Alsace : 1871-1872/Chapitre VI

Hachette (p. 169-214).

V

COLMAR

Je ne cherche pas les contrastes, je les rencontre ; c’est la guerre qui les a faits. Nous avons vu ce pays si heureux et si libre, et nous le retrouvons si misérable ! Nous y avons ri de si bon cœur, et il nous est presque impossible d’y faire un pas, d’y échanger deux paroles sans que les larmes nous montent aux yeux ! Une vieille fleur de rhétorique que je n’ai jamais cultivée, Dieu merci ! l’antithèse, s’impose à moi, me poursuit partout où je vais, s’épanouit obstinément sous le talon de mes bottes.

Pour la seconde fois de ma vie, me voici en route pour Colmar. Quel hasard m’y avait conduit dans l’automne de 1865 ? C’est toute une histoire à conter. Vous la dirai-je ? Au fait, tâchons de vivre une minute dans le passé ; ce sera autant de pris sur l’ennemi.

Donc le 28 septembre 1865, juste cinq ans avant l’entrée des Prussiens à Strasbourg, six ans avant le jour où nous avons commencé ce triste voyage, je partais de Saverne avec ma femme et notre premier enfant pour aller au couvent de Sainte-Odile. Gustave Doré m’avait dit plus de vingt fois : « Viens donc passer huit jours d’automne à Sainte-Odile : c’est un pèlerinage pour les simples d’esprit, une partie de plaisir pour les artistes. On loge dans un couvent qui est une auberge, on y boit le vin de l’évêque au milieu de ruines splendides, à quatre pas du mur païen, et dans un paysage dont tu me diras des nouvelles. »

La beauté peu commune de la saison nous décida : nos grands bois n’avaient pas perdu une feuille et leur verdure commençait à se barioler un peu partout ; la chaleur des jours était tiède et la fraîcheur des soirs délicieuse. Je fis charger une malle sur la vieille carriole de la Schlitt, on attela cette pauvre Bichette, que les derniers cuirassiers de Reichshofen ont culbutée, couronnée et presque tuée dans leur retraite au galop sur la côte de Phalsbourg. Une jolie Alsacienne portait notre petite Valentine, qui devait peu jouir du spectacle de la nature avec ses yeux de trois mois, mais qui trouvait un intérêt de haute gourmandise à ne point s’éloigner de sa mère.

Au moment de lever le fouet, j’eus l’idée d’emmener Camille. Camille était un orphelin que les destins amis nous avaient envoyé et qui passait ses vacances chez nous ; un charmant enfant de seize ans, blond, rose et d’une maigreur transparente, mais dur à la fatigue et toujours prêt. Il ne se fit pas appeler deux fois, il dégringola d’un trapèze où il prenait ses ébats et sauta en voiture avec sa tunique du lycée, une seule bretelle et point de gilet. Cette tenue ne lui serait plus permise à l’heure où j’écris, car un capitaine doit l’exemple à ses hommes, et Camille a gagné ses épaulettes à vingt-deux ans sous les ordres du brave Denfert, aux avant-postes de Belfort.

La carriole ainsi lestée s’achemina au petit trot vers le village de Marmoutier que les exploits du sergent Hoff n’avaient pas encore rendu célèbre. Nous ne nous doutions guère, en voyant la jeunesse du cru bayer aux corneilles sur la route, qu’elle récolterait trois croix et sept médailles militaires dans la campagne de 1870, et qu’elle laisserait cinq morts à Gravelotte seulement, sans préjudice des autres batailles !

Après Marmoutier, Wasselonne, où nous descendions de voiture pour prendre le chemin de fer à deux sous. On désignait sous ce titre familier un petit railway départemental, construit aux frais des habitants et exploité par la Compagnie de l’Est. Nos centimes additionnels avait payé tous les travaux. La plupart des propriétaires riverains, au lieu de spéculer sur l’expropriation, avaient cédé leurs terrains gratis ou à vil prix : ce trait vous peint l’esprit pratique et les sentiments généreux de l’Alsace. Aussi les paysans s’admiraient-ils de bonne foi dans leur œuvre collective ; ils disaient : « nos chemins de fer, les chemins de fer que nous avons faits. » Il en usaient autant par gloriole que par nécessité : l’ouvrier, le cultivateur, se faisaient transporter d’une station à l’autre moyennant dix centimes, avec leurs outils, pour un oui, pour un non, pour remettre un carreau cassé, pour biner quatre pieds de pommes de terre.

Mais dans cette joyeuse saison d’automne, il semblait que la plupart des voyageurs fussent des touristes, des amoureux de la nature, en vacances comme nous. L’Alsacien aime son pays autrement que le Parisien n’aime Paris : il se pique de le connaître, il en possède l’histoire et même les légendes, ces naïves enluminures de l’histoire ; il se fait un point d’honneur de visiter les vieux châteaux qui pullulent dans la province, de parcourir les forêts célèbres, de gravir le sommet des principales montagnes. Dès l’âge de dix ans, souvent plus tôt, les bambins exercent leur corps aux longues marches, aux ascensions, aux promenades aventureuses, et ce régime leur réussit fort bien, car on voit des vieillards qui le suivent encore à soixante-dix ans sonnés. Une famille entière se met en route pour la cascade du Nideck, ou pour le Champ du Feu, comme vous prenez une loge à l’Opéra. Cela coûte moins cher, et l’on revient plus content ; peut-être avec un peu de lassitude dans les jambes et quelques ampoules aux pieds, mais l’esprit soulagé, les poumons dilatés, le sang rougi. La misérable hospitalité des montagnes a des charmes piquants, d’âpres délices que l’on ne soupçonne pas à la ville. Une croûte cassée au bord de quelque source, un gros plat de châtaignes fumantes, partagé avec des charbonniers, une nuit de sommeil sur des copeaux, dans une scierie qui tremble au cours du torrent, une tasse de lait échangée contre une poignée de tabac, voilà des plaisirs simples et vulgaires s’il en fut jamais. J’en ai connu de plus raffinés, je n’en connais pas de plus vrais, de plus nets, ni dont l’arrière-goût reste aussi franc dans la mémoire, Marcher, gravir, rouler sur des pentes rapides, avoir chaud et trouver un ombrage, être las et s’étendre, avoir soif et boire à longs traits, humer l’air vif à pleine bouche, ouvrir des yeux tout ronds devant un beau paysage, aspirer l’odeur acre des chênes, écouter le vent qui chuchote dans les branches du pin sylvestre, c’est la vie animale dans sa plus humble simplicité ; mais les meilleurs moments de la vie sont ceux où largement, pleinement, sans souci, ni scrupule, ni arrière-pensée, on s’est senti vivre.

Contre l’usage des touristes alsaciens, nous avions préparé très-sommairement notre voyage et nous laissions une part assez large au hasard. Ainsi, de deux stations qui sont également distantes de Sainte-Odile, je choisis la première sans savoir pourquoi, et je descendis avec mon petit monde à Obernai. Mal nous en prit : tout Obernai était en proie à la fièvre des vendanges ; pas un cheval qui ne fût aux vignes. L’unique loueur du pays nous offrait poliment trois ou quatre voitures passables, mais il eût fallu nous atteler nous-mêmes pour les conduire à destination. Notre embarras éveillait déjà la curiosité et l’intérêt du public ; les passants s’arrêtaient autour de nous, de braves gens nous offraient leurs services, il pleuvait des conseils. J’eus la faiblesse d’en écouter un qui aurait pu être meilleur. Le pharmacien de la grand’place opina qu’au retour des vendanges, c’est-à-dire vers les cinq ou six heures du soir, on trouverait un cheval assez dispos pour nous conduire au village d’Ottrott. Il ajoutait que le village élait au pied de la montagne ; que d’Ottrott au couvent il n’y avait que la distance d’une petite promenade à pied ; qu’autant la route des voitures était longue et fatigante avec ses interminables lacets, autant le chemin des piétons était court et agréable. « Mes deux enfants vont d’Obernai à Sainte-Odile et en reviennent avant le déjeuner, pour se dégourdir les jambes et s’ouvrir l’appétit. » Une belle jeune fille de seize ans, debout sur ses petits pieds au seuil de l’officine, confirmait tous les dires de son père. Cet être charmant et frêle ne semblait pas construit pour les courses laborieuses ; sa vue me persuada qu’il nous serait facile de monter au couvent le soir même, en portant le baby tour à tour. Au pis aller, si quelqu’un se trouvait las, ou si la lune était voilée par les nuages, il serait toujours temps de coucher à l’auberge d’Ottrott. Notre plan de campagne ainsi dressé, on attendit patiemment le cheval de bonne volonté qui devait nous tirer d’affaire. Il se présenta tout attelé vers cinq heures et demie ; et six heures sonnaient quand il nous déposa, nous et notre bagage, au pied de la montagne.

