L’action paroissiale (p. 218-225).
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XXXIII


Cécilia fut quinze jours entre la mort et la vie et, durant cet espace de temps, qui me sembla infini, elle resta inconsciente. J’allais tous les jours prendre de ses nouvelles et chaque fois je recevais la même réponse : « Elle est toujours inconsciente, son pouls est très irrégulier, la température baisse un peu le matin pour remonter le soir. »

Sa forte constitution triompha enfin de la maladie et elle entra dans une période de convalescence qui devait durer trois longs mois. Quand elle me reconnut pour la première fois et me sourit, j’en éprouvai un bonheur ineffable. Depuis trois semaines, je ne l’entrevoyais que du seuil de la porte de sa chambre, et ses yeux hagards et sans expression me faisaient peur. Je vis dans son premier sourire comme la révélation d’une joie enfantine, et j’y répondis avec la tendresse d’un père qui répond au premier balbutiement de son enfant.

Mes visites se succédèrent à intervalles plus éloignés, mais je sentais augmenter en moi l’amour que j’avais voué à cette créature, qui m’avait subjugué dès notre première rencontre. Je ne t’ennuierai pas avec les détails du mariage, qui sont toujours les mêmes quand il s’agit d’un mariage fashionable. Mon titre d’étranger ne contribua pas peu à exciter la curiosité de la population, et mes aventures devinrent légendaires.

Nous fîmes notre voyage de noces en Australie, pays que ma femme désirait visiter depuis son enfance. Le climat, la nouveauté du pays, tout contribua à agrémenter notre lune de miel.

La disparité de culte ne tarda pas cependant à créer entre nous un fossé, qui devint plus tard un gouffre infranchissable, comme cela doit inévitablement arriver quand chaque partie se retranche dans ses positions, sans vouloir capituler. Cécilia s’était pliée d’assez bonne grâce à la promesse d’élever les enfants issus de notre mariage dans la religion catholique. Elle s’était figuré que nous n’en aurions jamais, et c’était un détail auquel elle n’avait attaché aucune importance. Je découvris, petit à petit, qu’elle avait une haine implacable contre la religion romaine. Elle tenait le pape pour une espèce d’antéchrist dont elle voyait les maléfices s’étendre à toute la terre. Elle avait absorbé, à petites doses, le poison contenu dans le livre de Chiniquy et elle avait manifesté un grand mécontentement quand son père avait condamné ce volume au feu. Elle avait deux objets de haine bien avoués : l’Anglais et le pape.

Elle commença à manifester ses sentiments hostiles aux premiers symptômes de la maternité. Cet état, où la noblesse de la femme semble s’élever, l’irritait plutôt qu’il ne lui procurait le bonheur dont se sent envahir d’ordinaire la jeune épouse sur le point de devenir mère. Sa position avait d’abord dérangé ses habitudes sportives : plus de courses à cheval, plus de randonnées périlleuses ; la vie d’intérieur pour tout partage. Elle détestait cette vie si naturelle aux autres femmes.

Combien de fois ai-je essayé de lui exprimer mon bonheur de la voir bientôt revivre dans un enfant qui nous serait cher, parce qu’il serait beau comme sa petite maman. Un sourire sarcastique se dessinait toujours sur ses lèvres, qui ne manquaient pas de beauté et que la maternité tendait à embellir davantage. Un jour que j’essayais de nouveau de lui exprimer mon bonheur, elle se leva toute rouge de colère et me dit avec menaces :

— Notre enfant ne sera pas catholique, ou nous vivrons séparés ! Je prétexterai n’importe quoi pour obtenir un divorce !

J’eus beau lui rappeler ses promesses, dûment signées de sa main, elle ne voulut pour rien au monde revenir à de meilleurs sentiments. Je n’insistai pas, craignant les conséquences graves d’une telle saute d’humeur. Je lui répondis simplement : Nous verrons.

— C’est moi qui y verrai, me répondit-elle.

Je n’ajoutai pas un mot, bien décidé naturellement à respecter nos engagements envers l’Église.

À la naissance de l’enfant, son père, homme droit et probe, étant intervenu, elle modifia un peu son idée au sujet de la cérémonie du baptême. Elle exigea cependant que le ministre de l’Église réformée néerlandaise (Hervormde) fût présent.

Ce caprice ne fut pas le seul que j’eus à subir. Les vexations auxquelles nos divergences religieuses donnèrent lieu ne firent que se multiplier, à mesure que l’enfant grandissait. Cécilia portait une telle haine à la religion catholique qu’elle en vint à haïr sa propre enfant, à cause de l’onction de son baptême. Imagine-toi quels sentiments elle devait nourrir à mon égard, moi qui étais la cause indirecte de ses troubles. Pour couper court à toute querelle au sujet de l’éducation et de l’instruction de Cécile, je la conduisis en France, où je la confiai aux Sœurs de la Présentation, à Bourg-Saint-Andéol, où elle est restée désormais.

