frémit à cette idée ; elle se plaignit du peu d’égards de milord, qui voulait introduire chez sa sœur une fille perdue. — Oui, perdue, si on l’abandonne ; c’est ainsi que Fenny en jugera. — Vous savez que je la hais. — Oui, mais je ne sais pourquoi. — N’est-elle pas la cause des malheurs d’Amélia ? dois-je y prendre plus d’intérêt que son père ? — C’est avec ce sophisme que vous m’avez déjà forcé à prendre part aux maux qui l’ont accablée ; c’est moi qui, en sollicitant l’ordre de la faire chercher, l’ai conduite aux pieds de l’échafaud ! je m’en suis vivement repenti ; Amélia m’a désapprouvé, elle se regarde comme victime du sort, et non pas de la triste Caroline, et je ne dois pas me venger sur elle de cette destinée, dont le courroux pèse bien moins sur ma fille. — Amélia est éloignée de vous et de moi ! — Amélia est en sûreté ! — Elle est séparée de Henry. — Caroline ne peut rejoindre Charles Goring. — Y pensez-vous, Milord, oserait-elle y penser encore ? née dans la fange, iriez-vous la donner au dernier rejeton d’une des premières familles de l’Angleterre ? au jeune homme le plus digne d’un sort brillant ?… — Eh ! Milady, le sort d’une famille proscrite ne peut être digne d’envie ; Charles Goring arrêté comme matelot, et quoiqu’ayant bien servi, revenu sous ce titre de l’expédition de Santa-Cruz… — Quoi ! Charles est de retour !… — Oui. — Il est en Angleterre ? — Non, il a demandé un congé pour embrasser sa mère. — Je le croyais mort dans cette expédition. — Pourquoi donc craigniez-vous tout à l’heure que Caroline ne se réunit à lui ? — Je ne sais… vous m’embarrassez l’esprit avec votre prédilection pour cette Caroline, et… Je ne sais plus ce que je dis. Croyez-moi, Milord, abandonnez, cette fille à cette obscurité qui doit être le partage d’une naissance vile, et conservez dans votre famille la paix et l’amitié ; elles en sont bannies depuis qu’on a daigné admettre son nom dans nos discussions. Au nom des malheurs d’Amélia, qui sont tous son ouvrage, et qui sont cause de mon ressentiment, n’en parlons plus. — Je le veux bien, reprit milord, et je consens à ne la nommer jamais quand j’aurai assuré son sort. À ces mots il sortit.

» Je t’en empêcherai bien, s’écria milady, et sur-le-champ elle sonna, et demanda Madely qui était revenue depuis peu du château d’Édimbourg où elle avait été traitée fort durement.

Mais quel fut son étonnement quand on lui dit que Madely était sortie ! — Sortie ! actuellement ? — (la nuit était avancée). Il y a plus de cinq heures, lui dit le domestique, qu’elle est partie avec tous ses effets. — Quoi, Madely ? Comment ? expliquez-vous ? Madely partie ? — Votre Grâce ne doit pas l’ignorer puisqu’elle lui a donné son congé… ! Moi, congédier Madely ! encore une fois, expliquez-vous ? — Elle nous a dit que milady la renvoyait, et qu’elle ne pouvait sortir trop tôt d’une maison où elle aurait du être plus considérée ; qu’elle croyait finir ses jours auprès de sa Grâce, mais que les grands avaient des caprices auxquels il fallait céder. Et à la nuit tombante, Will est venu avec une voiture, et ils sont partis ensemble. Will et Madely partis ensemble, s’écria milady en se laissant tomber sur son fauteuil ! Quel infernal événement ! Puis se relevant avec véhémence, éclairez-moi, dit-elle, je veux aller à la chambre de Madely. On l’y conduisit ; les armoires, de secrétaire, tout était ouvert et vide, il ne restait aucun effet. Milady furieuse, hors d’elle-même, s’emporta contre ses gens, frappa même une jeune fille qui servait d’aide à Madely, et finit enfin par tomber en convulsion sur le lit de la vieille fugitive. Les domestiques effrayés, poussèrent des cris, et ce vacarme étant parvenu aux oreilles du lord, il sortit, et cherchant de tous côtés d’où il pouvait naître, il parvint à la chambre où milady faisait retentir l’air de ses gémissements. La présence de son mari calma ses transports, elle reprit ses sens ; et lui raconta la fuite de Madely. — En vérité, mon Adelina, lui dit-il, vous êtes née pour vous exaspérer sur tous les événements quels qu’ils soient. Altérer votre santé, troubler toute votre maison, pour la perte d’une femme de chambre, cela est-il raisonnable ? Madely vous quitte ! Eh bien, vous en trouverez une autre, aussi adroite, et moins impertinente ; car, extrême dans vos complaisances comme dans vos préventions, je vous ai vue souvent endurer d’elle ce que vous auriez à peine souffert de votre père. — Je veux la revoir. — Savez-vous où elle est allée ? — J’imagine chez ses parents à Smithfield. — Eh bien, on y enverra, venez prendre du repos, vous en avez besoin. Il lui présenta la main, elle se laissa conduire assez tranquillement, et de retour dans sa chambre de lit, elle feignit qu’elle allait se coucher pour quelques heures, et milord se retira dans son appartement. Mais l’aurore commençait à paraître, et loin de penser à se mettre au lit, elle attendit assez pour imaginer que son mari dormait, et sortit à la pointe du jour dans sa chaise, ordonnant de dire à milord qu’elle avait été prendre des informations sur Will et Madely.

