L’action paroissiale (p. 201-217).
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XXXII


J’avais soif de tranquillité et de paix, après cet excitant voyage. La Bastille m’apparut comme un lieu de tout repos. Je me trouvai chez moi dans ma chambre.

Il me tardait de revoir Allie. Comment était-elle ? que pensait-elle ? que faisait-elle ? Désirait-elle, autant que moi, le moment où nous nous reverrions ? Voilà autant de questions que je me posais.

Je pris mon souper en compagnie de M. et Mme Latour, qui ne cessaient de me complimenter sur la teneur de mon discours. Cette vaine gloriole était maintenant pour moi chose du passé et j’aurais aimé mieux n’en plus entendre parler. J’avais fait mon devoir, mais j’osais à peine en espérer des conséquences heureuses. Ce que j’avais dit, je l’avais dit dans l’intérêt de ma race et pour la sauvegarde de ma langue, qui me semblait si menacée et qu’il fallait conserver coûte que coûte.

Je m’échappai à la première occasion, pour voler vers Allie. Malgré mon grand désir de la revoir, j’éprouvais je ne sais quelle crainte intérieure et je sentais toujours mon cœur se serrer à l’approche de sa demeure.

Je la trouvai assise sur sa véranda. M’ayant aperçu, elle vint au-devant de moi. Ma timidité passagère fut vaincue du coup par son sourire accueillant. De sa voix d’or elle me dit :

— Tu as eu un franc succès au banquet du premier ministre.

— Que Dieu le veuille ! Si je puis avoir été utile aux miens ! Je n’ai pas été trop violent ?

— Pas assez doux pour « posséder la terre », au sens des Béatitudes, mais assez élevé pour nous transporter sur les sommets. Il faut parfois faire violence au ciel pour obtenir ce que l’on désire. Si tu as réussi à jeter à bas l’autel des préjugés dressé contre nous, c’est un succès sans précédent !

— Si tu m’excuses, tu le fais habilement ; si, au contraire, tu m’accuses, tu le fais si gentiment que j’aurais tort de m’en offenser !

— Je te félicite, Olivier ! Puissent tes paroles remonter le courage de ceux qui l’avaient perdu ! M. Dauvergne a été à la page, lui aussi, comme toujours !

— Il m’a admirablement bien ouvert la porte, et j’ai foncé… J’allais dire : avec toute l’ardeur de mes vingt ans !

— Pourquoi pas ? Il y a des cerveaux qui sont toujours jeunes !

– Comme il y a des cœurs qui ne savent pas vieillir !

— Tu deviens sentimental, Olivier ! J’ai peine à reconnaître le lion d’hier !

— J’ai été si longtemps privé d’affection !

— Olivier, ces paroles demandent une explication ! Il y a, dans ta vie, un mystère !

— Lequel ?

– Tu le sais mieux que moi ! Mais je sais qu’il fait partie de l’histoire de ta vie, que tu as commencé à me raconter l’autre soir.

— Et qui a fini dans un sanglot !

— Que veux-tu, Olivier ! Tant de souvenirs se sont réveillés, depuis notre rencontre fortuite sur le quai, mais qualifiée autrement par de mauvaises langues !

— Voilà qui montre le danger qu’il y a à mesurer les autres à son aune. Il y a des âmes aux sentiments bas qui voient du mal partout, comme il y en a aux sentiments élevés qui ne voient que du bien chez les autres. Mais, dis-moi, Allie, comment marche la tombola que M. le curé t’a priée d’organiser ?

— Tu me mets ainsi sur la voie d’évitement ?

— Tu m’amuses ! Si tu veux, réponds-moi d’abord !

— Oui. Tout marche sur les roulettes.

— Alors, les souscriptions affluent ?

— Oui… à pas de tortue !

— Sais-tu, Allie, quelle idée m’est venue pour stimuler l’enthousiasme ?

— Organiser une rafle ?

— Non. C’est demain dimanche. Alors, tu vas dire à M. le curé d’annoncer au prône qu’un inconnu s’engage à fournir une somme égale à celle que rapportera la tombola.

— Je te garantis l’acceptation de ta proposition !

— Alors, c’est entendu ! Après le bazar, je me rendrai chez mon oncle Philippe, que j’ai retrouvé accidentellement. Sais-tu qu’il occupe le domaine des de Gaspé ?

— Tu ne savais pas cela ?

