Alsace : 1871-1872/Chapitre I

Hachette (p. 15-39).

ALSACE

I

SAVERNE

28 septembre 1871. — Tous les services sont rétablis sur le chemin de Paris à Strasbourg, sauf la petite vitesse. Le train-poste du soir part à son heure accoutumée, et il arriverait exactement comme autrefois si la douane d’Avricourt ne l’arrêtait quarante ou cinquante minutes. Mais les voyageurs sont encore assez rares, et dans ce petit nombre peu de Français, pas un touriste. Personne ne va là-bas pour le plaisir d’y être. Où sont-ils les beaux jours de Bade ! et cette élégante cohue qu’on entassait dans les trains doublés et triplés ? La Compagnie de l’Est pourrait seule nous dire ce que la guerre lui coûte.

Ce qu’elle ne dit pas, mais ce que j’ai appris par cent indiscrétions alsaciennes ou lorraines, c’est la générosité dont elle use envers les émigrants. Cette pauvre compagnie, si rudement éprouvée, rapatrie à moitié prix, souvent pour rien, les familles et les mobiliers de nos petits fonctionnaires nécessiteux. Ses directeurs et ses agents sont devenus, par la force des choses, les confidents de douleurs et de misères sans nombre ; ses guichets reçoivent chaque jour des confessions déchirantes, et l’on y exerce à petit bruit une générosité vraiment patriotique. Les actionnaires s’en plaindront-ils ? Non certes. Les bénédictions des pauvres et la reconnaissance du pays ne sont pas un dividende à mépriser.

Presque tous ceux que j’ai connus et aimés à Saverne en sont partis depuis longtemps. Mais ce n’est pas la peur de quelques journées solitaires qui m’étreint le cœur au départ ; c’est le doute, c’est l’angoisse de ce redoutable peut-être que je m’en vais chercher auprès du vieux nid abandonné.

Home ! sweet home ! Pendant douze ou treize ans, mes travaux, mes plaisirs, mes affections, toute ma vie morale a gravité autour de Saverne. Tous mes enfants y sont nés, non par hasard, mais parce que nous voulions qu’ils fussent Alsaciens. Nous nous disions : Paris n’est pas une patrie ; on n’y a ni concitoyens, ni voisins, ni compagnons d’enfance : personne ne vous sait gré d’être né à Paris. En province, l’enfant du pays est quelque peu le frère et le fils de tout le monde ; chacun s’intéresse à ses progrès ; tous les regards, tous les vœux l’accompagnent dans la vie. Si les commencements sont difficiles, une municipalité maternelle ne refuse pas un peu d’appui. Plus tard, à l’âge des ambitions, on trouve dans la petite ville natale un terrain tout battu, des partisans tout faits, des dévouements à toute épreuve. C’est là qu’on vous sait gré de vos succès, comme si les voisins et les amis en avaient leur part ; on y devient grand homme à bon marché ; les anciens rivaux de collège n’attendent qu’un prétexte un peu décent pour vous dresser une statue. Voilà le beau raisonnement qui m’a conduit à faire souche de petits Savernois. Maintenant, il faut que je retourne à la mairie pour réclamer à leur profit la nationalité française : faute de cette déclaration, ils seraient Allemands de plein droit.

Au temps où nous allions chez nous en dix heures sans rencontrer un factionnaire allemand à toutes les gares, cette nuit de voyage était pour moi un plaisir sans fatigue. On s’endormait à Meaux en savourant par avance la joie du lendemain, et, malgré quelques cahots, on ne faisait qu’un somme jusqu’à Nancy. Là on s’éveillait tout exprès pour entendre ce brave accent lorrain, dont j’ai eu tant de peine à me défaire au collège, mais que j’apprécie en connaisseur dans la bouche d’autrui. Dès ce moment, mes yeux ne quittaient plus le paysage, et je ne me lassais point d’admirer la richesse un peu monotone de ce vieux sol lorrain qui m’a nourri.