Le jour tirait à sa fin, mais la lune brillait dans un ciel pur : un paysan d’Ottrott prit notre malle sur ses épaules et se chargea de nous conduire au couvent en quelques enjambées. Je le crus sur parole, d’autant plus volontiers qu’un poteau indicateur et menteur nous disait : « Sainte-Odile, 4 kilomètres. » L’enfant dormait comme un amour.

Nous voilà donc lancés dans un chemin montant, escarpé, rocailleux, mais toujours pittoresque, qui tantôt rampe sur les flancs des hautes collines, tantôt descend en pente rapide dans les vallées, et s’enfonce parfois sous des voûtes de sapins où il doit faire nuit en plein jour, La variété des spectacles, les petits incidents de la route, la fuite effarée d’un chevreuil, l’apparition de quelque prairie basse où les brouillards accumulés semblaient former un lac, la découverte successive de deux ou trois sommets dentelés comme des ruines, et qu’on prenait toujours pour Sainte-Odile ; enfin par-dessus tout la jeunesse de mes compagnons et notre gaieté naturelle nous préservaient de la fatigue. Quelques groupes de promeneurs redescendaient la montagne au galop, tandis que nous la gravissions au pas. Les premiers nous souhaitaient le bonsoir, sans réflexion ; les suivants laissèrent voir un peu d’étonnement ; les derniers, si toutefois j’ai bien entendu leur langage, s’éloignaient en disant : « Ces gens sont fous de courir les forêts à pareille heure avec un enfant sur les bras. »

Ce jugement, saisi au vol, me fit faire un retour sur moi-même. Je tirai ma montre : il était plus de sept heures. Je hélai le guide, qui courait à plus de cent pas en avant, comme si notre malle eût été du tissu dont la nature fait les ailes.

« Eh ! mon brave homme, lui dis-je, nous devons arriver bientôt ?

— Certainement, monsieur ; encore dix minutes, et nous serons à moitié chemin. »

Ce fut un coup de foudre : les deux femmes se laissèrent aller sur le tapis de mousse. Quant au bambin (pardon, capitaine !), il éclata de rire. Valenline dormait à poings fermés. Mais moi, je m’en voulais d’avoir cru si naïvement aux témoignage des poteaux et des guides.

« Çà, dis-je au paysan, vous m’avez dit que la route était de quatre kilomètres.

— Oui, monsieur, quatre kilomètres. Et puis, vous l’avez lu, c’est écrit.

— C’est écrit, mais depuis une heure que nous marchons, nous les avons archifaits, ces quatre kilomètres.

— Sans aucun doute, monsieur, quatre kilomètres.

— Mais si nous arrivons seulement à mi-chemin, c’est quatre kilomètres de plus.

— Oui, oui, quatre kilomètres.

— Mais quatre et quatre font huit, le savez-vous, oui ou non ?

— Eh ! je le sais tout comme un autre, monsieur.

— Alors, pourquoi ne nous avez-vous pas avertis ?

— Quelques pas de plus ou de moins ne sont pas une affaire, et puis, c’est la mesure du pays.

— Ainsi, vos kilomètres à vous sont de deux kilomètres ?

— Non ; nous comptions par lieues, il y en a de courtes et de longues ; celle d’Ottrott à Sainte-Odile n’est pas des plus courtes, c’est vrai, mais on ne l’a jamais comptée que pour une. Et une lieue, réduite en nouvelles mesures, vaut quatre kilomètres : le compte y est.

— Il n’y est que trop, ventrebleu !

— Bah ! bah ! marchez toujours. Plus la course vous paraît longue, plus vous serez content d’être au bout. »

Cette philosopliie brochant sur cette arithmétique nous désarma. On lui dit qu’il avait raison ; il répondit naïvement que tous les voyageurs finissaient par se rendre à l’évidence. Au point où nous étions arrivés, il fallait aller de l’avant, puisque dans les deux sens il restait une lieue à faire. Ma vaillante petite femme en prit gaiement son parti, quoiqu’elle ne fût pas chaussée pour escalader les montagnes. Je me chargeai de Valentine, qui, bercée par la course, dormait mieux que dans un lit. Son sommeil me parut même assez pesant, et je me promis bien de demander au prochain physiologiste pourquoi les enfants endormis sont plus lourds que les enfants éveillés

La deuxième heure du voyage fut bien de 75 à 80 minutes, ce qui ne paraît pas miraculeux dans un pays où le mètre est long d’une toise. Après nous avoir fait traverser au pas de course un plateau déboisé où le vent séchait notre linge un peu trop vite, le guide nous montra une masse énorme de terres noirâtres où pas une fenêtre éclairée n’indiquait la présence des vivants. « Nous y sommes, » dit-il. Il sonna, les chiens aboyèrent, puis il se fit un silence inquiétant, et enfin, derrière un judas grillé, je vis poindre, à la lueur d’une chandelle, un respectable nez encadré de fortes lunettes. C’était la supérieure, ou Frau Mutter en personne, qui venait prudemment reconnaître et questionner les hôtes inattendus. L’arrivée providentielle de madame Doré et de son fils Gustave abrégea notre interrogatoire, et nous pûmes franchir le seuil du couvent sans trop parlementer. On fit nos lits, et la Frau Mutter nous servit de ses mains bises, sur la toile cirée du réfectoire, une vague apparence de nourriture, qu’elle appelait naïvement notre souper. Quant au guide, il vida un verre de vin et regagna Ottrott en se promenant, pour être à son ouvrage avant le lever du soleil.

De ce moment commença pour nous une série de plaisirs plus que simples, presque sauvages, mais exquis et dont je garderai le bon souvenir toute ma vie. Nous étions mal couchés, dévorés par les puces, plus mal et plus malproprement nourris que dans une auberge de rouliers ; je n’avais jamais vu pareille négation du confort le plus élémentaire, quoique j’aie été aussi pauvre que pas un et que j’aie voyagé dans des pays où l’homme n’a point ses aises. On faisait maigre deux fois par semaine, et quel maigre ! On brûlait des chandelle infectes ; si le petit vin de l’évêque était bon, l’eau manquait : nous en avions tout juste assez pour, les plus stricts devoirs de la toilette. La règle du couvent défendait de fumer, de chanter, de faire aucune musique ; il fallait se coucher à dix heures précises, sous peine d’être réprimandé par M. le directeur. Eh bien, j’y voudrais être encore, et je suis sûr que presque tous nos compagnons de cet automne regrettent ce bon temps comme moi.