J’ai vécu, depuis la naissance de cette enfant, les jours les plus sombres de mon existence. Cécilia était devenue une tigresse, toujours prête à me sauter à la gorge pour la moindre contrariété. Sa beauté remarquable elle-même se ressentit de ses sautes d’humeur et ses lèvres quasi divines, à force de se crisper pour cracher des injures, avaient pris une forme presque diabolique qui la rendait repoussante. Elle fut plus tard atteinte d’hydropisie et devint tout à fait impotente. Un goitre acheva de la défigurer. Toujours assise dans une chaise roulante, à l’aide de laquelle elle se transportait, elle réservait toute son énergie pour me cracher des invectives.

Pour me divertir et me changer les idées, je m’adonnai à la vie de club, qui n’avait aucun attrait pour moi. Mes relations m’entraînèrent bientôt dans la politique, où j’obtins des succès. Je représente depuis quinze ans un quartier de Capetown au Parlement de Pretoria. Les sessions de la Chambre furent toujours pour moi un congé, car j’y trouvais une tranquillité relative. Il y a à peine un an, je sortais encore une fois triomphant des urnes électorales.

Après les élections, ma femme exigea le retour au pays de notre enfant. Elle en avait assez, disait-elle, de voir sa fille entre les mains des nonnes, qui ne pouvaient que la corrompre et, peut-être, en faire une recrue pour leur communauté. N’avait-elle pas, en effet, fait sa première communion et n’en avait-elle pas exprimé tout son bonheur dans une lettre de tendre et filiale affection à sa mère ! Il y avait sept ans que cette lettre avait été reçue et elle était restée sans réponse. Cécilia exigeait le retour de sa fille, avant de lui répondre, et son obstination ne pouvait être vaincue.

Devant mon opposition bien arrêtée à ses projets, elle sollicita le divorce, sous le prétexte d’incompatibilité de caractère. Elle l’obtint facilement, car je n’y fis aucune objection. Heureusement, le tribunal vit clair dans toute l’affaire et me confia la garde de Cécile ! Elle est toute à moi et je pourrai maintenant en faire une bonne petite Canadienne, car elle aime notre pays sans trop se rendre compte pourquoi, mais sans doute par atavisme.

Le scandale de notre divorce fit tant de bruit que je décidai, il y a trois mois, de quitter le pays pour un temps indéfini.

Tu comprends maintenant, Allie, ma réserve à ton égard. Devant la loi de mon pays, de tous les pays, je suis libre ; mais, devant Dieu, je reste attaché à cette femme par les liens indissolubles du mariage.

Pour avoir passé une fois à côté du bonheur, il ne me reste que la douce illusion de vivre à son ombre, sans jamais espérer que ses rayons puissent m’atteindre. Comme consolation, il me reste notre amitié. Libre à toi de la rompre, si tu m’en juges indigne !

— Pourquoi tes malheurs diminueraient-ils l’estime que je t’ai conservée ? Tu me les a révélés avec des accents d’une telle sincérité et une émotion si naturelle que, loin de diminuer mon affection pour toi, ils n’ont fait que l’accroître !

— Tu rallumes en moi, Allie, une flamme que je croyais à jamais éteinte, celle de l’espérance. Pouvant compter sur ta sympathie, je ne vivrai plus désormais que pour toi, à distance, comme il convient dans la position irrégulière où je me trouve. Je vivrai à l’ombre de ton foyer, qui sera bien un peu le mien, le seul où je me sente chez moi et le seul qui puisse réparer la brèche faite à mon bonheur. S’il nous faut, par convenance et par devoir, rester chacun de notre côté de la clôture, nos cœurs, unis par des sentiments de sublime amitié, s’abreuveront à une seule source : celle du bonheur.

— Tu as si bien exprimé mes propres sentiments, Olivier, que je n’ai qu’à confirmer tes paroles. C’est à cette seule condition, d’une amitié sans autres liens que des aspirations surnaturelles, que je réponds : oui, soyons des amis, de vrais amis !

En écoutant le récit de tes malheurs, je n’ai pu m’empêcher de penser à ceux de ton enfant. Mon cœur de mère ne peut rester fermé aux sentiments d’inquiétude, pour ne pas dire de désespoir, que te cause la solitude de Cécile qui, au sortir du couvent, se trouvera sans foyer, sans soutien moral autre que celui que tes moments de loisir pourront lui procurer. Je n’ai à lui offrir que les débris d’un foyer brisé par la misère, de laquelle tu m’as momentanément tirée, mais c’est à bras ouverts que je l’accueillerais, si tels pouvaient être son désir et ta volonté.

— Ta générosité, Allie, ouvre devant moi des horizons inespérés. J’ai mûri un projet qui, j’en suis sûr, sera agréable à tout le monde. Je t’en reparlerai, après la tombola. En attendant, tu peux assurer M. le curé de la réalisation de ma promesse.

La haine n’a jamais effleuré le cœur d’Allie. Son bonheur conjugal n’a certainement pas été complet, mais, en femme chrétienne, elle a courageusement supporté son fardeau. Elle a envisagé la maternité sous son vrai jour, avec ce qu’elle comporte de souffrance, de bonheur et d’abnégation. Du malheur même qui l’a frappée, elle a tiré la consolation de ne pas être restée seule et sans motifs de dévouement. Ses misères d’argent, qu’elle ne considère pas comme mortelles, ne font qu’ennoblir ses efforts pour se tirer d’affaires, confiante que la Providence lui viendra en aide.