Je reconnaissais les bons prés, je saluais en ami les fortes terres rouges, terres à blé qu’un attelage de six chevaux n’entame pas toujours sans peine ; j’encourageais du regard les jeunes houblonnières, nouvel espoir de nos pays ; je fronçais le sourcil devant les betteraves à sucre, gros revenu de quelques années avec la ruine au bout ; j’assistais au réveil des troupeaux de moutons dans leurs parcs, et je voyais le berger sortir tout ébaubi de sa maison roulante. Bientôt les deux clochers de Lunéville apparaissaient sur l’horizon ; style bourgeois, lourd, ampoulé, cossu, bonhomme au demeurant : c’est l’architecture des jésuites.

Les jardinets soignés, ratisses, taillés, émondés qui entourent la ville, me reportaient à mon enfance. Je n’ai jamais pu voir un potager correct sans penser à mon grand-père, excellent homme et parfait jardinier. La station d’Avricourt, où l’on s’arrêtait trois minutes, m’inspirait chaque fois une vive tentation de descendre : Avricourt est la tête d’une petite ligne qui mène à Dieuze, mon pays natal. Un jour, je ne sais quand, j’y ai vu un train en partance ; le conducteur criait de ce ton goguenard et cordial qui caractérise l’esprit lorrain : « Allons, les gens de Dieuze, en voiture ! » Je répondis d’instinct, sans songer : « Les gens de Dieuze ? mais j’en suis ! »

On arrivait ensuite à Sarrebourg, aujourd’hui Saarburg, une aimable petite ville bien gaie, bien riante, et particulièrement française, en dépit de son nom germanique. Deux jolies filles, aux dents éblouissantes, tenaient un buffet en plein vent, sur le quai de la voie. Quelques voyageurs descendaient pour les admirer de tout près, sous prétexte de boire un coup. Nous embarquions une demi-douzaine de marchands de bétail, tous enfants d’Israël, et le train se précipitait vers la grande traversée des Vosges. Six tunnels à la file : que de fois je les ai comptés ! Dès le premier, je me sentais chez moi ; c’était une avant-porte de la maison ; j’étais enfui dans nos montagnes de grès rouge. En débouchant dans la première vallée, après deux minutes de nuit noire, on voit à gauche, sous ses pieds, un petit filet d’eau, la Zorn, qui grossit à vue d’œil et devient une rivière avant Saverne. La Zorn, le chemin de fer, le canal de la Marne au Rhin et une route vicinale s’entre-croisent, se coupent, se chevauchent tour à tour durant un bon quart d’heure : rien de plus pittoresque et de plus gai que ce lacis de communications serrées dans un espace trop étroit. Les montagnes s’élèvent à pic sur la droite et sur la gauche, avec force sapins et une profusion de rochers moussus, sans parler des genêts d’or et des bruyères roses.

Le quatrième tunnel est creusé sous le château de Lutzelbourg, un monument historique que j’ai marchandé bien des fois, tantôt pour Gustave Doré, tantôt pour Hippolyte Taine. C’est un plateau d’un hectare et demi avec deux tours carrées, dont la moindre fournirait les matériaux d’une vaste maison. Le tout ensemble s’est payé autrefois 550 fr., frais compris, mais le propriétaire, un vieux madré, ne se décidait pas à revendre. Je mourrai donc probablement sans avoir eu la gloire d’acheter un château sur mes économies pour l’offrir à un artiste ou à un écrivain.

Sur les sept heures du matin, sauf accident, le train, l’heureux train du bon temps, débouchait dans la plaine, au-dessous de Saverne, et, deux minutes avant l’arrêt, je voyais sur la gauche, au milieu d’une étroite vallée, un pignon à demi caché dans les arbres : home ! sweet home ! voilà le nid !

Autre temps, autre voyage. D’abord, au lieu de m’endormir franchement, sans autre idée que l’impatience du lendemain, j’ai ruminé toute la nuit dans l’amertume de mon cœur les dernières nouvelles qui nous sont venues de Saverne. Un misanthrope alsacien m’écrivait le mois passé : « Ces gens-là sont devenus plus Prussiens que la Prusse ! » À l’appui de son dire, il m’envoyait la copie typographique d’une pétition adressée par tous les notables de la ville au chancelier de l’empire. Sur un faux bruit, habilement semé par le vainqueur, les Savernois ont cru qu’ils étaient menacés de perdre leur tribunal : ils se jettent aux pieds de M. de Bismark ; ils adorent la majesté de l’empereur Guillaume ; ils ne craignent pas de dire : « Nos origines, nos noms, nos mœurs, nos cœurs sont allemands… » Est-il possible ! Tous ces hommes de bien, que j’ai connus et pratiqués longtemps dans une certaine intimité, n’auraient été Français que de nom ? Il aurait donc suffi d’un coup de sabre pour rompre les liens qui les attachaient à la patrie ?

