Alsace : 1871-1872/Chapitre VIII

Hachette (p. 233-263).

VIII

L’ÉMIGRATION

Les nombreux Allemands et les rares Français qui regardaient naguère encore la population alsacienne et les Lorrains de la frontière comme des germains séparés, reviendront tous de cette erreur s’ils assistent, même à distance, au grand drame de l’émigration.

Pour éclairer les esprits les plus prévenus, il suffira de comparer la conduite des annexés de 1866 à la résistance énergique, désespérée, qui sera l’éternel honneur des annexés de 1871,

Lorsque le roi Guillaume, après avoir vaincu l’Autriche à Sadowa, imposa sa suzeraineté au Hanovre, à la Saxe, aux villes libres et à toute l’Allemagne septentrionale, c’est à peine si l’on entends en Europe un bruit timide et discret de protestations isolées. Quelques princes boudèrent, quelques sujets firent les mécontents, mais bientôt la Confédération du Nord se précipita tout entière au-devant d’une servitude qui leur promettait l’unité, la grandeur et la force.

Ces bottiers allemands ont toujours rêvé bottes. Après le plaisir insolent de fouler sous leurs bottes un plus faible qui n’en peut mais, ils mettent au premier rang l’honneur de se vautrer eux-mêmes sous la botte d’un grand, gros homme, lourd et fort.

Aussi les Germains du Midi, catholiques et protestants, bavarois, wurtembergeois et badois, pêle-mêle, rois et peuples, sauf peut-être le petit mélomane quinteux qui encense Wagner à Munich, furent-ils prussifiés par miracle aussitôt qu’ils furent rossés. Ils se jetèrent sur le bâton qui les avait battus comme une bande d’enfants mal élevés sur un sucre de pomme, et quelques millions d’Autrichiens seraient venus en lécher leur part, si la fierté hongroise ne les eût menacés du fouet.

Non-seulement les Allemands conquis ou à conquérir se sont offerts avec joie au despotisme brutal de la Prusse, mais le jour où M. de Bismarck ouvrit la chasse contre nos provinces, nos milliards et nos pendules, toute la nation courut aux armes comme un seul homme. Les pères et les fils se rangèrent sous ce drapeau noir et blanc qui leur avait fait si grand’peur en 1866 ; ils suivent, comme un troupeau, le général de Moltke, qui avait canonné quatre ans plus tôt leurs frères ou leurs fils, et qui les conduisit tambour battant à de nouvelles boucheries.

Entre les Brandebourgeois du prince Frédéric-Charles, les Bavarois de von der Tann et les Badois von Werder, nos départements envahis n’ont pu faire aucune différence : c’était la même brutalité, la même gloutonnerie, le même culte pour un vieux fétiche couronné, le roi Guillaume. Le patriotisme saxon, hanovrien, hessois, wurtembergeois s’évanouit pour faire place à je ne sais quelle adoration servile. Les proscrits de la Prusse qui avaient trouvé un refuge au milieu de nous ne se souvinrent de notre hospitalité que pour guider leurs anciens persécuteurs et pour leur dénoncer les maisons riches.

Voilà le véritable esprit des Allemands ; ce peuple ne sait rien refuser au vainqueur ; il a pratiqué de tout temps la religion de la force. Guillaume ne le verra jamais plus rampant que Napoléon l’a vu, dans Berlin même, après Iéna.

Maintenant, reportez vos yeux sur l’Alsace ou sur cette partie de la Lorraine qu’ils appellent impudemment allemande. Si la population du pays annexé avait la moindre parenté morale avec la race germanique, je ne dis pas qu’elle se fût jetée dans les bras de ces nouveaux maîtres, mais il est certain qu’en deux ans elle aurait eu le temps de se résigner.

Sortir d’une nation écrasée pour s’incorporer à un peuple qui fait la loi à l’Europe ; échanger les lourdes charges qui pèsent et pèseront longtemps sur les contribuables français, contre les gains prodigieux de la victoire allemande ; échapper aux terribles devoirs de la revanche, déserter sans crime une armée qui se refait laborieusement, et se ranger, le front haut, avec 1,200,000 camarades couverts de gloire, derrière les plus grands généraux de l’époque ; enfin, rester chez soi, continuer la vie dans le pays fertile et charmant où on l’a commencée, pratiquer la culture, le commerce ou l’industrie sous les auspices d’un roi qui peut ouvrir à ses sujets les plus larges débouchés du monde, n’est-ce pas tout profit ?

Oui, sans doute, pour des Allemands. Mais les loyaux Français de la Lorraine et de l’Alsace on pris la question d’un autre point de vue. « Tout pour la France et rien pour nous ! » Telle est l’admirable réponse qu’ils opposent aux flagorneries aux promesses, aux conseils, aux menaces et aux violences de l’ennemi.

