Alsace : 1871-1872/Chapitre II

Hachette (p. 39-61).

II

HUIT JOURS D’ÉTUDE

Une sous-préfecture de cinq à six mille âmes n’est pas tout le département, mais elle en offre presque toujours la représentation assez exacte en raccourci. C’est une moyenne proportionnelle entre la grande ville et le simple village. Les bourgeois, les artisans, les ouvriers, ont les mœurs, les passions, les lumières de la ville ; la population des faubourgs est aux trois quarts rurale : on y voit des maisons qui sont de véritables fermes : on y rencontre des citadins qui conservent les sentiments, les idées et les routines du paysan. Sans quitter la petite ville, vous jugerez la grande, et les campagnes aussi.

Il y a du plus et du moins, une marge considérable ; il faudrait se garder de conclure trop vite et de généraliser au pied levé dans un pays aussi vaste et aussi bigarré que le nôtre. Par exemple, l’héroïsme de Châteaudun, de Toul ou de Saint-Quentin vous donnerait une trop haute idée de trois départements et de la France entière, si vous jugiez sur échantillon. Je ne crains pas de tomber dans ce genre d’erreur, ni de passer pour optimiste, si j’étudie d’abord l’esprit alsacien à Saverne : cette petite ville offre plutôt la matière d’un argument a fortiori. Elle n’est pas militaire comme Strasbourg, artiste comme Colmar, ou laborieuse comme Mulhouse. C’est l’ancien reposoir de ces Rohan fastueux et débauchés, dont le dernier s’éprit d’un sot amour pour Marie-Antoinette, et fit le scandale du collier.

De 1795 à l’inauguration du chemin de l’Est, ce lieu de dévotion facile et de plaisir élégant ne fut guère qu’une grande auberge à routiers, étalée sur la droite et la gauche de la grand’route : tout le commerce international de la France et de l’Allemagne y passait, allant, venant, effaçant les caractères sans épurer les mœurs, et semant force gros écus, que les indigènes dépensaient sans compter, comme si cette aubaine eût dû être éternelle. Ruinés tous à la fois par l’ouverture du chemin de fer et la suppression du roulage, ils n’ont pas réagi, personne ne s’est ingénié ; on a courbé la tête, et l’on s’est laissé vivre. Presque pas d’industrie, fort peu de vrai commerce, une multitude de petites boutiques qui naguère se disputaient la clientèle du tribunal et des fonctionnaires ; un cabaret tous les trois pas. Je connais un huissier cabaretier. J’ai vu un professeur du collège vendre la goutte sur le comptoir, pour faire comme tout le monde. Voilà certes un pauvre pays, et si les Allemands ont eu lieu d’espérer qu’ils s’implanteraient sans effort, c’est dans les villes déchues comme Saverne.

Eh bien non ; pas même à Saverne les Allemands ne sont chez eux. La première fois que j’ai parcouru la grand’rue qui forme les trois quarts de la ville, j’ai remarqué que les soldats allemands se promenaient un à un, deux à deux, trois à trois, mais que pas un ne conversait en public avec un indigène. Cependant le petit peuple de Saverne aime bien l’uniforme. Autrefois, si quelques troupiers français en permission descendaient de Phalsbourg, ils n’arrivaient pas au pont de la Zorn sans avoir fait des connaissances. C’était à qui leur parlerait le premier, à qui leur offrirait la bière. On leur prenait le bras, on les traînait de force au cabaret, on était fier de marcher auprès d’eux dans la rue ; souvent même, le soir, on leur faisait un bout de conduite jusqu’à l’auberge du Prince-Charles. Dimanche dernier, les Allemands de Phalsbourg, qui sèchent d’ennui sur les ruines qu’ils ont faites, sont venus voir leurs camarades et se désennuyer en compagnie. Pas un Alsacien ne leur a dit mot, personne n’est intervenu dans leurs épanchements, on les a laissés boire, causer et se promener ensemble. L’homme qui se montrerait en public avec un soldat ennemi serait noté d’infamie : ses amis, ses frères eux-mêmes, lui tourneraient le dos ; ses vieux parents lui fermeraient la maison paternelle.

Les employés civils qui portent l’uniforme tudesque, ou simplement la casquette rouge et noire, sont frappés du même interdit. Ceux qui n’étalent aucun signe distinctif, par exemple les juges du tribunal, sont dévisagés dès leur arrivée, suivis de loin, épiés dans leurs moindres relations. Un avocat qui donnerait le bras au président du tribunal serait un homme jugé sans appel.