Nous nous levions au petit jour, on chaussait les souliers de chasse ; on s’appelait les uns les autres ; on se réunissait au réfectoire pour tremper un morceau de pain dans le lait, dans le vin, ou dans un détestable café, et l’on partait. Il faisait toujours beau ; tout le monde se portait bien ; personne n’avait peur des longues courses ; on ne connaissait pas la fatigue. D’élégance ou de coquetterie, il n’en était pas question : hommes et femmes ne songeaient qu’à marcher, à voir, à crier, à rire, à s’ébattre au grand air. À peine avait-on fait la promenade du matin qu’on se lestait à la hâte pour en recommencer bien vite une autre. Chacune de nos sorties avait pour but une ruine célèbre ou un site pittoresque, et souvent les deux à la fois : quelques excursions prenaient un jour entier, ou davantage. C’est dans ces conditions de bonne humeur et de santé que nous vîmes le Mennelstein, les Dreistein, Lutzelbourg, Ratsamhausen, le Kæpfel, le Niedermunster, Beckenfels, le Hagelschloss, Truttenhausen, Andlau, le Spesbourg, le Hanfmatterschloss ! Tous ces noms vous semblent barbares ; il n’y en a pas un qui ne sonne agréablement à mon oreille en me rappelant un beau jour. Nos débauches de mouvement nous avaient si bien entraînés que nous ne comptions plus les kilomètres : on desendait à Barr ou à Obernai pour un rien ; le futur capitaine et deux autres adolescents de son âge arpentaient quatre lieues en courant, pour nous aller quérir un paquet de tabac. La nuit venue, on se trémoussait encore en vertu de la vitesse acquise ; on tirait des feux d’artifice, on allumait des feux de Bengale dans les ruines, on improvisait des charades dans une grande salle où chacun apportait sa chaise et sa chandelle.

Si nos logis particuliers n’étaient ni beaux ni confortables, la grande hôtellerie épiscopale avait pourtant assez grand air. Un couvent du septième siècle dont les abbesses avaient rang de princesses, un vieux pèlerinage miraculeux qui se souvient d’avoir hébergé Charlemagne, Frédéric Barberousse, Richard Cœur de lion, et Gœthe, cette autre majesté, nous fascinait par la grandeur des souvenirs et par un arrière-goût de mystère. Le site est un des plus imposants qu’on puisse rencontrer en France. Du haut de la terrasse qui s’allonge au-dessus d’une voie romaine, on embrasse d’un seul coup d’œil un infini de montagnes et de forêts, et cette magnifique vallée de l’Alsace jusqu’à la ligne azurée du Rhin. Un matin que le ciel était un peu voilé, nous nous trouvions au nombre de sept ou huit sur les pierres druidiques du Mennelstein, quand Gustave Doré nous fit voir à l’horizon un massif de montagnes argentées : c’était la Suisse.

Le charme et l’intérêt de la compagnie sont sans doute pour beaucoup dans l’impression que j’ai gardée. Je me rappelle entre autres choses que ce jour-là, sur le Mennelstein, un digne homme de général nous contait mille détails curieux sur l’esprit et les mœurs de Lyon, où il commandait une brigade. C’était le pauvre Abel Douay, qui est mort au combat de Wissembourg.

Le général Lichtlin venait aussi de temps en temps rendre visite à sa charmante femme, qui faisait une saison de bains d’air dans les Vosges, comme en d’autres pays on prend les bains de mer.

Nous avions la famille de M. Durrieu, notre receveur général, qui a laissé les meilleurs souvenirs en Alsace, et celle de M. Degousée, l’ingénieur des puits artésiens du Sahara, et Berger-Levraut, le grand imprimeur de Strasbourg, et Schutzenberger, l’aimable peintre alsacien, et le bon Adophe Leleux, qui s’était laissé entraîner par Doré, et qui n’en avait nul regret. Arthur Kratz, alors auditeur au conseil d’État, aujourd’hui référendaire à la cour des comptes, lâchait la bride à ses instincts agrestes et s’ébattait en vrai Sylvain. Les montagnes du pays natal n’ont pas de secrets pour lui : il sait l’histoire, la légende et même la chronique des vieux burgs ; il connaît par leur nom les pierres et les plantes ; tous les chemins lui sont familiers ; il s’oriente infailliblement à toute heure dans les cantons les plus sauvages ; et si quelqu’un de ses compagnons se perd en route, il le rappelle par un cri prodigieux, inimitable, qui effraye les coqs de bruyère, ébranle le mur païen sur sa base, et fait tressaillir les dryades sous l’écorce moussue des vieux chênes.

Quoique les hôtes du couvent fussent assez nombreux et assez intelligents pour vivre sur eux-mêmes, notre existence était animée et comme renouvelée tous les jours par le va-et-vient d’une colonie flottante. On voyait arriver des pèlerins, vrais chrétiens du moyen âge, qui avaient marché quinze jours en dévidant leur chapelet pour venir se laver les yeux à la fontaine de Sainte Odile et faire une économie de dix sous sur le pharmacien. L’instant d’après, c’était un déballage de bons vivants échappés des chalets du Hohwald, ou des confortables auberges de Barr. Mais le contingent le plus sûr et le plus régulier se composait de braves, de modestes et studieuses familles voyageant à peu de frais pour l’instruction des enfants, pour la récréation des adultes et pour la santé de tous ; employés, professeurs, gens de condition sédentaire. C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec cet admirable Kœberlé et avec le cher et vénéré couple des vieux Ehrmann.

Le père Ehrmann était alors doyen de la faculté de médecine ; il jouissait d’une grande et légitime réputation dans le monde savant ; d’ailleurs, la modestie et la simplicité mêmes. C’est lui que l’Académie de médecine de Paris a bravement élu comme correspondant français, après la prise de Strasbourg. Sa digne femme était, avec infiniment d’esprit et de distinction, un type de bonté sans mélange, de bienveillance épanouie : la chaleur de cette âme exquise rayonnait autour d’elle ; on ne l’approchait pas sans en être touché. Les deux vieillards s’aimaient de cette tendre amitié des vrais ménages, qui n’est pas de l’amour éteint, mais de l’amour transfiguré. Ils étaient pleinement, absolument heureux ; ils avaient une fille aimable, spirituelle, mariée à un homme de bien, et un fils que toutes les familles de Strasbourg leur enviaient à juste titre.

C’était plaisir de les entendre parler de lui, de les voir en contemplation devant le portrait de leur Albert. Albert était le plus brillant élève du père Ehrmann ; on en avait fait un savant et un soldat, un vrai savant et un soldat intrépide. Lorsque je rencontrai ses vieux parents à Sainte-Odile, il comptait déjà de beaux états de service, plusieurs campagnes en Afrique, l’expédition de Syrie ; il était médecin en chef de l’armée du Mexique et président de la commission scientifique ; il avait affronté la fièvre jaune, il l’avait prise, et il s’en était guéri ; le plus brillant avenir s’ouvrait devant ce beau, brave et laborieux jeune homme. Il est mort médecin principal de 1re classe et officier de la Légion d’honneur au milieu de la dernière campagne ; une maladie contractée dans les hôpitaux de Metz l’a tué quelques jours après la capitulation de Bazaine, tandis qu’il courait offrir le dernier reste de ses forces au gouvernement de Tours. Je n’ai pas eu le courage d’aller voir, à Strasbourg, les pauvres vieux parents qui lui survivent. Un premier mouvement m’avait conduit jusqu’à leur porte : je me suis arrêté sur le seuil, de peur de réveiller une douleur que je ne pouvais consoler.

Dans la foule qui allait et venait autour de Sainte-Odile, je reconnus un jour Auguste Bartholdi, le statuaire de Colmar : « C’est à vous que j’en ai, me dit-il ; vous ne connaissez pas le Haut-Rhin, il faut absolument que je vous en montre quelques échantillons. Ma mère vous attend, vous, Doré, et deux ou trois autres. Vous verrez un beau pays, une ville curieuse et les plus braves gens du monde. »

Je ne me fis prier que pour la forme, et je partis le jour même avec lui.

