Alsace : 1871-1872/Chapitre III

Hachette (p. 62-84).

III

LA RÉSISTANCE

Comment une population livrée par la mère patrie, occupée militairement par l’ennemi, surveillée jour et nuit par une infatigable police, exposée aux amendes, aux exactions, à l’emprisonnement, à la déportation, à la mort même au premier symptôme de révolte, a-t-elle pu, peut-elle encore et pourra-t-elle impunément protester contre son malheur, faire acte de patriotisme, fatiguer le vainqueur, et peul-être, en dernière fin, le désabuser d’une injuste et odieuse conquête ?

Voilà ce que je me demandais en arrivant ici, la semaine dernière. Voici ce qu’un habitant de notre petite ville m’a répondu ce matin :

« Nous comprenons fort bien que vous ayez douté de nous, car vous n’avez pas su notre histoire. Une moitié de la France a perdu l’autre de vue pendant un an. Les communications coupées, la presse réduite au silence sur le territoire envahi, la hâblerie des poltrons, la modestie des vrais braves, la sottise infaillible des badauds qui ne croient qu’aux fausses nouvelles et ne contestent que les vraies, tout a concouru à répandre comme un brouillard sur les événements de la guerre. Il faudra du travail et du temps pour que la lumière se fasse, et que chacun obtienne l’éloge ou le blâme qui lui est dû. Tout récemment encore vous avez lu dans les journaux de Paris que le docteur Hirtz, de Saverne, était déporté à Rastadt en expiation d’un propos trop hardi. Le docteur Hirtz n’a tenu aucun propos, encouru aucun châtiment, ni bougé de son domicile. L’histoire de sa déportation est un humbug aussi gratuit que la mort héroïque de Monseigneur Roess, évêque de Strasbourg. Les Parisiens, pendant le siège, ont célébré un service funèbre en l’honneur de ce martyr gros et gras, qui vit en joie et qui a dîné depuis l’annexion chez M. de Bismark-Bohlen.

« L’histoire de notre résistance, si elle n’offre pas des traits bien éclatants, n’en est peut-être pas moins curieuse et même édifiante. Vous étiez au milieu de nous le jour où quatre uhlans ont pris possession de la ville. Pourquoi nous n’avons pas supprimé d’un tour de main ces quatre hommes, vous le savez aussi bien que moi. Rien n’était plus facile que de les écharper ; mais à quoi bon, puisqu’on voyait arriver derrière eux toute une armée allemande ? Nous venions d’assister à la déroute navrante de Mac-Mahon ; nous pensions que si le plus brave et le plus illustre de tous nos hommes de guerre renonçait à barrer la route aux ennemis, ce n’était pas la petite population d’une sous-préfecture ouverte qui pouvait faire un tel miracle. Toutefois, dans cette douloureuse extrémité, nous n’avons perdu ni l’espérance, ni la présence d’esprit, car une heure avant l’entrée des Prussiens, nous prenions soin d’évacuer sur Phalsbourg tous nos blessés un peu valides et des centaines de chassepots que les fuyards avaient semés sur nos chemins. Ces armes et ces hommes n’ont pas nui à la défense de la place.

« Du jour où l’ennemi fut installé chez nous, hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres n’eurent qu’une seule idée : donner des soldats à la France. L’ennemi le savait ; il faisait bonne garde ; il menaçait des peines les plus terribles tout conscrit qui chercherait à rejoindre l’armée et quiconque oserait favoriser l’évasion d’un conscrit. Personne ne tint compte des menaces ; les jeunes gens s’esquivèrent l’un après l’autre. C’était à qui les cacherait, à qui les guiderait à travers nos grands bois, à qui leur fournirait de l’argent, des habits, des chaussures. Il n’y a pas dix personnes en ville qui n’aient fait la nique aux Prussiens et mérité d’être envoyées à Rastadt, comme l’armurier Dreyssé, qui seul s’est laissé prendre. Les quelques jeunes gens qui n’étaient pas à l’armée n’osaient se montrer dans les rues, crainte d’affront. Nos enfants ont fait leur devoir : les uns sont tombés glorieusement sur les champs de bataille ; les autres ont gagné la croix ou la médaille, d’autres ont été prisonniers, et ils ne regrettent pas d’avoir souffert un peu pour la vieille patrie française. Un exemple entre autres : vous connaissez Auguste Bœsch, le fils du tonnelier, ce bon gros garçon réjoui ? Il était de la classe 1870, l’invasion le surprend ici, juste au moment où il était appelé sous les drapeaux. Défense de partir. Un fainéant se serait dit : c’est un bon numéro qui me tombe du ciel. Lui, se faufile parmi les bouchers qui conduisaient des bœufs à l’armée allemande, parvient à la limite de l’invasion , saute en France, court à Paris, va droit au ministère, demande l’adresse de son régiment, prend sa feuille de route, pique sur Alençon et dit au colonel : Me voilà !