— Je le croyais si bien mort et enterré ! Je lui ai presque fait une proposition, que j’ai mûrie depuis : acheter le domaine, reconstruire le manoir seigneurial et m’y installer.

— Alors, la seigneurie revivra ?

— Moins un authentique seigneur ! Mais le manoir renaîtra de ses cendres !

— Si nous entrions, Olivier ! Ne trouves-tu pas qu’il commence à faire froid ?

— Oui. Avec mon épiderme africain, je sens que le vent du nord-est me glace !

— Attends un peu que je fasse de la lumière !

— Je veux frotter moi-même l’allumette ; ça me rappellera le vieux temps ! Te rappelles-tu ma joie quand ta mère me disait : « Olivier, allume donc la lampe du salon, comme un bon garçon ! » C’était pour moi une marque de confiance ! Et comme j’y allais de bon cœur !

— Alors, je te fais la même confiance ! Olivier, allume donc la lampe !

— Tu ris ? Sais-tu que j’en éprouve un réel bonheur ?

— Les enfants sont ainsi faits !

— Ris bien ! C’est vrai, tout de même ! Je me sens redevenir enfant.

— Mais tu ne l’es plus, Olivier ! Ni moi non plus ! Regarde autour de moi… ces grands enfants !

J’eus un moment de tristesse, en regardant ces enfants, si heureux de la seule présence de leur mère et ignorant même leur malheur. Allie s’en aperçut et un moment de silence s’ensuivit. Elle finit par me dire :

— Tu ne m’as pas raconté toute ton histoire, l’autre soir ! Le coup de minuit est venu interrompre notre conversation.

— Crois-tu que ce soit le son de la vieille horloge qui ait coupé mes mots et fait monter ce sanglot à ma gorge ?

— Peut-être préfères-tu garder ton secret ?

— Ma vie ne peut avoir de secret pour toi, Allie, et je puis t’affirmer que, malgré la fortune qui m’a souri, le chemin que j’ai parcouru n’a pas toujours été semé de roses.

J’avais coupé mon récit, n’est-ce pas, à la lecture de la nouvelle de ton mariage ? J’en éprouvai une telle émotion que je téléphonai à Mlle de Villiers, la priant de remettre à plus tard l’ascension de la montagne Table. J’avais assez de mon calvaire à gravir pour le moment ! Elle consentit à remettre la partie à deux jours plus tard. Au Cap, nous n’avons pas à nous inquiéter du beau ou du mauvais temps, car, pendant six mois de l’année, pas un nuage ne vient entraver les rayons du soleil. Si bien que, à force de nous faire pénétrer de ses rayons, nous en devenons saturés et que nous sommes tentés de qualifier d’insolente cette persistance à nous brûler la peau.

Le départ fut fixé à quatre heures du matin, et, à l’heure dite, nous partions sac au dos. Je dis sac au dos, c’est une façon de parler, car Cécilia ne voulut pour rien au monde me laisser porter le moindre fardeau, sous prétexte que, n’ayant pas l’habitude de ces ascensions, à certains moments, j’aurais peine à me tenir en équilibre. En effet, dit-elle, vous ne connaissez pas les accidents du terrain et, ajouta-t-elle un peu moqueuse, vous n’avez pas le pied montagnard.

— En effet, ce n’est pas à escalader la montagne de Montréal, en voiture ou en funiculaire, qu’on se forme la jambe à l’alpinisme.

À quatre heures précises, je franchissais la grille de la propriété des de Villiers. Ce fut le juge lui-même qui vint m’accueillir à la porte, bientôt suivi de Mme de Villiers et de Cécilia.

— Toujours à l’heure militaire, lieutenant, me dit Cécilia.

— C’est la politesse des rois, Mademoiselle !

— Vous n’avez pas déjeuné, sans doute ?

— Nous déjeunerons au restaurant ! Non ! nous déjeunerons en route, sur le bord du chemin, comme de simples chemineaux !

— Ça me va ! Ce sera comme à la guerre, quoi !

— La guerre de conquête ?

Je crus qu’elle faisait allusion à la conquête des États boers, car je connaissais ses sentiments de sympathie envers les deux républiques sud-africaines. Je ne répondis rien à cette parole énigmatique.

Munis chacun d’un solide bâton, nous entreprîmes cette randonnée de vingt milles, non comme des soldats en mal de conquête, mais comme les rois, au temps où ils épousaient des bergères, les reins ceints et le bâton à la main. Cécilia était d’une beauté si ravissante que, même dans ce costume négligé, elle aurait pu tenter un roi !