Vers onze heures elle n’était point de retour ; milord se rendit au palais du Protecteur ; à peine était-il auprès de lui, qu’on vint lui dire qu’un vieux paysan gallois demandait sa protection, et voulait faire parvenir une requête au chef de la république. Milord se fit apporter ce mémoire ; c’était une demande formelle au nom du père de Caroline qui demandait que sa fille fût remise entre ses mains ; il invoquait les lois de la puissance paternelle, et sommait le lord Falcombridge de produire les papiers qu’il avait entre les mains, et qui constataient la naissance de Caroline, et ses droits sur elle. » Ah ! j’aurais voulu les oublier, s’écria milord, mais il n’est que trop vrai, j’ai vu ces papiers, ils sont chez moi ; ils attestent que Caroline est née dans la prison de Newgate, qu’elle est fille de Déborah Maclean, et que Tom ; mari de cette femme, a droit de réclamer cet enfant, baptisé sous son nom, et reconnu par lui comme tel. » Qu’on fasse venir cet homme et sa fille, dit Crumwell à ses gardes, et il parla d’autres objets avec ses courtisans.

Caroline était en ce moment dans un tête-à-tête avec lady Ireton qui la veille avait appris une partie de ses aventures ; qui d’abord l’avait soupçonnée de la dangereuse ambition de séduire le Protecteur, mais qui était alors convaincue de l’innocence de toute sa conduite, et attendrie par ses malheurs. Elle ne lui dissimulait pas le danger où elle se trouvait, si Crumwell avait en effet une passion déterminée ; elle l’exhortait à chercher son salut dans une retraite prompte et absolue, et s’occupait à découvrir par quels moyens elle pourrait la servir. » Henry Claypole, et plus encore le général Monk, vous ont sauvé la vie, dit-elle, je voudrais vous conserver l’honneur. »

Comme elle parlait ainsi, on vint prévenir Caroline qu’elle était réclamée par un père ! Elle sentit un mouvement de joie. » On m’a déjà parlé d’un père, dit-elle à lady Ireton ; ah ! puissé-je avoir en effet un père ! — On m’a dit qu’il était misérable, lui dit sa protectrice. — Eh ! qu’importe, Madame ? quelque fatale que soit l’existence que je tiens de lui, elle n’en doit pas moins lui être consacrée, et je cours me mettre sous sa protection ; personne n’osera m’arracher des bras d’un père. — Elle baisa la main de lady Ireton, qui l’embrassa les larmes aux yeux. » Allez, vertueuse fille, lui dit-elle, ne craignez point la pauvreté, je veux vous y soustraire ».