« Au bout d’un mois il est sergent, au bout de deux, prisonnier des Prussiens, la cuisse traversée d’une balle. Il se guérit à toute vitesse, s’enfuit de l’ambulance et retourne au service. On le renvoie comme Alsacien, l’armistice était signé ; il se rengage dans un corps franc. Les corps francs sont dissous, il retourne à Paris et reprend son métier qui est de mettre le vin en bouteilles. Arrive la Commune. Mon gaillard se trouvait à la place Vendôme le jour de la manifestation du 25 mars. En voyant les gardes nationaux tirer sur une foule d’honnêtes gens sans armes, la colère le prend, il arrache le fusil d’un fédéré, le sabre d’un capitaine, rapporte ce trophée à la maison, se remet à rincer les bouteilles et ne pense pas plus à briguer la médaille militaire qu’à poser sa candidature au trône de France. Il a vingt et un ans, ce garçon. Dites après cela que nos bons Savernois n’ont pas le courage précoce !

« Dès que la paix eut clos la période aiguë du patriotisme alsacien, les sentiments revêtirent une autre forme. L’ennemi commençait à rapatrier les prisonniers français : tout le réseau de nos chemins de fer, ou du moins toute la ligne qu’on fit suivre à ces malheureux fut le théâtre d’une opposition sentimentale à la mode de Pologne : femmes, vieillards, enfants, tout ce qui restait de population assiégea les stations et les gares pour acclamer et réconforter nos soldats.

« Les premiers qui passèrent faisaient halte à Saverne : on se les partageait, on se les disputait, on se les arrachait, on les traînait à la maison : c’était une manie, une fureur d’hospitalité. Les plus pauvres gens des faubourgs et de la basse ville couchaient sur les planches pour donner leurs lits aux soldats, jeûnaient pour les nourrir, buvaient de l’eau pour leur offrir du vin, se dépouillaient pour les habiller. Les Allemands comprennent bientôt que tout cela n’avance pas leurs affaires, ils brusquent l’opération, suppriment les couchées, limitent les temps d’arrêt au strict nécessaire. Les alsaciens, de leur côté, abandonnent le logis, l’atelier, la boutique, font élection de domicile autour des gares, guettent les trains, et deux, trois fois par jour, envahissent la voie malgré les brutalités du vainqueur pour régaler, accoler, embrasser les soldats de la France. Les coups de crosse n’y pouvaient rien : j’ai vu des femmes les recevoir sans sourciller et d’autres giffler résolûment le Prussien sous son casque. Nos ennemis changent de note ; ils décident que les prisonniers ne voyageront plus que la nuit. Dès ce moment, les Alsaciens renversent leurs habitudes, dorment le jour, passent leurs nuits sur pied, errent comme des ombres autour des stations, se soutiennent par le café et par la fièvre. C’est dans une de ces expéditions nocturnes que l’aimable, la vaillante, la respectée mademoiselle Riton, de Strasbourg, est morte écrasée par un train à la station de Kœnigshofen.

« Maintenant que les prisonniers sont tous rendus à la patrie, nous commençons une autre série de manifestations moins dramatiques, si l’on veut, moins héroïques surtout, car l’héroïsme n’est pas une vertu de tous les jours, mais également expressives. La haine dont nous sommes pleins et le danger dont nous sommes entourés concourent à nous rendre ingénieux. Si notre servitude durait dix ans, l’Alsace deviendrait la province la plus spirituelle de France, une Attique grasse : nous rendrons le pays intenable aux Prussiens, sans conspirations ni sociétés secrètes, ni vêpres alsaciennes. On ne leur tuera pas un seul factionnaire, on ne leur fournira pas l’occasion de fusiller un homme, de brûler une grange, de frapper une contribution extraordinaire. Pas si bêtes ! Ils seraient trop contents.