Les circonstances de ce petit voyage avaient-elles tourné mon esprit à l’optimisme ? étais-je devenu sans le savoir un disciple du docteur Pangloss ? Il se pourrait : je ne réponds de rien, je ne me charge pas de discerner dans mes premières impressions sur Colmar le subjectif de l’objectif. Ce que je sais pertinemment, c’est que la vieille cité du Haut-Rhin me laissa un souvenir sui generis, que je n’avais emporté d’aucune autre, quoique j’en eusse visité de plus antiques et de plus glorieuses. Non, vraiment, pas une ville de France ou de l’étranger ne m’a inspiré plus d’estime et de vénération.

Lorsque je tente d’analyser ce sentiment, je me heurte à des objections de toute sorte. Colmar n’a pas la majesté des grandes villes : comme étendue et comme population, c’est un quart de Strasbourg.

On n’y rencontre pas de monuments prodigieux ; les quartiers du centre sont ceux d’un bon chef-lieu de troisième classe, et les faubourgs ont çà et là des airs de grand village. Si l’on y garde quelques précieux débris du moyen âge et de la Renaissance, comme le cloître des Unterlinden et la maison Pfister, le reste a beaucoup moins de caractère et les bâtisses de pacotille abondent de tous côtés.

Une grande coquine de préfecture, ruineuse et inhabitable, comme toutes les constructions officielles du second empire, a gâté la plus belle place sous prétexte de l’embellir. L’ensemble est moins pittoresque et moins pur de style que tel bourg de Bretagne ; il faudrait être fou pour parler ici de Nuremberg, ce musée d’architecture religieuse et civile. Et cependant, Colmar vous domine par je ne sais quel air de sérénité imposante, en même temps que sa bonhomie vous attache par un charme pénétrant.

C’est une ville de tradition, d’étude et de conscience. La bourgeoisie de Colmar conserve soigneusement la maison de ses pères, leur bibliothèque, leur cave et leur foi. Les hommes sont religieux, éclairés et réfléchis ; ils ne dédaignent pas le confort ; ils vivent en famille, ils pratiquent l’épargne, ils ne se soucient ni du luxe, ni du bruit. Les journées sont ici de vingt-quatre heures au moins, chacun les remplit de son mieux, à son goût, personne n’a l’air de les trouver trop longues.

Les grandes industries du Haut-Rhin se développent autour de la ville sans l’envahir ; les fortunes ne s’y font ni ne s’y défont à la hâte ; chacun s’applique à garder ce qu’il possède, à bien élever ses enfants, à les pousser honnêtement dans une carrière tranquille et sûre.

La ville doit fournir beaucoup de fonctionnaires, et de bons : ce n’est ni par hasard ni par caprice que l’État y a mis un de ces lycées où les trois quarts des élèves sont boursiers. Mais ce n’est pas seulement au lycée qu’on s’instruit ; les Colmariens travaillent à tout âge. Je ne sais pas de ville où les études soient en plus grand honneur : études de jurisprudence, comme dans toutes les villes de parlement, études de théologie, d’histoire, d’archéologie, de médecine, d’agriculture, de géologie, de botanique, de peinture, de musique : il y en a pour tous les tempéraments.

Le gagne-pain n’absorbe pas les gens au point de leur faire oublier tout le reste ; chacun se cultive soi-même et prend soin de son esprit. On est juge et numismate, substitut et entomologiste, avocat et géologue, médecin et violoncelliste, négociant et ténor. Cette population d’amateurs ou de dilettanti en tout genre se réunit par affinités en groupes littéraires, artistiques ou scientifiques. Je ne suis pas en état de mesurer exactement le travail utile qui s’y produit, mais j’ai pu voir que la somme de tant d’efforts patients, modestes et désintéressés fait de Colmar un milieu aimable et distingué s’il en fut.

Il n’est pas impossible que je m’exagère un peu les mérites de ces bons Colmariens ; si je me trompe, c’est leur faute et non la mienne. Pourquoi nous ont-ils fait si bon accueil ? Je suis encore sous le charme de la première impression, qu’aucune autre n’est venue effacer jusqu’à cette heure.

Nous étions arrivés fort tard, à nuit close, après quelques traverses gaiement acceptées. Je ne sais plus par quelle combinaison savante on avait imaginé de gagner Schlestadt en voiture, au lieu de prendre le chemin de fer à Benfeld. La voiture était un carrosse à trente-six portières, rembourré de trois bottes de paille ; le cocher, un paysan pris de vin, qui ne voulait ni fouetter ses chevaux ni permettre qu’on les fouettât pour lui ; nous lui avions livré bataille, la conquête de son fouet avait été une épopée comique, et l’ivrogne, conduit en prisonnier sur sa propre charrette, nous avait dit fièrement à la gare de Schlestadt : « Moi aussi, je vous aurais bien fait manquer le train, si vous m’aviez laissé conduire ! »

Où est le temps où un seul mot plaisant nous défrayait de gaieté durant trois ou quatre heures, et rira-t-on jamais en Alsace comme nous y avons ri ?

Les silhouettes de Colmar, entrevues à travers notre bonne humeur, nous parurent merveilleuses, et quoique le pavé pointu nous rappelât sensiblement la promenade à pied que nous avions faite le matin, nous prîmes un plaisir d’enfants à courir çà et là pendant une heure, tandis que le dîner refroidissait chez madame Bartholdi.

Quel dîner ! quelle maison ! et quel accueil à la fois noble et cordial ! Je vois encore la maîtresse du logis, debout sur le seuil, et semblable à une statue de l’hospitalité. C’était une grande femme d’environ soixante ans ; sa physionomie, voilée par un deuil inconsolable, annonçait beaucoup de courage et infiniment de bonté. On n’avait pas besoin de voir son portrait, peint en pied par Ary Scheffer, pour deviner qu’elle avait été belle ; elle l’était encore, de cette beauté des âmes d’élite que l’âge et le malheur transforment sans la flétrir. Cette mère, comme on en trouverait peu, même dans notre Alsace patriarcale, a consacré ses plus belles années à l’éducation de ses deux fils ; elle s’est soumise avec eux au labeur le plus ingrat des études classiques ; elle a appris le latin pour les aider à l’apprendre ; elle en a fait deux hommes cultivés et distingués entre tous, sans négliger le soin de leurs affaires et sans cesser d’être un seul jour l’intendant de leur fortune. De ces deux jeunes gens, l’un, Charles Bartholdi, était un peintre, un écrivain, un archéologue célèbre au delà de son pays, quand l’abus du travail éteignit sa belle intelligence et termina prématurément sa vie ; l’autre est un statuaire, un érudit, un lettré, et, quand il le faut, un soldat ; il s’est bravement battu pour notre Alsace, après l’avoir brillamment décorée.

Mais qui est-ce qui pensait à la guerre en 1865 ? Les malades eux-mêmes, dans le cauchemar de la fièvre, ne rêvaient pas d’invasion et de conquête ; la plus fière sérénité régnait sur la frontière comme partout. Colmar se félicitait d’être une ville ouverte ; on faisait voir aux étrangers les traces des remparts et les restes de la citadelle, comme des monuments d’un âge barbare. La maison où nous fûmes si bien reçus était hors de la vieille enceinte, construite sur le bord des anciens fossés, au milieu d’un jardin magnifique. La vaste et haute salle où le dîner nous attendait respirait le culte du passé et la confiance dans l’avenir. Un luxe respectable, antique, patrimonial, s’y étalait sans craindre les profanations de la guerre étrangère ou civile ; la lourde argenterie du vieux temps brillait sur la nappe de Saxe, au milieu des cristaux taillés, des faïences peintes, et des bouteilles cachetées en 1811, 1819, 1825 ! Autour de nous, sur les parois, s’étalaient deux ou trois générations de braves gens, rasés, frisés, poudrés, habillés de velours, de taffetas ou de satin, agrémentés de broderies et de dentelles : c’est la galerie des ancêtres. À la richesse de l’habit on les prendrait pour des gens de cour, si l’éclat du teint, la redondance de la chair, la vigueur de l’ossature, un air de gaillardise et de bonhomie ne trahissaient le sang bourgeois. Mais ce sont des bourgeois de distinction, la fine fleur de la classe moyenne : ils ont été magistrats, avocats, échevins, stettmeister ou bourgmestres.

