Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!!/20

Texte établi par Association de La Salle, Éditeurs Dussault & Proulx (p. 58-61).

LETTRE DE M. J.-ED. MIGNAULT, 13 novembre 1920.


Avant d’envoyer nos enfants aux écoles est-il bon de leur apprendre un peu à parler les deux langues ? — Quelques exemples. — Fierté bien placée.

La Patrie, 13 novembre 1920


Monsieur le directeur,


Avant que le débat soulevé par les articles de Mgr Ross ne soit clos, il me semble qu’un autre point doive être élucidé.

Nous avons décidé, chez nous, d’apprendre à parler un peu les deux langues à nos enfants avant que de les envoyer à l’école. Or votre journal du 10 du courant propose cette méthode comme un idéal. Sans me laisser griser par cette opinion flatteuse pour moi, je constate que les résultats sont satisfaisants. J’ai un enfant de six ans qui commence à lire en français, et je ne vois pas quel tort j’aurais pu lui faire en lui donnant deux manières de s’exprimer sur les choses de la vie courante.

J’ai été éduqué de cette façon ; or, je parle bien mon français et assez bien l’anglais, et je suis aussi fier de ma langue française et de ma nationalité que n’importe quel unilingue, et mes professeurs ne se sont jamais aperçu que les hâtives notions d’anglais que j’ai reçues à l’âge de six ans aient nui à mon verbe français.

Mais Mgr  Ross affirme que « toute intervention d’une langue nouvelle à une époque où les moyens d’expression de l’enfant sont pauvres et défectueux, ne peut que retarder ou compromettre le travail fondamental de son initiation à l’orthographe ; qu’il est dangereux de fréquenter une seconde langue avant d’avoir une bonne connaissance de sa langue maternelle. »

Devant ce grave avertissement, je me suis demandé si je n’étais pas dans l’erreur. Comme je ne suis pas aussi versé dans la science pédagogique que les 32,400 cultivateurs du Comptoir Coopératif de Montréal, j’ai voulu étudier la question avant que de me prononcer et de suspendre l’enseignement de l’anglais à mes enfants. J’ai fait appel aux livres et à l’expérience.

J’ouvre « Les Caractères » de La Bruyère, livre classique qui m’avait été fortement recommandé par mon professeur au collège des Frères des Écoles Chrétiennes, et je lis à la page 278, (Édition Marne). :

« L’on ne peut guère charger l’enfance de la connaissance de trop de langues, et il me semble que l’on devrait mettre toute son application à l’en instruire ; elles sont utiles à toutes les conditions des hommes, et elles leur ouvrent également l’entrée ou à une profonde ou à une facile et agréable érudition. Si l’on remet cette étude si pénible, à un âge un peu plus avancé, et qu’on appelle la jeunesse, ou l’on n’a pas la force de l’embrasser par choix, ou l’on n’a pas celle d’y persévérer ; et si l’on y persévère, c’est consumer à la recherche des langues le même temps qui est consacré à l’usage que l’on en doit faire, c’est borner à la science des mots, un âge qui veut déjà aller plus loin et qui demande des choses, c’est au moins avoir perdu les premières et les plus belles années de sa vie. Un si grand fonds ne se peut bien faire que lorsque tout s’imprime dans l’âme naturellement et profondément, que la mémoire est neuve, prompte et fidèle, que l’esprit et le cœur sont encore vides de passions, de soins et de désirs, et que l’on est déterminé à de longs travaux par ceux de qui l’on dépend. Je suis persuadé que le petit nombre d’habiles, ou le grand nombre de gens superficiels, vient de l’oubli de cette pratique. »

Qui ne voit combien ces idées sont justes ! Mais elles sont absolument l’antithèse de celles exprimées par quelques amis du Devoir. On peut lire encore dans un ouvrage de pédagogie écrit par le chanoine O. Barès, de Toulouse :

« Le Directoire Scolaire, page 325 : Goethe a pu dire : Celui qui ne connaît pas les langues étrangères, ne sait rien de sa langue maternelle. Dans notre propre langue, à laquelle nous sommes trop accoutumés, que de détails passent inaperçus ; que de mots restent vagues, indéterminés, pour qui n’est pas obligé de les préciser, de les transposer dans une autre langue et de leur trouver des équivalents. Le sens de beaucoup d’expressions ne devient net, qu’en le comparant avec des expressions tirées d’autres langues et l’on acquiert ainsi plus de précision et de clarté dans les pensées. »