« Avez-vous remarqué que personne ne parle plus patois dans les rues ? Le même fait se produit dans toutes les maisons qui logent des garnisaires. Notre patois ressemblait trop à l’Allemand, nos vainqueurs le comprenaient à moitié et trouvaient un certain plaisir à l’entendre. C’est pourquoi le mot d’ordre est de parler exclusivement la langue nationale, quand même on ne la saurait qu’à moitié. Défense d’entendre l’allemand quand même on le comprendrait à merveille. Cent fois j’ai failli éclater de rire en entendant quelque brave homme répondre aux Prussiens avec un accent formidable : moi Vrauzais, moi pas safoir âllemand. Quelques-uns disent même : pas poufoir âllemand. C’est la traduction littérale de Ich kann nicht Deutsch.

« Aux Allemands qui sont polis et qui nous abordent en français, nous répondons avec une politesse stricte, cérémonieuse et glaciale qui les tient à distance. S’ils nous demandent un renseignement, un de ces petits services qu’on ne peut refuser, nous nous exécutons avec des formes irréprochables, mais nous n’acceptons rien en échange, pas même un simple merci. Qu’ils entrent dans un lieu public où nous étions avant eux, par exemple au café ou à la brasserie, nous vidons notre verre et nous sortons sans affectation. Nous n’entrons pas si nous voyons, en ouvrant la porte, qu’ils ont pris place avant nous. Notre plaisir favori, vous le savez, est la musique ; ils se flattaient de nous séduire un peu par leurs symphonies militaires : les expériences qu’ils ont faites ont tourné à leur confusion. Quand la musique arrive sur la place du Château, le vide s’y fait par miracle. Un dimanche de cet été, le jardin du Saumon était plein de buveurs de bière : on voit entrer un orchestre allemand qui prend possession de l’estrade. Les musiciens n’avaient pas eu le temps d’accorder leurs instruments que tous les verres étaient à sec et le jardin désert.

« Condamnés à frôler sans cesse l’uniforme allemand dans les rues, non-seulement nous avons changé nos habitudes, renoncé à la flânerie, à la promenade, aux conversations du trottoir, mais encore nous avons appris à faire un travail d’abstraction qui supprime pour nous la présence des ennemis. Nous passons auprès d’eux sans que nos yeux trahissent le dépit, l’humiliation ou la haine ; nous traversons leurs groupes avec une telle sérénité de dédain, nous nous heurtons à leurs coudes avec une insensibilité si évidente que chaque Prussien en Alsace peut se croire invisible et même impalpable, et chercher instinctivement à son doigt l’anneau fabuleux de Gygès.

« Nos enfants, vous le comprendrez, ont encore quelques progrès à faire. On ne peut pas exiger que des élèves en stoïcisme s’élèvent du premier abord à la hauteur de leurs maîtres. La jeunesse est gamine ici comme partout, mais nous assistons quelquefois à des gamineries plaisantes.

« Il y a quelque temps, quinze ou vingt petits drôles se réunirent sur la place et se mirent à singer les soldats qui faisaient l’exercice. Leur capitaine de douze ans imitait à merveille le ton sec des commandements germaniques. Deux officiers allemands s’approchèrent et prirent un plaisir visible à ce spectacle. Ils regardaient du haut de leur grandeur et pensaient, en caressant leur grosses moustaches : — Voilà des marmousets qui se préparent de bonne heure à servir notre empereur et roi !

« Tout à coup le chef des bambins crie à ses hommes : Mouchez-vous ! Et tout le rang avec ensemble, se mouche de l’index : Droite ! gauche ! Les Allemands se rembrunissent un peu, mais l’exercice continue. Après deux ou trois mouvements fort bien exécutés, le capitaine en blouse commence une distribution de soufflets, de gourmades et de coups de pied, que sa troupe accepte sans broncher. Les officiers froncent le sourcil et apprêtent peut-être à tirer quelques paires d’oreilles, lorsque le chef des polissons, pris d’une inspiration sublime, crie à sa troupe : — Voici les Français qui arrivent ! sauve qui peut ! Toute la compagnie se débande et va se cacher dans les trous. Ainsi finit la comédie. Les Allemands n’en ont pas ri.

