Alsace : 1871-1872/Chapitre VII

Hachette (p. 215-232).

VII

MULHOUSE

J’avais employé tout le jour à voir des ateliers, des manufactures, des usines énormes dont une seule a déjà lancé 1,500 locomotives sur les chemins de fer de l’Europe. La ville n’est ni belle ni laide, elle est vaste et vivante. Autour d’un vieux noyau qui contenait 6,000 habitants, mal logés, à la fin du dernier siècle, les filateurs, les tisserands, les imprimeurs sur étoffes, les teinturiers, les constructeurs de machines se sont groupés successivement ; leurs bâtiments, plantés l’un après l’autre sans grand souci de la symétrie, ont fini par couvrir une immense étendue de terrain plat. Il s’est fait des fortunes, et naturellement les heureux ont élevé, dans le voisinage de leurs fabriques, de belles maisons, entourées de jardins agréables. Ceux qui avaient le plus d’argent et de temps se sont donné des parcs et des châteaux dans la banlieue. La physionomie générale de ces habilitations, tant à la ville qu’à la campagne, est sérieuse, discrète et digne ; on y sent la gravité des mœurs protestantes et le voisinage de la Suisse. Aucun sacrifice à la montre, rien qui puisse éveiller l’envie dans le cœur des passants ; mais on devine un intérieur confortable. Nous sommes dans une ruche de bourgeois laborieux, qui se marient de bonne heure, qui ont beaucoup d’enfants et qui vivent en famille. Un désœuvré serait de trop ici, il ne saurait où passer son temps ; on n’y connaît que les plaisirs sévères ; on y voit des musées, des écoles, des bibliothèques, des laboratoires, une salle de conférences, et point de théâtre. Le casino, grandiose et bien décoré, éteint son gaz bien avant l’heure où les clubs s’éveillent à Paris. La jolie promenade du Tannenwald est déserte en semaine, je n’y ai rencontré qu’un jeune prêtre qui disait son bréviaire.

Après la ville des patrons, j’avais visité en détail les cités ouvrières, ce chef-d’œuvre de quelques hommes de bien qui sont par surcroît des gens d’esprit. En aucun lieu du monde, on n’a tant et si bien travaillé à réconcilier les prolétaires avec leur sort et à les élever peu à peu vers une condition supérieure. Ils deviennent propriétaires en quatorze ans, propriétaires d’une petite maison commode et d’un charmant jardinet, dans un quartier aéré comme les Champs-Élysées. Et pour monter grade, pour s’élever à la petite bourgeoisie, ils n’ont qu’à payer régulièrement un loyer de 18 à 23 francs par mois. Est-ce trop cher à votre avis ? C’est le remboursement exact du prix coûtant ; la Société Mulhousienne s’est interdit de gagner un centime sur eux. Ajoutez que l’épargne leur est bien plus facile qu’aux ouvriers de Paris, puisqu’ils ont tous les profits de la coopération sans en courir les dangers. Un patronage intelligent a mis à leur portée, outre les écoles gratuites et la salle d’asile, un lavoir, un établissement de bains chauds à 15 centimes, linge compris, une boulangerie économique, un fourneau où l’on trouve des repas suffisants à quelques sous par tête, et un magasin où l’habillement, le petit mobilier, la quincaillerie et l’épicerie se débitent au prix coûtant. Voilà comment cette bourgeoisie de Mulhouse aide les travailleurs, à la condition qu’ils s’aideront eux-mêmes ; c’est ainsi qu’elle leur tend une main fraternelle sans exiger aucun sacrifice de liberté ni de dignité.

À la tête de cette institution et de toutes les œuvres de prévoyante bonté, qui seront l’éternel honneur de Mulhouse, on trouve régulièrement quelques noms, toujours les mêmes : c’est Dollfus, c’est Kœchlin, c’est Mieg, c’est Siegfried, c’est Thierry ; j’en passe ; une douzaine de familles dont quelques-unes possèdent dix ou quinze millions, sont comme les fondements sur lesquels la ville est bâtie. Mais la pierre angulaire est M. Jean Dollfus, que les riches et les pauvres désignent familièrement sous le nom du père Jean, d’abord parce qu’il est un des pères de l’industrie moderne, et surtout parce qu’il a été, durant une, longue carrière, le père de ses ouvriers et de ses administrés. Il est bien difficile de faire cinquante pas dans Mulhouse sans rencontrer la trace de ce vieux roi débonnaire que le suffrage universel a stupidement détrôné en 1869.