Il y a quelque temps, un notable habitant de Metz se trouvant obligé de débattre une affaire avec le général commandant la place, l’officier allemand entreprit de l’amadouer et lui dit :

Les Alsaciens-Lorrains sont presque tous de pauvres gens, mais, en vérité, nous ne comprenons rien à leur conduite. Ils ont des habitudes régulières, de fortes attaches de famille, de profondes racines dans un sol que le ciel a favorisé entre tous ; ils ont toutes les libertés qu’ils désirent ; ils peuvent rester au café ou à la brasserie, si bon leur semble, jusqu’à minuit. Cependant ils émigrent en masse, ils quittent le certain pour l’incertain, et ils abandonnent la place aux banque-routiers d’outre-Rhin.

— Oui, répondit l’honorable M. F…, nous sommes des maladroits et des ingrats, car nous avons non-seulement tout ce qu’on peut souhaiter, mais encore quelque chose de plus.

— Quoi donc ?

— Votre présence.

L’auteur de cette réponse appartient, je n’ai pas besoin de le dire, à l’élite de la classe moyenne. Voir les Prussiens chez soi, et les y voir parader en maîtres, c’est un véritable supplice pour les hommes d’une certaine éducation. Toutefois, comme les élites sont toujours des minorités, j’estime que les dominateurs d’Alsace-Lorraine auraient pu s’impatroniser à la longue sans dépeupler le pays. De même que les Français des provinces temporairement occupées prennent patience et supportent la vue des uniformes allemands sans que l’idée leur vienne d’émigrer, la population des départements annexés, qui a foi elle aussi, dans l’avenir, se serait cramponnée au sol natal en s’armant d’une patience un peu plus longue.

Pour assurer ce résultat, plus conforme à ses intérêts qu’aux nôtres, le gouvernement de Berlin n’avait qu’à se montrer honnête ; je veux dire à exécuter le traité de Francfort, dans son véritable esprit, sans en martyriser la lettre. S’il avait envoyé, dans les départements conquis, des fonctionnaires familiers avec la langue française ; s’il avait respecté les usages de la population, permis l’enseignement du français dans les écoles, laissé les noms des rues tels qu’ils existent de mémoire d’homme, calmé le zèle de sa police, respecté le secret des correspondances privées, et, pour tout dire en un mot, imité la modération dont nous lui avons donné l’exemple, ici même, pendant plus de deux siècles, je crois qu’il eût, sinon coupé, du moins apaisé cette fièvre d’option qui l’exaspère aujourd’hui.

L’option elle-même, si nombreuse qu’elle eût été, disons même si générale, ne devait pas fatalement entraîner l’émigration d’un peuple. C’est la chancellerie de Berlin qui, dans l’espoir d’intimider les optants, a déclaré que tout Français né ou simplement domicilié en Alsace devrait abandonner son domicile à l’échéance du 1er octobre, ou devenir Allemand malgré lui. Une telle mesure n’est pas seulement odieuse et révoltante pour l’humanité, elle est sotte : elle a jeté hors du pays des milliers d’honnêtes gens, laborieux, éclairés, riches, que le vainqueur avait intérêt à retenir, et qu’un gouvernement un peu intelligent n’eût pas renoncé à séduire.

Enfin, c’est la chancellerie qui a précipité les choses et les a mises au pis, par sa prétention enrôler, dès demain, la jeunesse la plus française de France. La sainte horreur du casque à pointe a chassé plus de familles que le ressentiment des massacres, des incendies et des pillages allemands. On peut tout pardonner avec le temps à l’ennemi le plus implacable ; mais, vécut-on cent ans, on ne se pardonnera jamais à soi-même d’avoir porté les armes contre son pays.

II

Je n’appartiens pas à l’école qui déifie Louis XIV au profit de ses héritiers plus ou moins dégénérés ; mais, l’histoire en main, j’ose dire que l’annexion de l’Alsace à la France fut un chef-d’œuvre de politique et d’administration. Si les populations se soumirent de bonne grâce à leur nouvelle destinée, ce ne fut pas seulement parce qu’elles sympathisaient de longue date avec nous, mais encore et surtout parce qu’elles furent réunies par des hommes sensés, modérés, confiants dans l’action du temps et dans la force d’attraction qu’ils avaient lieu d’attribuer à la France. Une noble province, profondément attachée à ses traditions et sensible par-dessus tout au point d’honneur, comprit, dès le premier moment, qu’elle pouvait devenir française en restant elle-même : on respecta sa langue, ses habitudes, ses privilèges, ses libertés ; le plus auguste représentant du droit divin et de l’autorité despotique ne toucha pas du bout du doigt aux institutions républicaines de Strasbourg !

Rien n’y fut innové jusqu’à la Révolution, et les glorieuses nouveautés de 1789 n’excitèrent qu’un immense applaudissement dans les murs où Rouget de l’Isle devait bientôt improviser la Marseillaise. Si l’on peut reprocher quelque chose aux gouvernements qui se sont succédé chez nous depuis trois quarts de siècle, c’est un scrupule exagéré ou plutôt une trop grande condescendance aux idées du clergé alsacien, qui craignait la propagation de la langue de Voltaire : il doit bien déplorer aujourd’hui ses sermons et ses catéchismes allemands ! C’est le clergé des deux communions chrétiennes qui, dans un intérêt, hélas ! mal entendu, s’est opposé à l’enseignement du français sur cette terre si française. Nous avons eu grand tort de lui céder ; nous avons péché par excès de tolérance, personne ne nous accusera d’avoir commis un seul excès d’autorité.