Comme les Allemands, tant militaires que civils, sont logés chez l’habitant, il se peut à la rigueur que certains rapports amiables, sinon cordiaux, s’établissent entre vainqueurs et vaincus derrière le mur de la vie privée. Ce n’est pas le soldat qui deviendra l’ami de ses hôtes : il est rustre, incommode et onéreux. Mais l’officier de belle mine et de bonnes façons est capable de plaire ; le fonctionnaire qui paye son terme et qui se met en frais de politesse a presque le droit de compter que son propriétaire ne le traitera point en ennemi. Ces accommodements, s’il en transpirait quelque chose, ne trouveraient pas grâce devant l’opinion publique. Chacun a l’œil sur ses voisins, le patriotisme est ombrageux dans la bourgeoisie, farouche dans le peuple. La police des bons citoyens n’a peut-être pas eu le pouvoir d’empêcher quelques faiblesses, mais elle les a contraintes de se cacher ; elle en a étouffé le scandale et arrêté la contagion. Si l’ennemi se rend justice, il conviendra qu’ici du moins il a plus irrité qu’amorti les sentiments français en treize mois d’occupation, et plus perdu au total que gagné.

Les grands politiques de Berlin, qui ne font rien à la légère, avaient sans doute leurs raisons pour éterniser jusqu’à ce jour le cantonnement des troupes en laissant sans emploi les casernes petites et grandes, ou même impériales, qu’ils ont sous la main. Ils espéraient que leurs soldats, entassés pêle-mêle avec les habitants dans des logis étroits, se fondraient petit à petit dans la masse et feraient corps ; que le rapprochement forcé engendrerait des sympathies ; que la communauté d’origine, de langue, de mœurs, de goûts, prévaudrait à la longue sur l’esprit national et les rancunes de l’invasion. Ces messieurs ont compté sans leurs hôtes. La promiscuité de commande est allée directement contre son but, et je m’explique aisément ce mécompte.

D’abord, la communauté d’origine, sur laquelle on fondait de si beaux calculs, n’est pas moralement démontrée. Si les Alsaciens sont cousins, et cousins éloignés des Allemands du Sud, la voix du sang ne leur a rien dit, mais absolument rien en faveur des hommes du Nord. Le patois qu’on parle en Alsace ressemble à l’allemand de Berlin comme le provençal à la langue du Tasse. Si quelque Italien, trompé par une vague similitude des sons, élisait domicile dans les Bouches-du-Rhône comme dans une colonie de son pays, il serait étonné de ne comprendre personne et de n’être compris de personne. De même un Espagnol, dans le département des Landes, s’apercevrait bientôt que le patois de Dax n’a qu’une ressemblance lointaine avec le castillan. Je reviendrai plus d’une fois sur cette prétendue identité du langage qui a déjà causé bien des déboires à nos vainqueurs.

Mais c’est surtout par les idées et par les mœurs que l’Alsace diffère de l’Allemagne autant que le jour de la nuit. Nos Alsaciens, du moins ceux de Saverne, ne sont pas révolutionnaires, tant s’en faut : ils ont cru à Napoléon III ; ils ont voté le plébiscite et nommé tous les candidats officiels qu’on s’est donné la peine de leur offrir ; mais le grand jour de 1789 a lui pour eux, ils connaissent la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; ils en ont pris acte, et, sous aucun prétexte, ils ne voudraient rétrograder jusqu’à l’ancien régime. Comment se laisseraient-ils soumettre au despotisme militaire et féodal d’un État qui retarde d’un bon siècle sur nous ? Un soldat allemand disait à une servante alsacienne : « Il me tarde de rentrer dans mon pays, car le métier qu’on nous fait faire ici est le plus misérable du monde. Je veux bien être détesté, car nous avons un proverbe qui dit : Grande haine, grand honneur. Mais le pire est qu’on nous méprise, nous les vainqueurs et les conquérants : les mendiants déguenillés détournent la tête sur notre passage, les chiens eux-mêmes ne nous regardent pas. »

La brave fille lui répondit : « Et qui donc pourrait estimer des hommes qui se laissent battre par leurs sous-officiers sur la place du Château comme des bœufs ou des ânes ? Vous avez vaincu nos garçons dans cette malheureuse guerre, parce que vous étiez plus nombreux, mieux armés et mieux commandés ; mais nos garçons valent mieux que vous, car si un caporal les touchait seulement au visage, ils lui auraient bientôt planté la baïonnette dans le ventre ! »