Nous cheminâmes d’abord à pas lents, en humant l’air vivifiant du matin. Cécilia portait, jetée sur ses britches, une jupe courte, qui lui seyait bien. À cette époque, les femmes ne s’étaient pas encore assez masculinisées pour porter le travesti. Un simple veston de laine blanche couvrait son torse d’athlète, qui conservait, malgré son développement musculaire, une grâce toute féminine. Ses jarrets de montagnarde entraînée lui donnaient l’avantage sur moi. Aussi, malgré qu’elle portât toute la charge, je dus souvent lui demander grâce, ne pouvant accorder mon pas à la cadence du sien.

Sous des dehors pourtant bien féminins, c’étaient des muscles d’homme qui animaient cette charpente adorable de femme. Pourquoi n’avais-je pas deviné que ce ne pouvait être qu’un cœur d’homme qui commandait à ces muscles d’acier ? On ne métamorphose pas physiquement une femme en homme, sans que la sensibilité, la douceur, la sympathie, la candeur féminine n’en soient atteintes !

Nous marchions ainsi depuis trois heures et je regardais souvent avec un œil d’envie le sac que portait si allègrement, sur son dos, ma compagne, et qui contenait notre déjeuner. Soudainement, elle fit halte sur le haut d’un talus, jeta son sac par terre et s’assit.

— Avez-vous faim ? me dit-elle en ouvrant le sac.

J’éclatai de rire, en lui répondant :

— Si une marche pareille n’est pas suffisante pour ouvrir l’appétit !

Ce fut à son tour de rire de mon air de ventre-creux.

— Pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ?

— C’est un peu gênant de demander grâce à une femme, fût-elle adorable !

— Vous n’auriez pas été le premier !

— Je n’en doute pas, et vous aviez bien raison de dire que je n’ai pas le pied d’un montagnard !

— Vous n’allez pas demander à retourner en arrière ?

— J’ai fait la guerre, Mademoiselle ! Je ne recule jamais ! lui répondis-je, un peu piqué.

— Vous avez pourtant été capturé par les Boers !

— Oui, mais pas en me sauvant ni en reculant. D’ailleurs, ce n’est pas une humiliation que de se rendre à d’aussi habiles guerriers, surtout quand le général est Français !

— Savez-nous que je déteste l’Anglais ?

— Je ne m’en serais jamais douté !

— Pourquoi sont-ils venus voler le Transvaal et l’Orange aux Bughers ?

— Je me suis déjà posé la question à moi-même. J’ai eu tôt fait d’y trouver une réponse. Vous n’avez qu’à analyser le tempérament anglais et vous le saurez comme moi. Pourquoi ont-ils arraché le Canada des mains de sa mère la France ? L’esprit de conquête, chère amie !

— Vous avez dit : chère amie !

— Je ne me dédis pas. Pourquoi ne pourrais-je pas dire chère amie ? Vous me causez tant d’intérêt ! D’ailleurs, ne parlons-nous pas de conquête ?

— Il y a des citadelles dont il faut faire longtemps le siège !

— Et d’autres que l’on prend d’assaut !

— Moi, je vous prends par la faim !

— Je suis habitué au jeûne !

— Alors, je vous gave ! Un sandwich au jambon ? Un œuf à la coque ? Un œuf de poule ou de cane ?

— Ma foi, je préfère les œufs de poule !

— Voici ! Un, deux, trois ! Attrapez-les au vol ou jeûnez !

— Un, deux, trois ! Je n’en ai pas manqué un seul ! Vous faisiez allusion, tout à l’heure, à vos sentiments envers les Anglais. Vous les fréquentez, cependant !

— Par convenance ! Mon père est juge en chef de la colonie ; il faut bien faire figure d’amis !… Savez-vous pourquoi vous m’avez plu ?

— Est-ce le siège ?

— C’est un ultimatum !

— Je me rends !

Voilà, ma chère Allie, comment je connus Cécilia… et comment je cédai à son ultimatum. Le sort de la guerre m’avait constitué prisonnier de l’ennemi ; l’amour forgeait les anneaux d’une nouvelle chaîne : chaîne dorée et auréolée de beauté, mais qui resserrait tous les jours ses liens autour de ma volonté !

Après ce déjeuner fatal, nous commençâmes l’ascension proprement dite de la montagne, par une crevasse située à l’arrière, du côté nord, la seule accessible à l’homme.

