L’action paroissiale (p. 176-180).
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XXV


Vingt années de séparation n’avaient donc pas altéré cette amitié profonde, née inconsciemment au seuil de notre vie ! Dans le fond de notre cœur, nous étions restés fidèles l’un à l’autre ; seules les circonstances de la vie nous avaient irrémédiablement séparés.

Au lieu de laisser cimenter cette amitié par les liens du mariage, le sort avait tout fait pour empêcher la réalisation naturelle de désirs mutuellement ignorés. Mais la digue construite par la destinée avait été impuissante à contenir les aspirations de nos cœurs, comme le sont tous ces obstacles, érigés par la main de l’homme pour enrayer l’œuvre du Créateur, que les éléments, dans leur force irrésistible, emportent comme un fétu de paille. C’est la revanche de la nature contre ceux qui veulent l’assujettir à leur intérêt personnel.

Inconsciemment, sans doute, les journaux, pour satisfaire une légitime curiosité de leurs lecteurs, avaient jeté le trouble dans nos âmes, au point de nous faire croire que quelques mots en caractères imprimés, lus par hasard, devaient présider à l’orientation de notre vie. Ah ! combien grande est l’influence de la pensée imprimée sur le papier à journal !

De quelle essence est donc composée l’amitié ? N’est-ce pas le plein épanouissement de l’âme qui crée ce sentiment noble, pur et, par là même, naturel, mais, malgré tout, si souvent incompris ? Ce sont des effluves qui partent de l’âme, passent par le cœur qui les réchauffe à la cadence de ses battements, et s’amplifient sous l’influence de l’émotion qui naît à la vue de la personne aimée. Le moindre geste de l’amie fait vibrer en nous toutes les cordes sensibles de notre être ; sa parole nous émeut parfois jusqu’aux larmes et souvent sa simple présence suffit à notre bonheur. Ses malheurs sont les nôtres, de même que nos misères sont les siennes. Notre bonheur répond à celui de l’aimée, comme l’écho répercute dans le lointain le son de notre voix. Nous faisons nôtres ses deuils, comme elle se penche avec compassion sur nos douleurs. Nous éprouvons même un certain bonheur à partager ses peines, parce que nous croyons ainsi les alléger. Ni le temps ni l’espace ne peuvent altérer ces sentiments qui dorment au fond de notre cœur et qui s’éveillent aux charmes d’une voix caressante qui parle ou qui chante, sous l’effet d’un geste familier ou au hasard d’une rencontre.

J’ai pourtant aimé Cécilia d’un amour farouche, passionné ! Mon cœur a violemment vibré au simple son de sa voix ! Sa vue seule m’a maintes fois troublé ! Même dans les moments les plus tragiques de mon existence, quand mon cœur transpercé par les morsures de la jalousie semblait laisser couler mon sang goutte à goutte, je sentais en moi je ne sais quelle farouche passion qui m’attachait encore à elle ! Mais jamais, en sa présence, je n’ai éprouvé cette sensation de paisible bonheur, douce comme le zéphyr qui caresse nos fronts lorsque le soleil africain, ayant dardé tout le jour ses rayons enflammés sur nos têtes, se dérobe enfin pour laisser arriver jusqu’à nous les effluves caressants d’un souffle de vent frais venant de la mer.

La nature farouche et volontaire de Cécilia avait fait de moi presque un fauve, et je me sentais maintenant comme un lion adouci. L’âme tendre et sensible d’Allie avait chassé de moi toute aigreur. Son charme m’enveloppait entièrement, mais sans faire naître en moi même le simple désir d’une cordiale étreinte.

Depuis l’échange de nos dernières paroles, Allie était restée assise, comme figée, devant la grande glace suspendue au mur. Que se passa-t-il dans son âme pendant que dans mon cœur s’agitaient ces sentiments suscités par les événements que ma mémoire me représentait avec tant de vivacité qu’on aurait dit qu’ils s’étaient passés la veille ? Je rompis le silence le premier.

— Tu dois être fatiguée, Allie ! dis-je, un peu troublé par les émotions qui venaient de m’assaillir.

Allie, qui semblait aussi émue que moi, murmura quelques paroles incohérentes que je ne pus saisir. — Tu n’es pas malade, Allie ? repris-je.

— Non, Olivier, mais après tant d’émotions je me sens brisée et j’ai besoin de repos.

— Je ne puis pourtant pas te laisser dans cet état !

— Sois tranquille, mon ami ! Dans les grandes émotions, la solitude est parfois salutaire. Je ne suis pas malade… J’ai déjà supporté tant d’épreuves que je surmonterai bien les suites d’un excès de bonheur.

Mais, à mesure qu’elle parlait, sa pâleur s’accentuait.

Je ne pouvais pas la laisser seule dans cet état ! Ses enfants dormaient déjà profondément, ignorant l’état de leur maman chérie… et aussi le mien… Que leur importait, d’ailleurs, celui-ci ? Avais-je le droit de me le demander ? Sans doute, j’aimais bien ces petits êtres, si chers à Allie ! Mais, eux ? Que m’importait à moi-même mon état d’âme ? J’aurais bien la force de triompher de cet affaissement passager, qu’un sommeil réparateur dissiperait. Il n’en était pas de même pour Allie. Que faire ? Je ne pouvais pas, convenablement, passer la nuit auprès d’elle !… Je proposai d’appeler le médecin. Elle s’y opposa.

— Laisse-moi seule, me dit-elle avec insistance !

— S’il arrivait quelque chose ?

— Encore une fois, Olivier, sois tranquille. Je connais mes forces. Un peu de repos me remettra. Il vaut mieux que tu partes avant qu’il ne soit trop tard.

Je la quittai, non sans lui avoir offert d’aller lui chercher un cordial chez le médecin. Elle refusa encore. Il me fallut donc la quitter, malgré mes inquiétudes.