Elle suivit les gardes du Protecteur ; elle et son père entrèrent dans son cabinet par deux portes opposées. Caroline sentait dans son cœur une douce émotion, elle était prête à se livrer à un sentiment jusqu’alors inconnu, et qu’il lui semblait si doux d’éprouver. Son premier regard se porte sur cet être au devant duquel s’élançaient toutes ses pensées. Elle recule d’effroi, sa langue glacée demeure immobile, et ses jambes se refusent à faire un seul pas. Tout ce que la misère à de plus dégoûtant, tout ce que les passions hideuses laissent de traces sur un visage d’une excessive laideur, se présente à elle et à tous ceux qui l’entourent. Crumwell et ceux qui l’environnent, jètent des regards sur cet homme, ensuite sur cette belle femme qu’il appèle sa fille, et les détournent aussitôt avec horreur. Cependant il s’exprime avec assez de clarté ; il demande sa fille, et milord Falcombridge est forcé d’avouer que les papiers de Maclean sont en règle, qu’ils ont été examinés par deux avocats, et que l’identité de la personne est prouvée par tous les documents requis en pareil cas. Crumwell interdit, et saisi d’une espèce de honte à l’aspect de Maclean, demande au général Monk ce qu’il pense de ce qu’il voit. » Monk examinait tout d’un air calme et réfléchi. » Milord, dit-il, dans les choses qui paraissent incohérentes, il me semble qu’il faut se décider d’après les témoignages les plus apparents. L’état des citoyens étant une chose sacrée, ceux qui portent atteinte aux droits de la paternité se rendent coupables d’un grand crime ; n’est-il pas vrai, Milord, ajouta-t-il en s’adressant au lord Falcombridge ? » Oui, répondit celui-ci en détournant ses regards attendris. » Il faudrait, reprit le général, que cet homme fût assuré d’une protection bien puissante, pour oser se permettre cette réclamation sur de faux exposés ; il faudrait que la main qui dirigerait sa marche, eût bien chèrement payé un semblable secret. » Que cet homme se retire, dit alors Crumwell, je veux faire appeler l’avocat-général, je veux le consulter. Que miss Caroline reste, je veux avoir un entretien avec elle. Tom obéit, et Caroline immobile, livrée à plus d’un genre d’effroi, fut reconduite dans l’intérieur du palais.

Milord Falcombridge fut obligé d’aller chez lui chercher les actes qui devaient constater la naissance de miss Caroline et les droits de Maclean. Sa femme n’était pas encore rentrée à l’hôtel, il retourna auprès du Protecteur. Les plus habiles avocats furent interrogés de nouveau. Maclean parut devant eux avec la sœur de Deborah qui vivait chez lui, et qu’il avait amenée pour chercher sa fille. Tous deux interrogés, répondirent comme ils l’avaient déjà fait ; nulle contradiction ne se trouva dans leurs réponses, et l’état de Caroline parut fixé. Crumwell impatient, rompit la conférence avant que l’arrêt fût prononcé, renvoya Tom et Molly, et retint Caroline dans son palais. La santé du Protecteur visiblement altérée rendait son humeur plus farouche et plus altière ; il avait en outre beaucoup de chagrin de la perte prochaine de Fenny Claypole, en qui ses affections paternelles étaient concentrées. Fenny n’avait plus que quelques jours à vivre, et le caractère inquiet et superstitieux de son père ne pouvait supporter l’idée de sa mort. Son ordre fut absolu, personne n’osa risquer de représentations. Caroline fut accablée de ce nouveau signe d’une protection qu’elle ne demandait pas. Quelle que fût l’horreur que lui eût inspirée la présence de celui qu’on lui annonçait comme son père, reconnaître sa protection lui semblait dans ce moment le plus grand bonheur pour elle. Elle se jeta aux genoux de lady Ireton, et la supplia de la rendre à son père. Mais outre que lady Ireton n’aurait osé prendre sur elle un acte de désobéissance aussi formel, elle était effrayée du sort rigoureux de cette aimable fille. M. Melvil lui avait donné une éducation supérieure à l’état misérable de ses parents ; elle ne doutait pas qu’en proposant à Maclean de se charger d’une fille qui ne pouvait lui être d’aucune utilité, et pour laquelle il ne pouvait avoir une vive tendresse, il ne lui cédât sans peine les droits qu’il venait réclamer. Elle voulait se donner le temps de lui parler, et d’appuyer d’une somme d’argent les raisons qu’elle avait à lui présenter. Caroline était trop effrayée de se trouver dans les mains d’un homme puissant et absolu, qui pouvait la faire enlever et conduire dans quelque lieu écarté, pour admettre le moindre délai ; elle croyait être en sûreté chez son père, et se reprochant déjà le peu d’accueil qu’elle lui avait fait, elle ne désirait que de se jeter dans ses bras. Lady Ireton aussi alarmée qu’elle, la tenait presque sur son sein, et n’osait la quitter. Le soir même elle devait aller occuper son hôtel. Elle n’osait ni partir ni rester au palais, lorsque le Protecteur lui fit dire d’aller chez elle, d’emmener Caroline, et de la lui amener le lendemain matin à neuf heures, parce qu’il voulait l’entretenir avant de disposer de son sort.