« Si, dans les dernières années de l’empire, beaucoup d’hommes étaient redevenus enfants, en revanche, depuis nos désastres, quelques enfants sont devenus hommes par le cœur : on assiste à des explosions de sentiments qui contrastent singulièrement avec leur âge. Vous connaissez sans doute cette fière réplique d’un Français de neuf ans. Un officier prussien qui était logé chez le père s’approche du baby pour le caresser :

« — Ne me touchez pas ! dit l’enfant.

« — N’ayez pas peur, mon petit ami ; j’ai un fils de votre âge.

« — Je vous le tuerai !

« Toute la marmaille d’Alsace souffle le feu comme ce gamin-là. Il n’y a ni menaces ni corrections capables d’étouffer les chants patriotiques et le cri de : Vive la France ! qui part à tout propos en fusée. L’ennemi affecte de croire que nous faisons faire aux enfants ce que nous n’osons faire nous-mêmes, et il nous rend responsables de la conduite de nos fils. Nous n’y sommes pour rien, pas plus que dans les manifestations répétées, variées, souvent ingénieuses, où brille l’obstination de nos femmes. Ce qu’on peut dire en toute vérité, c’est que le sexe faible et l’âge tendre ont plus de diable au corps que nous, lâchent plus volontiers la bride à leurs passions, sont moins maîtres de leurs actes et de leurs paroles.

« L’Alsacien adulte est sérieux, réfléchi, concentré. Il veut fortement ce qu’il veut, parce qu’il ne se résout jamais à la légère, et qu’il ne procède point par coups de tête comme les Français du Midi. Notre résistance au vainqueur n’étant pas affaire de caprice, mais de raison, de dignité, de conscience et de droit, méritait d’être réglée par poids et mesure. La France nous a cédés malgré elle ; nous lui devons de prouver au monde que c’était aussi malgré nous. Nous ne donnerons pas le spectacle de ces insurrections inutiles et sanglantes, qui ont été le suicide de la Pologne. À l’impossible nul n’est tenu. Si tous les efforts d’un grand peuple ont été impuissants à nous conserver, comment deux malheureuses provinces désarmées, enchaînées, couvertes de garnisons s’affranchiraient-elles par elles-mêmes ? C’est la patrie qui nous délivrera, nous comptons sur son courage, comme elle peut compter sur notre fidélité. Qu’elle prenne son temps, qu’elle répare ses forces à loisir ; nous lui ferons crédit de dix ans, de vingt ans, d’un demi-siècle s’il le faut : elle nous retrouvera tels qu’elle nous a laissés.

« En attendant, nous tiendrons tête à l’ennemi sur le terrain légal où les honnêtes gens sont chez eux. Cette paix déplorable et pourtant nécessaire, qui a sauvé la France d’une destruction totale au prix de notre indépendance, ne livre aux Allemands que nos biens et nos corps : les âmes ne sont pas comprises dans le traité ; nous restons maîtres du for intérieur. Vous verrez que nous maintiendrons fermement, jusqu’au dernier jour, les seuls droits que nous n’ayons pas perdus. Il faut payer l’impôt à l’ennemi, tolérer sa présence dans nos rues et jusque dans nos logis, obéir à des lois qui ne sont ni françaises ni modernes, reconnaître l’autorité de personnages antipathiques, céder à la force, éviter à tout prix les querelles : nous subissons avec dignité ces tristes conditions que la France nous a faites, et nous trouvons encore une consolation amère à penser que tous nos malheurs ont payé sa délivrance. Mais quant à donner aux vainqueurs ce qui n’est pas strictement dû, quant à faire pour eux une action, une démarche, un geste qui ne soit pas exigible, non, voilà ce qu’on n’obtiendra jamais de nous.

« Il n’y a pas de loi. Dieu merci, qui nous commande d’accepter les fonctions, les honneurs et les salaires publics de l’ennemi, de prêter serment à son prince, de porter ses livrées. Aussi non-seulement refusons-nous avec dédain tout ce qu’il lui plaît de nous offrir, mais traitons-nous en renégats les très-rares individus qui, par ambition ou par vanité, descendent à son service.