L’esprit religieux n’est guère moins rebelle à la conciliation que le sentiment politique. Les catholiques alsaciens ont deux raisons de haïr l’ennemi : parce qu’il est Allemand et protestant. Ils voient déjà leurs églises ruinées et leurs prêtres affamés par l’exil des fonctionnaires français et l’émigration des familles riches, Quant aux protestants libéraux, qui sont les plus nombreux chez nous, ils exècrent le piétisme prussien, cette religion d’État dont le grand prêtre fanatique est l’empereur Guillaume.

Enfin l’antipathie des deux races est constamment entretenue par le contraste de leurs mœurs. Comme le loup inspire autant de répugnance que de haine à son congénère le chien, on peut dire que l’aversion des Alsaciens pour les Allemands s’accroît de jour en jour par le dégoût. Cette rusticité des gens du Nord, qui a fait merveille en campagne, ces appétits grossiers, cette ignorance du luxe et du confort, ce dédain de toute élégance et parfois de la propreté même, ces habitudes parcimonieuses, pour ne pas dire crasses, ont plus étonné que séduit nos compatriotes de l’Est.

Les Alsaciens ne sont pas des délicats à la mode de Paris, mais ils n’ont rien du goujat et du rustre. Ils aiment ce qui est bon ; ils apprécient ce qui est beau, tiennent la maison propre, prennent soin de leur corps, recherchent le mobilier, le linge, les beaux habits, et savent se faire honneur de leur argent, quand même ils n’en ont guère. Leur brillant appétit n’est jamais indifférent à la qualité des mets ; ils boivent sec et mangent à belles dents, mais ils ne traitent point leur estomac comme un coffre, et ne s’emplissent pas aveuglément de tout ce qui fait ventre. C’est pourquoi les repas du vainqueur, la digestion, le sommeil, la toilette du vainqueur, répugnent aux braves gens d’Alsace. Ils flairent le fumet du vainqueur, et prétendent qu’ils sauraient le suivre à la piste, les yeux fermés.

Le peuple de Saverne exagère sans doute un peu l’avarice prussienne, mais l’hyperbole même atteste l’éveil et la vivacité de la haine. J’assiste à la formation d’une légende qui vivra plus longtemps sans doute que l’annexion. Les nouveaux fonctionnaires y sont représentés comme des gueux, tout étonnés d’avoir échangé leur besace contre un gros salaire. Leurs vêtements, leurs meubles, le peu qu’ils apportent chez nous est évalué strictement, à l’heure même du déballage. On sait déjà que l’élégance de ces dames a le coton pour base, que le velours et la dentelle des plus huppées ne sont que du coton. Encore est-il presque avéré qu’elles ont fait ces frais pour éblouir l’Alsace. Et l’Alsace rit aux éclats de ce luxe économique, étriqué et déjà fripé. Le président du tribunal avait à peine déchargé son bagage, que l’on disait déjà de porte en porte : « Douze cents francs ! L’estimation est faite par un tel, qui s’y connaît ; il a dit que toute la boutique, vendue aux enchères par Bloch, ne ferait pas un sou de plus. Ah ! notre président est un homme considérable ; vous pouvez l’appeler monsieur Douze cents francs ! »

La sous-préfecture de Saverne a été pendant quatre ans la plus brillante de France. On n’oubliera jamais ici le salon rouge et or de M. Guynemer, ses beaux chevaux, ses bons dîners, les diamants de sa jeune femme, et les larges aumônes qu’elle répandait par la ville. Dans ce même salon, où les portraits de Napoléon III et de l’impératrice, d’après Winterhalter, n’ont jamais cessé de sourire, on a vu la famille d’un colonel prussien cuire des pommes et griller des harengs saurs au milieu de loques éparses, de papiers en désordre et de chaussures crottées. Le sous-préfet actuel, un fonctionnaire civil à 15,000 francs par an, fait manger du pain de munition à sa femme et à ses enfants. Toute sa maison se compose de deux souillons allemandes, aux bras nus, qui vont laver le linge à la rivière, rencontrent des soldats en rentrant, acceptent un verre de bière sur la table d’une brasserie, et déposent leur linge à la porte, où les gamins s’empressent de le rincer dans le ruisseau.

