Alice, ou les Mystères/Texte entier

Hachette (p. np-454).

S. ED. BULWER LYTTON

ALICE
OU
LES MYSTÈRES


ROMAN TRADUIT DE L’ANGLAIS


Séparateur


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1874


LIVRE I


CHAPITRE I


Qui es-tu donc, belle dame, qui usurpes la place de Blanche, cette femme d’une grâce incomparable ?
(Lamb.)


C’était au commencement du mois d’avril ; le jour touchait à sa fin ; deux dames étaient assises à la fenêtre ouverte d’un cottage du Devonshire. La pelouse qui s’étendait devant elles était parsemée d’arbres verts, dont le sombre feuillage était égayé par les premières fleurs et le frais gazon du printemps. À l’horizon la mer, qu’on apercevait à travers une éclaircie des arbres, bornait la vue, et contrastait avec les aspects plus rapprochés et plus paisibles du paysage. C’était un lieu écarté, solitaire, éloigné des affaires et des plaisirs du monde ; et c’était là ce qui en faisait le charme aux yeux de celle qui l’habitait.

La plus jeune des deux dames assises à la fenêtre était la maîtresse de la maison. À son apparence, on ne lui eût guère donné que vingt-sept ou vingt-huit ans, quoiqu’elle dépassât de quatre ou cinq ans cette époque critique de la beauté. Elle était petite et délicate de taille et de proportions, et ses traits étaient charmants, quoique, par suite de leur air de douceur et de repos (accompagné d’une certaine mélancolie), les gens d’un goût superficiel ou peu délicat les eussent trouvés dénués d’expression. Car il y a dans l’aspect des personnes qui ont éprouvé des émotions profondes, un calme qui trompe les yeux du vulgaire : elles sont semblables à ces rivières souvent tranquilles et profondes à mesure qu’elles s’éloignent des sources qui les agitaient et les gonflaient au commencement de leur cours, et qui, bien qu’invisibles, n’en continuent pas moins à les alimenter.

La plus âgée des deux dames, en visite chez sa compagne, avait plus de soixante-dix ans. Ses cheveux gris étaient écartés de son front, et rassemblés sous un bonnet raide et simple à la mode des quakers ; ses vêtements d’étoffes riches, mais unies et d’une façon peu moderne, augmentaient l’aspect vénérable de cette femme, qui ne semblait pas avoir honte de son âge.

« Ma chère mistress Leslie, dit la dame de la maison, après un moment de suspension rêveuse dans la conversation qui durait depuis une heure, c’est très-vrai ; peut-être ai-je eu tort de venir ici ; j’aurais dû n’être pas si égoïste.

— Non, ma chère amie, répondit mistress Leslie avec douceur ; non, égoïste est un mot qui ne peut s’appliquer à vous ; vous avez agi comme vous deviez agir, d’après votre sentiment instinctif du bien, lorsque, à votre âge, avec votre fortune, votre rang et votre beauté, vous avez renoncé à tout ce qui eût charmé les autres, et vous vous êtes consacrée, dans la retraite, à une vie de charité tranquille et ignorée. Dans ce village, tout humble qu’il est, vous vous trouvez comme dans votre sphère, vous consolez les malheureux, vous soulagez les indigents, vous guérissez les malades ; et vous enseignez insensiblement à votre Éveline à imiter vos vertus modestes et chrétiennes. »

La bonne vieille dame parlait avec chaleur, et des larmes remplissaient ses yeux. Sa compagne lui prit la main.

« Vous ne sauriez me donner de vanité, dit-elle, avec un doux et triste sourire. Je me rappelle ce que j’étais, lorsque vous avez offert un asile à la pauvre voyageuse désolée et à son enfant privé de père. Moi, qui alors étais si dénuée de tout, il faudrait que je fusse bien ingrate et bien cruelle, pour me montrer insensible à la misère et aux douleurs des autres malheureux, quand ces malheureux surtout valent mieux que moi ! Mais vous avez raison ; Éveline maintenant devient grande, le moment approche où elle devra se décider à accepter ou à repousser la main de lord Vargrave ; et pourtant, dans ce village, comment peut-elle le comparer à d’autres ? Comment peut-elle choisir ? Ce que vous dites est très-vrai ; et je n’y avais pas suffisamment réfléchi. Que dois-je faire ? Tout ce que je souhaite, c’est d’agir de manière à assurer son bonheur, la chère enfant !

— J’en suis bien sûre, répliqua mistress Leslie, et cependant je ne sais que vous conseiller. D’une part les intentions de feu votre mari méritent tant d’être respectées de toutes les manières, que si lord Vargrave est digne de l’estime et de l’affection d’Éveline, il serait fort à souhaiter qu’elle le préférât à tout autre. Mais s’il est tel qu’on le juge dans le monde, d’après tout ce que j’entends, c’est-à-dire si c’est un homme fourbe, intrigant, presque sans cœur, un homme à l’âme ambitieuse et sèche, je tremble de penser à quel point tout le bonheur d’Éveline pourra se trouver compromis. Il est certain qu’elle n’a pas d’amour pour lui, et pourtant je crains qu’elle n’ait une nature malheureusement trop faite pour aimer. Il serait nécessaire à présent qu’elle vît d’autres hommes, qu’elle apprît à connaitre son propre cœur, et qu’elle ne fût pas poussée trop précipitamment à une décision d’où dépendra toute son existence. C’est un devoir que nous sommes tenues de remplir envers elle, et même envers feu lord Vargrave, malgré tout son désir que ce mariage se fît. Son but, sans aucun doute, était d’assurer le bonheur d’Éveline, et si le temps et les circonstances lui avaient prouvé que cette union était contraire au résultat qu’il se proposait, il y aurait certainement renoncé.

— Vous avez raison, répondit lady Vargrave, quand mon pauvre mari était étendu sur son lit de mort, avant de faire appeler son neveu pour lui donner sa dernière bénédiction, il me dit : « Il est possible que la Providence renverse tous nos projets. Si jamais il était essentiel au véritable bonheur d’Éveline que mon désir de la marier à Lumley Ferrers ne se réalisât pas, je vous laisse liberté entière de décider ce que je ne puis prévoir. Tout ce que je demande, c’est qu’on ne mette point d’obstacles à la réalisation de mon vœu, et qu’on élève l’enfant de manière qu’elle considère Lumley comme son futur époux. » Parmi ses papiers se trouvait une lettre qui m’était adressée, et dans laquelle il s’en remettait avec encore plus de confiance à mon propre jugement que je n’avais le droit de m’y attendre. Ah ! je suis souvent malheureuse de penser qu’il n’a pas épousé une femme plus digne de son affection, et… mais à présent les regrets sont superflus !

— Je souhaiterais que ce fût là votre véritable peine, dit mistress Leslie ; car vous me paraissez toujours en proie à des regrets d’un autre genre ; et je ne crois pas que vous ayez encore oublié les chagrins de votre jeunesse.

— Ah ! comment le pourrais-je ? dit lady Vargrave de ses lèvres tremblantes. »

En ce moment une ombre légère se projeta sur la pelouse inondée de soleil, devant les fenêtres, et on entendit chanter à une petite distance une jeune voix, pure et joyeuse. Un instant après, une belle jeune fille, dans la première fleur de l’âge, courut légèrement sur le gazon et s’arrêta devant les deux amies.

Il y avait un contraste saisissant entre le calme et le repos des deux personnes que nous venons de décrire : l’une avec son grand âge et ses cheveux blancs, l’autre avec ses traits pleins de résignation et de douce mélancolie, et la démarche joyeuse, les yeux riants, la fraîcheur rayonnante de la nouvelle venue. Aux rayons du soleil couchant qui illumimait ses opulents cheveux blonds, sa figure gaie, sa taille flexible, on eût dit une apparition presque trop radieuse pour cette terre de douleur, une créature faite de lumière et de félicité, que les Grecs amoureux de la forme eussent placée au nombre des divinités du ciel, et qu’ils eussent adorée sous le nom d’Aurore ou d’Hébé.

« Ah ! comment pouvez-vous rester dans la maison quand la soirée est si belle ? Venez, ma chère mistress Leslie ; venez, ma mère, ma chère mère ; vous savez que vous me l’avez promis ; vous avez dit que vous viendriez lorsque je vous appellerais. Voyez, il ne pleuvra plus, et après l’averse les myrtes et les parterres de violettes sont si frais.

— Ma chère Éveline, dit mistress Leslie en souriant, je ne suis pas si jeune que vous.

— Non, mais vous êtes tout aussi rieuse quand vous n’avez rien qui vous attriste ; et qui est-ce qui voudrait être triste d’un temps pareil ? Permettez-moi de faire apporter votre chaise, et laissez-moi la rouler ; je suis sûre que j’en viendrai à bout. À bas, Sultan, à bas ! Ah ! vous m’avez donc trouvée à la fin, monsieur ? Allons, tout doux, monsieur, à bas ! »

Cette dernière exhortation s’adressait à un superbe chien de Terre-Neuve, qui s’empara exclusivement en ce moment de l’attention d’Éveline.

Les deux amies regardaient cette charmante fille, qui, avec la grâce de la jeunesse, partageait, même en grondant, les transports de gaîté de son gros camarade de jeu. La plus âgée des deux dames semblait mieux que l’autre comprendre l’humeur joyeuse de la jeune fille. Toutes deux contemplaient avec une tendresse satisfaite l’objet de leur commune affection. Mais quelque souvenir ou quelque association d’idées vint émouvoir lady Vargrave, qui laissa échapper un profond soupir.


CHAPITRE II

La vie orageuse est-elle préférable à cette calme existence ?
(Young. — Satires.)

Les fenêtres étaient closes, la nuit avait remplacé le soir, et les hôtes du cottage étaient réunis. Mistress Leslie était assise devant son métier à broder. Lady Vargrave, le visage appuyé sur sa main, paraissait absorbée par la lecture d’un livre ; mais ses yeux ne voyaient pas la page ouverte devant elle. Éveline était fort occupée à examiner le contenu d’un paquet de livres et de musique, qu’on venait de lui apporter de la loge du concierge, où il avait été déposé par la voiture de Londres.

« Ah ! chère maman, que je suis contente ! s’écria Éveline ; voici quelque chose qui va vous faire plaisir. On a mis en musique quelques-unes de ces poésies qui vous ont si profondément touchée. »

Éveline apporta les romances en question à sa mère, qui sortit de sa rêverie, pour les parcourir avec intérêt.

« Il est très-singulier, dit-elle, que je sois si fort émue par tout ce qui sort de la plume de cet écrivain ; moi, surtout, qui n’aime pas la lecture avec la même passion que vous, ajouta-t-elle en caressant tendrement les boucles épaisses de la chevelure d’Éveline.

— C’est encore un de ses livres que vous lisez en ce moment, dit Éveline jetant les yeux vers le livre ouvert sur la table. Ah ! c’est cet admirable passage sur « nos premières impressions. » C’est égal, chère mère, je n’aime pas à vous voir lire ses ouvrages ; il me semble qu’ils vous attristent toujours.

— Il y a pour moi dans les pensées qui s’y trouvent, dans la manière dont ces pensées sont exprimées, un certain charme qui me fait rêver, dit lady Vargrave, et qui me rappelle un… un ami de ma jeunesse, à ce point qu’en lisant, il me semble l’entendre parler. J’ai éprouvé cela dès la première fois que j’ouvris par hasard un de ses ouvrages, il y a bien des années.

— Quel est donc cet auteur qui vous plaît tant ? demanda mistress Leslie, un peu étonnée, car lady Vargrave éprouvait d’habitude peu de plaisir à lire même les plus grands et les plus célèbres chefs-d’œuvre du génie moderne.

— C’est Maltravers, répondit Éveline ; et je crois que je partage, à peu de chose près, l’enthousiasme de ma mère.

— Maltravers ! répéta mistress Leslie. C’est peut-être une lecture dangereuse pour une personne aussi jeune que vous. À votre âge, chère enfant, vous avez tout naturellement assez de sentiment et d’idées romanesques sans aller leur chercher des auxiliaires dans les livres.

— Mais, chère madame, dit Éveline, embrassant avec chaleur la défense de son auteur favori, dans ses écrits il y a autre chose que du sentiment et des idées romanesques ; ils ne sont pas exagérés ; ils sont très-simples, très-vrais.

— Vous êtes-vous jamais rencontrée avec lui, madame ? demanda lady Vargrave.

— Oui, répondit mistress Leslie, une fois ; c’était alors un jeune garçon blond et joyeux. Son père habitait le comté voisin, et nous nous sommes trouvés ensemble dans une maison de campagne. M. Maltravers lui-même possède une terre près de celle de ma fille dans le comté de ***, mais il n’y demeure pas ; depuis quelques années il est à l’étranger. C’est un singulier homme !

— Pourquoi n’écrit-il plus ? dit Éveline ; j’ai tant de fois lu ses ouvrages, je sais si bien ses poésies par cœur, que je regarderais comme un véritable évènement l’apparition d’un nouvel ouvrage de lui.