Cette journée active et presque trop bien remplie se termina délicieusement. Je me vois encore au milieu de la famille Delmas-Thierry, après un de ces dîners dont la cuisine provinciale a gardé le secret. Dans un salon d’une élégance toute parisienne, deux belles jeunes femmes, vêtues de noir, portaient au col un nœud tricolore ; le maître du logis avait sa boutonnière ornée du modeste ruban de la médaille militaire. Riche, heureux, père de deux jolis enfants, allié à une des grandes familles de Mulhouse, engagé personnellement dans une usine de premier ordre, agent consulaire d’une grande nation, ce jeune homme a tout quitté pour se jeter dans les ambulances et bientôt après dans l’armée. Entre ces deux campagnes également courageuses, il a trouvé le temps d’écrire sur le pouce un charmant petit livre intitulé : De Reichshofen à Sedan. Aujourd’hui, il s’apprête à choisir une nouvelle carrière. Laquelle ? je ne sais ; il l’ignore lui-même, mais il émigrera en France avant le 1er octobre prochain, voilà qui est sûr. Et il affirme que toute la haute industrie, sauf quelques rares et scandaleuses exceptions, est aussi française que lui.

Parmi les réflexions qu’il nous a communiquées ce soir, en voici une que j’ai notée : « Lorsqu’on dit : Il n’y a qu’une France au monde, on a l’air de rabâcher un truism vide de sens. Et pourtant admirez la force d’attraction que la patrie française exerce sur nous ! Il n’y a pas plus de soixante-treize ans que Mulhouse, ville libre, alliée des treize cantons, s’est réunie à la France dans un intérêt purement commercial. La France nous a cédés à son vainqueur sans avoir pu nous défendre, sans nous avoir donné les moyens de nous défendre nous-mêmes, car dix mille fusils à piston ne sont pas des armes sérieuses devant le dreyse et le krupp. Nos intérêts commerciaux ont été jetés par-dessus bord avec une désinvolture étonnante par le gouvernement de Versailles : c’est tout au plus si l’on a ménagé une transition entre l’ancien régime douanier qui favorisait nos produits et le nouveau qui les proscrira demain comme étrangers. Nous ne nous plaignons de rien, nous n’accusons personne, nous ne parlons de la France qu’avec amour, nous baisons la main qui nous frappe après nous avoir donnés, parce que c’est la main de la patrie. Les Allemands ne nous ont pas bombardés, ils nous ont rançonnés avec une modération remarquable, car le total de leurs réquisitions tant en argent qu’en nature ne dépasse pas un million dans une ville de 60,000 âmes où les millionnaires se comptent par douzaines. Cependant tous nos hommes valides ont couru s’enrôler contre eux, et la paix de Francfort, en arrachant les armes de nos mains, n’a pas éteint l’ardeur de notre haine. Avouez que la France est la seule patrie assez belle et assez attachante pour qu’un peuple annexé d’hier s’identifie si cordialement avec elle. »

Faquin qui eût dit le contraire ! Nous étions tous du même avis.

À propos des réquisitions prussiennes, je recueillis dans cette soirée certains détails qui prendront quelque jour une place dans l’histoire.

L’ennemi ne s’établit pas d’abord à poste fixe chez les habitants de Mulhouse. Pendant tout près d’un mois, on le vit aller et venir, prendre ses cantonnements et les quitter le lendemain pour battre la campagne. Il s’éloignait généralement le samedi, comme s’il eût spéculé sur le chômage du dimanche pour amener un conflit entre les ouvriers et les patrons : on sortait d’une grève terrible. Mais le patriotisme des ouvriers déjoua tous calculs. Seulement, un samedi soir, dans ce malheureux mois d’octobre, tandis que le 81e de ligne sortait de la ville sous les ordres du colonel von Loos, la population des fabriques échangea quelques mots désagréables avec l’arrière-garde. La légende prétend que le dernier fourgon, chargé d’un butin suspect, avait provoqué des observations malsonnantes. Les soldats répondirent de leur mieux, mais quand ils furent à bout de raisons, ils tirèrent sur la foule. Quelques victimes périrent, et dans le nombre un Suisse, et deux Badois. Cette échauffourée se produisit aux environs de la filature Kœchlin-Schwartz.

Huit jours après, quand la très-légitime irritation du peuple commençait à se calmer, ce beau 81e prussien reparut, colonel en tête, et, prenant position devant la manufacture, il fit savoir aux autorités qu’en réparation de l’outrage commis envers les soldats du roi, il réclamait 50,000 francs, 5,000 chemises de flanelle, 80 paires de chevaux attelés à 80 charrettes, et divers autres approvisionnements, le tout livrable dans une heure.