Au fait, je me souviens qu’ils n’étaient pas bien tendres pour nous autres qui ne parlions point leur patois. Les gros messieurs du pays, lorsque j’ai débarqué chez eux en 1858, ne m’ont-ils pas reçu à coups de fourche ? Si je n’ai point inauguré de ma personne la prison neuve de la ville, une prison cellulaire s’il vous plaît ! c’est à leur grand dépit et plus d’un ne s’en console pas encore.

Ce souvenir en appelle d’autres qui font groupe et se prêtent un mutuel appui. N’ai-je pas vu, de mes yeux vu, quatre uhlans s’emparer de la ville, quoiqu’elle eût organisé et armé à grand orchestre une compagnie de francs-tireurs ? Les visages qui se pressaient dans la rue autour de ces quatre hommes exprimaient plus d’étonnement et de curiosité que de douleur ou de colère. Longtemps après ce triste jour, au plus fort de la guerre, j’ai entendu conter je ne sais quelles histoires de trahison. Un bourgeois de Saverne aurait dénoncé des soldats convalescents qui s’apprêtaient à quitter l’ambulance pour rallier le drapeau national. Un autre aurait aidé nos ennemis à rétablir la voie ferrée en leur révélant la carrière où l’on avait caché les rails. De tels crimes sont à peine croyables ; on les a peut-être inventés pour refroidir les cœurs français qui restent fidèles à l’Alsace.

Mais ce qui n’est nullement inventé, c’est la défection scandaleuse de M. Kern, procureur impérial à Saverne. Je l’ai connu, celui-là, je lui ai parlé ; je vois d’ici son petit corps sec, sa figure de bois, son regard froid, sa physionomie piétiste. Je l’entends chanter la romance sentimentale au piano de la sous-préfecture avec un accent qui rappelle le bon gendarme de Nadaud. Est-ce qu’il chante encore aujourd’hui ? Il n’y a pas à douter d’un fait officiel. Ce petit monsieur, qui a eu l’honneur d’incarner la loi française dans son ingrate personne, s’est enrôlé spontanément dans la magistrature allemande. Quelle excuse peut-il alléguer ? Il était déjà replacé par le garde des sceaux, et avec avancement. Il est riche, très-riche, on dit même trop riche. Et c’est au sortir de Saverne qu’il a signé cette glorieuse désertion. Quel air avait-il respiré ? le milieu de Saverne était donc devenu terriblement malsain ?

Eh bien non ! quelque chose se révolte en moi contre une telle pensée. Les Savernois sont loin d’être parfaits, ils m’ont souvent mis en colère ; mais je ne puis pas croire qu’ils aient trahi la patrie, et je ne les mépriserai pas sans un effort énorme. Tenez ! cette inqualifiable pétition où ils déclarent leur amour à la Prusse ne me persuade point. Je la flaire suspecte, quoiqu’elle semble aussi authentique que la nomination du petit Kern. On m’affirme que le maire y a écrit son nom avant tous les notables de la ville ; mais ce maire, c’est l’avocat Gustave Ostermann, un cœur droit, un caractère honnête et ferme, malgré la typhoïde qui a failli le mettre en terre l’an passé. Il représentait le Bas-Rhin à l’Assemblée nationale de Bordeaux, et il y a fait son devoir avec les autres députés de la Lorraine et de l’Alsace en votant contre la paix, de même que les représentants du Nord, du Sud, de l’Ouest et du Centre ont fait leur devoir en votant contre la guerre.

L’avocat Ostermann, qui défend pied à pied les intérêts de la commune contre les proconsuls allemands, n’a pas pu se donner sciemment un tel démenti à lui-même. Il y a quelque chose là dessous. J’en aurai le cœur net en arrivant à Saverne.