— J’ai entendu dire, ma chère, qu’il avait presque entièrement renoncé au monde et aux ambitions du monde, et qu’il avait beaucoup vécu en Orient. La mort d’une demoiselle qu’il devait épouser a, dit-on, troublé et changé son caractère. Depuis cet évènement il n’est plus revenu en Angleterre. Lord Vargrave pourra vous en dire plus que moi au sujet de Maltravers.

— Lord Vargrave ne pense à rien de ce qui n’est pas sur la scène du monde, dit Éveline.

— Je suis bien sûre que vous lui faites injure, dit mistress Leslie, qui releva la tête et fixa les yeux sur le visage d’Éveline ; car vous n’êtes pas sur la scène du monde, vous. »

Éveline fit une petite moue, une très-petite moue de ses jolies lèvres, mais elle ne répondit pas. Elle ramassa la musique, s’assit au piano, et se mit à étudier les nouvelles mélodies. Lady Vargrave écoutait tout émue ; et quand Éveline, dont la voix avait peu de puissance, mais possédait un charme exquis, chanta les paroles, sa mère détourna la tête, et, presque à son insu, quelques larmes coulèrent silencieuses le long de ses joues.

Lorsque Éveline s’arrêta, fort attendrie elle-même, car ces vers respiraient un profond sentiment de mélancolie, elle se rapprocha de sa mère, et, voyant son émotion, elle essuya avec ses baisers les larmes qui mouillaient les yeux pensifs de lady Vargrave. Toute sa gaîté s’enfuit ; elle s’assit sur un tabouret aux pieds de sa mère, lui prit la main entre les siennes, et ne bougea plus, jusqu’au moment où l’on se retira pour la nuit.

Et lady Vargrave bénit Éveline, et sentit que, si elle était éprouvée, du moins elle n’était pas seule.


CHAPITRE III

Mais viens, ô déesse belle et libre, qui portes dans le ciel le nom d’Euphrosine !

. . . . . . . . . . . . . . .

Viens entendre les premiers chants de l’alouette qui rompt du bruit de ses ailes le silence de la nuit.

(L’Allegro. — Milton.)
Mais viens, ô déesse sage et sainte, viens, divine mélancolie !

. . . . . . . . . . . . . . .

Là, dans l’extase d’une sainte passion, oublie tout, et change-toi en marbre.

(Il Penseroso. — Le même.)

L’aube d’un premier jour de printemps ! Quelles idées de fraîcheur et d’espérance sont éveillées par ces seuls mots ! Éveline, aussi rayonnante de fraîcheur et d’espérance que l’aube elle-même, courait sur la pelouse, peu de temps après le lever du soleil, d’un pas aussi joyeux que Son cœur sans souci. Seule !… seule ! pas d’institutrice au nez pincé, à la voix aigre, pour réprimer ses gracieux mouvements et lui enseigner comment doivent marcher les jeunes demoiselles. L’aurore montait silencieusement sur la terre. On eût dit que le jour et le monde appartenaient tout entiers à la jeunesse. Les volets du cottage étaient encore fermés ; Éveline leva les yeux vers les fenêtres pour s’assurer que sa mère, qui était matinale aussi, n’était pas encore levée. Elle s’élança donc, tout en chantant de joie, pour chercher un camarade, c’est-à-dire pour lâcher Sultan. Quelques minutes après, tous deux folâtraient sur l’herbe, et descendaient les marches grossières, taillées dans la falaise, et conduisant à la plage de sable uni. Éveline n’était encore qu’une enfant par le cœur, quoiqu’elle fût quelque chose de plus qu’une enfant par l’esprit. Dans la majesté de cet océan profond, sonore et mystérieux, dans ce silence interrompu seulement par le murmure des vagues, dans cette solitude qu’animaient seules quelques barques de pêcheurs, elle sentait les influences calmes et pénétrantes de la religion de la nature. À son insu son charmant visage devint plus rêveur, et son pas plus lent. L’éducation est une chose bien complexe ! Que de circonstances qui n’ont aucun rapport avec les livres ou les professeurs, contribuent à la culture de l’esprit humain ! La terre, le ciel et l’océan étaient au nombre des précepteurs d’Éveline Cameron, et, sous la simplicité de sa pensée, la source de la poésie du sentiment était alimentée par les urnes des esprits invisibles.

C’était l’heure où Éveline sentait le plus vivement combien notre vie réelle est imparfaitement représentée par les événements extérieurs ; et combien, dans nos méditations et nos rêves, nous vivons d’une seconde et plus noble existence. Élevée, non moins par l’exemple que par le précepte dans cette croyance qui unit la créature au Créateur, c’était l’heure où sa pensée elle-même avait en quelque sorte la sainteté de la prière. Et c’était l’heure aussi où le cœur, abandonnant des rêves divins pour des visions plus terrestres, évoque et peuple son magique royaume ici-bas. Des deux mondes qui s’étendent au-delà de l’heure présente, celui de l’imagination est peut-être plus saint que celui de la mémoire.

Bientôt, voyant le jour s’avancer, Éveline rentra d’un air plus calme, et vint rejoindre à déjeuner sa mère et mistress Leslie. Puis les petits soins du ménage occupèrent son temps, tout héritière qu’elle fût. Ce devoir accompli, le chapeau de paille et Sultan furent encore une fois mis en réquisition. Elle ouvrit une petite porte, derrière le cottage, et prit un sentier qui longeait le cimetière du village, et conduisait à la maison du vieux pasteur. Le cimetière était entouré de tous côtés par une ceinture d’arbres. À part la petite église noircie par le temps, les toits du cottage, et la maison du prêtre, on n’apercevait nulle autre habitation, pas même une chaumière. Sous l’ombrage d’un if, isolé au milieu de l’enclos, se trouvait un banc rustique ; vis-à-vis de ce siége on voyait une tombe, qui se distinguait des autres par une légère palissade. Au moment où la jeune Éveline passait lentement à côté de ce tombeau, elle aperçut un gant parmi les longues herbes humides qui croissaient au pied de l’if. Elle le ramassa et poussa un soupir ; ce gant appartenait à lady Vargrave. Elle soupira, car elle songeait à la mélancolie répandue sur la figure de sa mère, que ne pouvaient dissiper ni ses caresses ni sa gaîté. Elle se demandait avec étonnement pourquoi cette tristesse était devenue une habitude si permanente, car la jeunesse s’étonne toujours que les personnes qui ont l’expérience de la vie soient tristes.

Éveline traversa le cimetière, et se trouva bientôt sur le vert gazon qui s’étendait devant la vieille et pittoresque maison du pasteur.

Le vieillard travaillait à son jardin ; mais dès qu’il vit Éveline, il jeta là sa bêche, et vint gaîment au-devant d’elle.

On voyait facilement à quel point elle lui était chère.

« Ainsi, vous voilà venue prendre votre leçon de chaque jour, ma jeune élève ?

— Oui ; mais le Tasse peut bien attendre, si…

— Si le précepteur a envie de faire l’école buissonnière ? Non, mon enfant ; et même la leçon d’aujourd’hui sera plus longue que de coutume, car il me faudra, je crains, vous quitter demain pour une absence de quelques jours.

— Nous quitter ! Pourquoi cela ?… Quitter Brook Green !… c’est impossible !

— Ce n’est pas du tout impossible ; car nous avons un nouveau curé, et il faut que je devienne courtisan dans ma vieillesse pour lui demander qu’il me permette de rester auprès de mon troupeau. Il est à Weymouth, et il m’a écrit de venir l’y trouver. Ainsi, miss Éveline, il faut que je vous donne des devoirs de vacances à faire en mon absence. »

Éveline essuya les larmes qui humectaient ses yeux (car lorsque le cœur est plein d’affection, les yeux débordent facilement) et se suspendit tristement au bras du vieillard, donnant un libre cours aux lamentations moitié enfantines, moitié féminines, que lui arrachait la pensée de cette séparation prochaine. Et sa mère aussi, que deviendrait-elle sans lui ? Et pourquoi ne pouvait-il écrire au curé, au lieu d’y aller lui-même ?

Le pasteur, qui était célibataire et n’avait point d’enfants, n’était pas insensible à l’affection de sa belle élève ; peut être fut-il lui-même un peu plus distrait que de coutume ce matin-là, ou bien Éveline, de son côté, se montra-t-elle moins attentive. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle profita fort peu de la leçon.

Pourtant c’était un excellent précepteur que ce vieillard. Connaissant les tendances de l’esprit vif, prompt, et un peu fantasque d’Éveline, il avait moins cherché à dompter son imagination, qu’à l’épurer et à l’élever. Doué lui-même de facultés rares, que ses loisirs lui avaient permis de cultiver, il avait une piété trop large et trop riante pour exclure la littérature (le plus beau don du ciel) du domaine de la religion. Sous sa direction l’esprit d’Éveline avait été nourri des trésors du génie moderne, et son jugement avait été affermi par les critiques d’un goût généreux et gracieux.

Dans la retraite de ce hameau, la jeune héritière avait été élevée de manière à se montrer digne du rang qu’elle devait occuper. Elle savait apprécier les arts et l’élégance, qui distinguent (quel que soit leur rang) les gens d’élite des esprits vulgaires, mieux que si elle eût été élevée par le Briarée aux cent mains de l’éducation fashionable. Lady Vargrave même, comme presque toutes les personnes dont les prétentions sont modestes et l’éducation incomplète, était assez disposée à concevoir une trop haute estime des avantages de la lecture. Elle n’était jamais plus contente que lorsqu’elle voyait Éveline ouvrir le paquet de livres qu’on lui envoyait tous les mois de Londres, et se plonger avec délices dans la lecture de volumes que lady Vargrave considérait innocemment comme d’inépuisables réservoirs de sagesse.

Mais ce jour-là Éveline ne pouvait lire, et les beaux vers du Tasse avaient perdu pour elle toute leur mélodie. De sorte que le pasteur y renonça et plaça dans la main de son élève attristée un petit programme d’études à suivre en son absence. Sultan, qui depuis une demi-heure léchait ses pattes d’un air ennuyé, se leva en bondissant, et se mit à caracoler autour du jardin, précédant le vieux prêtre et la jeune fille qui quittèrent bientôt les œuvres des hommes pour celles de la nature.

« Soyez sans crainte ; je prendrai le plus grand soin de votre jardin, pendant que vous n’y serez pas, dit Éveline. Et puis il faut nous écrire pour nous dire le jour où vous reviendrez.

— Ma chère Éveline, vous êtes née pour gâter tout le monde, depuis Sultan jusqu’à Aubrey.

— Et pour être gâtée en retour, ne l’oubliez pas, s’écria Éveline en riant et en secouant ses boucles blondes. Et maintenant avant de vous en aller, voulez-vous me dire, vous qui avez tant de sagesse, ce que je dois faire pour… pour… me faire aimer de ma mère ? »

La voix d’Éveline s’altéra en disant ces derniers mots, et Aubrey parut ému et surpris.

« Vous faire aimer de votre mère, ma chère Éveline ! que voulez-vous dire ? ne vous aime-t-elle pas ?

— Ah ! pas autant que je l’aime ; elle est douce et bonne, je le sais, car elle l’est envers tout le monde. Mais elle ne se confie pas à moi ; elle a quelque chagrin dans le cœur qu’elle ne me permet ni de connaître, ni de consoler. Pourquoi éviter toute allusion à sa jeunesse ? Elle ne me parle jamais comme si, elle aussi, elle avait eu une mère ! Pourquoi ne puis-je jamais lui parler de son premier mariage, de mon père ? Pourquoi me regarder d’un air de reproche, et m’éviter, oui ! m’éviter, pendant des journées entières, si… si j’essaie de la ramener au passé ? y a-t-il un secret ? S’il en est ainsi, ne suis-je pas d’âge à le connaître ? »

Les paroles d’Éveline étaient rapides et saccadées, et ses lèvres tremblaient. Aubrey lui prit la main, la pressa, et lui dit, après un moment de silence :

« Éveline, c’est la première fois que vous me parlez ainsi. Est-il arrivé quelque chose qui ait éveillé votre… dirai-je votre curiosité, ou bien la fierté blessée de votre affection ?