« Le traité n’a pas dit que les annexés salueraient les autorités allemandes, qu’ils échangeraient des visites avec les Allemands, qu’ils recevraient les Allemands dans leurs cercles et dans les autres sociétés closes. Aussi détournons-nous la tête sur le passage de l’ennemi, aussi lui fermons-nous toutes nos portes, et traitons-nous en pleutres tous ceux qui ont la plus indifférente et la plus banale complaisance pour lui.

« L’année prochaine, avant la date du 1er octobre, nous serons mis en demeure d’opter entre la Prusse et l’Allemagne. S’il s’agissait d’un vote, ou public ou secret, le vainqueur n’obtiendrait pas cinquante voix dans les deux départements de l’Alsace. Mais il n’y a pas de danger que les politiques de Berlin risquent une pareille aventure ; on nous tient, on nous garde. La question qui nous sera soumise dans un an n’a d’autre objet que de placer les propriétaires entre leur intérêt et leur patriotisme. Une rédaction ambiguë permet à l’ennemi d’expulser arbitrairement tous ceux qui resteront Français. Les autres deviendront Allemands malgré eux, et leurs fils seront condamnés à servir dans l’armée ennemie. Il n’y a pas un chef de famille que cette alternative ne fasse frémir ; la rouerie de certains diplomates et la naïveté de certains autres nous ont condamnés à un an de torture morale. Nous aimons nos maisons, nos terres, notre pays natal, mais nous aimons encore mieux la France et nos enfants. Pas un honnête homme ne se consolerait de voir son fils coiffé du casque à pointe, enrôlé sous les ordres de M. de Moltke et armé contre la patrie. Il faut donc vous attendre à une immense émigration des familles, ou à la désertion générale des enfants.

« Les Français de l’intérieur nous dissuadent d’émigrer ; ils font valoir d’excellentes raisons, je l’avoue. L’Alsace dépeuplée de tous les bons citoyens qu’elle a vus naître serait bientôt envahie et colonisée par les Allemands. Ces gens-là vivent mal chez eux ; ils n’ont jamais montré un grand attachement au sol ; la dépréciation des biens-fonds les attirera comme une nuée de sauterelles sur nos domaines abandonnés ; Strasbourg n’est pas si loin de la Prusse que le Far-West de l’Amérique. C’est fort bien raisonné, mes amis, mais essayez un moment de vous mettre à notre place. Dites si vous consentiriez à passer votre vie au milieu de ces uniformes dont le passage rapide et furtif à travers un seul quartier de Paris vous a fait hurler de douleur et de honte ? Dites si l’intérêt d’un avenir proche ou lointain vous déciderait à opter pour la nationalité germanique ? En est-il un de vous qui consente à se faire Allemand pour les beaux yeux de la patrie française ? Nous aimons bien la France, mais pas encore au point d’armer nos fils contre elle. L’enrôlement des jeunes Alsaciens dans les troupes du roi Guillaume serait plus désastreux, plus immoral et plus honteux que l’abandon de quelques lieues carrées aux déclassés et aux vagabonds de l’Allemagne.

« Rien ne prouve d’ailleurs que l’Alsace, même aux trois quarts abandonnée par ses possesseurs légitimes, serait colonisée en grand. La race victorieuse est douée d’une prudence au moins égale à son courage ; elle y regarde à plusieurs fois avant e mettre un pied devant l’autre. Lorsqu’un soldat prussien, couvert de gloire et armé de toutes pièces, vient prendre son logement chez de pauvres vaincus effarés et sans armes, il commence par regarder sous le lit, sonder les murs, essayer la clef, vérifier le jeu du verrou, et, toutes ces précautions dûment prises, il ne dort que d’un œil. Jamais on n’a vu conquérants plus soucieux de leur illustre peau. Ils ne le sont pas moins de leur argent, et, si vous en voyez un qui place un liard à la légère, c’est que vous aurez de bons yeux. Immobiliser un vrai capital hors de chez soi, acheter un terrain dont la politique, la force et le hasard seront copropriétaires pendant un siècle ou deux, ce n’est pas une spéculation dans le goût allemand ! Depuis un an que la pauvre Alsace est ouverte aux incursions de l’ennemi, nous avons vu venir des immigrants en foule, mais pas un qui fût décidé à s’établir solidement chez nous. Ils viennent voir, tâter le pays, et s’en retournent presque aussitôt, mal contents de l’expérience. Ce n’est pas un courant continu, c’est une marée.