Je ne garantis point ces menus faits, je sais seulement qu’ils se racontent, et que leur colportage n’ajoute rien à la considération du vainqueur. Un nouvel employé court-il à la recherche d’un gîte, le bruit se répand qu’il demande un appartement de douze pièces, et qu’il en offre 200 francs. Si la femme d’un juge entre chez l’épicier avec sa bonne, toute la ville apprend qu’elle a fait ses grandes provisions de ménage, en achetant une demi-livre de savon. Les Prussiens, selon la légende, envoient leur saladier chez le marchand avec un sou dans le fond, pour qu’on leur donne du sel, du poivre, de l’huile et du vinaigre en échange du petit sou. On affirme que ces messieurs marchandent dans un style à part, et que, au lieu de dire : « C’est cher ! » ils s’écrient : « Vingt centimes ? mais je vais vous faire arrêter ! »

Je ne sais si le lecteur excusera ces observations microscopiques, mais je suis l’indigne élève de mon ami Charles Robin, et j’estime que la vie des sociétés, comme celle des individus, ne confesse ses secrets qu’au microscope.

La transplantation d’une colonie de salariés en Alsace a produit des effets que la politique de Berlin n’avait assurément pas prévus. Nos Alsaciens se sont affermis dans l’idée que, malgré leurs malheurs, ils sont plus civilisés que les Allemands. « Nous avons plus de besoins, disent-ils, de goûts plus relevés et plus délicats. L’homme qui ne sait pas se passer d’un mouchoir, peut bien être vaincu à la guerre par celui qui se mouche dans ses doigts ; c’est pourtant lui qui est le plus civilisé des deux, c’est-à-dire le plus différent de la brute. »

Le nouveau régime douanier, qui les astreint à consommer exclusivement des marchandises allemandes, a corroboré cette opinion. Malgré la modicité relative des prix, ils dédaignent les produits et les importations du Zollverein, ses tissus de mauvaise qualité et de goût pire ; ses cafés avariés, ses sucres mous et terreux, ses chocolats frelatés, ses tabacs nauséabonds. « Tout cela, disent-ils, est assez bon pour les Allemands ; mais la France nous avait accoutumés à mieux. »

Quel que soit le mépris des Alsaciens pour la race victorieuse en général, on ne leur ôtera pas de l’esprit quêteurs nouveaux fonctionnaires, ces hommes chiches, besoigneux et piteux, sont le rebut de la nation germanique. « Un homme qui se respecte un peu n’émigre pas pour le plaisir d’aller chercher des rebuffades et des camouflets. Ceux qui viennent vivre à nos dépens ne peuvent plus se faire illusion sur l’accueil qui les attend ; ils ont vu IcsBismark-Bohlen, les Luxbourg et tous ceux qui avaient un peu de dignité demander leur changement et quitter un pays intenable. C’est donc l’appât des gros traitements qui les attire. Ont-ils été nommés malgré eux ? Alors nous sommes administrés et jugés par une espèce de colonie pénitentiaire ; l’Allemagne garde pour elle les serviteurs honnêtes et capables, elle se décharge des autres sur nous. » On a déjà constaté que les gens du chemin de fer, tous serviteurs de l’État, courent au-devant du trinkgeld comme s’ils n’avaient fait autre chose de leur vie. Ils sont aussi mendiants qu’arrogants : ces mœurs font regretter les employés de l’Est, polis, complaisants et dignes, quoiqu’ils fussent les agents d’une compagnie privée.

Les intérêts de la population protestent contre le nouvel ordre de choses, comme ses sentiments, ses habitudes et ses idées.

Je ne parle que pour mémoire des réquisitions militaires, tantôt écrasantes, tantôt grotesques, dont on a ri et pleuré tour à tour : j’entends dire que la commune a payé quinze centimes, sur bon régulier, pour un verre remis à une paire de lunettes. Les charges publiques et privées que l’invasion a fait peser en un an sur une ville de 5,400 âmes où l’on ne compte pas dix familles un peu riches, font un total de 400,000 fr. Le vainqueur a promis d’en rembourser la plus grande partie, mais les Prussiens ont des trésors de patience à leur service quand il s’agit de rendre et non de prendre.