Nous avions huit milles de trajet derrière nous, et Cécilia avait désigné, pour le dîner, un endroit connu, près du réservoir de l’aqueduc. Mon substantiel déjeuner m’avait donné du courage, mais non pas la souplesse et la gracieuse agilité de Cécilia. Pourquoi, dans cette randonnée fatale, l’ai-je suivie, au lieu de la précéder ? J’ai toujours trouvé dans ce tableau l’emblème de ma vie.

Allie, qui avait feuilleté son recueil de poésies tout le temps que j’avais parlé, en sortit une pièce intitulée : Ton nom, et me la présenta.

— Pourquoi me fais-tu lire cette horrible réalité, Allie ?

— Pourquoi avoir réalisé cette horreur, Olivier ? Mais continue ton récit.

Comme nous commencions à escalader la montagne, j’aperçus une autruche qui cachait sa tête dans le sable. Je signalai le fait à Cécilia.

— Nous aurons une tornade, me dit-elle.

Combien de fois, depuis lors, quand la tempête grondait autour de mon cœur brisé, n’ai-je pas désiré suivre l’exemple de la stupide autruche et ensevelir mon désespoir dans le sable.

Le Créateur a donné à l’homme l’intelligence et, à la bête, l’instinct. Celle-ci semble parfois mettre à meilleur profit sa faculté que l’homme ne le fait de la sienne. Serait-ce qu’elle est plus soumise à sa volonté ? On serait porté à le croire, en face de certaines réalités.

Au pied de la montagne s’étendait un immense champ de lys. Je m’arrêtai pour contempler cette nappe blanche, qui me rappelait la neige canadienne.

— Que regardez-vous ? me dit Cécilia, l’air un peu contrarié.

— Je regarde ce champ de lys, qui me rappelle nos hivers canadiens.

— Vous rêvez, parfois ?

— Chaque fois que quelque chose me rappelle mon pays !

— Nous n’avons pas de temps à perdre ! interrompit-elle. La tornade pourrait bien s’annoncer plus tôt que nous ne nous y attendons ! Vous n’avez pas d’idée de ce qu’est une tornade sur la montagne Table !

— Nous pourrions retourner ! hasardai-je timidement.

Cécilia éclata de rire.

— Attention ! Forward ! me dit-elle, en me saluant militairement.

Je la trouvai superbe dans cette attitude et je ne pus m’empêcher d’admirer son courage. Je me pliai à sa volonté. Hélas ! combien de fois, depuis, ai-je subi l’influence de cette voix cassante, qui ne souffre pas de réplique et qui ne s’incline ni devant l’autorité ni devant le raisonnement.

J’avais été vaincu par cette femme dès notre première randonnée à cheval. La maîtrise avec laquelle elle avait mis Nellie à la raison, sa démarche altière, sa beauté incomparable, sa volonté intraitable même m’avaient conquis tout à fait. De là à faire le pas fatal, il n’y avait pas loin.

Je repris mon courage et me gantai pour l’ascension. Cécilia faisait des enjambées d’athlète, accrochant ses mains légèrement gantées aux saillies pointues des rochers, qui menaçaient à tout moment de nous lacérer les chairs. Enfin, nous aperçûmes le sommet de la montagne.

— Un brouillard ! dit Cécilia. À cette saison, c’est extraordinaire ! L’autruche s’est trompée ! Elle a pris le brouillard pour une tornade.

Comme le brouillard était à nos pieds, nous pûmes contempler le rare spectacle d’un soleil brillant au-dessus de nos têtes pendant que la pluie tombait à verse sur la ville. Nous continuâmes notre chemin au milieu de cet enchantement de la nature sud-africaine.

Le nuage se dissipa tout à coup, et nous vîmes à nos pieds la pittoresque ville de Capetown, éblouissante sous le soleil.

— Nous lunchons ? me dit Cécilia, pendant que, rêveur, je contemplais le magnifique spectacle qui s’offrait à mes yeux : un tapis de verdure, partant du pied du rocher abrupt, descendait en pente douce vers la mer, faisant ressortir davantage les constructions toutes plus blanches les unes que les autres, qui émergeaient çà et là de cette nappe verdoyante.

— À quoi rêvez-vous ? me dit Cécilia.

— À mon déjeuner, répondis-je en riant.

Ma pensée, pourtant, vagabondait ailleurs : il me semblait deviner, au-delà de la mer immense, la côte canadienne.