Le flux les apporta, le reflux les remporte.

« Il ne nous est resté jusqu’ici que des fonctionnaires, oiseaux sur la branche, et un bonhomme d’aubergiste qui n’a ni voyageurs, ni meubles, ni argent, ni crédit, et qui probablement fermera boutique avant d’ouvrir. À Strasbourg, à Mulhouse, à Colmar, quoiqu’on rencontre tous les cent pas une propriété à vendre, je doute que les vainqueurs aient fait emplette de dix maisons en tout. Leurs marchands de tabacs et de cigares, qui se flattaient d’exploiter nos pays comme une Californie, grâce à la suppression du monopole, ont loué des boutiques par centaines, et les plus belles qu’ils ont pu trouver. On en compte 450 dans la ville de Strasbourg, où la régie n’avait pas ouvert trente débits. Ils se ruinent par la concurrence, outre que le gouvernement prussien s’est fait marchand lui-même pour écouler 18 millions de tabacs volés ou conquis. Et, comme leurs produits sont détestables, comme on se ferait une loi de n’en point acheter, fussent-ils excellents, comme les bons Français ne fument que les tabacs et les cigares de la régie nationale, tous ces californiens vont droit à la faillite et n’encaissent que des protêts.

« L’expérience n’est pas engageante. Le commerce allemand sait que nous ne voulons pas entrer dans ses boutiques ; l’industrie allemande sait que nous ne voulons pas consommer ses produits : donc les industriels et les marchands attendront pour se fixer chez nous qu’ils y aient une clientèle de bourgeois, d’artisans et surtout de cultivateurs allemands, l’Alsace étant avant tout un pays agricole. Les cultivateurs viendront-ils ? cela n’est pas impossible à la longue, mais ils peuvent compter qu’on leur tiendra la dragée haute, et qu’ils n’achèteront pas nos bonnes terres à cent sous l’acre comme chez Brigham Young au bord du Lac Salé. L’Alsace ne sera donc pas colonisée aussi vite que les Parisiens ont l’air de le craindre, quand même nous émigrerions par milliers.

« Songez enfin que très-probablement on ne nous laissera pas le choix, et que les pères de famille, pour peu qu’ils aient un fils, ne seront pas les maîtres de demeurer ou d’émigrer. Rappelez-vous l’histoire de Francfort en 1867. Les Prussiens sont habiles dans l’art des annexions ; ils y raffinent. Pour contraindre les fils à servir sous leurs drapeaux, ils ont imaginé la responsabilité des pères. Chez nous, le réfractaire est durement puni, mais il est puni seul ; la loi le traite en homme et juge avec raison que nul autre que lui n’est responsable de ses actes. Sous le régime des annexions prussiennes, si le fils passe à l’étranger, les parents sont coupables d’avoir encouragé ou toléré sa fuite ; on confisque leurs biens, on les ruine, on les réduit à l’hôpital. Si c’est le sort qui nous attend l’année prochaine, qui pourrait nous blâmer de prendre les devants ?

« Personne ne peut dire ce qu’il adviendra de nous. Tout le peuple de trois départements et demi se voit livré sans défense à la plus odieuse des fatalités, qui est le caprice d’un homme. Demain ne nous appartient pas, l’heure présente n’est à nous que par une sorte de tolérance. Et pourtant, nous ne désespérons point de l’avenir : une foi vivace, robuste, obstinée, soutient et anime les cœurs. Nos ouvriers, nos paysans, nos pauvres, sont naïfs et confiants jusqu’à la folie. Ils voient leur délivrance avant l’été prochain. Ils vous disent sérieusement qu’Abd-el-Kader est venu offrir son épée au gouvernement de Versailles, et qu’il commandera l’armée sous la direction de M. Thiers ; que Mac-Mahon lève à Paris tous les hommes de vingt à quarante ans. Hier, tandis qu’un peintre allemand effaçait le nom de Saverne pour écrire Zabern sur la façade de la gare, deux ouvriers alsaciens lui criaient : « Ne prends donc pas la peine ! Tu sais bien qu’il faudra tout changer dans trois mois ! »