— Et vous aussi, vous êtes sévère ; vous me blâmez ! Non, il est vrai, je ne vous ai jamais parlé ainsi, mais depuis bien, bien longtemps, je me suis aperçue que je ne suffis pas au bonheur de ma mère, moi qui l’aime si tendrement ! Et maintenant, depuis que mistress Leslie est ici, je trouve qu’elle converse avec cette dame qui lui est étrangère, avec beaucoup plus de confiance qu’elle ne cause avec moi. Lorsque j’entre par hasard, elles suspendent leur entretien, comme si je n’étais pas digne d’y prendre part. Et… et… ah ! si je pouvais seulement vous faire comprendre que tout ce que je désire, c’est que ma mère m’aime, qu’elle me connaisse, qu’elle ait confiance en moi…

— Éveline, dit le prêtre avec froideur, vous aimez votre mère, et à juste titre ; jamais il n’y eut un cœur meilleur, plus tendre que le sien. Ce qu’elle souhaite le plus au monde, c’est votre bien, votre bonheur. Vous réclamez sa confiance, mais pourquoi ne vous fiez-vous pas à elle ? Pourquoi ne pas croire qu’elle est animée des plus tendres, des meilleurs motifs ? Pourquoi ne pas lui laisser la liberté de vous révéler ou de vous taire le chagrin secret qui la consume, en admettant qu’elle en ait un ? Pourquoi y ajouter en vous livrant à cet excès de sensibilité personnelle ? Ma chère élève, vous n’êtes guère qu’une enfant ; et il n’est pas étonnant que les personnes qui ont souffert hésitent à affliger d’une triste confidence celles à qui la douleur est encore inconnue. Je puis, du moins, vous dire ceci (car lady Vargrave ne cherche pas elle-même à le cacher) : que de bonne heure elle a été en butte à des épreuves auxquelles, plus heureuse, vous avez échappé. Elle ne vous parle pas de sa famille, car elle n’en a plus sur la terre. Et après son mariage avec votre bienfaiteur, Éveline, peut-être considéra-t-elle comme une question de principes de bannir tout inutile regret, tout souvenir, s’il était possible, de ses premiers liens.

— Ma pauvre chère mère ! Oh ! oui, vous avez raison ; pardonnez-moi. Peut-être pleure-t-elle mon père, que je n’ai jamais vu, qu’il m’est tacitement défendu, je le sens, de nommer. Vous ne l’avez pas connu ?

— Qui donc ?

— Mon père ; le premier mari de ma mère ?

— Non.

— Mais je suis bien sûre que je n’aurais pu l’aimer mieux que mon bienfaiteur, mon second, mon véritable père, qui n’est plus maintenant. Oh ! que je me le rappelle bien, lui ! Que son souvenir m’est cher ! »

Éveline s’interrompit et fondit en larmes.

« Vous faites bien de vous en souvenir ainsi ; d’aimer, de vénérer sa mémoire ; il fut véritablement un père pour vous. Mais à présent, Éveline, ma chère enfant, écoutez-moi. Respectez le cœur silencieux de votre mère. Ne lui laissez pas penser que ses malheurs, quels qu’ils soient, puissent vous causer de la tristesse, à vous, son dernier espoir et sa dernière consolation. Plutôt que de chercher à rouvrir ses anciennes blessures, laissez-les se cicatriser sous l’influence du temps et de la religion ; et attendez le moment où, sans éprouver une trop vive douleur, votre mère pourra peut-être remonter avec vous le courant du passé.

— Oui, oui ; je vous le promets. Oh ! je sens que j’ai été bien méchante, bien désagréable ! mais ce n’était que par excès de tendresse, croyez-le bien, cher monsieur Aubrey, croyez-le bien !

— Certes, je le crois, ma pauvre Éveline, et maintenant je sais que je puis avoir confiance en vous. Allons, séchez vos beaux yeux, autrement on croirait que vous avez un maître trop sévère, et acheminons-nous vers le cottage. »

Ils traversèrent lentement et en silence l’humble jardin et le cimetière. Et là, à côté du vieil if, ils aperçurent lady Vargrave. Éveline, craignant que les traces de ses larmes ne fussent encore visibles, fit un mouvement pour se retirer, et Aubrey qui se doutait de ce qui se passait en elle, lui dit :

« Irai-je rejoindre votre mère, et lui annoncer mon prochain départ ? peut-être, en attendant, serez-vous bien aise d’aller visiter notre pauvre protégée, dans le village. La mère Newman désire beaucoup vous voir ; nous irons vous y retrouver bientôt. »

Éveline le remercia par un sourire, envoya un baiser à sa mère, avec une apparente gaîté, traversa le jardin du preslbytère, et se dirigea vers le petit village. Aubrey rejoignit lady Vargrave, et lui offrit le bras.

Cependant Éveline pensive poursuivait son chemin : elle avait le cœur gros, et elle s’adressait des reproches. Sa mère avait donc éprouvé des chagrins, et sa réserve n’avait peut-être d’autre cause que la répugnance qu’elle ressentait à affliger son enfant. Oh ! combien, dorénavant, Éveline s’empresserait de la consoler, de la caresser, de faire oublier le passé à cette mère chérie ! Car, si le caractère de cette jeune fille avait un peu de l’impétuosité et de l’étourderie de son âge, il était noble autant que tendre ; et maintenant la curiosité avait fait place à un dévouement généreux.

Elle entra dans la chaumière de l’infirme dont lui avait parlé Aubrey. Sa douce et consolante figure était là comme un rayon de soleil ; et lady Vargrave la retrouva assise à côté de la vieille femme, le Livre des Pauvres ouvert sur ses genoux. Il était curieux d’observer l’impression différente que produisaient la mère et la fille sur les villageois. Toutes les deux étaient aimées avec un enthousiasme presque égal ; mais auprès de la première ils se sentaient plus à l’aise. Ils pouvaient lui parler plus librement ; et elle les comprenait bien plus vite. Ils n’avaient pas besoin de prendre mille détours pour lui raconter les petites misères insignifiantes qu’ils eussent été presque honteux d’avouer à Éveline. Ce qui semblait si peu de chose à la jeune et riante beauté, la mère l’écoutait avec une grave et douce patience. Quand tout allait bien, on se réjouissait de voir Éveline ; mais, dans les petites contrariétés et les petits chagrins, il n’y avait personne pour remplacer « la bonne mylady ».

Aussi dame Newman, dès qu’elle aperçut la pâle et gracieuse figure de lady Vargrave sur le seuil, poussa-t-elle une exclamation de plaisir. Maintenant elle pouvait décharger son cœur de tout ce qu’elle n’osait dire à la jeune demoiselle, de crainte de l’ennuyer. Maintenant elle pouvait se plaindre des vents d’est, et du rhumatisme, et des autorités de la paroisse, et du mauvais thé qu’on vendait dans la boutique de M. Hart, et du petit-fils ingrat qui faisait si bien ses affaires, et qui oubliait sa vieille grand mère !


CHAPITRE IV

Vers la fin de la semaine nous reçûmes une carte de la part des dames de la ville.
(Le Vicaire de Wakefield.)

Le pasteur était parti, et les leçons suspendues. Sous tous les autres rapports les jours se suivaient dans la calme retraite de Brook-Green aussi semblables les uns aux autres que le permettaient le soleil et les nuages. Un matin, mistress Leslie, une lettre à la main, alla trouver lady Vargrave, occupée à soigner les fleurs d’une petite serre qu’elle avait fait ajouter au cottage, lorsque, obéissant à divers motifs, dont l’un en particulier était mystérieux et tout-puissant, elle avait quitté la somptueuse villa que lui avait léguée son mari pour venir dans cette demeure isolée.

Lady Vargrave consacrait une grande partie de son temps uniforme et monotone à la culture des fleurs, ces charmantes filles de la nature, qui donnent à notre vieillesse les mêmes plaisirs calmes dont elles réjouissaient notre jeunesse.

« Ma chère amie, dit mistress Leslie, j’ai des nouvelles pour vous. Ma fille, mistress Merton, qui vient de passer quelque temps dans le Cornwall auprès de la mère de son mari, m’écrit qu’en passant par ici pour se rendre chez elle, dans le comté de B***, elle viendra nous voir. Elle ne vous gênera pas beaucoup, ajouta mistress Leslie en souriant, car M. Merton ne l’accompagnera pas. Elle n’amène avec elle que sa fille Caroline, une jeune personne vive, belle, et intelligente, qui sera enchantée de connaître Éveline. Tout ce que vous regretterez, c’est qu’elle vienne pour mettre un terme à mon séjour ici, et m’emmener avec elle. Si vous pouvez excuser ce petit tort, vous n’aurez pas autre chose à lui pardonner. »

Lady Vargrave répondit avec la simplicité bienveillante qui lui était habituelle ; mais il était évident qu’elle redoutait la visite d’une étrangère (elle n’avait jamais vu mistress Merton), et que surtout elle s’affligeait à la pensée de perdre mistress Leslie une semaine ou deux plus tôt qu’elle ne s’y était attendue. Cependant son amie se hâta de la rassurer. Mistress Merton était si douce, si accommodante ; la femme d’un pasteur de village avait des goûts fort simples ; et, puis la visite de mistress Leslie pourrait ne pas se trouver abrégée, si lady Vargrave voulait bien étendre son hospitalité à mistress Merton et à Caroline.

Quand on annonça cette nouvelle à Éveline, son jeune cœur n’éprouva que du plaisir et de la curiosité. Elle n’avait pas d’amie de son âge ; elle était convaincue que la petite-fille de sa chère mistress Leslie lui plairait.

Éveline, naturellement portée à s’occuper des autres avec une affectueuse sollicitude, avait de bonne heure appris à soulager sa mère des quelques soins domestiques qu’une maison comme la leur, si tranquille qu’elle fût, pouvait exiger. Elle s’occupa gaîment de mille petits préparatifs. Ne s’imaginant pas qu’on pût en trouver le parfum malsain, elle remplit de fleurs les appartements des visiteuses, étala sur les tables ses livres favoris, et fit transporter dans la chambre de Caroline le petit piano droit qui se trouvait dans la sienne : Caroline devait bien certainement aimer la musique. Elle eut quelques velléités d’y transférer aussi une cage renfermant deux serins, mais lorsqu’elle fut pour la prendre, les oiseaux se mirent à chanter si gaîment, ils paraissaient si contents de la voir, si convaincus qu’elle leur apportait du sucre, que son cœur lui reprocha l’ingratitude qu’elle méditait. Non, elle ne pouvait céder ses serins ; mais le bocal en verre, contenant des poissons dorés !… oh ! qu’il ferait bien sur son piédestal à côté de la fenêtre ; d’ailleurs les poissons, créatures peu intelligentes, ne la regretteraient pas !

Vint enfin la matinée, puis l’heure de midi, puis le moment probable de l’importante arrivée. Après avoir, trois fois en une demi-heure, arrangé, dérangé, puis rarrangé tout ce qui avait été précédemment rangé en perfection, Éveline se retira dans sa chambre pour consulter sa garde-robe et Marguerite, autrefois sa bonne, maintenant sa femme de chambre. Hélas ! la garde-robe de l’héritière de l’opulent Templeton, de la future lady Vargrave, fiancée à l’homme d’État en crédit, au nouveau pair, maintenant si plein d’ostentation ; sa garde-robe, dis-je, eût été dédaignée par plus d’une fille de boutiquier. Éveline voyait fort peu de monde ; le cercle de ses connaissances se bornait au pasteur de l’endroit, et à deux vieilles filles qui, grâce à un revenu de cent quatre-vingts livres sterling[1], vivaient fort convenablement dans un cottage, avec une servante, deux chats, et un petit domestique. Sa mère se souciait peu de toilette ; et elle savait bien trouver d’autres moyens de dépenser son argent. Mais Éveline n’avait pas plus de philosophie que les jeunes filles de son âge. Elle passait d’une robe de mousseline à une autre, d’une robe de couleur à une robe blanche, et d’une robe blanche à une robe de couleur, avec une anxiété charmante et une hésitation inquiète. À la fin elle se décida pour la plus nouvelle, et lorsqu’elle l’eut mise, et qu’elle eut placé une seule rose dans ses cheveux soyeux et abondants, Carson[2] elle-même n’aurait pu ajouter un charme de plus à sa toilette. Âge heureux ! À quoi bon l’art des modistes quand on a dix-sept ans ?

« Et voici, mademoiselle, voici le beau collier que lord Vargrave a apporté, la dernière fois que mylord est venu ; il va faire un effet !… »

Les émeraudes étincelaient dans l’écrin. Éveline les regarda d’un air irrésolu ; puis, tandis qu’elle les regardait, une ombre attrista son front ; elle soupira, et ferma l’écrin.

« Non, Marguerite, je n’en ai pas besoin ; emportez-le.

— Oh ! mon Dieu, mademoiselle ! que dirait mylord s’il était ici ? Ces émeraudes sont si belles ! Elles vous siéraient si bien ! Dieu, comme ça reluit ! Mais vous porterez de bien plus belles choses encore, quand vous serez mylady !

— J’entends la sonnette de maman ; allez, Marguerite, elle a besoin de vous. »

Quand elle fut seule, la jeune fille se laissa tomber, d’un air distrait et rêveur, dans un fauteuil ; et quoique le miroir se trouvât en face d’elle, ses regards ne s’y arrêtèrent pas. Elle oublia sa toilette, sa robe de mousseline, ses craintes et ses hôtes.

« Ah ! pensait-elle, quel cruel ennui quand je pense à lord Vargrave et à ce fatal engagement ! chaque jour je le sens davantage. Quitter ma mère chérie, cette habitation tant aimée… oh ! je ne pourrai jamais m’y résoudre. Quand j’étais enfant, je l’aimais bien ; maintenant son nom me fait frissonner. Comment cela se fait-il ? Il est aimable, il a la condescendance de chercher à me plaire. C’était le vœu de mon pauvre père (car il a véritablement été un père à mon égard) ! et pourtant… oh ! que ne m’a-t-il laissée pauvre et libre ! »

Éveline en était là de sa méditation, lorsqu’un bruit de roues inusité se fit entendre sur le sable ; elle tressaillit, s’essuya les yeux, et descendit précipitamment pour recevoir les hôtes attendus.


