Alsace : 1871-1872/Avant-propos

Hachette (p. 1-14).

AVANT-PROPOS



Le malheur, un malheur cruellement logique et où la fatalité n’est pour rien, a voulu que la France fût vaincue en 1870, démembrée en 1871.

Par la révolution de Février, nous avions obtenu le suffrage universel, que personne ne désirait ni ne connaissait chez nous. Le suffrage universel, introduit sans préparation chez un peuple ignorant, peu lettré et généralement monarchique, courut d’instinct au despotisme. Si le 2 décembre fut un crime, ce crime eut presque autant de complices qu’il y avait d’électeurs dans le pays. Nous n’avons pas le droit d’oublier qu’au mois de mai de l’année dernière, sept millions trois cent mille électeurs, parmi lesquels M. Guizot, cette gloire, et M. Laboulaye, cette lumière, confiaient les destins de la France au bon plaisir de Napoléon III.

L’empereur n’était plus jeune, et il était infatué au plus haut point par une succession de victoires faciles. Il croyait à son étoile, à son génie, au canon de bronze rayé, au fusil Chassepot, à la mitrailleuse de Meudon, à la supériorité d’une armée qu’il avait énervée lui-même en remplaçant les vieux ressorts du devoir et de l’honneur par un misérable intérêt d’argent. Aigri, depuis quatre ans, par son mécompte de Sadowa, et directement provoqué par l’intrigue des Prussiens en Espagne, il ne sut pas se contenter d’une victoire diplomatique qui laissait son prestige intact. Il se jeta tête baissée, et nous tous avec lui, dans une nouvelle aventure, où la valeur de nos troupes ne pouvait contre-balancer ni la supériorité du nombre, ni l’armement, ni la tactique de l’ennemi. Cette guerre, étourdiment déclarée, fut conduite au début avec une mollesse et une irrésolution qui livrèrent nos armées, l’une après l’autre, quand notre unique chance de salut était dans la vivacité de l’attaque.

La camarilla militaire délibérait encore sur l’opportunité d’envahir l’Allemagne par tel ou tel point de la frontière, que déjà nous étions nous-mêmes envahis. Vaincus à Wissembourg, à Reichshoffen, à Forbach, à Sedan, nous n’avions plus qu’à traiter de la paix, à payer nos erreurs et à recommencer notre éducation politique et militaire. Paris en décida autrement ; on croyait encore à Paris et dans presque toute la France à l’improvisation des armées, à la supériorité de la passion sur la discipline, à la sainte et irrésistible furie de la Marseillaise : on fit donc une révolution, et la légende de 1792 acheva notre ruine, que la parodie de 1806 n’avait que trop bien commencée. L’idée républicaine, qui se flattait de tout renverser devant elle, n’empêcha ni la chute de Strasbourg, ni la chute de Metz, ni la chute de Paris. À la fin de janvier, après des efforts héroïques et de sublimes dévouements, il ne nous restait plus que l’alternative de capituler en masse, ou de laisser les Allemands poursuivre jusqu’aux Alpes et aux Pyrénées leur pillage et leur dévastation méthodiques. La nation, consultée, se voila la face et vota la paix.

Notre détresse était alors si grande et notre accablement si profond, que les plénipotentiaires français purent à peine discuter, pour la forme, les conditions dictées par l’ennemi. Nos routes ouvertes, nos places de guerre occupées, les forts de Paris rendus, la capitale entourée de canons qui pouvaient la brûler en deux heures, toutes les circonstances du traité de Versailles, nous livraient pieds et poings liés à la discrétion du vainqueur.

L’Europe, que nous avons troublée quelquefois, j’en conviens, mais que nous avons plus souvent aidée, servie et secourue avec un dévouement assez chevaleresque, ne se souvenait que de nos torts. Nos voisins les plus proches et nos amis les plus obligés se désintéressaient avec affectation de la querelle ; ils semblaient résignés d’avance à notre anéantissement, comme si l’existence d’une nation française était indifférente à l’équilibre des puissances. Personne ne s’entremit, pas une voix ne s’éleva pour réclamer en notre faveur des conditions tolérables. L’empereur d’Allemagne fit de nous ce qu’il voulut.