« Nous qui ne sommes pas des enfants, nous ne désespérons ni de la France, ni de l’Europe, ni de nous-mêmes. La France se relèvera, elle est en bonnes mains. L’Europe ne prendra fait et cause pour nous que si elle y trouve son compte ; mais le jeu de la politique est fertile en combinaisons de toute sorte, et sans compter sur les retours de la fortune, on peut croire que le bon droit n’aura pas toujours la force contre lui. Quant à lasser nos ennemis, à les gêner, à les humilier, à les dégoûter si bien de leur conquête qu’ils finissent par la prendre en grippe, c’est un devoir que nous saurons remplir.

« On dit qu’ils se préparent à tout fortifier en Alsace ; qu’ils ont déjà dressé les plans de quatre ou cinq citadelles à bâtir autour de Strasbourg. Nous n’en sommes pas fort émus ; nous nous rappelons que l’Autriche, à grands frais, s’était rendue invincible dans le quadrilatère de Vérone. Elle l’a perdu en Bohême, et ces ouvrages, où cent mille hommes se seraient brisés sans faire brèche, ont amené leurs pavillons, ouvert leurs portes, et salué un nouveau maître qui ne les avait pas même investis. L’empereur Napoléon III avait passé vingt ans à fortifier son despotisme contre les révolutions de Paris. Vous savez s’il y était invincible ; les grandes voies stratégiques qu’il avait ouvertes à vos frais pour vous mitrailler au besoin, ont-elles retardé sa chute d’un quart d’heure ? Il a perdu Paris sur le champ de bataille de Sedan. Je ne me charge pas de prédire sur quel terrain les Allemands perdront l’Alsace, mais il n’est pas impossible qu’ils la perdent sans coup férir. Et jusque-là, nous leur rendrons la vie assez dure pour qu’ils sortent d’ici comme les Autrichiens de Venise, avec plus de soulagement que de regret.

IV

DOULEURS ET DÉFAILLANCES

Autrefois, dans notre bon temps, lorsque je revenais à Saverne, je consacrais toujours la première journée aux détails de l’intérieur, à nos gens, à nos bêtes, à nos arbres. Je parcourais la maison de bas en haut, de long en large, tout seul, comme un affreux égoïste, découvrant à chaque pas mille richesses sans valeur, mais non sans intérêt, que j’avais oubliées, que je ne croyais pas avoir, et que je ressaisissais avec autant et plus de joie que si l’on m’en eût fait présent. Dans le jardin, je m’arrêtais pour la centième fois devant deux ou trois petits problèmes insolubles, comme le vivier qui n’a jamais voulu tenir l’eau, malgré tous nos efforts et toutes nos dépenses, et la glacière qui décidément refuse de conserver la glace, et cette fameuse pisciculture, où j’ai fini par récolter quatorze truites après en avoir semé vingt mille. Ah ! la belle journée ! comme elle passait vite ! Quel chemin je faisais, sans m’en apercevoir, à force de tourner sur moi-même, et de quel sommeil à huit heures je m’endormais devant mon assiette !

Le lendemain, quelque temps qu’il fit, je m’en allais à la petite ville, reprendre possession de mes amis. Et, comme j’en avais passablement, cette autre fête du retour prenait encore une journée. Je ne rentrais qu’à la cloche du dîner, et jamais seul, Dieu merci !

Celte fois, j’en ai été quitte à bon marché : j’ai fait deux visites. La première à un ménage sans enfants qui n’est pas encore parti, parce qu’il ne sait où aller ; on hésite entre le midi de la France et le sol hospitalier de la Suisse. Ce n’est pas une petite affaire que de se transplanter soi-même lorsqu’on n’a plus vingt ans, loin du pays que l’on connaît, où l’on est connu, pour essayer d’un autre climat et aborder de nouveaux visages. Il y a dans cette aventure un incertain que le cœur le plus résolu n’affronte pas sans angoisses.

À ma deuxième visite, je trouvai une femme de soixante ans passés, assise au milieu de ses malles et pleurant à chaudes larmes. On pleure beaucoup