CHAPITRE V

Dites-moi, ma chère Sophie, ce que vous pensez de nos nouvelles connaissances.
(Le Vicaire de Wakefield.)

Mistress Merton et sa fille étaient déjà dans le salon principal, assises de chaque côté de mistress Leslie. La première était une femme d’un extérieur simple et agréable ; sa figure était encore belle, et elle exprimait, sinon de l’intelligence, du moins une calme bienveillance, et un contentement habituel. La seconde était une belle jeune fille, aux yeux noirs, à la physionomie hardie ; elle avait ce genre de beauté qui saisit et qui fait de l’effet ; elle était grande, elle avait de l’assurance, et sa toilette, bien que simple, était à la dernière mode. Le chapeau élégant, grand de forme comme on les portait alors ; le voile en dentelle de Chantilly ; le brillant cachemire français ; les manches larges, adoptées à cette époque par une vogue barbare ; la robe de soie coûteuse, mais sans prétention ; la chaussure irréprochable ; l’habitude du monde ; les manières assurées ; le regard tranquille mais scrutateur de Caroline ; tout cela surprit, troubla, et effraya même un peu Éveline.

Miss Merton de son côté, quoique plus à son aise, fut également étonnée de la beauté et de la grâce innocente de la jeune fée qui s’offrait à ses regards ; elle se leva pour la saluer, avec une cordialité de bon ton, qui fit sur-le-champ la conquête du cœur d’Éveline.

Mistress Merton la baisa sur la joue, lui fit un aimable sourire, mais dit peu de chose. Il était facile de s’apercevoir qu’elle causait moins et qu’elle était plus simple que Caroline.

Lorsque Éveline les conduisit dans leurs appartements, la mère et la fille reconnurent du premier coup d’œil le soin et la prévoyance qui avaient veillé à leur bien-être. L’expression inquiète et attentive des yeux d’Éveline suggéra à l’amabilité de l’une et au savoir-vivre de l’autre l’idée de récompenser leur jeune hôtesse par une foule de petites exclamations de satisfaction et de plaisir.

« Dieu, que c’est charmant ! Quel joli pupitre ! dit l’une.

— Et les jolis poissons dorés ! dit l’autre.

— Et le piano donc, qui se trouve si bien placé ! » Les jolis doigts de Caroline parcoururent rapidement les touches.

Éveline se retira toute rouge et toute souriante. Et alors mistress Merton se permit de dire à son élégante femme de chambre :

« Enlevez vite ces fleurs, ou je vais me trouver mal.

— Que cette chambre est basse ! il n’y a pas d’air ici ! dit Caroline, lorsque la femme de chambre se fut retirée emportant les fleurs condamnées. — Et je ne vois point de psyché. Enfin ! ces pauvres gens ont fait de leur mieux.

— C’est une charmante personne que lady Vargrave ! dit mistress Merton ; elle est si intéressante ! si jolie ! et comme elle paraît jeune !

— Elle n’a pas de tournure, pas beaucoup d’usage du monde, dit Caroline.

— Non, mais elle a quelque chose de mieux.

— Hum ! dit Caroline. Sa fille est fort jolie, quoique trop petite.

— Quel sourire ! quels yeux ! elle est irrésistible ! Et quelle fortune ! Ce sera pour vous une charmante amie, Caroline.

— Oui, elle pourra m’être utile si elle épouse lord Vargrave, ou même si elle fait un beau mariage quel qu’il soit. Quel homme est-ce que ce lord Vargrave ?

— Je ne l’ai jamais vu. On le dit fort séduisant.

— Allons…, elle est bien heureuse ! » dit Caroline, en soupirant.


CHAPITRE VI

Deux charmantes jeunes filles égaient mon chemin solitaire.
(Lamb. — Vers d’album.)

Après le dîner il faisait encore assez jour pour que les jeunes personnes pussent faire une promenade dans le jardin. Mistress Merton, qui redoutait l’humidité, préféra rester à la maison. Elle était si tranquille, elle faisait si peu d’embarras, que, pour se servir de l’expression de mistress Leslie, elle ne gênait pas du tout lady Vargrave. D’ailleurs elle lui parlait d’Éveline, et c’était là un sujet de conversation très-agréable à son hôtesse, qui aimait tendrement Éveline, et en était très-fière.

« Ce site est vraiment fort joli ! Quelle charmante vue de la mer ! dit Caroline. Vous dessinez ?

— Oui, un peu.

— D’après nature ?

— Oh ! oui !

— Comment ? à l’encre de Chine ?

— Oui ; et à l’aquarelle

— Ah ! vraiment ! Mais qui donc a pu vous enseigner tout cela dans ce petit village, je dirai même dans ce comté primitif ?

— Nous ne sommes venues habiter Brook Green que lors que j’avais près de quinze ans. Ma chère mère, quoiqu’elle désirât beaucoup quitter notre villa de Fulham, ne voulut pas s’y résoudre à cause de moi, tant que j’eus besoin de professeurs ; et, comme je savais qu’elle avait envie de venir ici, je travaillai avec deux fois plus d’ardeur.

— Alors elle connaissait déjà ce pays ?

— Oui ; elle y était venue il y a bien des années, et, à la mort de mon pauvre père (j’appelle toujours feu lord Vargrave mon père), elle a acheté cette propriété. Elle s’y rendait régulièrement une fois l’an, sans moi ; et lorsqu’elle en revenait, je la trouvais encore plus triste qu’auparavant.

— Quel charme ce séjour a-t-il donc pour lady Vargrave ? demanda Caroline, avec un certain intérêt.

— Je ne sais, à moins que ce ne soit l’extrême tranquillité dont on y jouit, ou quelque association d’idées de jeunesse.

— Et quel est votre plus proche voisin ?

M. Aubrey, le pasteur. Il est bien fâcheux qu’il soit absent en ce moment. Vous ne pouvez vous imaginer à quel point il est bon et charmant. C’est le plus aimable vieillard qu’il y ait au monde. Un homme que Bernardin de Saint-Pierre aurait eu du plaisir à dépeindre.

— Agréable sans doute, mais ennuyeux ! Les bons pasteurs le sont presque toujours.

— Ennuyeux ! Mais pas le moins du monde ; il est gai jusqu’à l’enjouement, et il est très-savant. Il a été si bon pour moi dans mes études ! Vous ne sauriez croire tout ce que j’ai appris, grâce à son secours.

— Je ne doute pas qu’il soit excellent juge en matière de sermons.

— Mais, M. Aubrey n’est pas sévère, reprit Éveline avec empressement ; ainsi, par exemple, il aime beaucoup la littérature italienne ; nous lisons le Tasse ensemble.

— Ah ! quel dommage qu’il soit vieux ! vous avez dit, je crois, qu’il était vieux ? Peut-être y a-t-il un fils, la vivante image du père ?

— Oh ! non, dit Éveline, en riant innocemment ; M. Aubrey ne s’est jamais marié.

— Et où demeure-t-il, ce vieux monsieur ?

— Venez un peu de ce côté. Là, vous pouvez voir d’ici le toit de sa maison, tout à côté de l’église.

— Je vois. C’est un peu triste pour vous d’être si près de l’église.

— Trouvez-vous ? Ah ! mais, c’est que vous ne l’avez pas vue ! C’est la plus jolie église de tout le comté. Et le petit cimetière donc ! il est si tranquille, si retiré ! je me sens meilleure chaque fois que j’y passe. Il y a certains lieux qui respirent la piété.

— Vous êtes poétique, ma chère petite amie. »

Éveline, qui avait réellement de la poésie dans sa nature, et qui par conséquent la laissait quelquefois déborder dans son simple langage, rougit et se sentit un peu honteuse.

« C’est la promenade favorite de ma mère, dit elle en s’excusant. Souvent elle y passe plusieurs heures toute seule ; et c’est peut être pour cela que ce lieu est plus joli à mes yeux qu’à ceux des autres. Pour moi, je n’y vois rien de triste ; et lorsque je mourrai, je voudrais y être enterrée. »

Caroline rit un peu.

« Voilà un étrange souhait ; mais peut-être avez-vous eu des peines de cœur ?

— Moi ! ah ! vous vous moquez de moi !

— Vous ne vous souvenez pas de M. Cameron, votre véritable père ?

— Non ; il était mort, je crois, avant ma naissance.

— Cameron, c’est un nom écossais. À quelle tribu des Cameron appartenez-vous ?

— Je n’en sais rien, dit Éveline un peu embarrassée ; et même je ne connais pas du tout la famille de mon père, ni celle de ma mère. C’est fort singulier, mais je ne crois pas que nous ayons un seul parent. Vous savez que lorsque je serai majeure, je dois prendre le nom de Templeton.

— Ah ! le nom suit la fortune ; je comprends. Chère Éveline, que vous serez donc riche ! ah ! que je voudrais être riche !

— Et moi je voudrais être pauvre, dit Éveline, dont la voix changea d’accent, et la physionomie d’expression.

— Quelle singulière fille vous faites ! Que voulez-vous dire ? »

Éveline ne dit rien, et Caroline l’examina avec curiosité.

« Ces idées-là viennent de ce que vous vivez trop retirée, ma chère Éveline. Combien vous devez brûler de voir le monde !

— Moi ! point du tout. Je voudrais ne jamais quitter ces lieux ; je souhaiterais d’y vivre et d’y mourir.

— Vous penserez tout autrement quand vous serez lady Vargrave. Pourquoi prenez-vous un air si sérieux ? N’aimez vous pas lord Vargrave ?

— Quelle question ! dit Éveline en détournant la tête, et en riant d’un rire forcé.

— Peu importe du reste que vous l’aimiez ou non ; c’est une position superbe. Il a un rang, de la réputation, il est haut placé ; tout ce qui lui manque, c’est de l’argent, et vous lui en apporterez. Hélas ! moi je n’ai pas cette éblouissante perspective. Je n’ai pas de fortune, et je crains que mes beaux yeux ne me procurent jamais un titre, une loge à l’Opéra, et une maison dans Grosvenor Square. Je voudrais bien être la future lady Vargrave.

— Certes, moi aussi, je voudrais bien que vous la fussiez, dit Éveline avec une grande naïveté ; vous conviendriez bien mieux à lord Vargrave que moi. »

Caroline se mit à rire.

« Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

— Sa manière de voir est semblable à la vôtre. Il ne dit jamais rien qui me soit sympathique.

— Un joli compliment que vous me faites là ! Soyez convaincue, ma chère, que nous sympathiserons fort bien quand vous connaîtrez le monde aussi bien que moi. Mais, pour en revenir à lord Vargrave, est-il trop vieux ?

— Non, je ne pensais pas à son âge ; et le fait est qu’il paraît plus jeune qu’il n’est.

— Est-il beau ?

— Oui, il est ce qu’on est convenu d’appeler beau ; vous le trouveriez bien, vous.

— Bon, s’il vient ici je ferai mon possible pour vous enlever son cœur ; ainsi, prenez garde à vous.

— Oh ! je vous en serais si reconnaissante ! Je l’aimerais tant, s’il voulait bien devenir amoureux de vous !

— Je crains bien qu’il n’y ait pas de danger que cela arrive.

— Mais comment se fait-il, dit en hésitant Éveline, après un moment de silence, comment se fait-il que vous ayez bien plus d’expérience du monde que moi ? Je croyais que M. Merton habitait presque toujours la campagne.

— Oui, mais mon oncle, sir John Merton, est représentant du comté ; et mon aïeule paternelle, qui habite le château de Tregony (que nous venons de quitter), se rend à Londres, dans la saison, presque tous les ans, et j’ai passé trois saisons avec elle. C’est une charmante vieille, tout à fait une grande dame. Malheureusement elle reste en Cornwall cette année, elle a été souffrante, et les médecins lui défendent Londres et les villes. Mais même à la campagne nous menons une vie très-gaie. Mon oncle demeure à peu de distance, et quoiqu’il soit veuf, il reçoit beaucoup lorsqu’il est à Merton Park. Papa aussi est riche ; il est très-hospitalier, très-aimé, et il sera évêque un de ces jours, j’espère ; ce n’est pas du tout comme un pasteur de village. De sorte que, je ne sais trop comment, j’ai appris à devenir ambitieuse. Nous sommes tous ambitieux dans la famille de papa. Mais, hélas ! je n’ai pas si beau jeu que vous. Vous êtes jeune et belle ; par-dessus le marché vous êtes une héritière ! Ah ! quelle perspective ! Vous devriez engager votre maman à vous mener à Londres.

— À Londres ! L’idée seule d’y aller la rendrait malheureuse. Oh ! vous ne nous connaissez pas.