Les hommes de Berlin, s’ils étaient aussi forts en politique qu’en balistique, auraient tiré profit de notre expérience en évitant notre unique faute, Dans quel but ont-ils pris l’Alsace et une partie de la Lorraine ? Pour tourner contre nous Metz et Strasbourg et pour nous opposer la barrière des Vosges qui nous couvrait contre leurs invasions. Disons encore, si vous voulez, qu’ils étaient alléchés par les ressources de ces provinces ; qu’ils convoitaient les mines, les carrières, les forêts de l’État, les plaines grasses, les grands outillages, et cette masse énorme de richesses naturelles ou factices qui produit des millions d’impôt. Mais ils pouvaient se donner tout cela, et même le garder quelque temps, sans dépeupler l’Alsace et la Lorraine. Les forteresses, ils les ont ; la ligne des Vosges, ils la tiennent ; le domaine, ils l’exploitent ; l’impôt, on l’eût payé entre les mains de leurs percepteurs, parce qu’on a l’habitude de le payer. On eût même envoyé les enfants dans leurs écoles allemandes ; ils y vont déjà, l’on se plie aux rigueurs de l’enseignement obligatoire ; on se fait une raison, on sait que les jeunes Français de l’intérieur apprennent l’allemand et on l’apprend comme eux, aux mêmes fins.

Qui sait ce que l’Alsace et la Lorraine annexées seraient devenues en dix ans, sous un régime intelligent, humain et paternel ? On pouvait dégrever les impôts, car le pays n’a plus de dette ; on pouvait transporter les voyageurs et les marchandises à vil prix sur des chemins de fer qui n’ont rien coûté ; on pouvait développer une telle prospérité dans ces provinces que le patriotisme des âmes vulgaires eût succombé au régime émollient du bien-être. Quelle honte pour les annexés, et quel danger pour notre patrie !

Nous y avons échappé, Dieu merci, et M. de Bismarck, qui passe pour un esprit délié, a commis, dans notre intérêt, la plus énorme balourdise. L’expulsion des optants et l’imminence du recrutement prussien ont rendu tout accommodement impossible entre les conquérants et le peuple conquis. Le roi Guillaume, un peu gâté par l’habitude de gouverner des Allemands, a cru, qu’il suffisait de commander pour être obéi en Alsace. M. de Moltke avait hâte de former ses régiments d’Alsace-Lorraine pour armer nos meilleurs soldats contre nous. Ces parvenus de la victoire sont pressés de jouir comme les parvenus de la finance ; il leur faut du pouvoir comptant et de l’obéissance immédiate, comme aux autres de l’amour tout fait. Ils n’ont réussi qu’à changer en solitude lamentable le coin le plus vivant, le plus laborieux et le plus éclairé de l’Europe.

Quel fruit leur reviendra de tout le mal qu’ils ont causé ? Dans cette pépinière de héros, combien pourront-ils recruter de soldats contre la France ? J’entends dire qu’un appel aux volontaires d’un an, malgré les plus belles promesses et les facilités les plus attrayantes, n’a donné qu’un total de 144 candidats ; encore le renseignement est-il de source prussienne. On n’a jamais pu me montrer ni même me nommer un seul de ces conscrits de la honte.

En revanche, il est avéré que toute la classe de 1872 a passé la frontière pour tirer au sort à Lunéville, à Nancy, à Belfort, à Paris. Sauf les boiteux, les bossus, les infirmes, on ne trouverait plus aujourd’hui dans les départements annexés un seul jeune homme de vingt ans : les officiers prussiens peuvent venir ; ils ne rencontreront personne, et pas plus dans les villages protestants que dans les centres catholiques. Les conscrits de l’an prochain et de l’année suivante ont devancé l’appel des Allemands par une fuite précipitée.

Tout jeune homme arrivé à l’âge de raison met le marché à la main de ses parents et leur dit : si vous ne pouvez pas m’expédier en France, laissez-moi prendre ma volée avec les camarades. On travaille partout, je gagnerai mon pain, soyez tranquilles : d’ailleurs, j’aimerais mieux le mendier que de coiffer le casque prussien.

Que répondre à cela ? Les vieux parents s’inclinent, font le paquet du garçon, et la mère y glisse en pleurant ses petites épargnes. Tous ceux qui ont un peu de bien et qui peuvent le réaliser émigrent avec leurs enfants. C’est un gros changement dans la vie ; on sera presque pauvres, après avoir été presque riches, mais du moins on ne sera pas séparés. Mon voisin de campagne, à Saverne, était un homme aisé, instruit, de ceux qui sont partout à leur place. Ses intérêts le clouaient au sol natal ; cependant, comme il a quatre fils, et qu’il ne veut à aucun prix les voir Prussiens, je le trouvai dans les apprêts de l’émigration. Mais la veille du jour fixé pour le départ, la mère de famille, frappée au cœur par le spectacle de l’invasion et malade depuis deux années, rendit l’âme. Le mari et les orphelins ont eu à peine le temps de fermer cette tombe, où ils reviendront quelquefois, si la police allemande le permet. Il faut partir d’abord, c’est l’échéance ; la politique de M. de Bismarck n’attend pas. Hors d’ici, les vaincus ! La Prusse ne connaît ni femmes ni mères ; priez vite et allez-vous-en !