Ils nous ont dit et répété sur tous les tons qu’ils séduiraient l’Alsace par le dégrèvement des impôts et par une large extension des franchises municipales ; et je crois qu’ils parlaient sincèrement. Par malheur, on ne se refait pas soi-même, quelque intérêt qu’on y puisse avoir si l’on est rapace et despote, on dépouille les gens et on les opprime sans y songer, presque malgré soi, par l’effet du tempérament et de l’habitude. C’est ce qui arrive aux Prussiens.

Les émissaires de M. de Bismark sont arrivés, pour ainsi dire, à la queue de l’armée allemande. Le maître les avait faits ou choisis à son image ; ils excellaient à cacher la finesse aiguisée de leur esprit sous une bonhomie toute ronde. Chez l’habitant des villes et surtout chez le paysan, il profitaient du désarroi des idées pour jeter leurs filets en eau trouble : « Ah ! mes pauvres gens, disaient-ils, vous avez trop souffert ; il était temps que cela finît. C’est un miracle du bon Dieu que vous ne soyez pas tous sur la paille, depuis deux cents ans que la France s’enrichit à vos dépens. Il y a, dans l’intérieur, des douzaines de départements qui n’ont jamais gagné leur vie ; on vous faisait travailler pour eux et Napoléon les nourrissait sur vos impôts. En avez-vous donné de cet argent ; Voyons un peu. Vous, mon gros père, que mettez-vous par an dans la caisse du percepteur ?

— Eh ! je n’en suis pas quitte à moins de 45 francs.

— Alors, c’est que j’ai l’honneur de causer avec un gros propriétaire ?

— Mais non ! Voici la maison, voilà la cour, il y a tant d’arpents de terre, et c’est tout.

— Vous m’étonnez. Ces Welches sont plus impudents que je ne pensais. Quarante-cinq francs l’impôt ! Je suis curieux de savoir ce que vous auriez à payer si vous étiez sujet de la Prusse… Attendez ! »

L’agent tirait un carnet de sa poche et griffonnait chiffre sur chiffre devant son auditoire ébahi. « Nous disons la maison, la cour et tant d’arpents ? Eh bien, mon cher ami, si vous aviez l’honneur d’être Prussien, on vous demanderait quatre thalers, quinze francs, pas un sou de plus ; je le dis et je le prouve ; voyez plutôt ! »

Le paysan ne répondait ni oui ni non, mais il restait pensif. Ce serait lui faire injure que de supposer qu’il songeât à vendre sa patrie, comme Judas vendit son maître, pour trente pièces d’argent. Toutefois il a pu sans crime comparer le gouvernement coûteux de la France aux services presque gratuits qu’on faisait miroiter devant lui. À la stupeur de l’invasion, à l’humiliation de la défaite, à l’effet désastreux d’une retraite follement précipitée, qui n’a rien défendu, pas même les défilés des Vosges, s’ajoutait je ne sais quelle curiosité d’une avenir tolérable et peut-être meilleur. Voilà pourquoi le patriotisme de certains villageois a pu nous sembler hésitant aux premiers jours de l’annexion.

Mais bientôt, Dieu merci, l’expérience du joug prussien a détrompé et révolté les intérêts les plus crédules.

Certes, nos ennemis avaient beau jeu. Si le gouvernement à bon marché a jamais été possible en ce monde, c’est dans un pays riche et laborieux comme la Lorraine et l’Alsace. Les citoyens détachés de la mère patrie n’ont pas un centime à payer sur la rançon de cinq milliards ; leur solidarité n’est engagée ni dans l’emprunt Morgan, ni dans les marchés fabuleux de la défense. Le malheur qui les frappe les libère en même temps de nos dettes patrimoniales. Us étaient nés, comme nous, débiteurs d’environ 250 francs par tête, l’annexion leur a donné quittance. Si la Prusse avait pu se résoudre à ne point bénéficier sur eux, ils seraient gouvernés presque gratuitement, comme les Suisses. Mais les Prussiens ne sont pas hommes à voir un écu devant eux sans y jeter la griffe. Au voisinage de l’argent, leurs doigts s’allongent. Le fer apprendra à se défendre contre l’attraction de l’aimant avant que ces rapaces ne résistent à l’appât du gain !

Ils étaient décidés, bien décidés à pratiquer un désintéressement de commande ; ils s’étaient fait une loi de sacrifier l’argent à la politique, mais la tentation fut trop forte : l’instinct et l’habitude invétérée déjouèrent tous leurs calculs. La fortune des armes leur livrait un peuple prospère, accoutumé de longue date à payer largement les services publics. Les registres de perceptions étaient là, les avertissements imprimés, les quittances toutes prêtes : ils oublièrent leurs promesses et firent rentrer l’impôt comme devant.