— Je ne puis m’empêcher de croire, miss Éveline, dit Caroline avec malice, que ce n’est pas seulement votre innocente petite manière de voir (que vous exprimez si gentiment) qui vous rend aveugle aux perfections de lord Vargrave, et indifférente aux attraits de Londres. Je suis convaincue que si l’on savait la vérité, on trouverait qu’il y a ici, outre le vieux pasteur, quelque beau jeune recteur, qui joue de la flûte, et qui prêche, en gants blancs, des homélies sentimentales. »

Éveline partit d’un éclat de rire folâtre, si folâtre que les soupçons de Caroline s’évanouirent. Elles continuèrent à se promener et à jaser ainsi jusqu’à la nuit ; puis elles rentrèrent. Éveline fit voir ses dessins à Caroline, et cette jeune personne, qui s’y connaissait, en fut étonnée. Le talent d’Éveline comme pianiste l’étonna encore davantage ; mais Caroline prit sa revanche d’un autre côté, car sa voix était plus puissante que celle d’Éveline, et elle chantait des romances françaises avec plus d’entrain. Caroline, dans tout ce qu’elle entreprenait, faisait preuve de talent, mais Éveline, en dépit de sa simplicité, avait du génie, bien que ce génie ne fût pas encore très-développé ; car elle possédait la facilité, l’émotion, la sensibilité, l’imagination. Et la différence qui existe entre le talent et le génie est plutôt dans le cœur que dans la tête.


CHAPITRE VII

Ton jeune cœur serait-il oppressé par les mystérieuses et solennelles influences de cette scène, que tu te rapproches encore davantage de moi ?
(F. Hemans. — Promenade dans les bois et hymne.)

Caroline et Éveline, comme on devait s’y attendre, se lièrent d’une étroite amitié. Elles n’avaient aucun rapport de caractère ; mais se trouvant toujours ensemble, elles ne purent faire autrement que de devenir amies. D’un esprit ingénu et enthousiaste, il était tout naturel qu’Éveline fût portée à l’admiration ; et Caroline était pour l’inexpérience de sa compagne une apparition nouvelle, brillante, imposante. Quelquefois les idées mondaines de miss Merton choquaient Éveline ; mais aussi Caroline avait une manière toute particulière de s’exprimer ; on eût dit qu’elle ne parlait pas sérieusement, qu’elle cédait simplement à une disposition ironique. Elle ne manquait pas non plus d’une certaine veine de sentiment qu’acquièrent facilement les gens un peu blasés sur le monde, et les jeunes personnes un peu aigries de ce qu’elles ne sont pas dames au lieu d’être demoiselles. Quelque usée que fût cette veine de sentiment, la pauvre Éveline la trouvait fort belle et fort touchante. Et puis Caroline était spirituelle, amusante, expansive, et elle avait cette supériorité superficielle qu’une fille de vingt-trois ans, connaissant Londres, exerce sur une jeune fille de dix-sept ans, élevée à la campagne. D’un autre côté, Caroline se montrait aimable et affectueuse vis-à-vis d’elle. La fille du pasteur sentait qu’elle ne devait pas toujours garder sa supériorité sur l’opulente héritière, même à propos des questions de mode.

Un soir mistress Leslie et mistress Merton étaient assises sous la véranda du cottage ; leur hôtesse les avait laissées seules pour aller au village. Les deux jeunes demoiselles échangeaient quelques confidences en se promenant sur la pelouse. Mistress Leslie dit tout à coup :

« Ne trouvez-vous pas qu’Éveline est une charmante fille ? Et comme elle paraît ignorer qu’elle est belle ! Elle a tant de simplicité, et pourtant elle est si bien douée !

— Je n’ai jamais vu personne qui m’intéressât davantage, dit mistress Merton, en rabattant sa pélerine ; elle est extrêmement jolie.

— Je suis bien tourmentée à son sujet, reprit mistress Leslie, d’un air pensif. Vous savez que le désir de feu lord Vargrave était qu’elle épousât son neveu, le lord actuel, lorsqu’elle atteindrait ses dix-huit ans. Elle les aura dans neuf ou dix mois ; elle ne connaît pas du tout le monde ; elle n’est pas en état de prendre une décision. Lady Vargrave, quoique la meilleure des femmes, est elle-même trop inexpérimentée pour servir de guide à une personne aussi jeune, placée dans une position aussi exceptionnelle, avec un avenir aussi brillant. Lady Vargrave, au fond du cœur, est encore une enfant, et elle le sera toujours, même quand elle aura mon âge.

— C’est très-vrai, dit mistress Merton. Ne craignez-vous pas que ces demoiselles ne s’enrhument ? La rosée tombe, et le gazon doit être mouillé.

— J’ai pensé, continua mistress Leslie, sans faire attention à la dernière partie du discours de mistress Merton, j’ai pensé que vous feriez une bonne action, si vous invitiez Éveline à passer quelques mois avec vous au presbytère. Assurément cela ne remplacera pas Londres ; mais elle y verrait beaucoup de monde. Vous recevez une société très choisie, et quelquefois même brillante. Elle rencontrera chez vous beaucoup de jeunes personnes de son âge, et les jeunes personnes se forment au contact les unes des autres.

— J’avais déjà pensé qu’il me serait agréable de l’inviter, dit mistress Merton ; je consulterai Caroline.

— Caroline sera enchantée, j’en suis sûre ; c’est plutôt du côté d’Éveline que viendra la difficulté.

— Vous m’étonnez ! Elle doit s’ennuyer à périr ici

— Mais voudra-t-elle quitter sa mère ?

— Oh ! Caroline me quitte souvent, moi, dit mistress Merton. »

Mistress Leslie se tut, et en ce moment Éveline et sa nouvelle amie arrivèrent près de la mère et de la fille.

« J’essayais de décider Éveline à nous faire une petite visite, dit Caroline, ce serait pour nous une société si agréable ! Et si elle se sent encore un peu gênée avec nous, comme ma chère grand’maman nous accompagne, je suis sûre qu’elle aura bien vite fait de la mettre à son aise.

— Que c’est singulier ! dit mistress Merton ; nous disions justement la même chose. Ma chère miss Cameron, nous serions charmées de vous posséder.

— Et moi je serais si contente d’aller chez vous, si maman voulait seulement y venir aussi. »

Tandis qu’elle parlait, la lune, qui venait de se lever, laissa apercevoir lady Vargrave, s’approchant lentement de la maison. À cette lumière, ses traits paraissaient encore plus pâles que de coutume ; et avec sa taille frêle et délicate, sa démarche lente, et son pas silencieux qui paraissait glisser sur le sol, elle avait quelque chose d’éthéré, quelque chose qui n’appartenait pas à la terre.

Éveline se retourna, la vit, et son cœur se serra. Sa mère ! sa mère si inséparablement liée au cher cottage ! qu’avait donc fait cette brillante étrangère pour lui rendre à elle-même ce bien-aimé séjour moins attrayant, lorsqu’elle avait déclaré tant de fois qu’elle ne demandait qu’à vivre et mourir dans son humble enceinte ? Elle quitta brusquement sa nouvelle amie, s’élança au-devant de sa mère, et jeta affectueusement ses bras autour d’elle.

« Vous êtes pâle, vous vous êtes trop fatiguée. Où avez-vous été ? Pourquoi ne m’avez-vous pas emmenée ? »

Lady Vargrave pressa tendrement la main d’Éveline.

« Vous vous préoccupez trop de moi, dit-elle. Je ne suis qu’une maussade société pour vous, j’étais contente de vous voir heureuse avec une compagne qui convenait mieux à la gaîté de votre âge. Que deviendrons-nous quand elle nous quittera ?

— Ah ! je n’ai pas besoin d’autre société que celle de ma mère bien-aimée. D’ailleurs n’ai-je pas Sultan aussi ? » ajouta Éveline, et un radieux sourire chassa les larmes qui s’amoncelaient dans ses yeux.


CHAPITRE VIII

Nos amis nous quittent l’un après l’autre ; quel est celui d’entre nous qui n’a pas perdu un ami ? Il ne se forme pas ici-bas d’union de cœurs qui ne soit brisée ici-bas.
(J. Montgomery.)

Ce soir-là mistress Leslie alla trouver lady Vargrave dans sa chambre. En entrant doucement, elle remarqua que, malgré l’heure avancée, lady Vargrave était à la fenêtre ouverte, et paraissait absorbée dans la contemplation du paysage qui s’étendait sous ses yeux. Mistress Leslie s’approcha d’elle sans être aperçue. La lune répandait une vive clarté, et au-delà du jardin, dont il n’était séparé que par une légère palissade, s’étendait le silencieux cimetière du hameau, dominé par la flèche du saint édifice, qui s’élançait haute et droite dans l’air transparent. C’était un tableau calme et paisible ; et le regard rêveur de lady Vargrave paraissait tellement absorbé dans ce spectacle, que mistress Leslie ne voulut pas troubler ses méditations.

À la fin lady Vargrave se retourna. Sur sa physionomie se lisait cette expression de résignation patiente, qui appartient aux personnes que le monde ne saurait plus décevoir, et qui ont désormais attaché leurs cœurs à la vie d’outre-terre.

Quels que fussent les sentiments ou les pensées de mistress Leslie, elle n’en dit rien, et se contenta de lui faire une remontrance amicale sur le danger de braver l’air du soir. On ferma la fenêtre, et l’on s’assit pour causer.

Mistress Leslie renouvela l’invitation qu’on avait faite à Éveline, et insista fortement sur l’avantage qu’il y aurait à l’accepter.

« Il est cruel de vous séparer, dit-elle ; j’en ressens un vif chagrin. Pourquoi alors ne pas accompagner Éveline ? Vous secouez la tête. Pourquoi fuir toujours la société ? Si jeune encore, vous vous livrez trop aux regrets du passé ! »

Lady Vargrave se leva, et se dirigea vers un meuble placé à l’extrémité de la pièce ; elle l’ouvrit, et fit signe à mistress Leslie d’approcher. Dans un tiroir se trouvaient des vêtements de femme soigneusement pliés ; c’étaient des hardes humbles, grossières, déguenillées ; le costume d’une paysanne.

« Ces objets ne vous rappellent-ils pas votre première charité envers moi ? dit-elle d’un accent touchant. Ils me disent que je n’ai rien de commun avec le monde où vous et les vôtres, et Éveline elle-même, vous devez vivre toutes.

— Votre conscience est par trop scrupuleuse ! vos fautes n’ont été que celles des circonstances, et de votre jeunesse. Vous les avez bien rachetées ! Personne ne connaît votre passé, sauf le bon vieil Aubrey et moi. Pas un souffle défavorable ne ternit le nom de lady Vargrave.

— Mistress Leslie, dit lady Vargrave, qui referma le tiroir et vint se rasseoir, mon univers est autour de moi ; je ne puis le quitter. Si je pouvais être utile à Éveline, alors je sacrifierais, je braverais tout ; mais je ne sers qu’à l’attrister : je ne suis pas à même de lui donner des conseils, d’étendre ses connaissances. Lorsqu’elle était enfant, je pouvais veiller sur elle ; lorsqu’elle était malade, je pouvais la soigner. Mais à présent il lui faudrait un guide, quelqu’un qui la conseillât, et je sens trop bien que cette tâche est au-dessus de mes capacités. Moi, servir de guide à la jeunesse, à l’innocence ! Moi ! non, je n’ai rien à lui Offrir, chère enfant ! sauf mon amour et mes prières ! Que votre fille l’emmène donc, qu’elle veille sur elle, qu’elle lui serve de guide et de conseil. Pour ma part, quelque insensible, quelque ingrat que cela puisse paraître, je suis capable de rester seule, pourvu qu’Éveline soit heureuse !

— Mais elle !… Comment Éveline, qui vous aime si tendrement, se soumettra-t-elle à cette séparation ?

— Elle ne sera pas de longue durée, et puis, ajouta lady Vargrave, avec un sourire sérieux mais doux, il vaut mieux qu’elle se prépare d’avance à cette séparation qui doit avoir lieu un jour. À mesure que chaque année recule insensiblement ma dernière espérance de le revoir un jour, lui, je sens que ma vie devient aussi de jour en jour plus faible, et je regarde de plus en plus ce tranquille cimetière comme le port où je vais bientôt rentrer. Dans tous les cas, Éveline devra nécessairement former de nouveaux liens qui l’éloigneront forcément de moi ; il vaut mieux qu’elle s’habitue maintenant, et par degrés, à se passer d’une personne qui lui est inutile, à elle aussi bien qu’au monde.

— Ne parlez pas ainsi, dit mistress Leslie, fort émue ; vous avez encore bien des années de bonheur en perspective ; plus vous vous éloignerez du temps de la jeunesse, plus la vie vous semblera belle.

— Dieu est bien bon pour moi, dit la dame, en élevant vers le ciel ses yeux pleins de résignation ; et je m’en aperçois depuis longtemps. Je ne me plains pas de mon sort. »


CHAPITRE IX

La plupart d’entre eux semblaient charmés de sa présence.
(Mackensie. — L’Homme du monde.)