Ceux qui s’en vont prennent de grands partis ou s’arrêtent à la frontière, chacun selon ses espérances et son tempérament. S’ils pensent que le malheur du pays pourra durer longtemps et s’ils sont d’une humeur aventureuse, ils quittent tout, même la France ; ils s’embarquent pour le Canada, où l’on parle encore français, ils vont coloniser le Far West des États-Unis ; ils porteraient leurs bras, et des bras vigoureux, en Algérie, si les terres du domaine étaient prêtes à les recevoir. Les plus nombreux, heureusement, sont retenus par une superstition touchante : ils se fixent au plus près du pays, comme s’ils étaient sûrs que les iniquités prussiennes auront leur châtiment avant peu. Ils encombrent Belfort, Nancy, Gray, Épinal et les autres villes de l’Est, sans guère dépasser Dijon comme extrême limite. Pauvres gens ! braves gens ! le jour où leur pays redeviendra français, ils veulent être à portée d’y rentrer les premiers et d’un bond.

On me citait une pauvre veuve de soixante ans qui a trois fils sous les drapeaux. Elle à opté et s’est installée à Visembach, premier village français sur la route de Sainte-Marie-aux-Mines à Saint-Dié. Tous les matins, elle gravit à pied et péniblement la montagne, et, s’arrêtant près du poteau qui fixe la limite des deux pays, au sommet du plateau, elle porte tristement son regard vers l’Alsace. Elle interroge les nombreux et infortunés voyageurs qui sillonnent la route, émigrants eux aussi, et demande à chacun d’eux si elle ne pourra pas bientôt retourner au pays natal et regagner sa vieille demeure. Chaque jour elle accomplit ce douloureux et sublime pèlerinage. Le messager tant désiré n’est pas venu encore ; vivra-t-elle assez longtemps pour le voir arriver ?

Mais les plus malheureux de tous sont ceux qui restent.

C’est à coup sûr par une faveur spéciale d’en haut que le roi Guillaume, M. de Moltke et M. de Bismarck, trois vieillards, poursuivent leurs glorieux desseins sans songer aux gens de leur âge, hommes et femmes, qu’ils plongent dans la misère et dans le désespoir. Les lois de la guerre semblent douces quand on les compare au régime de la paix prussienne : sur un champ de bataille, on ne tue que les jeunes ; sur leur champ de conquête, en pleine paix, les grands hommes de Berlin tuent tout.

Jamais les yeux de l’homme n’ont vu spectacle plus navrant que le départ de ces longs trains qui emportent la jeunesse alsacienne et lorraine loin du pays natal. Les garçons rient et chantent pour ne pas pleurer ; ils ont bu, ils se sont monté la tête, et d’ailleurs la jeunesse est facilement éblouie par les mirages de l’inconnu. Mais quand la machine a sifflé, quand la dernière voiture a disparu avec tous les chapeaux qui s’agitent aux portières, il reste sur le quai une masse inerte, hébétée, stupide, et comme anéantie par l’accablement du malheur. Cela vit cependant, car cela souffre, et la respiration qui sort de cette matière opprimée est un vaste et unanime sanglot.

Dieu sait combien de temps ils resteraient en place ! Mais les gens de la gare viennent bientôt leur rappeler que c’est fini. J’ai suivi un vieux couple de paysans qui s’éloignait à petits pas ; l’homme disait à la femme :

— En avoir eu trois, et maintenant plus un !

— Si seulement ils pouvaient être heureux ! reprit la mère.

— Et nous ? De si bons ouvriers ! Que ferons-nous sans eux ? Comment vivre ?

— Tais-toi donc ! à quoi sert de vivre ?

Ils devisèrent longtemps sur ce ton, en s’essuyant les yeux de temps à autre, et sans entremêler à leurs plaintes un seul mot de malédiction. Mais lorsqu’ils furent arrivés à leur porte, avant d’entrer dans ce logis désert, le vieillard recula d’un pas, leva le bras au ciel et murmura d’une voix sourde :

« Mais s’il va jamais une justice en ce mondeou dans l’autre !… »

Amen ! mon pauvre ami. Du plus profond de mon cœur, amen !