Leurs visages placides et souriants nous annoncent que nous sommes chez eux, et que nous y sommes les bienvenus. On croit les entendre parler et dire avec ce brave accent qui ne perd jamais ses droits : « Prenez donc place… Donnez-vous la peine… Il faut revenir aux perdreaux, puisque vous les trouvez bons… Encore un verre de Ribeauvillé ! » Ces braves gens ont vécu ici, nous mangeons le potage dans les cuillers qu’ils ont usées, nous buvons dans leurs verres ; tous les meubles qui nous environnent leur ont servi : ils ont miré leurs honnêtes figures dans ces glaces d’un éclat verdâtre, ils ont consulté ce grand baromètre de bois doré ; cette horloge de marqueterie leur a carillonné les heures. La digne madame Bartholdi, qui vit seule au milieu d’eux pendant une partie de l’année, nous raconte quelle ne s’ennuie jamais en leur compagnie ; elle les connaît tous intimement ; elle a lu toutes leurs lettres, qui sont conservées et rangées en bon ordre dans les archives de la famille ; elle sait les procès de celui-ci, les bâtisses de celui-là, les chagrins du gros homme en velours vert, le roman de l’habit bleu barbeau et de la robe cuisse de nymphe émue qu’un père dénaturé (en drap de soie grenat) ne voulait point marier ensemble.

Tous ces souvenirs d’un autre âge sont empreints d’un charme poignant. Pour un rien, le sourire qu’ils éveillent chez nous se tremperait de larmes. Ce n’est pas que les hommes du siècle dernier fussent sensiblement meilleurs que nous, ni même que leurs mœurs et leurs actions s’embellissent à nos yeux par une illusion d’optique. Non ; ce qui est beau, rare et touchant par-dessus tout, c’est la tradition, l’hérédité, l’esprit de suite, cette continuité de la vie après la mort, cette solidarité des générations successives, cette conservation de la propriété par la famille, et de la famille par la propriété !

Les paradoxes monstrueux qui ont failli tuer Paris en 1871 tomberaient à plat sur le seuil de cet honnête et respectable logis comme des ballons dégonflés. Le bon sens français peut se consoler des folies et des crimes qui l’outragent, en pensant que de telles maisons ne sont pas rares en province, et qu’on rencontre un peu partout des jeunes gens élevés dans l’amour du vrai et du bien par une digne mère, sous le regard souriantdes vieux parents encadrés.

Mais je n’ai pas le droit de m’endormir dans ces estimables délices, ni même d’en savourer l’arrière-goût à loisir. Il faut passer au galop sur ce bon temps, trop vite écoulé, sur nos belles promenades, sur notre ascension au lac Blanc, ce glacier éteint, sur notre visite au musée, où je fis connaissance avec le peintre Martin Schœngauer, dit Martin Schœn, digne rival d’Albert Dürer, et sur le monument exquis que notre ami Auguste Bartholdi a élevé, dans le cloître des Unterlinden, à la gloire de Martin Schœn. Un vrai bijou, cette statue entourée de quatre images symboliques dans le goût de la Renaissance première. Depuis le sol jusqu’au bonnet de la figure principale, tout est de la même main et d’une main savante autant que spirituelle ; le sculpteur s’est fait architecte, il a exécuté son œuvre ad unguem, sans rien livrer au hasard des collaborations, et incrusté sa pensée dans les moindres détails.

Colmar a d’autres œuvres du même artiste : une bonne statue du général Rapp, un monument grandiose à la gloire de l’amiral Bruat, une délicieuse fontaine dont le corps représente un jeune vigneron buvant à la tonne ; mais le Martin Schœn est son premier péché, et les petits enfants d’Auguste Bartholdi, s’il en a, retrouveront dans cette sculpture l’ivresse à la fois innocente et capiteuse qui distingue le premier péché de tous les autres.

Hélas ! il ne s’agit plus aujourd’hui ni du passé ni même de l’avenir, qui pourra réparer bien des choses, mais du présent lugubre qui attriste tout, sans excepter le paysage. J’ai pris seul, sans amis, le chemin de fer à Strasbourg. Le marchand de journaux, sur le quai de la gare, m’a offert toutes les feuilles de Berlin, depuis la Gazette de la croix jusqu’au Kladderadatsch, ce charivari lourd et brutal comme le pied d’un cheval mecklembourgeois posé à plat sur les verres de Venise dans l’étalage féerique d’un Salviati. Sur notre droite, à l’horizon, j’ai revu les chers profils des Vosges alsaciennes ; j’ai salué de loin les vieux châteaux en ruines que les Français ne visitent pas cet automne, car le temps des joyeuses promenades est passé. Parmi les voyageurs qui font route avec moi, je n’ai reconnu personne et personne ne m’a reconnu. Les noms mêmes des stations m’étonnent par leur apparence exotique et rébarbative. À Shlestadt, qui s’appelle Schlettstadt, l’ennui de ma solitude m’a pris : vous savez qu’en Allemagne, il faut être prince ou Français pour voyager dans les wagons de première classe, et nous sommes en Allemagne, paraît-il. Je suis donc monté en troisième, et j’ai eu la bonne fortune d’entendre célébrer, par un gros paysan, l’esprit pratique de nos ennemis.

« Quels gaillards ! disait-il. On en met beaucoup à Toulon qui ne sont pas aussi roués. J’avais dans ma ferme un hauptman, ou capitaine, avec des hommes et leurs chevaux. Belles bêtes, les chevaux et d’un appétit formidable. Il nous fallait nourrir tout ça : le foin, l’avoine et la litière, tout allait d’un train de poste, et je fournissais tout sur bons de réquisition, c’est-à-dire pour le roi de Prusse. Un matin, le hauptman m’appelle dans la cour et me montre un tas de fumier qui pouvait faire dix voitures. — Combien m’en donnes-tu ? — De mon fumier ? — Du nôtre : c’est le travail des chevaux prussiens, bonhomme ! — Mais, sous votre respect, capitaine, vos chevaux n’ont rendu que ce qu’il m’avaient pris, et je crois qu’en bonne justice… — Justice ou non, ce fumier est à vendre. Si tu en veux, dis-le ; sinon, nous le vendrons à un autre, et tu le transporteras chez l’acquéreur par réquisition… » Cette idée m’a paru si drôle mais si drôle, que j’en ai ri à faire sauter deux boutons de ma culotte, et que j’ai donné au hauptman le prix qu’il a lui-même demandé…

Un petit bourgeois de Schlestadt, ou de Colmar reprit avec bonhomie :

« Oui, le proverbe a raison de dire que l’on est désarmé lorsqu’on a ri. Moi qui vous parle, je logeais un officier par réquisition, et de plus je le nourrissais par pitié. Ce n’est pas que je sois riche, mais cet homme paraissait bien plus pauvre que moi ; il mangeait et buvait comme pour réparer toute une vie de privations, et je pensais en moi-même que nourrir un ennemi affamé, rendre le bien pour le mal, c’est faire œuvre agréable à Dieu et pratiquer la loi de l’Évangile. Mais un jour, à la brasserie, j’apprends, devinez quoi ? Que mon pensionnaire recevait quinze francs de Tagegeld, comme tous les officiers de son grade, et aux frais de la ville, encore ; si bien que par le fait je le nourrissais deux fois. L’idée d’avoir été sa dupe pendant trois semaines et plus m’échauffa les oreilles ; je rentrai furieux à la maison, et je trouvai mon gaillard devant ma table, la fourchette au poing. « Bon appétit ! lui dis-je ; soupez bien, car c’est le dernier repas que vous prendrez ici. N’êtes-vous pas honteux d’escroquer le pain d’un brave homme qui n’a pas quatre thalers d’argent de poche comme vous ? Je ne sais ce qui me retient d’ôter votre couvert et de vous envoyer finir ce repas à l’auberge. Je suis trop bon, je vous permets d’achever, puisque vous avez commencé, mais que le ciel me foudroie si vous tâtez encore de mon pain ! » Le capitaine écoutait mes imprécations en baissant la tête sur son assiette, sans toutefois perdre un coup de dent. Lorsqu’il me vit un peu soulagé du trop plein de mon cœur, il joignit les mains, et me dit d’une voix insinuante et lamentable : — Monsieur Muntz ! cher monsieur Muntz ! vous me donnerez bien encore le café au lait demain matin ? Ce mot fit tomber ma colère, je pouffai de rire, et je répondis. — Oui, capitaine, le café au lait, vous l’aurez ; vous m’avez dit une parole qui vaut un hectolitre de café au lait. »