Ce fut avec la plus grande difficulté qu’on décida enfin Éveline : elle ne voulait pas consentir à s’éloigner de sa mère ; la pensée de cette séparation la faisait pleurer amèrement. Mais lady Vargrave, bien qu’attendrie, se montra ferme, et sa fermeté avait un caractère doux et suppliant, auquel Éveline ne savait point résister. Son absence devait durer quelques mois, à la vérité ; mais elle reviendrait après au cottage ; et puis elle éviterait aussi la visite périodique de lord Vargrave, et peut-être cette idée contribua-t-elle, à son insu, plus que toute autre à fixer sa résolution. À la fin du mois de juillet, époque où se terminait habituellement la session (la réforme était encore inconnue), il venait toujours passer un mois à Brook Green. Ses dernières visites avaient causé fort peu de plaisir à Éveline, et elle redoutait encore plus la prochaine que toutes les précédentes. Elle regardait avec une singulière répugnance les prétentions de son fiancé, elle, dont le cœur avait encore toute sa virginité, elle qui n’avait jamais vu personne de comparable pour l’extérieur, les manières, les moyens de plaire, au séduisant lord Vargrave ! Et pourtant un sentiment d’honneur, le sentiment de ce qu’elle devait à son bienfaiteur mort, à celui qui avait été plus qu’un père pour elle, tout combattait cette répugnance, et la laissait indécise sur la ligne de conduite qu’elle devait suivre, et sans projets déterminés pour l’avenir. Grâce à l’heureuse souplesse de son caractère, et à une étourderie presque voisine de la légèreté, qui, à vrai dire, lui était naturelle, elle ne songeait pas souvent à l’engagement solennel qu’elle devait bientôt ratifier ou annuler. Mais lorsque le souvenir lui en revenait, il la rendait triste pendant de longues heures, et la laissait distraite et découragée. Sa visite chez mistress Merton fut donc définitivement arrêtée ; le jour du départ était même fixé, quand arriva, un matin, la lettre suivante de lord Vargrave :

À lady Valgrave, etc., etc.
« Ma chère amie,

« Il se trouve que nous avons une semaine de vacances dans notre fainéante de Chambre, et il fait un temps si délicieux que je brûle d’en jouir en compagnie des personnes que j’aime le mieux. Vous me verrez donc presque aussitôt après la réception de cette lettre ; c’est-à-dire que le jour même je dînerai avec vous. Que puis-je dire à Éveline ? Voulez-vous, chère lady Vargrave, lui faire accepter mes hommages qu’elle paraît presque disposée à repousser lorsque je les lui offre moi-même ?

« Je suis, à la hâte, mais très-affectueusement
« Votre tout dévoué,
« Vargrave. »

Hamilton Place, 30 avril 18**.

Cette lettre ne fit plaisir ni à mistress Leslie, ni à Éveline. La première craignait que lord Vargrave ne désapprouvât un voyage dont on ne pourrait guère lui avouer le motif réel. Quant à Éveline, ce contre-temps lui rappelait tout ce qu’elle pouvait oublier. Mais lady Vargrave se réjouissait à la pensée de l’arrivée de Lumley. Jusque-là son caractère doux et passif lui avait fait considérer le mariage d’Éveline et de lord Vargrave comme une affaire arrangée. Le désir et la volonté de son mari exerçaient une puissante influence sur son esprit. Tant qu’Éveline n’était encore qu’une enfant, les visites de Lumley avaient toujours été accueillies avec joie ; la rieuse jeune fille aimait ce lord plein d’enjouement et de bonne humeur, qui lui apportait toutes sortes de présents, et paraissait aimer les chiens avec la même passion qu’elle. Mais le changement qui s’était récemment opéré dans les manières d’Éveline à son égard, les accès fréquents de découragement et de préoccupation auxquels elle semblait en proie, et que mistress Leslie avait un jour signalés à lady Vargrave, réveillèrent toute la tendre et maternelle sollicitude de celle-ci. Elle prit la résolution d’observer, d’examiner, d’analyser, non-seulement la manière dont Éveline accueillerait Vargrave, mais, autant qu’il lui serait possible, le caractère et l’attitude de Vargrave lui-même. Elle sentait combien était solennelle la mission qui lui était confiée, de veiller au bonheur d’une existence si chère, et elle en était encore à ce roman du cœur, qu’elle avait lu dans la nature, non dans les livres, et qui lui disait que, sans amour, il n’y a pas de bonheur dans le mariage.

Toute la famille était assemblée sur la pelouse, lorsque, une heure plus tôt qu’on ne s’y attendait, la voiture de voyage de lord Vargrave roula rapidement dans l’étroite avenue qui conduisait de la loge à la maison. Vargrave, dès qu’il vit ce groupe de personnes, mit la tête à la portière, et baisa sa main ; et lorsque la voiture s’arrêta devant le perron, il sauta précipitamment, et courut au-devant de son hôtesse.

« Ma chère lady Vargrave, que je suis heureux de vous voir ! Vous avez une mine charmante. Et Éveline ? Ah ! la voilà ; la chère coquette, qu’elle est ravissante ! Elle a énormément gagné ! Mais quelles sont ces dames ? ajouta-t-il d’une voix plus basse.

— Des amies qui sont en visite chez nous : mistress Leslie, dont vous nous avez souvent entendues parler, mais que vous n’avez jamais vue…

— Oui ; et les autres ?

— Sa fille et sa petite-fille.

— Je serai charmé de faire leur connaissance. »

Il est impossible d’imaginer des manières plus engageantes que celles de lord Vargrave. Franc, aimable et séduisant, même lorsqu’il n’était encore que le pauvre et insouciant M. Ferrers, sans titre ni réputation, son sourire, le ton de sa voix, sa courtoisie familière, qui semblait si spontanée, si naturelle, et qui rappelait presque les élans de bonne humeur d’un adolescent, tout cela était irrésistible chez l’homme d’État considéré, chez le courtisan en faveur.

Mistress Merton fut enchantée de lui ; Caroline le trouva, dès le premier coup d’œil, l’homme le plus séduisant qu’elle eût jamais vu ; et même mistress Leslie, plus sérieuse, plus prudente, plus clairvoyante, fut presque aussi charmée à première vue. Ce ne fut que lorsque, dans les moments de silence, ses traits reprenaient leur expression naturelle, qu’elle crut découvrir dans son regard vif et soupçonneux, dans la contraction de ses lèvres, les preuves du caractère fourbe, astucieux, intéressé, que les hommes mêmes de son parti attribuaient, mystérieusement et à contre-cœur, à l’un de leurs principaux chefs.

Quand Vargrave prit la main d’Éveline, et, avec une galanterie significative, la porta à ses lèvres, la jeune fille rougit beaucoup d’abord, puis elle devint d’une pâleur mortelle ; et la couleur bannie de cette joue transparente fut lente à revenir y prendre place. Sans se préoccuper de ces signes qu’on pouvait interpréter de plusieurs manières, Lumley, qui paraissait fort gai, se mit à babiller de cent choses diverses : il loua le paysage, le temps, le voyage, il lança une plaisanterie par-ci, un compliment par-là, enfin il acheva de faire la conquête de mistress Merton et de Caroline.

« Vous avez quitté Londres au plus beau moment de la saison, lord Vargrave, dit Caroline après le dîner.

— C’est vrai, miss Merton, mais la campagne aussi est dans son plus beau moment.

— Vous aimez donc bien la campagne ?

— Par boutades, ma passion naît avec les premières fraises, et meurt avec les fraises-ananas. Je mène une vie tellement artificielle ! mais après tout c’est aussi une vie utile, je l’espère. Pour en faire une vie heureuse, il ne me manque plus qu’un intérieur.

— Quelles sont les dernières nouvelles ? Cher Londres ! Je regrette tant que ma grand’mère, lady Élisabeth, n’y aille pas cette année ; ce qui me condamne à mener une vie rustique. Lady Jeanne D*** se marie-t-elle enfin ?

— Voilà bien ce qu’une jeune personne appelle des nouvelles ! toujours le mariage ! lady Jeanne D*** ? Oui, elle va se marier, comme vous dites, enfin ! Tant que c’était une beauté, notre sexe froid n’osait s’en approcher ; mais à présent elle est fanée et laide ; c’est la vraie couleur pour une dame.

— C’est complimenteur !

— Assurément ; car vous autres jolies femmes, nous vous aimons trop pour être heureux avec vous, hélas ! et un mariage prudent n’est autre chose qu’une indifférence amicale, au lieu du ravissement suivi du désespoir. Mais pour mon compte, vive la beauté et l’amour ! je n’ai jamais été prudent ; ce n’est pas là mon défaut. »

Quoique Caroline seule prît part à ce dialogue, les yeux de lord Vargrave cherchaient à causer avec Éveline, qui était plus silencieuse et plus distraite que de coutume. Tout à coup lord Vargrave parut s’apercevoir que sa conversation n’était pas assez générale pour ses auditeurs. Il s’adressa à mistress Leslie, et remonta, en quelque sorte, le courant d’une autre génération. Il parla de personnes qui n’étaient plus, de choses oubliées ; il rendit son sujet attrayant même aux jeunes personnes, par une succession d’anecdotes variées et spirituelles. Personne ne savait se rendre plus agréable ; Éveline même l’écoutait avec plaisir, car l’intelligence et l’esprit ont du charme pour toutes les femmes. Mais pourtant il y avait une frivolité froide et sèche dans le ton de l’homme du monde, qui empêchait ce charme de pénétrer plus loin que la surface. Aux yeux de mistress Leslie il trahissait involontairement un relâchement de principes ; à ceux d’Éveline il semblait manquer de cœur et de sensibilité. Lady Vargrave, qui ne pouvait comprendre un caractère de ce genre, l’écoutait attentivement, et se disait tout bas :

« Éveline l’admirera peut-être ; mais je crains qu’elle ne puisse l’aimer. »

Néanmoins le temps s’écoulait vite dans la société de Lumley, et Caroline pensa qu’elle n’avait jamais passé une soirée aussi agréable.

Quand lord Vargrave se retira dans son appartement, il se jeta dans un fauteuil et bâilla avec ferveur. Son domestique préparait sa robe de chambre, et disposait sur la table ses portefeuilles et ses lettres.

« Quelle heure est-il ? demanda Lumley.

— Il est encore de bien bonne heure, mylord, onze heures seulement.

— Ah ! diable ! L’air de la campagne est extrêmement fatigamt. J’ai déjà sommeil, vous pouvez vous retirer.

— Cette petite fille, dit Lumley, en se détirant, est d’une sauvagerie inconcevable. Il ne faut pas que je la néglige davantage ; pourtant jusqu’ici il ne peut y avoir de danger. Elle est devenue diablement jolie ; mais l’autre est plus amusante, elle me plaît davantage, et ce serait, j’imagine, une conquête bien plus facile. Ses grands yeux noirs semblaient pleins d’admiration pour ma Seigneurie ! ô jeune femme de sens !… Elle me sera peut-être utile pour piquer Éveline au jeu.


CHAPITRE X

Julio. Veux-tu de lui ?
(La fille du moulin.)

Lord Vargrave apprit le lendemain matin, avec un déplaisir secret, la visite que devait faire Éveline dans la famille Merton. Il ne pouvait guère s’y opposer ouvertement, mais il ne ménagea pas les insinuations sur l’inopportunité de ce Voyage.

« Ma chère amie, dit-il à lady Vargrave, je ne sais pas trop si vous faites bien (pardonnez-moi ma franchise) de confier Éveline aux Soins de personnes qui vous sont comparativement étrangères. Il est vrai que vous connaissez mistress Leslie ; mais vous avouez vous-même que c’est la première fois que vous vous rencontrez avec mistress Merton : une personne très-recommandable, sans doute ; mais souvenez-vous combien Éveline est jeune, combien elle est riche ; quel beau parti pour quelque fils cadet de la famille Merton, s’il y en a ! Miss Merton elle-même est une jeune fille pleine de finesse et de calcul ; si elle était de notre sexe, elle serait de première force à la chasse aux héritières. N’allez pas croire que mes craintes soient dictées par l’égoïsme ; je ne parle pas pour moi : mais si j’étais le frère d’Éveline, j’insisterais encore davantage dans mes observations.

— Vous savez, lord Vargrave, que la pauvre Éveline ne s’amuse guère ici. Ma tristesse est contagieuse. Il faudrait qu’elle fréquentât davantage des personnes de son âge, qu’elle allât un peu plus dans le monde, avant… avant…

— Avant son mariage avec moi ? Pardonnez-moi, mais n’est-ce pas là mon affaire ? Si je suis satisfait, enchanté même de son innocence, si je préfère cette innocence à tous les artifices que la société pourrait lui enseigner, assurément on ne vous blâmera pas de lui conserver cette adorable simplicité, qui fait son plus grand charme. Elle ira bien assez dans le monde, quand elle sera lady Vargrave.