III

Comme on juge volontiers le prochain d’après soi, les Allemands n’ont pas prévu l’option, si ce n’est comme un accident rare et un caprice de quelques esprits mal faits. Lorsqu’ils ont vu que contre leur attente la meilleure partie de la population envahissait tous les bureaux pour réclamer la nationalité française, ils se sont consolés en disant que ces milliers d’optants ne songeaient qu’à protester contre la conquête et à faire acte d’opposition. C’est dans l’espoir d’arrêter un tel scandale qu’ils se mirent à violenter le texte du traité de Francfort, comme si ce traité, signé par nous sous le couteau, ne leur assurait pas d’assez beaux avantages. Ils décidèrent que l’option serait nulle si elle n’était suivie d’émigration avant la date du 1er octobre, et aux honnêtes gens qui venaient en foule pour opter, le fonctionnaire prussien répondit avec arrogance : Que voulez-vous de moi ? Je n’ai pas le temps de recevoir et dinscrire des déclarations nulles : on sait bien que vus n’émigrerez pas ! »

Quand il fut amplement prouvé que la jeunesse au moins optait pour émigrer d’urgence, et que les vieux parents resteraient seuls dans le pays, le vainqueur ne négligea rien pour enchaîner les fils à la condition de leurs pères ; il décida que les chefs de famille ne pourraient pas opter pour leurs enfants mineurs sans opter pour eux-mêmes, c’est-à-dire sans abandonner tout ce qu’ils possédaient sur le territoire annexé. Le traité de Francfort avait pourtant garanti la personne et la propriété des optants ! Dans leur tendresse ingénieuse, les parents s’avisèrent d’émanciper leurs fils pour qu’ils eussent le droit d’opter et d’émigrer sans le reste de la famille. Ce subterfuge réussit un moment ; j’ai publié en mai, dans le XIXe siècle, les pièces authentiques d’une émancipation de mineur, suivie d’option. Mais bientôt les gens de Berlin nièrent le droit indiscutable qu’ils avaient reconnu et consacré par des actes ; leurs journaux nous firent connaître que les mineurs émancipés ne seraient pas admis à opter valablement. Par surcroît de précaution, ils affichèrent dans les communes la loi qui punit d’une amende de 50 à 1, 000 thalers, selon leur fortune, les familles des réfractaires.

Tout ce luxe d’injustice et de violence ne servit qu’à précipiter le courant de l’émigration. L’ennemi se flattait derelenir les fils, il réussità chasser les pères et les mères.

Non-seulement à Saverne, mais partout où je me suis arrêté pour un jour, j’ai été consulté par des amis, de simples connaissances et même des inconnus qui avaient tous la même question sur les lèvres : « Comment faut-il s’y prendre pour que les enfants soient Français ? » Je répondais de mon mieux et je ne dissimulais pas les difticullés élevées au dernier moment par l’omnipotence prussienne. Pas un père qui, après m’avoir gravement écouté, n’ait conclu en disant : S’il n’y a pas d’autre moyen de sauver la nationalité des garçons, j’opterai moi-même et j’abandonnerai tout.

Dans le nombre de ces honnêtes gens, j’ai remarqué et admiré une Allemande francisée par le mariage et restée veuve avec un fils. — À tout prix, disait-elle, il faut que cet enfant soit Français ; il y va de sa carrière.

— À quel état le destinez-vous donc ?

— Mais je veux qu’il entre à Saint-Cyr !

Les familles qui ont trouvé moyen de vendre leurs maisons ou leurs terres à cinquante pour cent de perte n’ont pas cru faire un mauvais marché.

Les mobiliers s’empilent sur des chariots et se dirigent vers la France à petites journées : tous les chemins en sont encombrés ; c’est un défilé pitoyable. J’entends encore les lamentations de ces braves gens si tranquilles, si passionnément sédentaires de père en fils, et qu’un ukase du roi Guillaume a jetés brutalement dans la vie nomade.

D’autres, craignant les embarras et les dépenses d’un déménagement lointain, se défont de tout à vil prix. Un seul officier ministériel de Colmar a fait trente ventes en un jour ; les mobiliers se donnent. Une bibliothèque, je dis une chambre pleine de livres, s’est adjugée à 180 francs, dans cette ville studieuse de Colmar. Les amateurs de belles choses à bon marché ont de vraies occasions là-bas ; personne n’en profite ; on se ferait scrupule : tout reste aux mains des juifs. J’entends dire qu’eux-mêmes commencent à se lasser, car acheter toujours, même à vil prix, sans revendre, ce n’est que la moitié du commerce.

Il y aura des terres en friche l’année prochaine et des boutiques fermées. On ne trouve plus d’apprentis, presque plus d’ouvriers pour le travail des champs ou de la ville, plus de commis de magasin, plus de clercs de notaire. L’homme à qui j’ai loué pour rien notre petit domaine de Saverne me promena partout dès le matin de mon arrivée, en me faisant admirer les carottes qui remplissaient nos corbeilles et les oignons qui peuplaient nos plates-bandes. Au milieu de cette culture plus lucrative que pittoresque, je m’arrêtai un peu surpris devant un carré de salades dont les lignes couraient en zig-zag. — Qu’est-ce ceci, mon brave Laurent ? L’ouvrage de votre petit garçon, je suppose ?

— Non, monsieur, c’est moi qui l’ai fait.

— Mais, alors, vous étiez malade, ou bien vous aviez bu un coup de trop ?

— Nullement, mais il est impossible d’avoir des journaliers à aucun prix, nous faisons tout nous-mêmes, la journée n’y suffit pas, et j’ai planté ces chicorées à deux heures du matin en m’éclairant d’une lanterne.

