Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!!/19

Texte établi par Association de La Salle, Éditeurs Dussault & Proulx (p. 55-58).

« LA REVUE MODERNE » (Madeleine), 15 novembre 1920


L’ignorance de l’anglais nous est-elle permise ? Respect d’un souci patriotique. — L’enfant bénéficie des leçons qu’on songe à lui disputer. — « Qu’aurais-je fait dans la vie si je n’avais appris l’anglais ? » — Une suprême maladresse. Manifestations du miracle français. — N’ayons pas des âmes de vaincus.


La question de l’enseignement de l’anglais dans les classes primaires vient d’être remise sur le tapis. Des articles ont donné lieu à de vives protestations, et plusieurs ont répété avec M. Athanase David cette exclamation si sincère : « J’ai trop souffert de ne pas savoir l’anglais »… Les Frères des Écoles Chrétiennes, qui ont dirigé l’enseignement commercial dans notre province depuis nombre d’années et qui ont mis l’anglais au programme de leurs études, sachant trop bien quelle valeur cette langue incarne pour l’avenir de nos enfants, se sont vus condamner de façon plutôt sévère, et ce à la profonde indignation de leurs élèves. De toutes les classes de la société, un cri unanime a jailli, condamnant ces théories surannées.

L’auteur de ces articles est sincèrement convaincu que l’enseignement de l’anglais dans les classes primaires, nuit à l’étude du français, et il voudrait que l’anglais ne fut appris que plus tard. Nous sentons que cette opinion est dictée par le plus pur patriotisme. Reste à juger si nous pouvons l’accepter sans danger pour l’avenir de nos enfants.

L’ignorance de l’anglais nous est-elle permise ?

Nous avons senti ce que nous perdions en le sachant trop peu ou trop mal. Aurons-nous le courage de condamner nos enfants à la médiocrité matérielle à laquelle notre ignorance de l’une des langues officielles du pays nous a trop souvent condamnés ? Pouvons-nous nommer un seul de nos hommes publics qui ait pu se passer de l’anglais ? Et jusqu’où aurait-il monté s’il n’avait possédé ce levier puissant ? Dans l’industrie et le commerce trouvons-nous un seul homme ou une seule femme, ne sachant pas l’anglais, qui occupe une situation supérieure ? On admet peut-être, à la rigueur, les manœuvres et les femmes de peine, et encore…

L’expérience nous a trop démontré la nécessité absolue de l’anglais pour qu’une propagande, si bien établie et servie soit-elle, puisse dorénavant prévaloir contre la force des choses. Nous savons que toutes les situations nous sont fermées, même dans les milieux canadiens français industriels et commerciaux, si nous ne possédons parfaitement la langue anglaise, indispensable là tout autant que dans l’industrie et le commerce anglais. Et si, même chez les nôtres, l’ignorance de cette langue nous constitue une infériorité marquée, comment voulons-nous arriver à des situations dans les milieux canadiens-anglais ?

On ne se préoccupe que de l’école primaire, craignant par-dessus tout que renseignement d’une langue étrangère nuise à l’étude de la langue française. Nous respectons profondément ce souci patriotique, mais nous nous demandons, d’autre part, si les conditions matérielles qui existent ici, et auxquelles nous ne pouvons rien changer, nous autorisent à exclure l’anglais de notre enseignement primaire. Combien d’enfants n’auront pas la facilité de poursuivre leurs études au-delà des classes premières et seront ainsi condamnés à végéter toute leur vie dans des situations inférieures… Aurions-nous vraiment le droit de condamner les nôtres aux métiers inférieurs, auxquels trop longtemps notre ignorance de l’anglais nous a contraints ? Allons-nous prendre la grave responsabilité de retrancher de la vie canadienne cet élément de force et de progrès que représente la langue anglaise ? Les pères de famille, ceux-là qui savent mieux que tous les éducateurs, combien la lutte est rude, consentiront-ils à ce que leurs enfants soient privés de ce moyen indispensable de faire face à la vie matérielle, et accepteront-ils de les voir condamner à une infériorité voulue ? Dans les milieux éloignés des grands centres, là où l’anglais ne se parle jamais, ce programme sera, peut-être, accepté sans récrimination, mais ailleurs ? Dans les villes, ou près des villes, là où la vie de tous les jours nécessite l’emploi de l’anglais, et où son ignorance constitue un embarras constant, acceptera-t-on aussi bénévolement de se laisser déposséder des moyens d’acquérir cette connaissance indispensable ? Nos écoles ne seront-elles pas désertées pour les écoles anglaises, et les pères de familles ne seront-ils pas justifiables d’en agir ainsi ? Est-ce bien favoriser le développement d’une race que de la priver sciemment d’un moyen d’action tel que celui-là ?