— Mais si elle se décidait à n’être jamais lady Vargrave ? »

Lumley tressaillit, se mordit la lèvre et fronça le sourcil. C’était la première fois que lady Vargrave apercevait sur son visage la sinistre expression qui s’y lisait en ce moment. En voyant le regard de la veuve fixé sur lui, il se remit promptement, et dit avec un sourire forcé :

« Pouvez-vous prévoir un événement aussi fatal à mon bonheur, aussi inattendu, aussi contraire au désir de mon pauvre oncle, que le serait l’opposition d’Éveline à une union projetée depuis tant d’années, et sanctionnée avec tant de solennité dans son enfance ?

— Il faut qu’elle se décide par elle-même, dit lady Vargrave. Votre oncle a soigneusement distingué entre un désir de sa part et un ordre. Le cœur d’Éveline est encore intact. Si elle peut vous aimer, puissiez-vous mériter son affection.

— J’y mettrai tous mes soins. Mais pourquoi s’éloigner ainsi du toit maternel, précisément au moment où nous devions nous voir plus souvent ? Il est impossible que vous ayez le projet de nous séparer ?

— Je craindrais, lord Vargrave, que si Éveline restait ici, elle ne prît une décision qui vous fût contraire. J’ai peur que, si vous la pressez en ce moment, elle n’en vienne à cette résolution prématurée. Peut-être cela provient-il d’un trop grand attachement pour le séjour où elle a été élevée et pour moi, peut-être même une courte absence la réconciliera-t-elle avec l’idée d’une séparation permanente. »

Vargrave ne put en dire davantage, car en ce moment Caroline et mistress Merton vinrent les rejoindre. Mais il était tout changé de manières, et ne put retrouver sa gaîté de la veille.

Pourtant, lorsqu’il eut eu le temps d’y réfléchir, il réussit à prendre son parti du voyage d’Éveline. Il sentait qu’il lui était facile d’acquérir l’amitié de la famille Merton ; et cette amitié pouvait lui être plus utile que la neutralité adoptée par lady Vargrave. On l’inviterait infailliblement à venir au presbytère, qui se trouvait bien plus rapproché de Londres que le cottage de lady Vargrave, il pourrait donc quitter plus souvent ses occupations publiques, pour surveiller ses intérêts privés. Une société de province, surtout dans cette saison, ne devait pas abonder en rivaux dangereux. Il s’apercevait qu’Éveline y serait entourée d’une famille mondaine, et il pensait que c’était là une circonstance avantageuse, cela servirait peut être à dissiper les tendances romanesques de sa jeune amie, et à lui faire apprécier les plaisirs de la vie de Londres, le rang officiel, la brillante société que son union avec lord Vargrave lui offrirait en échange de sa fortune. En somme, il chercha, ainsi qu’il en avait l’habitude, à tirer tout le parti possible de la nouvelle tournure qu’avaient prise les affaires. Quoiqu’il fût tuteur de miss Cameron, et l’un des administrateurs de la fortune dont elle devait jouir à sa majorité, il n’avait pas le droit de se mêler du choix de sa demeure. Le testament du feu lord avait expressément et tout particulièrement corroboré l’autorité naturelle et légale de lady Vargrave dans tout ce qui avait rapport à l’éducation et à la résidence d’Éveline. Il ne serait pas hors de propos d’ajouter ici, que le testateur avait laissé à lord Vargrave, et à son co-administrateur, M. Gustave Douce, banquier éminent et fort considéré, des pouvoirs discrétionnaires quant au placement de la fortune. Il avait désiré, par ses dernières volontés, qu’une somme de cent vingt à cent trente mille livres[3] sterling fût consacrée à l’achat d’un domaine ; mais il avait laissé aux administrateurs le droit d’augmenter cette somme, jusqu’à concurrence du capital tout entier, dans le cas où un domaine de cette valeur se trouverait à vendre ; pour le choix du temps et du lieu il avait laissé toute liberté aux exécuteurs testamentaires. Jusque-là Vargrave s’était opposé à toutes les acquisitions qu’on lui avait proposées ; mon pas qu’il fût insensible à l’importance et à la considération que donnent les propriétés territoriales ; mais, jusqu’à ce qu’il fût lui même légalement autorisé à percevoir le revenu, il aimait mieux laisser l’argent dans les fonds publics que de se tourmenter de tous les détails onéreux qu’entraînerait l’administration de biens qui ne lui appartiendraient peut-être jamais. Cependant il souhaitait, avec non moins d’ardeur que son défunt parent, de voir arriver le moment où le titre de Vargrave reposerait sur une base vénérable de manoirs féodaux et de terres seigneuriales.

« Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit que lord Vargrave était un homme charmant ? demanda Caroline à Éveline, avec qui elle se promenait en tête-à-tête familier dans les jardins. Vous serez bien heureuse dans la société d’un tel mari. »

Éveline ne répondit pas pendant quelques instants, puis elle s’arrêta soudain, et, se tournant inopinément vers Caroline :

« Chère Caroline, lui dit-elle vivement, d’un ton inquiet jusqu’aux larmes, vous qui êtes si raisonnable, si bonne, conseillez-moi, dites-moi ce que je dois faire. Je suis bien malheureuse. »

Miss Merton fut étonnée et touchée de la vive émotion d’Éveline.

« Mais qu’y a-t-il, ma pauvre Éveline ? dit-elle ; pourquoi êtes-vous malheureuse ? vous dont le sort me paraît si digne d’envie !

— Je ne puis aimer lord Vargrave ; je frémis à l’idée de l’épouser. Ne dois-je pas le lui dire franchement ? Ne dois je pas lui dire que je ne puis accomplir le vœu de… oh ! c’est là la pensée qui me cause tant d’irrésolution ! Son oncle m’a laissé, à moi qui n’avais sur lui nul droit de parenté, la fortune qui aurait dû appartenir à lord Vargrave, dans la ferme confiance que le don de ma main lui restituerait cette fortune. La lui refuser, c’est presque commettre un larcin. Ne suis-je pas bien à plaindre ?

— Pourquoi ne pouvez-vous pas aimer lord Vargrave ? S’il n’est plus de la première jeunesse, il est encore beau : il est même plus que beau. Il a un air de noblesse, un regard qui fascine, un sourire qui séduit, des manières qui plaisent, un talent qui commande le respect dans le monde ! Beau, spirituel, admiré, distingué, qu’est-ce qu’une femme peut souhaiter de plus chez son amant, son mari ? Avez-vous donc imaginé quelque idéal de l’homme que vous vous sentez capable d’aimer ? Et en quoi lord Vargrave diffère-t-il de cette création de vos rêves ?

— Si j’ai jamais imaginé un idéal ? oh ! oui ! s’écria Éveline avec un noble enthousiasme, qui illumina ses yeux, colora ses joues et fit palpiter son sein sous les plis de sa robe ; quelqu’un que je pusse vénérer tout en l’aimant ; un esprit qui élèverait le mien ; un cœur qui comprendrait ma faiblesse, mes folles idées, mes sentiments romanesques si vous voulez, et en qui je pourrais concentrer toute mon âme !

— Vous me faites là le portrait d’un maître d’école, et non pas celui d’un amant, dit Caroline. Peu vous importe, alors, que votre héros soit jeune et beau ?

— Oh si ! je voudrais qu’il fût l’un et l’autre. Et cependant, ajouta-t-elle, après un moment de silence, et avec un enjouement enfantin de geste et de physionomie, je sais que vous allez rire à mes dépens, mais je crois que je suis susceptible d’aimer plusieurs personnes à la fois !

— C’est un cas fréquent, mais un aveu rare !

— Oui ; car si mon cœur demande la jeunesse et ces avantages extérieurs qui plaisent aux yeux, je suis capable d’aimer aussi, d’un amour encore plus profond, ce qui parlerait à mon imagination : l’intelligence, le génie, la gloire ! Ah ! Ces dons-là possèdent une immortelle jeunesse, une beauté impérissable !

— Vous êtes une bien étrange fille !

— Mais c’est qu’aussi nous nous entretenons d’un bien étrange sujet ; tout cela est une énigme ! dit Éveline en hochant sa petite tête de philosophe avec une charmante gravité, moitié comique, moitié sérieuse. Ah ! si lord Vargrave voulait seulement vous aimer, et vous… oh ! vous, vous l’aimeriez bien sûr, et alors je serais libre et heureuse ! »

Elles se trouvaient en ce moment sur la pelouse, en vue des fenêtres du cottage, et Lumley, en levant les yeux de dessus le journal qui venait d’arriver, et dont il s’était emparé avec toute l’avidité d’un homme politique, les aperçut au loin. Il jeta le journal, réfléchit pendant quelques instants, puis saisit son chapeau, et alla les rejoindre ; mais avant de sortir, il se regarda dans une glace.

« Il me semble que j’ai encore l’air assez jeune, » pensa-t-il.

« Deux cerises sur une même tige, dit Lumley gaîment : mais à propos, ce n’est pas une comparaison flatteuse. Quelle est la jeune fille qui voudrait ressembler à une cerise ? un fruit si commun, si peu intéressant, si petit garçon. Pour ma part, les cerises s’associent toujours dans mon esprit à l’image d’un jeune écolier en pantalon de coutil, et en veste ronde, ayant l’une de ses poches pleine de billes, et l’autre d’hameçons pour la pêche, tenant trois sous dans la patte gauche, et dans la droite deux cerises (Hélène et Hermia) sur une même tige.

— Que vous êtes drôle et amusant ! dit Caroline en riant.

— Bien obligé ; je ne vous fais pas compliment de votre discernement, car, au contraire, je suis livré à la mélancolie. Vous autres dames, à la bonne heure, votre vie est pleine de gaîté, d’insouciance. Mais à nous les affaires, la politique, à nous la jurisprudence, la médecine, l’assassinat militaire ; à nous les louanges railleuses qu’on appelle gloire, puis le plaisir de voir à quel point ce vice charmant qu’on appelle la mendicité est général parmi les riches et les puissants, privilége qu’on appelle orgueilleusement des noms de « patronage et de pouvoir. » Est-ce à nous qu’on peut donner le gai titre d’hommes amusants, selon votre expression ? Oh ! non, tout notre enjouement n’est que de la gaîté forcée, croyez-le bien. Miss Cameron, avez-vous jamais connu cette atroce espèce d’affection nerveuse qu’on appelle « la gaîté forcée ? » Jamais, j’en suis sûr ; votre sourire ingénu, vos yeux riants, sont les indices d’un cœur plein de joie et d’espérance.

— Et moi ? demanda Caroline vivement, et en rougissant un peu.

— Vous, miss Merton ? Ah ! je n’ai pas encore déchiffré votre moral : une belle page, mais en caractères inconnus. Cependant vous avez vu le monde, et vous savez qu’il nous faut quelquefois porter un masque. »

En disant ces mots lord Vargrave soupira, et retomba soudain dans le silence ; puis, levant les yeux, il rencontra le regard de Caroline qui était fixé sur lui ; ce regard le flatta. Caroline détourna la tête, et parut fort occupée d’un rosier qui se trouvait là. Lumley cueillit une rose, et la lui présenta. Éveline les avait devancés de quelques pas.

« Cette rose n’a point d’épines, dit-il ; puisse cette offrande être un augure ! Vous êtes maintenant l’amie d’Éveline ; oh ! soyez la mienne aussi. Elle va demeurer sous votre toit, daignez plaider pour moi.

— Pouvez-vous avoir besoin d’avocat, vous ? dit Caroline, dont la voix tremblait légèrement.

— Charmante miss Merton, l’amour est craintif et défiant ; mais il doit dès à présent trouver une voix, qu’Éveline écoutera peut-être favorablement. Ce que je ne dis pas… puisse l’éloquence de ma nouvelle amie y suppléer ! »

Il s’inclina légèrement, et rejoignit Éveline. Caroline avait compris son allusion, et s’en revint seule et pensive à la maison.

« Miss Cameron… Éveline ! ah ! permettez que je vous donne encore ce nom, comme aux jours heureux et plus familiers de votre enfance ! je voudrais que vous pussiez lire dans mon cœur en cet instant. Vous allez quitter le toit maternel ; de nouvelles images vont vous environner, de nouveaux visages vont vous sourire : oserai-je espérer que vous vous souviendrez encore de moi ? »

En disant ces paroles, il essaya de lui prendre la main ; Éveline la lui retira doucement.

« Ah ! mylord, dit-elle à voix très-basse, si le souvenir était tout ce que vous réclamiez de ma part…

— C’est tout ; un souvenir favorable : un souvenir de l’amour passé : un souvenir du lien à venir. »

Éveline frissonna.

« Il vaut mieux vous parler ouvertement, dit-elle ; permettez-moi de faire appel à votre générosité. Je ne suis pas insensible à vos brillantes qualités, à l’honneur d’être l’objet de votre attachement, mais… mais… comme le moment approche où vous réclamerez ma décision, laissez-moi vous dire dès à présent que je ne puis éprouver pour vous ces… ces… sentiments sans lesquels vous ne pourriez désirer notre union… sans lesquels nous serions coupables l’un et l’autre de la consommer. Veuillez m’écouter jusqu’au bout. Le testament de votre trop généreux oncle me cause un amer regret ; ne puis-je vous offrir quelque compensation ? Je renoncerais volontiers à cette fortune qui, de fait, devrait vous appartenir : acceptez-la, et restons simplement amis.