Faute de quoi, le 81e brûlerait la filature de M. Kœchlin et les cités ouvrières, sans préjudice du surplus.

L’indignation fut générale, mais pas un homme de trente ans ne se montra plus courroucé que M. Jean Dollfus. Brûler les cités ouvrières ! L’œuvre et la gloire de sa vie ! Le temps de prendre sa croix de l’aigle rouge, une croix de commandeur obtenue à la suite de je ne sais quelle exposition, il accourut aussi vite que ses jambes de soixante-dix ans voulurent le porter. Arrivé, il entreprit les officiers prussiens avec toute la vigueur d’une âme honnête et toute l’autorité d’une vie exemplaire ; il leur prouva que si une réparation était due, c’était par les vainqueurs aux vaincus et qu’il serait monstrueux de rançonner les gens après les avoir assassinés.

Le colonel, sourd aux bonnes raisons, comme tout Allemand qui se sent le plus fort, maintint ses prétentions sans en rabattre un centime, et le père Jean, s’échauffant par degrés, lui dit : « J’ai donc affaire à des barbares ? Eh bien ! reprenez donc cette croix que j’avais cru pouvoir accepter de votre maître, dans le temps où la Prusse comptait encore au rang des peuples civilisés ! Rendez-la-lui ; dites-lui que je ne pourrais plus la porter sans honte et que je vous l’ai jetée à la face ! » Le geste suivit la parole, et les insignes de l’aigle rouge, après avoir frappé la poitrine du colonel, tombèrent dans la boue.

Ce sacrilège exaspéra si bien les officiers du roi Guillaume, qu’un ou deux fanatiques du droit divin parlèrent de fusiller M. Dollfus.

— Oui, cria-t-il, fusillez-moi ! ayez le misérable courage de commander le feu contre un vieillard ! alors au moins le monde civilisé connaîtra qui vous êtes. Je n’ai que faire de la vie, et j’ai besoin qu’on sache à quelle race d’hommes est livré mon pauvre pays !

Les Prussiens furent-ils désarmés par ce courage ou simplement par le désir d’empocher 50,000 fr. ? ils ne fusillèrent personne, mais la réquisition fut payée jusqu’au dernier sou.

Elle fut même payée deux fois, car la ville n’a jamais donné ni un thaler ni une chemise à l’ennemi sans en envoyer tout autant soit à Belfort, soit à quelque autre garnison française. Cette comptabilité en partie double fait grand honneur à l’imagination et au caractère de M. Kœchlin-Schwartz, le meilleur Français de Mulhouse. Après avoir fait de son mieux pour repousser l’ennemi, Il fut le grand avocat des intérêts nationaux dans le conseil municipal et un groupe de gens de cœur s’y forma autour de lui par affinité morale. On peut dire que ces endiablés, jusqu’au dernier jour de la guerre, ne se lassèrent pas de renforcer et de ravitailler l’armée française, à la barbe du Prussien qui n’y voyait goutte.

Après une rapide excursion dans le passé, nous abordons des questions plus actuelles. L’événement du jour est un petit coup d’État de la chancellerie allemande qui brusquement, sans avis préalable, a retiré l’exequatur à tous les agents consulaires : M. de Bismark n’entend pas qu’un Français soit couvert par une immunité diplomatique dans ses nouvelles provinces.

Les écoles et les collèges de la ville ont rouvert leurs portes, mais tout l’enseignement est bouleversé. Un nouveau personnel, envoyé de Berlin, remplace les anciens maîtres, si bons Français ; on fait la classe en allemand devant un auditoire de pauvres enfants qui n’y comprennent rien. L’engeignement obligatoire, ainsi pratiqué, abrutirait en peu de temps des générations entières. Mais le patriotisme des habitants a trouvé remède à la chose. Les dames de Mulhouse, ces simples, ces modestes, ces studieuses personnes, se feront maîtresses d’école ; chacune d’elles enrôle dix bambins dans son voisinage ; ils viendront tous les jours à l’heure du goûter ; on leur distribuera des gâteaux ou des confitures, et on leur apprendra à lire, à écrire, à parler le français.

Tout le peuple court au devant de ce bienfait avec une vive reconnaissance. Les ouvriers sont admirables, on m’en raconte des traits bien touchants dans leur naïveté. Ces braves gens ont fondé des réunions du soir où ils s’interdisent de prononcer un seul mot d’allemand. Mais comme la plupart ne savent pas le français, leur règlement, en fait, les condamne au silence. N’importe, ils tiennent bon ; ils passent leurs soirées à fumer une pauvre pipe en vidant un verre de bière, sans mot dire. De temps à autre, une grosse voix s’écrie, avec l’accent que vous savez : « C’est égal, sacrebleu, vive la France ! » Et l’on répond en chœur : « Vive la France ! » Voilà les divertissements populaires de Mulhouse en octobre 1871 !