» Il ne songe pas du moins à employer la violence, dit à Caroline lady Ireton ; je prévois ce qu’il veut vous dire, mais vous serez libre de répondre, et du moins il met de la décence dans son procédé, puisqu’il vous confie pour cette nuit à mes soins. Elle la conduisit en effet à son hôtel, où cette malheureuse fille demeura dans l’attente des événements qui devaient suivre, et qui, de quelque nature qu’ils fussent, devaient la plonger dans la désolation. » Tout est perdu pour moi, se disait-elle, mistriss Belmour, Charles Goring, Henry, Amélia, personne ne peut changer mon sort. Dans l’état où me réduit la certitude d’une vile origine, je ne puis lever les yeux sur les êtres généreux qui ont daigné me protéger. Encore si la nature m’enseignait à reconnaître un père, si j’éprouvais ce sentiment indéfinissable qui avertit et qui attire ! ah ! la vie la plus dure ne m’effrayerait pas. Serait-ce donc un fol orgueil caché au fond de mon cœur qui me ferait méconnaître mes devoirs ! Oui, sans doute ; je dois repousser un sentiment coupable, je dois me soumettre, et par mon respect et mes soins, réparer ce que mon abord a dû avoir d’offensant pour un père. — Elle était absorbée par tant de réflexions, lorsqu’on frappa vivement à la porte de l’hôtel. Lady Ireton s’étonna, Caroline frémit. On entre, un homme se présente et annonce que mistriss Claypole touché à ses derniers moments, qu’elle demande à voir sa sœur pour la dernière fois ; que la même demande a été adressée de sa part au Protecteur qui s’y rend au même instant et envoie prier lady Ireton de le joindre avec Caroline chez sa malheureuse et chère Fenny. Le trouble et la douleur s’emparent des deux femmes, et sans hésiter, elles prènent leurs chapeaux, et se hâtent de suivre les pas de l’inconnu, par qui le Protecteur a envoyé une de ses voitures. Au moment où l’on ouvre la porte de l’hôtel, une vingtaine de vagabonds pris de vin, passent en chantant, en criant, et faisant foule au devant de la voiture. Caroline était sortie la première, ils se séparent en deux bandes ; l’une entoure Caroline et se saisit d’elle, l’autre repousse lady Ireton dans son hôtel et assiège la porte ; tandis que l’officieux messager file le long de la rue, et s’éloigne à grands pas. Caroline est précipitée dans la voiture, ses cris sont étouffés par les cris aigus des hommes ivres ; deux personnes montent avec elle, et six chevaux volent et l’entraînent loin de sa protectrice qui s’apperçoit trop tard qu’elle a été trompée, et ne sait comment se terminera la scène qui l’attend auprès du Protecteur.