Tandis que je débats ces graves questions dans le recueillement de la nuit, le train marche. Nous traversons la gare de Nancy, qui n’a jamais été si morne, même à quatre heures du matin. Une aurore triste et pluvieuse éclaire insensiblement les campagnes : à Blainville, il fait petit jour ; j’y remarque un bureau des postes allemandes où quelques étrangers en casquette d’uniforme brassent les lettres à pleins sacs. C’est la France qui fait partout les frais de ce service ; nos vainqueurs ont exigé une poste pour eux seuls, et gratuite encore. S’ils sont loin de leur pays, c’est notre faute, disent-ils, c’est nous qui les avons attirés sur notre territoire ; la charge des communications qu’ils entretiennent avec leurs gouvernements et leurs familles ne doit peser que sur nous. Amen ! Force nous est de dire amen à tout, puisque nous ne sommes pas les plus forts.

Les voyageurs descendent à la station d’Avricourt, comme autrefois à Kehl pour la visite des bagages. La douane allemande est là. Sur une baraque de planches on voit flotter le nouvel étendard de la Confédération germanique ; il est noir, blanc et rouge, par bandes horizontales. C’est le drapeau tricolore en deuil. La bande supérieure nous rappelle que 109,000 Français dans la force de l’âge, sains de corps et d’esprit, sont morts en quelques mois sur les champs de bataille, aux ambulances et dans les hôpitaux militaires. Au moment où j’allais remonter en voiture, j’ai entendu une grosse voix joviale et brutale, qui terminait je ne sais quelle discussion en disant : « Mossié, vous n’êtes plus en France. » Les conducteurs français nous quittent ; on est tenté de leur dire adieu et de leur serrer la main ; ils sont remplacés par des hommes qui ne savent pas un mot de notre langue.

Voilà pourtant le petit chemin de fer qui mène à Dieuze, voilà les belles plaines savamment cultivées et un fort attelage qui prélude aux emblavures d’automne en déchirant la terre rouge. Les petits villages aux murs blancs, aux couvertures de tuile brunie, nous sourient comme autrefois derrière leurs vergers. Rien n’est changé que le drapeau, mais le drapeau, c’est tout pour l’homme qui comprend le saint mot de patrie. Et dire qu’au printemps de 1870, il y a dix-huit mois, les vieilles tirades sur le drapeau nous faisaient sourire ! Il est presque miraculeux que les petits théâtres à la mode n’aient pas fait litière de cela comme de tant d’autres nobles choses. Ah ! nous sommes mal nés, dans un temps trop serein, trop pacifique et trop confortable surtout ! Il faut réagir maintenant, se refaire le sens moral, et devenir, s’il se peut, d’autres hommes.

La Lorraine s’enfuit grand train derrière nous, Sarrebourg est dépassé, les tunnels, les vallées, les montagnes, les forêts se succèdent. Quelles forêts la France avait là ! quelle richesse nous avons perdue ! L’Allemagne nous prend la neuvième partie de notre sol forestier comme étendue, et la sixième partie comme valeur. C’est un capital de 250 millions, selon l’estimation la plus modérée, que nous abandonnons à l’ennemi : et personne n’a songé à le rabattre sur la rançon de cinq milliards.

Enfin, voici la gare de Saverne. J’y connaissais tout le monde autrefois ; maintenant, plus personne. Il n’y a que nouveaux visages et la casquette prussienne sur toutes les têtes. Cependant je retrouve un bon vieux qui prend des sacs de dépêches pour les porter à la poste. « Vous êtes donc devenu Prussien, mon brave homme ? » Il ôte la maudite coiffure, la tortille dans ses mains, la regarde piteusement, et répond : « Oui, j’ai pris ça pour vivre, mais j’en ai déjà assez, et je m’en vais bientôt en France. »

Je suis arrivé un jeudi, jour de marché ; le mouvement accoutumé emplit la grand’rue. Les paysans des villages voisins font trotter leurs longues charrettes ; je rencontre deux ou trois femmes qui bercent des cochons de lait dans leurs tabliers en leur disant des paroles consolantes. On aperçoit aussi quelques soldats allemands sur le seuil des portes ; ils sont tout habillés de noir avec des passementeries noires. L’uniforme n’est ni beau, ni bien tenu. Ces hommes appartiennent au contingent du Brunswick ; ils logent encore chez l’habitant, c’est tout ce que j’en ai appris sur mon passage. Du reste, je ne fais que traverser la basse ville pour gagner la campagne au plus vite et revoir ma chère maison.