Nos pauvres annexés n’opposèrent aucune résistance : que pouvaient-ils contre la force ? Ils payèrent si vite et si bien que le vainqueur se reprocha de n’avoir pas exigé davantage. C’était plaisir de rançonner cette gent taillable à merci. On le lui fit bien voir, et les cotes de 1870 subirent une majoration de cinq à dix pour cent dès 1871, sans préjudice de l’avenir.

Les Prussiens ont acheté sans bourse délier tous les chemins de fer des provinces conquises. Ce capital de 350 millions ne leur coûte que des obus et des balles ; leurs frais actuels se réduisent à l’entretien et à l’exploitation. Que fera le gouvernement, propriétaire et gérant de la chose ? Réduire les tarifs ? Il y a bien songé ; la politique le lui conseillait ; une remise de moitié, du tiers ou même du quart eût prouvé aux populations qu’elles avaient un maître accommodant et juste. On prit des résolutions bienveillantes, on remit les tarifs à l’étude avec le ferme propos d’en rabattre peu ou prou.

Mais l’instinct, mais l’appât, mais la facilité d’un gros profit furent encore irrésistibles. L’ancien prix des transports se composait de deux éléments : tant pour la Compagnie de l’Est et le dixième en sus pour l’État, sans compter un double décime.

Les Prussiens s’adjugèrent d’abord le principal, comme héritiers de la Compagnie, puis le dixième de l’État et le double décime comme vainqueurs de la France, et ils cédèrent à la tentation de majorer le tout en leur qualité de Prussiens insatiables. On payait l’an dernier 4 fr. 20 c. pour aller de Saverne à Strasbourg en première classe. Aujourd’hui, c’est 5 fr., chiffre rond : nos vainqueurs sont ronds en affaires.

Quelques habitants de Saverne avaient loué le droit de chasse dans certaines forêts de l’État ; ces forêts sont tombées dans le domaine de la Prusse. Les Alsaciens n’ont pas chassé en 1870, et pour cause. Premièrement, la chasse était interdite ; en second lieu, la police s’était fait livrer tous les fusils ; enfin, le militaire trouvait piquant de tuer le gibier des adjudicataires avec leurs propres armes, il ne manquait qu’un trait au tableau, c’était que les agents du fisc obligeassent ces malheureux à payer le plaisir dont ils n’ont pas joui et le gibier qu’on a tué et mangé à leur barbe. Le domaine prussien n’a pas manqué cette occasion de conquérir l’amitié et l’estime du peuple : il réclame le montant des baux pour l’année 1870 !

La moralité de ces faits peut se déduire en quatre mots : les Prussiens ont été plus forts que nous, mais l’argent est plus fort que les Prussiens et il les entraîne à des fautes irréparables, Dieu merci !

L’instinct et l’habitude du despotisme ne leur font guère moins de tort. Ce large développement des franchises municipales, annoncé par M. de Bismark, ne s’est traduit jusqu’à présent que par une brutale oppression des communes.

Il a quelques jours, le maire de Saverne reçoit l’ordre de faire conduire à 16 kilomètres d’ici, par les gardes champêtres, quelques vagabonds étrangers. Il répond poliment que ses gardes champêtres sont faits pour garder les champs, et que le devoir d’escorter les vagabonds incombe plutôt aux gendarmes. Le sous-préfet réplique aussitôt que si l’ordre n’est pas exécuté à l’heure dite, le maire devra payer 100 francs d’amende. L’argent, toujours l’argent ! Les plus ineptes fantaisies du despotisme prussien ont encore un arrière-goût d’argent.

Le même maire, à la même époque, employait dans ses bureaux quelques anciens agents de la police municipale. Ces hommes avaient donné leur démission comme sergents de ville plutôt que d’endosser l’uniforme prussien. Le sous-préfet apprend qu’ils ont l’audace de gagner leur vie, et, d’urgence, il écrit au maire : « Si vous ne les renvoyez pas aujourd’hui même, il y a une peine disciplinaire pour vous, une peine correctionnelle pour eux. » Voilà nos libertés municipales !