Il lui plut de nous arracher non-seulement nos épargnes d’un demi-siècle, mais trois départements et demi : toute l’Alsace et un vaste lambeau de la Lorraine.

Les philosophes de cour qui, dit-on, pullulent à Berlin, sauront justifier la conquête de nos cinq milliards et montrer par quels caractères elle se distingue d’un simple vol à main armée. Il n’entre pas dans mon plan de les suivre sur ce terrain ; c’est exclusivement l’annexion qui m’occupe.

Si l’empereur Guillaume n’avait voulu, comme on l’a dit plusieurs fois en son nom, que procurer la paix future et la sécurité de son peuple, incessamment menacée par la France, il avait au lendemain de la victoire une belle occasion sous la main. Une nécessité politique d’ordre supérieur veut que le Rhin soit libre dans tout son cours et que depuis la Suisse jusqu’à la Hollande une série ou une confédération de petits États neutres, non militaires, placés sous la protection collective de l’Europe, s’interpose comme un tampon de choc entre les Allemands et nous. L’empereur Guillaume pouvait se faire l’exécuteur de cette loi fatale, et l’appliquant à son profit contre la France, tracer une ligne pacifique, sans garnisons ni forteresses, depuis Bâle jusqu’à Luxembourg. S’il eût créé une nouvelle Suisse à nos dépens, l’unité, la grandeur et la prospérité du nouvel empire germanique se trouvaient garanties contre un retour prochain de la fortune. L’hégémonie prussienne, mieux abritée par une frontière inviolable que par toutes les forteresses du monde, avait des années devant elle pour consolider l’édifice qu’elle a échafaudé per fas et nefas en quelques mois.

Dans cette hypothèse, qui fut vraisemblable un moment, c’en était fait pour toujours de la vieille unité française. Deux millions de Français, émancipés sans l’avoir voulu, se seraient résignés à la longue. Les déchirures qui ont pour effet de créer un être autonome se cicatrisent naturellement. On ne se sépare pas sans regret d’une patrie aussi belle et aussi glorieuse que la France, mais il n’est pas humiliant de n’appartenir qu’à soi-même, de se donner les institutions les plus libérales de l’Europe, de vivre sur sa propre richesse, de se soustraire aux charges d’un passé ruineux et aux menaces d’un avenir tout noir d’orages, de former un petit peuple indépendant, éclairé, laborieux, honnête, pacifique et prospère.

Il n’est pas facile de dire ce que notre pays eût pensé et résolu au lendemain d’un tel fait. Qui sait si cette France meurtrie, rançonnée et démembrée ne se fût pas, elle aussi, résignée à son triste sort ? Les vieilles nations sont sujettes à s’endormir dans leur infortune lorsqu’elle n’est ni tout à fait honteuse ni absolument intolérable : témoin l’Autriche après Sadowa. Le vainqueur ayant eu l’esprit de la laisser intacte, elle est rentrée tout doucement dans ses habitudes, comme si la guerre ne lui avait rien coûté ; en effet, elle n’avait perdu que sa prépondérance en Allemagne. Nous-mêmes, malgré la légitime vivacité de nos ressentiments, nous étions hommes à signer une paix durable et mortelle pour nous, si l’Allemagne n’eût pris nos provinces. Du moins y aurions-nous regardé à deux fois avant de troubler de nouveau la tranquillité européenne et d’envahir à main armée l’Alsace et la Lorraine libres, neutres et sacrées. Nos diplomates ont dit et répété dans leurs conférences avec le vainqueur : « Renoncez à nous conquérir, et vous ferez une paix durable. » La paix durable, c’était la fin de nos grandeurs et la France réduite à l’état de puissance secondaire. L’égoïsme, la paresse et la lâcheté n’attendaient pour nous achever que la signature d’une paix acceptable et par conséquent durable.