Cette anecdote fut suivie de beaucoup d’autres ; la conversation devint générale, et chacun dit son mot. La principale vertu des Allemands, l’économie, défrayera longtemps les veillées du Haut Rhin. Les pères raconteront à leurs enfants qui M. de Moltke a daigné se donner à lui-même un billet de logement, plutôt que de payer sa note aux Deux-Clés ; que le prince Guillaume de Bade, installé, lui aussi, par billet de logement dans cette antique et confortable hôtellerie, y offrit un banquet à tous ses officiers pour la fête du grand-duc. La ville de Colmar paya les frais de cette agape, toujours en vertu du billet de logement.

Le sens moral de nos vainqueurs approuve cette large interprétation des lois de la guerre. Il faut bien que les Allemands envisagent le bien et le mal sous un autre angle que nous, puisque l’université de Fribourg en Brisgau décerna au général de Werder un diplôme de docteur en philosophie, dès qu’il eut incendié la bibliothèque de Strasbourg !

On cite quelques officiers allemands comme de vrais scapins armés en guerre. Il est certain que l’histoire du sopha est un trait d’avarice ingénieuse que Molière n’eût pas inventée. Voici le fait :

Le major prussien X… marchandait depuis quinze jours un appartement de deux chambres meublées. Après un débat acharné, on s’était mis d’accord sur le chiffre de trente francs par mois, mais au moment de conclure, le major se frappe le front.

— Un moment ! dit-il. Je vais avoir des visites à faire ; on me les rendra : il faut donc que vous me donniez un sopha.

Le propriétaire réfléchit et dit :

— Soit, je puis faire ce que vous désirez.

— Sans augmentation de prix ?

— Assurément.

— J’en prends acte. Mais le sopha ne me sera utile que pendant un mois, car une fois les visites échangées…

— Soit, on vous l’ôtera dès que vous n’en voudrez plus.

— Mais alors, vous me ferez une réduction de trois francs par mois.

— À quel propos, grand Dieu ?

— Tiens ! parce que je n’aurai plus le sopha. Si j’en crois les récits de mes compagnons de voyage, c’est un peu la nécessité qui donne tant d’esprit à ces gens-là. La vie est chère dans le Haut-Rhin, pays riche, et le bon temps des Tagegelder est passé. Lorsque le plus modeste lieutenant recevait tous les jours 12 fr. 50 d’argent de poche, on faisait sauter les bouchons. Depuis que la population des villes n’est plus contrainte de donner pour boire à ses vainqueurs, on a vu les vainqueurs dégringoler d’hôtel en hôtel jusqu’aux auberges du dernier ordre, et finalement installer une malheureuse popote pour laquelle ils demandent une cuisinière dans le journal. Les magistrats de la Cour, obérés par la dépense de chapeaux neufs (ils étaient arrivés en chapeaux mous) sont en instance pour obtenir une réduction de cinquante centimes sur le tarif de la table d’hôte.

Ces pauvres magistrats n’ont pas échappé à la fatalité des pendules qui poursuit les Allemands depuis le début de la guerre. Le premier président, par mégarde, ou plutôt par instinct, a fait main-base sur un magnifique cartel qui décorait la salle des séances, pour en orner son cabinet. Les mauvais plaisants disent qu’il demande tous les jours à voir le ressort de Colmar, dont on parle partout et qu’on ne montre jamais.

Ce qui n’est pas de pure invention, c’est que, les employés des finances prussiennes s’étant fait représenter les quittances d’impôt de 1869, et ayant poursuivi ceux qui les avaient perdues, le premier bourgeois de Colmar qui se laissa poursuivre et saisir plutôt que de payer deux fois, fut violemment exproprié de sa pendule ! Les Allemands ont beau se mettre en garde contre leur premier mouvement ; l’horlogerie les attire malgré eux par une action magnétique.

Les taquineries à la mode vénitienne sont en honneur à Colmar comme dans toute l’Alsace ; ces procédés, qui constituent la petite résistance, se renouvellent chaque jour. On évite la musique militaire comme un fléau ; non-seulement on évalue les brasseries dès que l’orchestre prussien s’y produit, et l’on fait des détours énormes pour éviter les places publiques où il s’installe, mais lorsqu’un colonel se fait donner un concert dans sa cour, tous les volets se ferment avec fracas, et la maison devient aveugle et sourde. Une femme du peuple qui s’était fourvoyée à proximité d’un orchestre militaire en plein vent, s’approche des musiciens dans l’intervalle de deux morceaux, et leur dit : — pauvres gens ! vous avez un double travail ; il faut que vous fassiez cette musique et encore que vous l’écoutiez vous-mêmes !

Dans les premiers temps de l’invasion, lorsqu’un officier se promenait en traînant son sabre sur le pavé, un gamin le suivait en murmurant :

— Monsieur ! pour deux sous ! pour deux sous !

— Pour deux sous, quoi ?…

— Pour deux sous, monsieur, je vous porterai ce morceau de fer qui vous gêne.

Aujourd’hui, le jeu favori de la marmaille est la petite guerre. On se divise en deux camps, derrière la préfecture : les uns font les Prussiens, les autres sont les Français, et lorsque les Prussiens ont l’avantage, ils retournent les poches des vaincus. Un officier ennemi rencontre un gamin tout en larmes. « Qu’as-tu donc, mon bonhomme ?

— J’ai, monsieur l’officier, que j’avais trois sous dans ma poche, et que les Prussiens me les ont volés : ils n’en font jamais d’autres ! »

Les cocardes tricolores, les képis, la Marseillaise, les cris de Vive la France ! vont leur train à Colmar comme par toute l’Alsace, Les manifestations pacifiques, et d’autant plus agaçantes pour l’ennemi, s’y succèdent de jour en jour. Un capitaine français épouse une jeune fille de la ville ; toute la population s’invite aux noces, emplit l’église et l’assiège avec des bouquets d’immortelles et autres accessoires symboliques. Une fille majeure et séchée sur pied, sans grâce, sans beauté, sans esprit, brouillée avec toute une moitié du genre humain à la suite de plusieurs mariages manqués, se jette à la tête d’un officier allemand et l’épouse. Aussitôt le quatrain suivant est mis en circulation dans la ville :

L’appétit des Germains, que rien ne scandalise,
Accomplit chaque jour un miracle nouveau,
Et voici qu’un dragon, en épousant Élise,
Nous enlève, ma foi ! jusqu’aux os et la peau.

Une autre transfuge, mademoiselle R., dînait à l’insu de ses amis chez le préfet prussien. Elle reconnaît dans la livrée un de ces garçons d’extra qui vont de maison en maison et qui servent tous les repas de cérémonie. La peur la prend, elle se voit déjà dénoncée par cet homme, et honnie dans toute la ville. Il faut amadouer Bastien, obtenir qu’il se taise, acheter son silence au besoin. Elle saisit le moment où Bastien, seul debout devant elle seule, lui présente le café sur un plateau :

— Eh ! mon brave ami, lui dit-elle, vous êtes étonné de me rencontrer ici ?

— Pourquoi donc ça, mademoiselle ? J’y suis bien, moi !