Dans une tuilerie de Sarralbe, tous les jeunes gens sont partis ; on dresse de grandes filles qui les remplaceront bien ou mal.

Les ouvriers allemands sont accourus en assez grand nombre, surtout depuis cinq ou six mois ; mais, outre la répulsion bien naturelle qu’ils inspirent à tous les vrais Alsaciens, ils ont des prétentions qui les rendent presque impossibles. L’urgence des travaux qui s’exécutent à Strasbourg et dans les cinq nouveaux forts autour de la ville a nécessairement élevé le taux de la main-d’œuvre. Il n’est si piètre ouvrier qui ne gagne de trois à quatre francs dans sa journée ; or le travail des champs serait une ruine, avec des auxiliaires d’un tel prix.

Bien ou mal payé, riche ou pauvre, le Prussien est un homme fort peu semblable à nous. On se demande encore en Alsace s’il a quatre estomacs, ou deux, ou, par cas invraisemblable, un seul. Il se nourrit des aliments les plus grossiers, qu’il absorbe en quantités effroyables. Un ou deux kilogrammes d’un pain noir, pétri de seigle et de sarrasin, sont la base de sa ration quotidienne. Il y ajoute du beurre, pour que le pain puisse glisser, des œufs, de la charcuterie et de la viande froide.

Ses repas ne sont point réglés comme les nôtres : il s’attable chaque fois qu’il a faim, et il a toujours faim et soif quand il sent quelque argent dans sa poche. J’ai remarqué dans un petit restaurant de Strasbourg un brillant officier qui déjeunait de vin, de pain noir et de fromage. Cette sobriété m’humilia et je dis à l’ami qui me tenait compagnie : « Mais ces gens-là, au train qu’ils mènent, feront tous fortune chez nous. »

Il répondit : « Gardez-vous de le croire. Le capitaine que vous voyez va déjeuner pour quinze ou vingt sous, mais c’est peut-être le quatrième repas de sa journée, et il est homme à en faire six autres, au même prix, avant le souper définitif qui le gorgera pour la nuit. Nos vainqueurs mangent mal, mais ils mangent sans trêve, et quoi qu’ils puissent gagner sur notre malheureuse province, ils avalent tout.

« Si la rusticité de leurs goûts leur donne un certain avantage à la guerre sur les peuples plus civilisés, si leur indifférence aux alcools doit nous servir de leçon, car la garnison de Strasbourg ne boit pas en un jour quatre verres d’absinthe, il n’en faut pas conclure que ces fiers conquérants soient plus rangés et plus sages que les Français. S’ils ne doivent acheter nos châteaux que sur leurs économies, ils attendront longtemps. Vous ne savez donc pas que les Français, si imprévoyants et si légers en apparence, replacent bon an mal an les neuf dixièmes de leurs revenus mobiliers, tandis que les Germains du Nord, ces hommes lourds, n’en remploient guère qu’un dixième ? »

IV

À part les militaires, les employés et les manœuvres, gent nomade qui peut s’en aller comme elle est venue, du jour au lendemain, les Allemands n’ont pour ainsi dire importé personne en Alsace : combleront-ils le vide qu’ils font ? J’ose en douter. Dans la ville que je connais le mieux, à Saverne, un aubergiste allemand, assez malheureux en affaires, était venu s’établir l’an passé. On croyait qu’il ne réussirait pas ; c’était une erreur, car il a brûlé, et la maison qu’il louait n’est plus qu’une ruine. L’assurance a payé largement tous les meubles qu’il disait avoir eus ; cet homme a pu rentrer dans sa patrie avec un joli capital. Mais les propriétaires et les assureurs sont avertis ; ils sauront désormais que tout banqueroutier prussien est sujet à la combustion spontanée. À Strasbourg, à Colmar, à Mulhouse, l’invasion des marchands de tabac, qu’on signalait en 1871, est décidément refoulée : les Alsaciens ont dédaigné les produits infects et malsains de l’industrie germanique ; ils ne fument que les tabacs français et les cigares de notre régie, et, grâce à une importation loyalement conduite, ils les payent moins cher que nous.

Les Allemands, battus sur ce terrain, se sont mis à dresser d’autres pièges ; ils ouvrent une banque à chaque carrefour ; mais là encore, selon toute apparence, ils ne feront d’autres dupes qu’eux-mêmes. Pas un Alsacien ne commettra la faute de leur porter ses économies, et les californiens de l’agiotage auront le même sort que les vendeurs de mauvais tabac.

Il y a quelques mois, une grande compagnie d’Outre-Rhin se mit en tête de spéculer sur les terrains qui s’étendent au nord et à l’est de Strasbourg. Elle persuada sans peine à tous les niais de l’Allemagne que l’enceinte de la place allait être démolie derrière les nouveaux forts et que la ville s’étendrait d’un côté jusqu’à Schiltigheim, de l’autre jusqu’à l’Orangerie.