Les habitants d’Auteuil, d’Asnières, de Saint-Cloud et de cent autres villes et villages qui ont éprouvé l’effet du pétrole et des obus, seront sans doute moins tentés de plaindre que d’envier un propriétaire dont la maison et le mobilier sont intacts en pays conquis. Je sais d’avance que je retrouverai tout mon petit domaine en bon état, même les caves ! Nos pertes matérielles se résument dans une somme ronde à payer chez l’aubergiste pour logement et nourriture de soldats.

Nous ne sommes donc pas malheureux dans le sens vulgaire du mot ; si nous l’étions, je ne prendrais pas la peine de l’écrire : les plaies d’argent ne sont pas dignes d’attirer l’attention du public. Je ne sais même pas jusqu’à quel point un simple prosateur est en droit d’imprimer l’analyse de ses douleurs morales, comme de grands poëtes l’ont fait avec gloire. La familiarité de la forme donnerait à ce genre de confidences quelque chose de bas ; on aurait l’air de convertir en boudin le sang de ses propres veines pour en régaler les lecteurs. Si je parle en mon nom et si je conte ici des choses qui me touchent, c’est parce que je suis un témoin et que le témoin ne saurait rien voir d’aussi près que ses affaires privées. De quelque détail qu’il s’agisse, il n’y a qu’une question sur le tapis, la question alsacienne ; qu’un personnage en scène, l’Alsace.

Il est assez indifférent au public de savoir que tel homme est forcé de vendre, de louer ou de fermer une maison où il avait ses souvenirs et ses habitudes. Mais, lorsque le cas se généralise, quand des centaines, des milliers de pères de famille, frappés du même coup, regrettent par moments que leur maison ne soit pas en ruines sur le territoire français où l’on pourrait au moins la rebâtir ; quand, sur une longueur de 150 kilomètres, tous les bons citoyens se demandent s’il faut émigrer, ou s’ils peuvent rester chez eux sans trahison ni faiblesse, alors les côtés personnels de la question s’effacent : on n’aperçoit plus que le vieux cœur humain tiraillé en tous sens par le sentiment, l’intérêt et le devoir.

En approchant de cette pauvre Schlitte (c’est ainsi que nous appelions la maison entre nous) j’éprouve exactement la même émotion que si j’allais revoir, après une longue absence, un ami mortellement malade. La joie de le retrouver pour un moment est empoisonnée par la certitude de le perdre bientôt pour toujours.

Un gazon court et dru commence à poindre dans notre petit chemin des noyers, où la circulation était si active autrefois. Voici l’ancien bâtiment de la serre où l’on a fait des chambres d’amis, que les amis n’ont pas eu le temps d’habiter. Il y avait là une enseigne, une magnifique enseigne de fer forgé, découverte à Bouxviller par Charles Marchal, le joyeux peintre. L’archéologue Dagobert Fischer a publié toute une dissertation, dans un journal franco-allemand, sur cette vénérable ferraille. Elle portait les armes de la principauté de Hanau, enrichie par mes soins d’une devise nouvelle : Amicis. En effet, cette enseigne indiquait l’auberge de nos amis. On l’a rentrée dès les premiers jours de l’invasion, parce que les Prussiens la prenaient trop au sérieux et venaient demander à boire. Une inscription d’un tout autre style décore la grille de bois : Verbotener Eingang : Entrée défendue… aux vainqueurs.