Heureusement pour notre honneur, les appétits rapaces de la Prusse ont obscurci en elle le sens politique. La sécurité du vainqueur était amplement garantie par l’interposition d’un État neutre entre la France ouverte et l’Allemagne fermée : les conseillers de l’empereur Guillaume ont voulu davantage. Ils se sont adjugé la frontière des Vosges, comme si leur nouvel empire ne pouvait être garanti que par une muraille de la Chine. Non contents d’interdire à notre armée le précieux recrutement qu’elle exerçait en Alsace, dans la Moselle et dans une moitié de la Meurthe, ils ont cru pouvoir s’assurer, d’un trait de plume, le concours militaire de jeunes et fortes générations, élevées à l’ombre du drapeau tricolore, et nourries du plus pur patriotisme français. Raisonnant par analogie, et tout fiers d’avoir prussifié en quatre ans leurs annexés de 1866, ils s’imaginent que les fils de l’Alsace et de la Lorraine entreront de plain-pied dans le pangermanisme, comme des Hanovriens ou des Francfortois. À force de dire et d’imprimer que, depuis Thionville jusqu’à Mulhouse, tous les Français sont Allemands, les hommes d’État de Berlin ont peut-être fini par se duper eux-mêmes : on croit si aisément ce qu’on désire !

On croit aussi ce que l’on craint ; c’est une autre infirmité de la pauvre nature humaine, qui en a tant de toute sorte. Et peut-être, à l’heure où j’écris, plus d’un bon citoyen, dans l’ouest, dans le centre ou dans le midi de la France, se demande-t-il avec anxiété si les nouveaux sujets de l’empire germanique ne s’acoquinent point à leur joug. Tout le monde n’a pas visité l’Alsace ; et ceux-là mêmes qui l’ont traversée en chemin de fer ont pu être abusés par la surface des choses. Dans tel ou tel village de l’Est, un aéronaute tombé du ciel pouvait encore, l’an dernier, se croire en Allemagne. Toutes les apparences concouraient à cette illusion : langue, costumes, types, habitudes, aliments, boissons. Ce jargon rude et lourd, c’était bien l’allemand, personne n’en doutait ; ces bonnes têtes carrées étaient des têtes allemandes ; ces longues redingotes, ces gilets rouges à cent boutons, ces tricornes surannés ou ces bonnets de fourrure, ces valses dans les granges, ces flots de bière et de vin blanc, ces pâtes noyées dans le beurre et ces saucisses enfouies dans la choucroute, représentaient la vie allemande aux yeux de tout voyageur un peu pressé. Ajoutez une certaine défiance, une froideur visible dans les relations avec les Welches, c’est-à-dire les Français de l’intérieur. Des peintres et des romanciers en quête de couleur locale, et peu préoccupés d’une question politique qui semblait jugée sans appel, ont cru sincèrement à l’existence d’une petite Allemagne cousue à notre pays depuis deux siècles. Des publicistes qui habitaient et qui pensaient connaître à fond ces provinces de l’Est ont critiqué de bonne foi la faiblesse ou l’indifférence de tant de gouvernements successifs, dont pas un ne s’est donné la peine de franciser les Germains de l’Alsace. J’ai accrédité pour ma part cette opinion assez vraisemblable, et je croyais naguère encore, après une expérience de plusieurs années, que tel canton de notre cher pays était resté trop allemand par l’esprit, le langage et les mœurs. Les grands exemples de patriotisme guerrier qui ont illustré l’Alsace française au début de ce siècle m’apparaissaient comme une héroïque anomalie, et peut-être n’ai-je pas été seul à les juger ainsi. D’autres que moi se sont sans doute demandé par quelle bizarrerie de la nature les Kellermann, les Kléber et les Rapp, avec leur sang, leurs mœurs et leur accent germanique, avaient été les meilleurs Français de la France.