Il est de règle en nos pays qu’un maire autorise ou défende les bals publics, et particulièrement les bals de nuit, selon qu’il les croit indifférents ou dangereux pour l’ordre et la morale. Un cabaretier de bas étage demande la permission de faire danser jusqu’à minuit les soldats allemands et les filles publiques. Le maire fait son devoir, il refuse, attendu que cette débauche insulterait à la douleur d’une population qui s’interdit les bals à elle-même ; que d’ailleurs, les soldats étant logés chez l’habitant, la ville entière serait condamnée à veiller pour attendre ses garnisaires, ou à dormir les portes ouvertes. Mais l’empoisonneur juré qui rêvait cette aimable fête ne se tint pas pour battu ; il appela de la décision du maire au commissaire de police prussien, qui lui permit de passer outre.

De ce coup, le maire a donné sa démission, mais les Prussiens n’ont pas encore nommé son successeur, et il est toujours sur la brèche, défendant de son mieux le peu qui nous reste.

La commune possède ou du moins possédait un collége que j’ai vu assez florissant. Les bâtiments sont une propriété de la ville ; les professeurs nommés par le ministre de l’instruction publique se partageaient une subvention de la ville. L’année dernière, après l’invasion, les vainqueurs invitèrent le principal à rouvrir tous les cours, à faire rentrer toutes les classes. Les droits sacrés de l’enfance leur étaient plus chers que tout ; ils ne souffriraient pas qu’un conflit provoqué par leurs exigences suspendît les études un seul jour : ils voulaient s’effacer, abdiquer, disparaître plutôt que de contrarier les dignes professeurs de Saverne et d’encourir le blâme du monde civilisé.

On les crut sur parole : aucun maître ne donna sa démission, un modus vivendi tolérable et honorable s’établit sans difficulté. Durant l’année scolaire 1870-1871, l’ancien personnel du collège professa en français sous l’autorité du conseil municipal. Les choses avaient marché à souhait, sans un seul choc, jusqu’aux vacances. Les prix s’étaient distribués dans les classes, à huis clos ; on avait éludé ainsi l’embarras d’inviter ou d’exclure le sous-préfet. Tout à coup, les Prussiens jettent le masque : ils chassent nos professeurs, qui s’étaient déclarés Français à toute épreuve ; ils annoncent que les cours se feront en langue allemande, et nous voyons déboucher en ville sept professeurs teutons. C’était tout simplement la confiscation du collége.

Et le maire de protester. Et les Prussiens de boucher leurs oreilles. « Le collège est à nous, dit le pauvre Gustave Ostermann ; nous l’avons construit à nos frais, meublé de notre argent, les livres et les collections qui s’y trouvent sont notre bien. La morale, le droit des gens, les traités vous défendent de confisquer notre propriété collective ou privée !

— Nous la prendrons pourtant, dit le vainqueur.

— Prendrez-vous aussi malgré nous nos écus dans notre caisse pour payer vos professeurs ?

— Nous n’y manquerons pas, soyez-en sûrs ! Est-ce que vous n’avez pas voté vous-mêmes la subvention du collége ?

— Oui, nous l’avons votée, mais sous un autre régime, pour soutenir un établissement qui était nôtre, et français.

— Nous la prendrons quand même.

— Mais à quoi bon des professeurs, puisque vous n’aurez pas d’élèves ?

— Nous en aurons si nous voulons. »

Et le fait est qu’ils en auront, bon gré mal gré, puisque les parents sont forcés de mettre leurs enfants à l’école sous peine d’amende et de prison, et qu’ils n’ont que le choix entre le collége allemand et l’école primaire allemande.

Toutefois le collége n’avait reçu au milieu d’octobre que trente élèves, tous externes, au lieu de 130 ; pas un seul pensionnaire, et rien que des enfants pauvres. Tous les parents qui ont de quoi vivre ont envoyé leurs fils en France.

L’injustice et la brutalité du procédé prussien sont odieuses, mais je ne m’attendris pas outre mesure sur le sort des bambins d’Alsace, qui vont apprendre l’allemand malgré eux. Ne faut-il pas qu’ils sachent l’allemand, comme tous les Français de leur génération ? Ils parleront la langue maternelle entre eux et dans le sein de la famille, et vous verrez qu’ils y feront des progrès plus rapides dés qu’elle aura l’attrait du fruit défendu. Quant à leurs sentiments, j’en réponds. Depuis qu’on s’applique à les germaniser, ils ne sortent plus de leurs classes sans chanter la Marseillaise.