Cette grille est ouverte, la maison fermée, le jardinier absent pour cause de marché, les clefs en ville chez un ami : personne n’attendait notre arrivée. Nous sommes accueillis par les menaces d’un de nos chiens qui montre les dents, et par les cris horribles d’une douzaine de paons effarés qui s’envolent jusqu’à la forêt voisine. Ce sont les seuls vivants que nous ayons rencontrés dans ce lieu naguère encore plein de vie, de bruit et de gaieté. En revanche, la végétation s’est donné carrière. Les glycines, les vignes vierges et les treilles qui tapissent la maison ne se contentent pas d’occuper tous les murs, elles se glissent entre les feuilles des persiennes, qu’il faudra dégager à coups de serpe avant d’ouvrir. Les arbres du jardin, surtout les jeunes que nous avons plantés nous-même, ont grandi follement : je suis confondu des progrès qu’ils ont pu faire dans une année ; il est vrai que je n’avais pas eu le temps de les regarder l’année dernière, et qu’en réalité mon attention est absente ici depuis l’automne de 1869. Les herbes sont hautes et drues, surtout dans les allées ; on y ferait paître un troupeau. Quelques vignes, négligées comme tout le reste, sont devenues folles ; elles grimpent aux arbres et suspendent leurs grappillons chétifs aux branches des cerisiers. Peu de fleurs dans les corbeilles à demi effacées, les plantes exotiques sont mortes ou malades. Le jardinier, un honnête paysan qui n’entend rien aux choses de luxe, a concentré son attention sur les navets et les choux. Ses élèves lui font honneur, mais presque tous les rosiers que nous avions greffés de nos mains ont repris l’apparence agreste et les mœurs farouches de l’églantier.

Et les asters bleuâtres qui pullulent ! est-ce une dérision du sort ? Il faut vous dire que ces asters étaient les seules fleurs du jardin en 1858, quand j’y entrai pour la première fois. J’achetais une propriété délaissée depuis longtemps, où tout avait péri, sauf la maison, les arbres et ces asters bleuâtres qui ne demandent aucun soin. Je fus frappé de leur vigueur, sans les admirer autrement, car ce sont des fleurs assez laides et parfaitement vulgaires, et je les supprimai presque aussitôt. Il y avait à la même époque une nappe de lentilles d’eau qui couvrait un petit étang d’un demi-arpent et lui donnait une physionomie par trop mélancolique. On peupla cette eau de canards variés ; on y mit un couple de cygnes, et les lentilles disparurent comme par miracle. Aujoud’hui que je reviens dire adieu à ma pauvre maison, je retrouve les asters bleuâtres en pleine fleur et le petit étang complètement voilé par les lentilles d’eau. Effort, patience et dépense, tout ce que nous avons fait ici en douze ans a presque disparu. C’est merveille de voir comme la nature revient à ses plans aussitôt que nous cessons de la soumettre aux nôtres, et comme les choses auxquelles nous sommes le plus intimement attachés se passent aisément de nous !

Quelques coups de fusil Dreyse, tirés à intervalles égaux, m’arrachent à ma rêverie. Les soldats ont établi une cible au fond de ma petite vallée ; ils s’y exercent depuis huit heures du matin jusqu’à six heures du soir. Le voisinage d’un tir n’est jamais agréable, mais la décharge lente, méthodique, cadencée de ces gros fusils allemands me fait horreur. Je pense à ceux de nos amis que leurs balles ont tués, aux affections, aux espérances, aux gloires qu’elles nous ont ravies : à Gustave Lambert, qui, l’an dernier, chez nous, expliquait son prochain voyage à mes enfants et laissait son chemin tracé à la plume sur leur sphère ; au sculpteur Cuvillier, à Henri Regnault ! Cette détonation du fusil Dreyse, prolongée par l’écho de nos montagnes, est déchirante pour un cœur français. Il me semble que je vois un bûcheron de la Poméranie, blotti derrière son créneau, le long des murs de Buzenval, ajuster froidement la belle et fière tête de Regnault et la casser comme une poupée de tir avec un ricanement bête. Ceux qui s’exercent là, au bord de mon pré, sous les yeux d’un officier en gants blancs, ont fait la campagne de France. Ils n’étaient pas nos ennemis, on dit même qu’ils professent une vague sympathie pour nous et qu’ils murmurent contre la Prusse. Mais ils lui ont servi d’instruments très-perfectionnés, car ils ont le coup d’œil juste : leurs balles hachent la cible à 400 mètres. Si vous êtes jamais allé aux Folies-Dramatiques, vous avez dû rencontrer le souverain de ces gens-là, j’entends leur souverain légitime et déchu. C’est un vieillard fardé qui porte des diamants et des perruques de soie, et qui s’étale aux avant-scènes avec des filles pour qu’on le croie meilleur qu’il n’est.