Si Bastien a compris ce qu’il disait, c’est le sublime de l’ironie.

Ces anecdotes m’ont mis en goût, je fais causer mes compagnons anonymes, je pratique sur eux la maïeutique de Socrate avec un plein succès, car ils ne demandent qu’à parler. Il est même assez remarquable qu’un peuple conquis d’hier, gardé à vue, livré sans défense à la police et à la soldatesque, et toujours sous le coup d’une terreur relative, exprime si librement en public sa haine et son mépris du vainqueur.

On me raconte l’entrée des Badois à Colmar, la résistance qu’il ont rencontrée au pont de Horbourg, la mort de quelques braves gardes nationnaux, qui, soutenus par une ou deux compagnies de francs-tireurs, sauvèrent au moins l’honneur de la ville.

L’histoire des réquisitions vient ensuite ; il y en a d’odieuses par l’exagération et de plaisantes par la forme. L’état-major victorieux n’a pas requis ici, comme à Mulhouse, trente kilogrammes d’un baume adopté par la thérapeutique secrète, mais il a réclamé 5,000 gilets de flanelle pour ces braves Badois, que les coups de poing et les coups de pieds de leurs chefs ne réchauffaient pas suffisamment, parait-il. Et comme le maire jurait que 5,000 gilets de flanelle ne s’étaient jamais trouvés réunis dans la ville, l’officier déroula la liste des drapiers de Colmar, et dit fièrement en français : « Donnez toujours l’étoffe ; quant aux gilets, nous les construirons déjà. »

Tandis que les Allemands prennent soin de leurs lourdes personnes et passent un hiver agréable à nos frais, la jeunesse de la ville émigre en masse vers l’armée française ; les fils de famille et les pauvres gens, pêle-mêle, vont tuer des Prussiens sur la Loire, ou se faire tuer.

L’armistice signé, la paix votée, quelques-uns reviennent au gîte sans savoir s’ils y resteront plus d’un an ; beaucoup s’éloignent sans esprit de retour, la ville est pleine de maisons à vendre et de maisons à louer. La cour d’appel et le tribunal se peuplent d’Allemands entremêlés de quelques renégats ; les gens de cœur abandonnent leurs sièges ; quelques-uns sont brutalement expulsés par l’ennemi.

Il serait naturel, il serait même de stricte justice, que tout avancement fût suspendu dans la magistrature tant que les Alsaciens et les Lorrains ne seront pas replacés. Mais on n’a pas songé à prendre cette décision au ministère, et bon nombre de juges et de conseillers très-méritants restent encore sur le pavé. Quelques-uns sont soutenus tant bien que mal par des indemnités temporaires ; d’autres ont épuisé leurs dernières ressources et ne vivent que d’emprunts. Il serait grand temps d’aviser ; je ne sais pas si le gouvernement de Versailles est éclairé sur l’horreur de cette situation.

Mes voisins de wagon me livrent un détail curieux sur les renégats de la Cour. Il paraît qu’au début de la guerre, ces messieurs escomptaient la victoire en se partageant par avance les meilleurs sièges des provinces rhénanes : l’un prenait Trêves, l’autre Mayence, celui-ci plus modeste, se contentait d’une présidence à Sarrebruck. Surpris par les malheurs de la patrie, ils se sont retournés le plus lestement du monde, et ne pouvant jouer le rôle de magistrats français en Allemagne, ils se sont faits, sans plus de scrupule, magistrats allemands en France.

On m’assure que M. Kern, notre ancien procureur impérial à Saverne, est plus particulièrement méprisé que les autres, soit parce que la France l’avait mieux traité, en le nommant d’urgence avocat général à Limoges, soit parce qu’il avait joué le patriotisme avec quelque succès dans les salons de Bâle. Son père s’était réfugié en Suisse, jurant tout haut qu’il ne reverrait pas la patrie tant qu’elle serait souillée par l’invasion. Ces sentiments lui firent une sorte de popularité dont le fils profita lorsqu’il eut passé la frontière à son tour. Les maisons les plus honorables ouvrirent leurs portes au jeune homme ; il s’assit à tous les pianos et fit pleurer les plus beaux yeux de la ville en chantant : Triste exilé sur la terre étrangère. Depuis qu’il chante la palinodie, les Alsaciens et probablement aussi les bons Suisses se font un devoir de le siffler. C’est justice.

Je me suis enquis des raisons qu’il pouvait alléguer à l’appui de son apostasie, car enfin un homme d’un certain monde et d’une certaine éducation ne forfait pas à l’honneur sans se disculper bien ou mal. Celui-ci, me dit-on, a deux systèmes de défense selon l’occasion, c’est-à-dire selon les gens. Il dit aux uns : Mes vieux parents mourraient de nostalgie s’il leur fallait quitter le pays ; la tendresse et le devoir me défendent de les y laisser seuls et ma fortune ne me permet pas de vivre sans rien faire. Il dit à d’autres qu’en acceptant le service du gouvernement prussien, il a prouvé son dévouement à la patrie alsacienne, que tout bon citoyen devrait agir ainsi et que si tout le monde s’enfuit à qui mieux mieux, l’Alsace dans deux ans le sera plus elle-même.

Méfions-nous de cette théorie, et tenons-nous en garde contre ceux qui nous disent : Je suis Alsacien avant tout ! Notre plus dangereux ennemi, pour le moment, n’est pas M. de Bismark, c’est le particularisme adopté par quelques hommes trop intelligents, dans l’intérêt de leur fortune privée. Tel avocat illustre, tel ancien député de la démocratie alsacienne, tel puissant manufacturier, affichent une étrange impartialité, et se tiennent entre la France et l’Allemagne, sans pencher d’un côté, ni de l’autre, comme autrefois le journal le Siècle entre Versailles et la Commune. Il faut combattre énergiquement cette tendance et prouver que le patriotisme alsacien, au point où nous en sommes, est l’antipode du patriotisme. L’homme qui dit : Je suis Alsacien avant tout ! n’est déjà plus Français. Il ne tardera guère à solliciter un emploi pour mieux servir l’Alsace, et un traitement en thalers pour reprendre une partie de nos cinq milliards ; et il tombera dans le marécage où les Kern, les Dollinger, les Traut et les Klœckler barbotent, le bec ouvert, comme des canards ivres de boue.

Mais grâce à Dieu l’honnête population du Haut-Rhin met la patrie au-dessus de tous les intérêts. Non-seulement elle refuse à l’ennemi tout ce qu’elle peut lui refuser sans risque ; elle tient les Allemands à l’écart, elle leur interdit l’entrée des cercles et de toutes les réunions privées, elle a trouvé moyen de les exclure à Colmar de la société de chasse, à Mulhouse de la société d’équitation et de la société d’horticulture ; mais encore il se trouve dans cet admirable pays des hommes assez courageux pour sacrifier leur fortune entière plutôt que de céder à l’ennemi. Un digne notaire de Colmar, le plus capable et le plus estimé de tous, a déclaré qu’il abandonnerait son étude, c’est-à-dire un revenu de 20 à 25,000 francs, le jour où il faudrait prêter serment au roi Guillaume. On assure que tous ses collègues, entraînés par l’exemple, ont pris le même engagement les uns envers les autres, et qu’ils se sont même interdit de discuter séparément avec l’autorité prussienne les intérêts et les droits de leur corporation.

Ce chapelet d’anecdotes, plus ou moins authentiques, mais qui ne laissaient aucun doute sur le patriotisme des conteurs, fut brusquement coupé par l’arrêt du train. Nous étions à la gare de Colmar.

Mon ami Bartholdi, que j’avais pris soin d’avertir de mon arrivée, ne m’attendait pas, et pour cause : depuis plus de trois mois, il se promenait sur le chemin du Pacifique, entre New-York et San-Francisco. Mais je n’eus pas de peine à trouver sa digne mère : je revis le beau jardin du faubourg et cette aimable maison de campagne où les ancêtres en drap de soie, toujours souriants dans leurs cadres, ignorent, les bienheureux ! tout ce qui s’est passé.