Le gouverneur général devait avoir un palais neuf sous les ombrages du Contades ; une infinité de jardins et de champs prenaient par cela seul une valeur nouvelle en devenant terrains à bâtir. Soit que les promoteurs de cette affaire invraisemblable fussent de bonne foi, soit qu’ils comprissent la nécessité de tromper leurs actionnaires par un commencement d’exécution, ils acquirent à tout prix un certain nombre de propriétés. Tel jardin de quinze cents francs se paya dix ou quinze mille, la maison Kammerer fut portée au prix fabuleux de cent cinquante mille francs ; la veuve Lips n’a pas voulu céder pour trois cent mille sa propriété, bien connue de tous les bambins de Strasbourg, et je doute qu’elle retrouve jamais pareille aubaine, car on ne parle plus d’agrandir une ville à moitié déserte, et la fameuse spéculation des terrains est à vau-l’eau.

Les habitants qui ont trouvé un bon prix de leur propriété n’ont pas manqué de se réfugier en France avec l’argent. Tous les incendiés qui peuvent réaliser leurs maisons, rebâties aux frais du vainqueur, prennent aussi la route de France. Les notaires, qui ont le choix entre un remboursement intégral du prix de leur charge, moyennant abandon de l’étude, ou une indemnité de moitié, avec jouissance viagère, aiment mieux vendre tout en bloc et abandonner le pays.

On raconte, et le fait n’est pas absolument incroyable, qu’un certain nombre de Strasbourgeois ont dit adieu sans trop de regret à notre colonie de fonctionnaires : il s’agit, vous le devinez, du vieux noyau protestant qui regrettait encore, après deux siècles d’annexion, sa chère autonomie. Si les grandes fortunes sont rares dans la ville, on y compte par milliers les familles aisées, laborieuses, respectables, qui vivent entre elles, et qui se suffiraient volontiers dans un petit État indépendant comme l’ancien Strasbourg ou tel canton de la Suisse moderne. Un observateur clairvoyant et très-probablement sincère, m’affirme que cet élément de la population souffrait de se voir dominé et éclipsé par la colonie, et que le premier cri de plus d’une famille a été : Dieu merci ! nous voilà chez nous ! Mais il ajoute, et je le crois sans peine, que ce petit mouvement d’égoïsme ou de particularisme n’a pas duré. J’entends dire de tous côtés que les plus vieux bourgeois, les plus déterminés protestants, les boudeurs les plus maussades ont bientôt fait entre les anciens et les nouveaux fonctionnaires une comparaison qui n’est pas à l’avantage des Allemands. Ils se sont retournés presque instantanément contre leurs nouveaux maîtres ; ils s’apprêtent à prouver que la ville leur appartient, qu’ils sont chez eux, et le Prussien se trompe s’il croit qu’il en aura facilement raison.

Tout n’est pas roses dans le métier de conquérant, et nos vainqueurs ont chaque jour une nouvelle occasion de rentrer en eux-mêmes. S’ils ne rencontrent qu’antipathie, résistance sourde ou déclarée dans les groupes qu’ils avaient lieu de croire hostiles à la domination française, que sera-ce dans les centres où tout est franchement, naïvement, cordialement français ?

Arrêtons-nous à Schlestadt, par exemple. Là, les Badois du général von Werder n’ont pas surexcité le patriotisme comme à Strasbourg par les horreurs d’un long bombardement. La place n’était pas en état de défense ; il a suffi de brûler un quartier pour décider la petite garnison à se rendre. Le vainqueur a dû se dire en entrant : Voilà une population de dix mille âmes que nous avons achetée à bon compte.

Mais savez-vous combien il leur en reste aujourd’hui, de ces dix ou onze mille âmes ? Quatre mille, et qui ont opté, sans ignorer d’ailleurs que cet acte de patriotisme n’était qu’une protestation inutile. Six ou sept mille habitants ont émigré ; tous les jeunes gens sont partis ; le contingent de 1872 se réduit à un manchot, un pied-bot et un cul-de-jatte. L’horreur du joug allemand a fait fuir non-seulement les futurs soldats, mais les femmes, les vieillards et jusqu’à deux nonagénaires, M. Milenberger et le brave commandant Perron, quatre-vingt-onze ans, ancien soldat d’Iéna.

Il ne reste à Schlestadt qu’une poignée de désespérés ; les Prussiens, qui se carrent superbement sur la place et dans les rues désertes, ne foulent sous leurs gros pieds qu’un cadavre de ville, mais un cadavre dont le cœur bat encore et battra longtemps pour la France.