Mais on vient me chercher au fond du jardin : les clefs sont arrivées et la maison ouverte. J’y cours et naturellement je vais droit à mon cabinet, à ce cher cabinet où j’ai tant lu, tant écrit, tant causé avec les artistes, les poëtes et les savants qui m’ont fait l’amitié de s’y asseoir ; ce cabinet où votre esprit, mon cher Dumas, a tiré de si beaux feux d’artifice ; ce cabinet où tu as accouché de tes premiers articles, mon cher Sarcey, lorsque tu n’avais pas le travail facile, l’esprit rapide et la main sûre comme aujourd’hui. Notre table massive y est toujours avec ce tapis de drap vert où tu as renversé notre gros encrier, que tu prenais pour une mouche.

Les deux premiers objets qui attirent mes yeux sont la tête empaillée de Trick, mon pauvre terrier, et le spectre de Jupiter II, notre beau cygne. Jupiter Ier était mort de maladie vers 1866 ; il avait eu l’honneur d’être disséqué par l’Académie des sciences, dans la personne de Charles Robin. Dumas fils eut pitié de la veuve Léda et lui choisit un camarade au Jardin d’acclimatation. J’avais laissé l’heureux ménage en brillante santé l’année dernière. Tout a péri pendant l’hiver : Léda, étranglée sur la glace par une bête, Jupiter II foudroyé par un coup de fusil anonyme. Je n’accuse personne.

Quant à mon pauvre Trick, il m’avait suivi à Wasselonne, lorsque je m’enfuis de Saverne après l’occupation prussienne. Si je l’avais laissé faire, il fût venu jusqu’à Paris. Par trois ou quatre fois, il me fallut le renvoyer à coups de pierre. Il s’éloigna enfin, mais son dernier regard me reste sur le cœur, comme un reproche. Brave bête ! je ne lui ai jamais connu qu’un seul défaut : c’était un goût immodéré pour le drap de culotte ; il avait la dent familière et quelquefois plus pénétrante qu’on n’eût voulu. L’étendue et la variété de nos relations offraient à son appétit une riche matière, mais, quoiqu’il eût tâté des morceaux de choix, mangé du sous-préfet, goûté du capitaine, il ne dédaignait pas le simple vagabond et l’affreux maraudeur. Nous avions même dû, pour le bon ordre, fixer le tarif de ses peccadilles : je payais tant pour l’étoffe simple et tant pour la doublure de peau lorsqu’elle se trouvait entamée. On le savait dans le pays, et plus d’un petit drôle se recommandait aux mâchoires de Trick lorsqu’il voulait un pantalon neuf. Nous espérions toujours que l’âge redresserait ses mauvais penchants : moi aussi, j’ai mordu à tort et à travers quand j’étais jeune, j’y prenais grand plaisir, et avec les années mon humeur a changé du tout au tout. Mon pauvre chien, lui, n’a pas eu le temps de racheter ses fautes. Il commençait peut être à s’amender lorsqu’un coup de fusil, dont je n’accuse personne, coupa court à sa conversion. Ne faites jamais empailler un chien qui vous a été cher. Ceux qui pensaient m’être agréables en conservant la tête de Trick, ont tout à fait manqué leur but. Un animal natularisé selon la formule n’a plus rien de lui-même : il est cent fois moins ressemblant que le plus médiocre portrait.

J’ai passé mélancoliquement la revue de mes livres : que vont-ils devenir ? Impossible de les apporter à Paris ; autant la vie est large, aisée, dans une maison de campagne, autant elle se resserre et s’étrique à la ville. Chers livres ! je les aimais bien, sans être bibliophile. Il y a là de pauvres petits prix du collège Charlemagne qui datent de trente ans ; il y a des volumes achetés un à un sur mes premières économies ; il y a des instruments de travail, des présents, des souvenirs.