Je ne pouvais pas visiter cette admirable ville sans pousser jusqu’à Dornach et sans voir la photographie de M. Braun, unique en Europe.

M. Braun est un artiste que les circonstances ont transformé en grand industriel. Il a fondé aux portes de Mulhouse une vaste et magnifique usine où tous les chefs-d’œuvre des galeries publiques sont reproduits, multipliés, vulgarisés sans passer par l’interprétation toujours malheureuse du copiste. Plus de 300,000 clichés obtenus directement comme des planches gravées par la lumière elle-même, servent à tirer des millions d’épreuves exactes, parfaites et ineffaçables. Toutes les fresques de l’Italie, tous les tableaux des musées, tous les cartons et les dessins des grands maîtres sont réunis chez M. Braun comme en un vaste réservoir qui les répand à bon marché dans les cinq parties du monde. Un amateur intelligent peut aujourd’hui, sans sortir de son cabinet, faire ample connaissance avec Raphaël, Michel Ange, Léonard de Vinci et tous les maîtres du dessin ; il peut s’entourer de leurs œuvres les plus exquises et vivre dans un milieu aussi divin que l’Olympe du vieil Homère.

En parcourant les ateliers de M. Braun, j’ai remarqué un grand nombre d’écloppés, presque tous jeunes ; quelques-uns n’avaient pas vingt ans. Vous les choisissez donc ? lui demandai-je.

Il me répondit : Non, je les prends tels que la guerre les a laissés. Ce jeune homme a eu les mains gelées ; cette autre a reçu une balle dans la jambe au combat de Villersexel ; mes deux fils ont fait cette campagne, eux aussi, et si vous les aviez vus au retour !

J’ai pris congé de Mulhouse et de ses braves habitants dont beaucoup, je le vois, n’y seront plus l’année prochaine. Le travail me rappelait à Paris, j’ai traversé l’Alsace en toute hâte et je ne me suis arrêté à Saverne que pour prendre ma famille et fermer notre chère maison.

Voici comment nous avons arrangé nos affaires : La maison restera telle qu’elle est, toute meublée, et nous la laisserons ainsi jusqu’au jour proche ou lointain de la revanche nationale. J’établis dans un coin des communs un brave paysan, et je lui loue gratuitement, par un bail de trois, six ou neuf années, le peu de terre que nous avons, environ six hectares, sans autre obligation ni redevance que de tenir les Prussiens à l’écart et de respecter nos beaux arbres. Je suis sûr de sa conscience et de son dévouement ; je n’ai plus rien à faire en Alsace. Adieu donc, cher pays, où nous avons été si heureux et si malheureux ! Adieu, jusqu’au jour où la France, ayant retrouvé ses vertus, viendra reprendre ses frontières !


1872

Non, je n’avais plus rien à faire en Alsace, mais j’y avais encore à voir, à apprendre et à souffrir. Le mouvement provoqué par l’échéance imminente du 1er octobre 1872 m’attira par cette sorte de fascination qui jette les hommes dans les gouffres. Je cédai à l’irrésistible et poignante curiosité de voir les drames de l’option, d’assister à l’émancipation des mineurs, de contempler le grand spectacle de cette émigration patriotique qui coupe en deux les familles les plus unies et fait le vide autour des patriarches navrés.

Ma chère et courageuse femme, qui est devenue en huit ans aussi Alsacienne que moi, voulut goûter sa part de cette amertume ; elle emporta de Paris à Saverne un enfant de cinq mois qu’elle nourrissait. Nos deux filles aînées nous supplièrent de les prendre avec nous ; elles sont nées là-bas, et à leurs yeux rien n’est plus beau, plus grand, plus admirable que cette humble maison perdue dans un coin de forêt.

Nous arrivions chez nous le 3 septembre au matin, par un temps magnifique, et nous y retrouvions, sinon le plein contentement des jours heureux, au moins la solitude, les souvenirs, le calme et cette douceur secrète qui se mêle aux plus rudes misères de la vie pour ceux qui n’ont perdu ni le courage ni l’espoir.

Mais je n’avais pas quitté Paris pour me laisser aller au courant des émotions passives, et, dès le second jour, je me mis en campagne, observant, écoutant, interrogeant les hommes, voyant tout par moi-même, et parcourant l’Alsace en tout sens, villes et campagnes, depuis Saverne jusqu’à Belfort.