Caroline se croyait au pouvoir de cet homme redoutable ; elle gardait le même silence que ses conducteurs. La nuit était obscure, elle n’avait pris aucune précaution contre le froid, elle souffrait beaucoup, mais elle ne se plaignait point ; l’un de ces hommes s’apperçut qu’elle tremblait, et d’une voix assez douce lui proposa de l’envelopper de son manteau, ce qu’il fit à l’instant. Ensuite le même silence régna dans la fatale voiture. Au point du jour, on arriva dans une auberge écartée ; on arrête, on descend, et l’on introduit la captive dans une salle où il y avait du feu et du thé ; on la laissa seule quelques instants, la chaleur ranima ses esprits et son courage ; elle se préparait à repousser avec dignité les propositions qui pourraient lui être faites, à chercher tous les moyens de fuir le danger, enfin, à prendre conseil de son désespoir, si elle y était réduite. Peu de moments s’étaient écoulés lorsque ses deux conducteurs entrèrent accompagnés de Maclean et de Molly. Au moment où elle redoutait un sort pire que la misère, cette vue lui causa un mouvement de joie. » Est-ce mon père que je vois, dit-elle, en s’approchant de lui avec respect et empressement ? Maclean lui répondit à peine, Molly l’embrassa, et Caroline ne pouvait que s’étonner de la froideur d’un homme qui était venu de si loin pour la réclamer obstinément. Mais le caractère des Gallois est démonstratif, et les circonstances lui montraient sous un point de vue favorable, le séjour écarté d’une chaumière. » Que ne m’appreniez-vous, dit-elle, que vous alliez me rendre à mon père, vous m’auriez épargné bien des inquiétudes ! — Bien, fille, lui dit alors Maclean, vous n’êtes donc plus si fâchée ! — Pardonnez, mon père, la surprise et l’abattement où j’étais hier… — Bon, bon, je sais bien qu’il en coûte d’être une pauvre paysanne, quand on a cru être une demoiselle, mais sois sage, et tu t’en trouveras mieux. Caroline ne répondit pas, et l’un de ses conducteurs s’adressant à elle, lui apprit que son enlèvement n’avait fait que prévenir celui qu’une autre personne méditait, et qu’une main bienfaisante avait écarté d’elle un semblable danger ; qu’on n’avait pas cru lui procurer un asile plus sûr que la maison paternelle, où il fallait qu’elle se rendit sans délai. « Partons à l’instant, dit-elle à Maclean, je ne saurais m’éloigner trop tôt. » Le père sourit de cet empressement, mais ce rire était perfide, et Caroline en fut effrayée !… Enfin, elle était au pouvoir de ce père inconnu, et de gens qui ne lui auraient pas permis de fuir ; il n’y avait plus que la résignation qui pût adoucir son sort. Elle comprit qu’en apportant de la résistance, elle le rendrait plus affreux ; elle s’approcha de son père et de sa tante, et leur demanda leurs bontés. L’homme inconnu, remettant alors une bourse assez pesante à Maclean, lui dit que la personne qui lui rendait sa fille, désirait que la vie de cette jeune personne fût allégée du poids de la misère, du moins jusqu’à ce qu’elle eût pris l’habitude du travail. » Je l’ai contractée dès l’enfance, reprit Caroline avec un peu de dignité, et si mon père a de quoi vivre, je ne lui serai point à charge. » C’est égal, dit Maclean en prenant la bourse, c’est une chose convenue, et… Il en aurait dit davantage, mais les autres arrêtèrent sa voix en disant à Molly de faire habiller sa nièce et de partir aussitôt. Molly avait eu l’ordre de lui préparer des vêtements de paysanne, à peu près de sa taille ; on se retira pour lui laisser la liberté de s’habiller ; elle se dépouilla sans regret d’une parure superflue, et se servit de ces nouveaux habits ; malgré la grossièreté de ces étoffes et le mauvais goût des formes, milady Falcombridge l’aurait encore haïe sous ce costume. Elle partit enfin dans une petite charrette d’osier, remplie de paille, après avoir envoyé des remerciements aux personnes qu’on ne lui nommait point, et qu’elle crut être Henry Claypole et sa mère, puisque ce n’était point lady Ireton.

Au moment où on avait donné la bourse à Maclean, elle avait pensé dire que Fenny avait entre ses mains des effets précieux ; mais ce premier mouvement de fierté fut réprimé par la crainte que lui inspiraient et son père et sa tante. Elle crut qu’il fallait apprendre à les connaître avant de leur confier de semblables trésors. Elle avait entendu dire à Deborah que son mari avait mangé un bien considérable. Elle voulait soulager son père, mais elle crut devoir suspendre le choix des moyens, et calcula en elle-même, que le lieu où on la conduisait n’était pas si dénué d’habitants qu’elle ne pût y trouver au moins un ministre à qui elle pourrait confier son secret.

Laissons-la traverser l’Angleterre silencieusement couchée au fond du chariot, avec des compagnons qui semblaient ne pas s’occuper d’elle, si ce n’est la sœur de Deborah qui de temps en temps lui jetait à la dérobée quelques regards de pitié. Ses amis et ses ennemis nous retiènent encore à Londres, où plus d’un événement doit influer sur son sort.