Il est permis de supposer qu’aujourd’hui ce problème n’est pas entièrement résolu pour la totalité des Français, pour la majorité des Allemands, et pour l’Europe, spectatrice indifférente de nos malheurs, mais curieuse d’un avenir qui la touche. Nos voisins du Nord et du Sud qui ont tout permis contre nous, ne laissent pas de se demander, avec quelque intérêt, ce qu’il adviendra de l’Alsace ? si les populations nouvellement annexées se comporteront comme un Hanovre, ou comme une Pologne, ou comme une Vénétie ? Les peuples allemands, qui ont non-seulement approuvé, mais réclamé l’annexion de nos provinces, n’auraient point attaché de gaieté de cœur un vautour à leur flanc, s’ils ne se flattaient pas d’apprivoiser bientôt la bête peu farouche. Quant aux Français, victimes d’une guerre absurde dans son principe et insensée dans sa persistance, ils se demandent avec anxiété quels sont les sentiments des provinces conquises.

S’il leur était prouvé que la plupart des nouveaux annexés acceptent avec indifférence ou même avec résignation un changement de patrie, la revendication ne serait plus pour eux qu’une affaire de passion ou d’intérêt, elle n’emporterait pas le caractère impératif du devoir. Si, au contraire, il était reconnu que l’Alsace exècre la race allemande, que tous les annexés se désespèrent de n’être plus Français, qu’ils sont livrés à l’ennemi malgré eux, en expiation d’une grande folie nationale ; qu’ils payent avec douleur, par une sorte de privilège inverse, les plébiscites de 1851, 1852 et 1870, notre devoir strict, absolu, serait de préparer dès aujourd’hui leur affranchissement, d’y penser à toute heure, et de subordonner nos autres affaires à celle-là. La question d’opportunité resterait entière, naturellement ; il n’y a pas de devoir si urgent dans la vie qu’il faille y satisfaire par le suicide. Mais je crois puéril de montrer aux hommes de bon sens que deux routes s’ouvrent devant nous, selon que les Français détachés de la mère patrie se résignent à leur nouvelle condition, ou qu’ils nous tendent des bras désespérés en nous appelant à leur aide.

Lorrain par le hasard de la naissance, Alsacien par mon choix et par une résidence de douze années, j’ai vu l’Allemagne confisquer d’un seul coup mon pays natal et mon pays d’adoption, les deux petites villes de Dieuze et de Saverne.

Je croirais faire injure à mes compatriotes de la Lorraine en prouvant qu’ils sont Français, bien Français jusque dans la moelle des os et qu’ils n’ont pas une goutte de sang qui n’appartienne à la patrie française. On ne démontre pas l’évidence. L’Allemagne elle-même ne se fait pas d’illusion sur ce point ; elle s’est toujours attendue à rencontrer dans la Meurthe et dans la Moselle une exécration unanime et une résistance infatigable. Quoiqu’elle ait pris la peine de faire imprimer jusqu’à Londres des mensonges historiques et géographiques qui suivent l’annexion pied à pied en la justifiant, il est clair qu’elle n’eût pas songé à conquérir un seul arpent de la Lorraine si elle n’avait pris l’Alsace avec le ferme espoir de la germaniser. Il n’y a donc pas en Europe une question lorraine, puisque les sentiments actuels et futurs de la Lorraine ne font doute pour personne. Mais il y a une question alsacienne que je me suis donné la tâche d’étudier sur place. Pendant tout près d’un mois, j’ai quitté non-seulement Paris, mais les affaires, les idées, les préoccupations de toute sorte qui emplissent et troublent la vie parisienne. Je n’ai pas lu un seul journal, je me suis désintéressé des polémiques, des intrigues, des rancunes et des ambitions que tous les vrais Français devraient bien oublier comme moi en présence d’une question de devoir national. Voici les impressions que j’ai recueillies pas à pas, au jour le jour. Je les livre au jugement de nos concitoyens, de nos amis et de nos ennemis. Si je mens d’un seul mot, je permets à M. de Bismark de traiter ma modeste maison de Saverne comme une villa de Saint-Cloud.