Voulez-vous admirer les bienfaits de la conquête allemande dans quelque grande cité ? Allons à Mulhouse. Toutes les magnifiques villas qui s’élèvent en amphithéâtre au delà du canal, ou sur le revers de la montagne, sont fermées. Tous les hôtels des manufacturiers, dans le quartier neuf, sont déserts. Tous les chefs des grandes maisons, après avoir opté, ont transféré leur domicile réel sur le territoire français, à quelques heures de la ville. L’industrie de Mulhouse a divisé ses capitaux en actions ; un gérant se dévoue et veut bien devenir Allemand de nom dans l’intérêt de chaque usine. Mais voici que les ouvriers s’émeuvent, eux aussi ; cette forte et vaillante humanité qui sue et souffre dans les fabriques s’ébranle par masses énormes ; elle élève la voix, elle veut protester, elle aussi, en faveur de la vieille unité française,

Une rage d’option se déclare chez ces pauvres gens, qui, Dieu merci, ont le cœur aussi français que les riches. Ils envahissent les bureaux prussiens, que le kresdirector effaré barricade au plus vite : mais le mouvement est trop vif et trop généreux pour qu’un tel obstacle l’arrête ; on veut opter, on optera. Les Allemands ne veulent pas enregistrer ce cri unanime d’un peuple ; soit ! Il y a un consul français à Bâle, un administrateur français à Belfort. Chaque train du chemin de fer est envahi, débordé par des milliers d’hommes qui vont remplir le devoir national, et soulagés, contents d’eux-mêmes, retournent au travail en criant : « Vive la France ! »

Et quelque diplomate à la suite des armées prussiennes, quelque jurisconsulte roulant dans un caisson derrière le canon Krupp, viendra prouver par des arguments in modo et figura que cette option n’est pas valable ! Parce qu’un ouvrier n’aura pas trouvé dans sa poche deux ou trois cents francs pour payer le voyage de sa femme et de ses enfants ; parce qu’un paysan n’aura pas pu abandonner son toit, son coin de terre et sa récolte encore pendante à l’échéance du 1er octobre, vous croyez que ces braves gens seront, par cela seul, des Allemands comme vous ? Ô la lugubre plaisanterie ! Vous pouvez égorger les Alsaciens, puisque vous êtes les plus forts, mais il n’y a ni code, ni traité, qui vous donne le droit de les déshonorer.

J’entends dire que les Prussiens ont recensé la population de Mulhouse dès le 1er octobre au matin. Et après ? Les voilà bien avancés ! Il n’y a pas de recensement qui tienne. Dès qu’un de vos prétendus sujets passera la frontière et viendra, son certificat d’option à la main, réclamer la qualité de Français, il n’y aura qu’une voix dans la nation pour lui crier : Frère, tu es des nôtres !

En vérité, les vieux roués de la chancellerie germanique me semblent bien naïfs pour leur âge si, le 1er octobre, en prenant le café au lait, ils se sont dit : Toutes les âmes qui errent aujourd’hui sur le sol de l’Alsace et de la Lorraine sont à nous !

Le pays annexé contenait 1,600,000 habitants ; on estime que 1,100,000 ont opté et que 600,000 ont rendu leur option valable aux yeux des Allemands eux-mêmes en prenant le chemin de l’exil. Il y en a donc 500,000 qui, sans pouvoir quitter le pays, ont formellement réclamé la nationalité française. Ceux-là sont-ils à nous ou à la Prusse ? Le roi Guillaume peut dire : Ils sont ma chose ; mais, aux yeux du monde civilisé, un homme n’est pas une chose, et les optants ne sont que des corps volés dont l’âme appartient à la France.

Quant aux 600,000 Alsaciens et Lorrains qui n’ont pas opté, leur abstention ne prouve rien, sinon que le vainqueur a su les intimider par ses menaces et que notre gouvernement lui-même, sous la pression de l’ennemi, a cru devoir les décourager. Mais, moi, qui les ai vus et entendus, dans les campagnes et dans les villes, je sais ce qu’il faut croire de leur prétendue résignation. Que de fois, dans les ruelles de Saverne ou dans les sentiers de la forêt, j’ai vu de pauvres gens, ouvriers ou bûcherons, s’arrêter pour me dire : Bonjour, monsieur : vive la France ! Que de fois une vieille femme ou une jeune fille de la plus humble condition a ouvert sa fenêtre, au-dessus de ma tête, pour me jeter le même salut !

Ces gens-là n’ont pas émigré, ils n’ont pas même opté, car les gendarmes et les policiers ne parlaient de rien moins que d’expulser tous les optants. En sont-ils moins Français, à votre avis ? J’ai laissé au pays plus d’un vieillard, qui m’avait dit en confidence : J’expédie d’abord mes enfants, mais, dès que j’aurai mis ordre à nos affaires, vous pensez bien que je saurai les rejoindre. Ces cœurs de pères appartiennent-ils à la Prusse ?

Les Allemands ont rompu en visière à toute la civilisation lorsqu’ils ont eu le triste courage de renouveler en plein dix-neuvième siècle les horreurs de la conquête antique. Ils ont agi en vrais barbares, et j’espère ne pas mourir avant de les avoir vu châtier en barbares. Je ne souhaite pas qu’on les égorge en masse, mais je me console quelquefois de nos misères et de leurs crimes en rêvant que l’Europe, libre du nord au sud et de l’est à l’ouest, fera une exception contre eux seuls et les réduira tous en esclavage. Et quand on voit leur arrogance avec les faibles, leur platitude et leur servilité devant les forts, on a lieu d’espérer qu’ils seront aussi bons valets qu’ils auront été mauvais maîtres.