Il nous fallait retourner avant la nuit. Aussi, notre lunch achevé, nous entreprîmes la descente redoutée de tous les alpinistes africains. Comme par habitude, Cécilia se lança la première dans la crevasse. Elle tomba à cinquante pieds, tout d’un bond. Je me lançai à sa suite, dans une chute vertigineuse. Cécilia s’était redressée et m’attendait en riant, au bas de la première glissade. Les morceaux du rocher sur lequel j’avais glissé passaient comme de la mitraille de chaque côté de nos têtes. Cécilia mit ses mains gantées sur ses oreilles, pour se protéger. Pour ma part, je reçus sur la nuque une petite pierre qui faillit me faire tressaillir. Nous arrivons à la source, me dit Cécilia, pendant que, péniblement, nous descendions, tantôt en nous accrochant à un petit arbre rabougri, tantôt en nous arc-boutant sur une pointe de rocher. Enfin, nous atteignîmes cette source d’eau limpide qui jaillissait du flanc de la montagne.

— Je parie, me dit Cécilia, que malgré vos hivers rigoureux, et même sous la glace, vous n’avez jamais bu d’eau plus froide.

— Je ne puis parier sur une chose aussi problématique ! Mais votre parole me suffit, Mademoiselle.

— Alors, à la santé de nos fiançailles, me dit-elle hardiment, en buvant tout d’un trait un grand verre de cette eau glacée.

Je n’eus pas le temps de la prévenir contre le danger de boire de cette eau dans l’état où elle était, après une marche qui nous avait mis le sang en ébullition.

Je répondis à sa santé, en trempant mes lèvres dans cette eau traîtresse.

Par quelle fatalité tombai-je ainsi entre les mains de cette femme volontaire ? Je ne sais. Je n’ai jamais pu comprendre par quel hypnotisme elle me subjugua et réussit, pour ainsi dire, à encercler mes poignets de menottes d’acier. C’est qu’elle était belle, belle à tenter un ange, quand, les joues saignantes, les yeux ardents, les cheveux fous, elle leva son verre d’eau cristalline, d’un geste crâne qui me parut spontané, mais qui sans doute faisait partie de la trame qu’elle avait soigneusement élaborée avant notre départ.

Je te tairai nos épanchements naturels après cet événement qui semblait tenir plutôt du roman que de la réalité. Elle se retira tout à coup de l’enlacement de mes bras, en se plaignant d’un malaise à l’estomac. La fièvre l’envahit subitement et elle se mit à claquer des dents. Je la couvris de mon manteau ; mais rien ne semblait pouvoir la réchauffer. J’aurais donné la moitié de ma fortune pour un verre de cognac ! Mais l’eau de la source ne manifesta aucunement l’intention de se changer en eau-de-vie.

Cécilia avait perdu toute son assurance et elle me guida tant bien que mal dans ce dédale de sentiers inconnus. Je dus faire appel à toutes les ressources de mon intuition pour ne pas m’écarter.

Nous arrivâmes enfin à six heures du soir dans une maison de ferme. Notre hôtesse nous offrit ce qu’elle avait de mieux : un misérable lit de paille, sur lequel Cécilia, plus morte que vive, s’étendit. Il ne fallait pas songer à passer la nuit dans ce réduit, loin de tout médecin et hors d’atteinte par téléphone. Le seul moyen de transport à notre disposition était le pousse-pousse d’un noir qui demeurait non loin de la ferme. Je décidai de l’utiliser.

Après un parcours qui paraissait s’éterniser, sur un chemin rocailleux, nous atteignîmes enfin la grand’route. D’un trot léger et régulier, le nègre tira la voiture, chargée de son précieux fardeau, et, vers les neuf heures, Cécilia tombait dans les bras de Mme de Villiers, qui était venue la rencontrer à la grille.

Tu t’imagines, Allie, l’émotion causée par cette arrivée tragique, où je faisais l’office d’oiseau de malheur. Tous furent, cependant, très corrects à mon égard. Mme de Villiers m’invita même à venir prendre à loisir des nouvelles de sa fille.

La famille ignora tout de nos fiançailles, pendant quelques jours. Mais je crus qu’il était de mon devoir de les mettre au courant. La sympathie qu’ils me témoignèrent me toucha profondément. Ils me considérèrent dès lors comme un des leurs.

M. et Mme de Villiers avaient atteint l’âge mûr, et sous leur extérieur austère de puritains se cachait une nature plutôt sympathique, qui se dévoilait dans l’intimité.