Nos petits Canadiens français des écoles primaires, et hélas ! souvent des autres, parlent déplorablement le français et baragouinent à peine quelques mots d’anglais, et cela à part de très rares exceptions. Jusqu’ici l’étude de l’anglais a été vraiment trop sommaire pour qu’on puisse lui attribuer la pauvreté de notre français. L’enfant y apprend les premières notions, rien de plus, et il lui faut plus tard suppléer à cette insuffisance par un travail pénible et long. Tout de même il bénéficie des leçons qu’on songe à lui disputer, et qui lui permettront d’acquérir plus facilement ce qui lui reste à apprendre.

Un jeune homme, ancien élève des Frères, me disait hier : « Qu’aurais-je fait dans la vie si je n’avais appris l’anglais comme j’ai pu l’apprendre au Mont-Saint-Louis ? un vidangeur ou un camionneur, sans doute… J’avais pourtant d’autres ambitions. » termina-t-il en souriant. Ce jeune homme qui s’est déjà créé une situation enviable dans les affaires, était justement indigné de voir si mal compris un programme d’études auquel il avait largement et heureusement, puisé.

Le moyen de voir déserter nos écoles pour des centres d’éducation plus pratiques, ne serait-il pas justement d’adopter de semblables réformes, et ne serait-ce pas une suprême maladresse, au moment où se propage un mouvement sérieux en faveur de l’étude généralisée du français, de susciter de nouvelles luttes et de nouveaux ennuis. Le Franco-Américain réclamait l’autre jour l’enseignement du français au programme des écoles américaines, et un peu partout, le miracle français se manifeste. Ce miracle, nous le devons à la France, à son héroïsme, à sa valeur morale, à son génie. Le monde subjugué par les admirables exemples reçus d’elle, reconnaît aujourd’hui quel rôle doit lui concéder l’univers, et, pour mieux subir son rayonnement, les peuples étudient la langue souple et, merveilleuse qui est, le plus splendide moyen de traduire la grande pensée humaine. Cet hommage, la France le mérite. Et ici, chez-nous, au sein du petit peuple né de sa vaillance et de son âme, n’est-ce pas en apprenant à nos enfants, sur les bancs des écoles comme des collèges, tout ce que nous devons à la gloire de nos origines, que nous ferons monter plus haut le respect, l’amour, et l’attachement, à la langue française ? Quand ils auront compris tout ce que comporte de grand et de sublime l’histoire de notre race, depuis les héros de 1608, jusqu’à ceux de 1914-1918, ils sentiront une fierté profonde de leur sang et de leur langue, que rien ne saura jamais plus amoindrir. Récemment une foule immense rendait hommage dans Rimouski, aux héros de la dernière guerre, auxquels on élevait un monument. Nul doute que le matin, à la messe solennelle, avec leurs professeurs et leurs institutrices, tous les étudiants des collèges, couvents, écoles, étaient là, au premier rang, priant pour tous les braves tombés pour eux, les plus jeunes, là-bas, bien loin sur la terre de ta belle France. L’après-midi, j’imagine encore ces mêmes enfants groupés au pied du Monument que l’on dévoilait dans une véritable apothéose, et recevant là, de leurs aînés, morts pour la liberté du monde, la plus splendide leçon qu’une jeune race puisse écouter. C’est à de tels exemples que s’instruit la jeunesse. C’est devant de tels spectacles qu’elle éprouve la noblesse de son sang.

Les Dollard sont loin, mais les Brillant et les Keable sont là tout près… Et les enfants béniront cette histoire de leur pays où chaque page se retrouve le même héroïsme.

Nos enfants apprendront l’anglais, ils savent qu’ils en auront besoin, et que tenter la lutte, sans cette préparation obligatoire équivaut à la déroute de leurs ambitions les plus profondes. Ils portent trop haut la conscience de leur valeur pour consentir à devenir des dupes et des inférieurs. L’intelligence qui bouillonne, la fierté qui réclame, le cœur qui appelle, tout leur calme qu’ils ont le droit d’aspirer à une supériorité matérielle qui sauvegardera leur supériorité morale et intellectuelle. Ils veulent dès le bas-âge, recevoir l’éducation qui leur donnera confiance en l’avenir. Et cette éducation appelle impérieusement l’étude de l’anglais sans lequel leur espoir sera limité aux situations inférieures. Loin de nuire dans les jeunes intelligences, à la langue maternelle, cette connaissance d’une langue étrangère, beaucoup moins riche, quoique plus accessible aux affaires, leur fera établir une nette et rapide différence entre les deux. Et la nôtre, dans le domaine qui lui est propre, triomphera aisément.

En tout cas, la question se pose nettement.

Et c’en est assez de ces théories qui tentent de domestiquer la race canadienne-française. Il faut que nous sachions l’anglais pour nous défendre et vaincre. N’ayons pas des âmes de vaincus, montons à l’assaut !

Ramassons des armes… nous en avons besoin.

Madeleine.