Dans le compte rendu du Congrès de la langue française au Canada, nous lisons, page 604, le vœu suivant :

« Attendu que l’enseignement bilingue, quand il est sagement organisé et distribué avec dévouement, produit les plus heureux résultats ; que le français et l’anglais sont les deux langues officielles de notre pays ; que la connaissance de ces deux langues constitue une réelle supériorité et deviendra de plus en plus utile et nécessaire dans notre patrie, le Premier Congrès de la langue française au Canada émet le vœu : 1o. que l’enseignement bilingue soit partout considéré comme un élément de supériorité dans notre système d’instruction, et que, dans tous les endroits où il y aura lieu, on s’applique à l’étendre et à le faire progresser ; 2o. que dans notre étude de l’anglais nous nous efforcions d’acquérir généralement une plus parfaite prononciation ; 3o que la langue française devienne en honneur dans tout le Dominion comme l’est déjà l’anglais dans la province de Québec ; 4o que, tout en cultivant la langue qui lui est étrangère, chacun fasse une étude plus approfondie et garde toujours l’amour, et le culte privilégié de sa langue maternelle. »

Remarquons que ce ne sont pas les professeurs laïques de Montréal ni les « Frères enseignants » qui ont suggéré ce vœu, car il paraît que les primaires ont été généralement ignorés au premier congrès de la langue française. Ils n’en ont pas gardé rancune : après comme avant ces assises nationales où ils n’ont pu dire leur mot, les éducateurs de nos académies commerciales se sont appliqués plus que tout autre peut-être, à donner un sens pratique à ce vœu si opportun.

De son côté Mgr L.-A. Pâquet, l’éminent philosophe canadien-français, nous dit : (Études et Appréciations, page 81) :

« C’est une chose reconnue qu’il y a, dans chacun de nos groupes ethniques, en même temps que des défauts plus ou moins accentués, des qualités et des aptitudes spéciales. Et ces qualités, en s’alliant les unes aux autres, ou en se juxtaposant, s’épurent et se fortifient. L’idéalisme français, par son contact avec le positivisme anglais, perd de ses excès et de sa fougue. Et le tempérament trop froid et trop utilitaire de nos concitoyens anglo-saxons ne peut que bénéficier de ses rapports avec une race éprise d’art et de principes.

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« Ces avantages d’un peuple canadien bilingue nous semblent évidents. Et ils s’accroissent de toute la valeur morale et de toute l’influence civilisatrice des deux foyers littéraires entretenus au Canada par la langue de Bossuet et la langue de Newman. Rien ne favorise mieux, la culture de l’esprit que l’échange des idées puisées à leurs sources mêmes ; et les idées ne peuvent ainsi s’échanger que par l’usage des idiomes qui en sont tout à la fois le récipient et le véhicule. »

L’importance de l’enseignement bilingue pour la Canada a été démontrée par le pape Benoît XV lui-même, dans sa lettre « commisso divinitus » publiée (1916), au sujet du fameux article XVII de la loi scolaire de l’Ontario. D’après Mgr Pâquet le pape déclare : « Il faut que cet enseignement se donne dès l’école primaire, alors que les esprits et les organes sont si malléables et qu’il se poursuive ensuite à travers toutes les phases de l’œuvre éducatrice.. »

Les professeurs laïques de Montréal ne parlent pas autrement, et jusqu’à ce que l’on nous ait démontré que tous ces témoignages autorisés n’ont pas d’objectifs et qu’ils ne sont que des allégories, constituant un langage mystique dont le sens orthodoxe ne peut être saisi que par Mgr Ross, J.-E. Prince et quelques illuminés de l’Action Française, je pense bien que je vais continuer à enseigner l’anglais et à le faire enseigner à mes jeunes enfants, sans attendre qu’ils en soient rendus au cours moyen, ou qu’ils aient acquis le génie de leur langue maternelle.

Nous verrons lundi, si je suis en bonne compagnie en cette voie où je me suis engagé.

J.-Ed. Migneault