La maîtresse du logis m’accueillit avec cette grâce noble que j’avais admirée dans des jours plus sereins, mais elle ne réussit point à me cacher sa profonde tristesse. Elle prévoyait que son fils ne viendrait plus à Colmar que pour opter et repartir ; il avait défendu le pont d’Horbourg à la tête des gardes nationaux, il avait fait la campagne des Vosges, en qualité de chef d’escadron, dans l’état-major de Garibaldi ; ses antécédents, son talent, sa glorieuse notoriété l’expulsaient par avance du pays annexé, quand même il ne l’eût pas quitté spontanément par patriotisme. À peine prendrait-il le temps d’élever un tombeau à ses anciens compagnons d’armes ; mais ce monument lui tenait au cœur, il l’avait esquissé en pleine guerre, il s’était juré à lui-même de le construire et de l’inaugurer dans le cimetière de Colmar. Le projet que je vis alors me parut vraiment dramatique dans sa simplicité : c’était un bras, rien qu’un bras, soulevant la dalle du sépulcre pour saisir une épée tombée à terre.

Madame Bartholdi, en me montrant l’atelier de son fils, me disait par quel ingénieux et touchant, stratagème ce brave garçon avait su la rassurer jusqu’au dernier jour de la guerre. Tandis qu’il se battait en Bourgogne, elle le croyait installé chaudement dans les bureaux d’un ministère : elle recevait des chefs-d’œuvre de lettres rédigées dans le style du parfait employé.

Et bientôt il lui faudra se séparer d’un tel fils ! vivre pour lui, mais sans lui, durant la plus grande partie de l’année ! Il y a des intérêts à surveiller dans le pays, des fermes à faire valoir, des rentrées à poursuivre, des immeubles à réparer, et la vaillante mère se dévoue ; elle accomplira jusqu’au bout ses devoirs de bon intendant.

« Que voulez-vous ? me disait-elle. Nous ne sommes pas assez riches pour laisser notre patrimoine à l’état de non-valeur. Mais ces soins dont je m’acquittais naguère avec bonheur seront quelquefois bien pénibles. Hier, par exemple, un officier de la nouvelle garnison vient louer un appartement dans notre maison de ville. Nous avions débattu l’affaire point par point, nous étions d’accord, il ne me restait plus qu’à dire oui. Mais lorsqu’il me demanda, fort poliment d’ailleurs, sil pouvait se considérer comme mon locataire, des larmes me montèrent aux yeux, la parole me manqua, vox faucibus hœsit ! Je vis en imagination tous les portraits de la famille ; il me sembla que ces braves gens, si bons Français, avaient les yeux sur moi, qu’ils me demandaient compte de ce marché, et qu’ils me défendaient d’ouvrir leur veille maison à l’ennemi de leur patrie ! Je le ferai pourtant un jour ou l’autre, car il le faut. »

Quelques amis de la famille, gens d’esprit et chauds patriotes, vinrent passer la soirée avec nous. Madame Bartholdi, toujours ingénieuse dans son hospitalité, les avait priés à la hâte, pour mettre en quelque sorte sous main les lumières que je cherchais.

Tout ce que j’entendis dans ces trois bonnes heures de causerie affermit solidement mes premières impressions. L’esprit public était admirable dans le Haut-Rhin ; riches et pauvres tenaient tête au vainqueur avec une égale énergie. Les plus gros seigneurs d’Allemagne promenaient leur couronne ou leur casque dans les rues de Colmar, sans qu’un seul gamin, pour les voir, se détournât de sa route ; le seul effet des apparitions princières était la pose d’une seconde sentinelle devant le vénérable hôtel des Deux-Clés. On savait déjà que l’option serait à peu près unanime, et l’émigration des meilleures familles avait commencé. La nouvelle du jour était la fière réponse du notaire Rencker qui aimait mieux sacrifier son étude que d’écrire un seul acte sur le papier timbré des Prussiens. La défection de quelques magistrats, fort rares, Dieu merci, soulevait un dégoût unanime. Si j’avais pu noter au vol tout ce que j’entendis ce soir-là sur le Camille Schlumberger, le Scheuch, le Dollinger, le Kern, le Muntz, les Klœckler et le Burguburu, j’éprouverais un plaisir d’entomologiste à piquer cette collection d’animaux rares dans une vitrine ad hoc. Mais la Ligue d’Alsace, en son treizième bulletin, m’a consolé de manquer de mémoire ; on ne me saura pas mauvais gré d’y choisir quelques types çà et là.

« Strasbourgeois de naissance, fils d’un ancien avoué enrichi par des spéculations douteuses, lauréat de l’École de droit, grand, maigre, blond, sans barbe, les lèvres minces, les yeux cachés par des lunettes, les habits trop courts, malpropre, laid, ridicule, possesseur à quarante ans d’une fortune de plus de deux millions, cet être sordide, que la presse française a déjà noté d’infamie, a trahi sa patrie par avarice. C’est pour la somme de sept mille francs par an que, encouragé par sa digne compagne, Salomé K. de Wasselonne, Dollinger, l’archi-millionnaire, s’est fait le serviteur des bandits…

« Marié, père de trois enfants auxquels il laissera son déshonneur à laver, M. Schlumberger n’a pas la pauvreté pour excuse. Il jouit d’une aisance attestée par l’élégante habitation qu’il s’est fait construire derrière la préfecture ; c’est là qu’il vit en promiscuité avec le directeur du district.

« M. Kern a été l’un des premiers magistrats alsaciens replacés en France. Nommé substitut du procureur général à Limoges, il a préféré se mettre au service de la Prusse. M. Kern est célibataire, il est riche, c’est-à-dire absolument indépendant ; il s’est signalé par la désinvolture badine avec laquelle il a prêté serment aux incendiaires de Strasbourg. M. Kern n’est pas vieux, il n’a que quarante ans ; de longues années d’ignominie devant lui. La nature, presque toujours logique, l’a fait laid, remarquablement laid. M. Kern chante ; et dansera quelque jour.

« Burguburu, personnage aussi lourd que son nom, est absolument étranger à toutes les matières judiciaires ; nature épaisse, rivé du matin au soir au fourneau de sa pipe, réduit à la valeur d’un appareil digestif, Burguburu, chargé de trente et quelques années tout au plus, sommeille lourdement dans sa bauge pavée de quarante mille livres de rente. La France ne le réclame point à la Prusse : ces natures ne sont ni traîtresses, ni fidèles ; on les prime aux concours régionaux. »

Voilà de quelle encre on écrit la vérité sur nos renégats ; le ton dont on en parle est, s’il se peut, plus vif encore. L’énormité du crime et la vigueur d’un honnête ressentiment font excuser le trait hardi et la grosse couleur de ces ébauches.

Mais il faut voir avec quel tact et quelle délicatesse nos Colmariens estompent le contour et ménagent la demi-teinte, lorsqu’il s’agit de peindre la figure équivoque et savamment voilée d’un habile. Interrogez-les sur quelqu’un de ces citoyens douteux qui ont aimé la France dans sa splendeur, qui l’ont servie à charge de revanche, et qui, du jour au lendemain, se sont épris d’un amour spécial, aveugle, exclusif pour la province où ils ont leur fortune et leur clientèle. Demandez ce qu’on pense de ces grands particularistes, nobles ou roturiers, qu’une illumination soudaine a convertis comme saint Paul sur le chemin de leur château, et qui sont devenus mille fois plus Alsaciens que l’Alsace. Les mêmes gens d’esprit qui jetaient sans façon Burguburu dans le saloir, prendront délicatement entre deux doigts le politique le plus madré, le dépouilleront de tout prétexte, le larderont à petits coups et en un tour de main vous l’assaisonneront du plus fin sel attique.