Il faut avoir traversé une crise comme celle-ci pour savoir à quel point on aime ce qu’on a. Nous tenons par mille fils invisibles aux choses qui nous environnent, et lorsqu’il s’agit de s’en détacher pour un temps illimité, on laisse à chacune d’elles un lambeau de soi-même et l’on s’en va tout déchiré. Autrefois, je partais d’ici pour quatre, cinq ou six mois sans regretter ce que j’y laissais, parce que j’étais sûr que la maison m’attendait tout entière ; maintenant qu’il s’agit de fermer la porte pour de longues années, je me lamente de ne pouvoir tout prendre. À chaque pas, je rencontre des objets qui représentent un voyage, une amitié, un travail, un bonheur, un deuil, et qui semblent me reprocher mon abandon. C’est une arme par-ci, un tableau par-là, un buste, un meuble, une faïence, une étoffe. Ceci me rappelle l’Égypte, cela la Grèce, ou l’Angleterre, ou l’Autriche, ou l’Italie.

Et par une contradiction qui paraîtra non-seulement étrange, mais peut-être absurde à plus d’un, je regrette encore moins les choses que j’ai possédées ici que celles que j’y ai rêvées. J’ai une chambre à coucher faite par moi, pour moi, selon mes goûts ; elle a cinquante mètres carrés, cinq fenêtres, un lit de chêne tout près de terre et large de sept pieds et demi ; quatre énormes baluts dans les angles ; un vrai poêle d’Alsace aux tuyaux enroulés s’y carre dans sa niche, entre deux grandes peintures décoratives de Marchal et de Puvis de Chavannes. Je vais quitter cela pour longtemps, peut-être pour toujours. Eh bien, ce que je regrette surtout, c’est une vaste salle, ou plutôt une hall, à la mode d’Angleterre, avec une serre dans un coin, une volière dans un autre, un billard, une gymnastique, un piano, une installation de salon dans un autre angle, une haute cheminée de pierre rouge, un trophée d’armes et trois grands panneaux de Baudry. Cette halle existe depuis des années, dans mon imagination seulement : j’en ai choisi le terrain, j’en remanie les plans, j’en jouirais peut-être encore dix ans, par la seule espérance, sans avoir les moyens de poser la première pierre, et ce qui me désole le plus, c’est que l’annexion de l’Alsace me condamne à n’y plus penser.

Pour revenir aux choses positives, voici la situation que la paix fait aux propriétaires alsaciens.

Ils ont un an pour opter entre la nationalité française et la nationalité allemande.

Celui qui veut être Français est libre de rester propriétaire dans le pays, mais il n’a pas le droit d’y conserver son domicile. Il ne m’est donc pas interdit de garder ma maison et d’y passer quelques mois tous les ans, comme on allait jadis à Bade ou à Wiesbaden. Mais Bade et Wiesbaden n’étaient pas des pays arrachés à la France ; on y pouvait aller sans douleur et sans honte : on y vivait chez l’étranger, non chez le vainqueur ; on y était en voyageur et non en peuple conquis. Tant que l’Alsace sera aux Allemands, il n’y aura pas pour un Français une maison de plaisance en Alsace.

Que faire alors ? Vendre ? louer ? Mais vendre à qui ? louer à qui ? Il n’y a d’autres locataires ni d’autres acheteurs possibles que les Allemands, car la population indigène décroît à vue d’œil, et tous ceux qui peuvent émigrer font leurs malles.

Vendre ou louer aux Allemands une maison française est un acte qu’il faut excuser toutes les fois qu’il sera nécessaire ; mais je n’en suis pas encore réduit là, Dieu merci ! Tant que j’aurai dix doigts pour travailler, un ennemi ne profanera point les plus chers souvenirs de ma vie. Nous resterons ici tant qu’il le faudra pour bien voir, bien entendre et bien juger les sentiments de la population ; après quoi, nous fermerons la porte et nous emporterons la clef à Paris.

II

HUIT JOURS D’ÉTUDE

Une sous-préfecture de cinq à six mille âmes n’est pas tout le département, mais elle en offre presque toujours la représentation assez exacte en raccourci. C’est une moyenne proportionnelle entre la grande ville et le simple village. Les bourgeois, les artisans, les ouvriers, ont les mœurs, les passions, les lumières de la ville ; la population des faubourgs est aux trois quarts rurale : on y voit des maisons qui sont de véritables fermes : on y rencontre des citadins qui conservent les sentiments, les idées et les routines du paysan. Sans quitter la petite ville, vous jugerez la grande, et les campagnes aussi.

Il y a du plus et du moins, une marge considé