— Cruelle Éveline ! pouvez-vous supposer que c’est votre fortune que je recherche ? C’est vous-même ! Le ciel m’est témoin que si vous n’aviez d’autre dot que votre main et votre cœur, ce serait pour moi un trésor suffisant. Vous croyez ne pouvoir m’aimer. Hélas ! d’une part, la vie retirée que vous menez dans cet obscur village, et de l’autre les occupations nombreuses et croissantes qui m’enchaînent, comme un esclave, à la galère de la politique et du pouvoir, nous ont tenus éloignés l’un de l’autre. Vous ne me connaissez pas. Je courrai volontiers le risque de me faire connaître. Vous consacrer ma vie, vous faire partager mes vues, mon avenir, vous élever au plus haut rang de la noblesse anglaise, transférer mon orgueil de moi-même à vous, vous aimer, vous respecter, voilà quels seront les objets de mon ambition ; et voilà ce qui devra me valoir enfin votre amour. Soyez sans crainte, Éveline ; soyez sans crainte pour votre bonheur ; avec moi, vous ne connaîtrez jamais le chagrin. L’affection chez vous, la splendeur au dehors, vous attendent. J’ai franchi la partie pénible et ardue de ma carrière ; le soleil éclaire le sommet que je vais gravir. Il n’est pas de position en Angleterre trop haute pour mes vœux. Combien mon avenir est brillant avec vous ! Qu’il est sombre sans vous ! Ah ! Éveline, que cette main m’appartienne : le cœur suivra de lui-même ! »

Les paroles de Vargrave étaient adroites et éloquentes ; ses discours étaient de nature à gagner sa cause ; mais ses manières, son accent, manquaient de conviction, de vérité. C’était là son défaut : le défaut qui caractérisait toutes ses tentatives pour séduire ou entraîner les autres, dans la vie publique comme dans la vie privée. Il n’y avait point de cœur, point de vraie passion dans ce qu’il entreprenait. Il savait convaincre les autres de son habileté ; mais cette conviction restait imparfaite parce qu’il ne pouvait les convaincre de sa bonne foi. Il lui manquait la qualité essentielle de la puissance de l’âme : la sincérité ; le cœur manquait à lord Vargrave pour être véritablement un grand homme. Néanmoins Éveline fut touchée de ses paroles. Elle lui abandonna passivement la main dont il s’était ressaisi, et lui dit d’une voix timide :

« Pourquoi, avec des sentiments si généreux et si confiants, pourquoi m’aimez-vous, moi qui ne puis vous rendre dignement votre affection ? Non, lord Vargrave ; il y a beaucoup de femmes qui doivent vous voir avec des yeux plus éclairés que les miens, beaucoup de femmes plus belles et même plus riches que moi. Vraiment, ah ! vraiment, cela ne se peut pas. N’en soyez pas offensé, mais songez que cette fortune m’a été laissée à une condition que je ne puis pas, que je ne dois pas remplir. Si je manque à cette condition, en toute équité, en tout honneur, la fortune doit vous revenir.

— Ne parlez pas ainsi, je vous en conjure, Éveline ; ne m’attribuez pas les calculs mercenaires que mes ennemis me prêtent. Mais pour éloigner à tout jamais de votre esprit la possibilité d’un pareil compromis entre votre honneur et votre répugnance (répugnance ! Ai-je vécu assez longtemps pour proférer un semblable mot !), sachez que vous ne pouvez disposer de votre fortune. À part la somme minime que vous perdrez en n’accédant pas à la dernière prière de mon oncle, toute cette fortune est placée sur votre tête, et sur celles de vos enfants ; ce sont des biens héréditaires, inaliénables. Par conséquent il ne vous sera jamais possible de déployer votre générosité qu’à l’égard de l’homme auquel vous accorderez votre main. Ah ! permettez que je vous rappelle cette scène déchirante. Votre bienfaiteur étendu sur son lit de mort : votre mère agenouillée à ses côtés : votre main unie à la mienne : et ces lèvres mourantes dont le dernier souffle était à la fois une bénédiction et un ordre !

— Ah ! cessez, mylord, cessez ! s’écria Éveline en sanglotant.

— Non ; ne m’ordonnez pas de me taire avant que vous ne m’ayez dit que vous serez à moi. Éveline, ma bien-aimée ! Je puis espérer !… Vous ne vous déciderez pas contre moi ?

— Non, dit Éveline, en levant les yeux, et en s’efforçant de retrouver du calme ; je sens trop bien mon devoir ; j’essaierai de m’y conformer. Ne me demandez rien de plus en ce moment : je m’efforcerai de vous répondre plus tard comme vous le désirez. »

Lord Vargrave, décidé à poursuivre jusqu’au bout son avantage, allait répondre, lorsqu’il entendit derrière lui un bruit de pas ; tout troublé, il se retourna vivement, et aperçut une figure vénérable qui s’approchait. L’occasion était perdue : Éveline aussi s’était retournée, et, reconnaissant l’interrupteur, elle s’élança vers lui, en poussant un cri de joie.

Le nouvel arrivant était un homme de plus de soixante-dix ans ; mais sa verte vieillesse était vigoureuse, son pas était alerte, et sur sa figure qui respirait la santé et la bienveillance, le temps avait laissé peu de sillons. Il était vêtu de noir ; et ses cheveux, blancs comme la neige, s’échappaient de dessous un chapeau à larges bords, et retombaient presque sur ses épaules.

Le vieillard sourit en voyant Éveline, et la baisa tendrement au front. Puis il se tourna vers lord Vargrave, qui, reprenant son sang-froid accoutumé, s’avançait à sa rencontre, en lui tendant la main.

« Mon cher monsieur Aubrey, voici une surprise bien agréable. J’avais entendu dire que vous n’étiez pas au presbytère, sans quoi j’eusse été vous voir.

— Mylord, vous me faites beaucoup d’honneur, répondit le pasteur. Pour la première fois depuis trente ans, je me suis, en effet, absenté quelque temps de ma cure ; mais à présent je suis revenu finir mes jours, j’espère, au milieu de mon troupeau.

— Et qu’est-ce donc, demanda Vargrave, si cette question ne vous paraît pas indiscrète, qu’est-ce donc qui vous a imposé cette absence forcée ?

— Mylord, répondit le vieillard qui sourit avec douceur, on a nommé un nouveau curé. Je suis allé le trouver afin de lui adresser l’humble prière de me laisser au milieu de ceux que je regarde comme mes enfants. Ici j’ai enterré une génération ; j’en ai marié une autre, j’en ai baptisé une troisième.

— C’est vous qu’on aurait dû plutôt nommer titulaire de la cure ; vous devriez être mieux casé, mon cher M. Aubrey. J’en parlerai au Grand Chancelier. »

Déjà cinq fois lord Vargrave avait fait la même promesse ; et le pasteur sourit en entendant ces paroles si familières à son oreille.

« Cette cure, mylord, est un bénéfice de famille, et elle est occupée en ce moment par un jeune homme qui a, plus que moi, besoin de fortune. Il m’a témoigné de la bonté, et m’a conservé la direction de mon troupeau, que je ne quitterais pas pour un évêché. Mon enfant, ajouta le pasteur en s’adressant à Éveline, d’un ton plein d’affection, bien sûr, vous êtes souffrante ; je vous trouve plus pâle que lorsque je vous ai quittée. »

Éveline en lui répondant se suspendit affectueusement à son bras, et sourit de son sourire joyeux d’autrefois.

Le prêtre passa une heure au cottage. Il y avait dans ses manières un mélange de douceur et de dignité, empreint de ce caractère primitif qu’on attribue poétiquement aux pasteurs de l’Église. Lady Vargrave et Éveline semblaient rivaliser à qui lui témoignerait le plus d’affection. Quand il les quitta pour rentrer dans sa demeure peu éloignée, Éveline, sous prétexte de migraine, se retira dans sa chambre ; et Lumley, pour se consoler de cette mortification, se tourna vers Caroline, qui s’était assise à côté de lui. Sa conversation l’amusait, et son évidente admiration le flattait. Tandis que lady Vargrave, dans sa sollicitude maternelle, s’absentait pour prodiguer ses soins à Éveline, tandis que mistress Leslie se penchait sur son métier à broder, et que mistress Merton regardait travailler la vieille dame, et d’un air indolent lui parlait de rhumatismes et de sermons, des maladies de l’enfance, et des méfaits de ses domestiques, la conversation de lord Vargrave avec Caroline, qui d’abord avait été enjouée et animée, devint par degrés plus sentimentale et moins bruyante. Ils parlaient à voix basse, et quelquefois Caroline détournait la tête en rougissant.


CHAPITRE XI

Voilà le messager de vérité ; voilà le légat du ciel.
(Cowper.)

À dater de cette soirée Lumley, ne retrouva plus l’occasion de causer avec Éveline en particulier. Il était évident qu’elle évitait de le rencontrer seul ; elle était toujours avec sa mère, ou avec mistress Leslie, ou avec le bon prêtre qui passait une grande partie de son temps au cottage ; car le vieillard n’avait ni femme ni enfants ; il était seul chez lui, et il s’était habitué à considérer la veuve et sa fille comme sa famille. Il était pour elles l’objet de la plus tendre affection et du plus profond respect. Il était heureux de leur amitié, et il la leur rendait avec la tendresse d’un père et la bienveillance d’un pasteur. C’était un caractère rare que celui de ce prêtre de village.

Né de parents obscurs, Édouard Aubrey avait de bonne heure manifesté des talents qui avaient attiré l’attention d’un riche propriétaire, charmé de jouer le rôle de protecteur. On avait envoyé le jeune Aubrey en pension, et de là à l’université ; il y obtint plusieurs prix, et il y conquit un rang distingué. Aubrey n’était pas dépourvu de l’ambition et des passions de la jeunesse : quand il entra dans le monde, il était ardent, inexpérimenté, et sans guide. Il le quitta avant que ses erreurs devinssent des fautes, ou que ses folies dégénérassent en habitudes ; ce furent la nature et l’affection qui le rachetèrent, et le sauvèrent de cette double alternative : la gloire, ou la ruine. Sa mère, vieille et veuve, fut soudain frappée d’une cruelle maladie. Aveugle et alitée, elle n’eut plus d’autre soutien que son fils unique. Cette affliction réveilla chez Édouard Aubrey un nouveau caractère. Sa mère s’était dépouillée de son bien-être pour l’élever ; en retour, il lui consacra sa jeunesse. Elle était tombée en enfance. Par un sentiment mêlé d’égoïsme et de répugnance, naturel à son âge, elle refusa d’aller à Londres ; elle ne voulait pas s’éloigner du village où son mari était enterré, où sa jeunesse s’était écoulée. Ce jeune homme, plein de mérite et d’ambition, ensevelit donc dans ce village ses espérances et ses talents ; peu à peu le calme et la tranquillité de cette vie de campagne lui devinrent chers. La piété mène à la piété ; la religion lui devint une habitude. Il prit les ordres, et entra dans l’église. Cette décision fut suivie d’un désappointement d’amour ; il en resta, dans son cœur et son esprit, une mélancolie calme et résignée qui finit par se changer en une douce habitude de contentement. Sa profession et les pieux devoirs qui en découlaient lui devinrent de plus en plus chers ; dans ses espérances d’un monde à venir il oublia l’ambition du monde actuel. Il ne cherchait pas à briller, « plus habile à relever les malheureux qu’à s’élever lui-même. »

L’obscurité de sa naissance faisait de tous les misérables ses frères, et lui rendait familiers leurs sentiments et leurs besoins. Les fautes de sa jeunesse lui inspiraient de la tolérance pour les autres ; les hommes qui ne se souviennent pas d’avoir péché sont rarement charitables. C’est dans nos fautes que se trouvent les germes de nos vertus. C’est ainsi que s’était écoulée, dans une douce sérénité, sa vie obscure mais utile, calme mais active. Cet homme dont les hautes dignités de l’Église auraient fait un ambitieux intrigant, une modeste position lui avait donné la véritable puissance du prêtre : celle de vaincre le monde dans son propre cœur, et de compatir aux besoins d’autrui. Oh ! oui, c’était un homme rare que ce pasteur de village !


CHAPITRE XII

Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment.
(Pascal.)

Lord Vargrave, qui n’avait nul désir de rester seul avec la veuve après le départ de ses hôtes, décida qu’il partirait le même jour que mistress Merton. Comme, jusqu’à une distance de plusieurs milles, il leur fallait suivre la même route, il fut décidé qu’on dînerait à ***, d’où lord Vargrave se dirigerait sur Londres. Ne pouvant réussir à obtenir du hasard une seconde entrevue avec Éveline, et n’osant la prier de lui en accorder une, car il sentait que le terrain était glissant, lord Vargrave, irrité et un peu humilié, chercha, selon son habitude, quelque distraction qui se trouvât à sa portée. Dans la conversation de Caroline Merton, fine, mondaine, ambitieuse, il rencontra le passe-temps qu’il cherchait. Ils se trouvèrent continuellement ensemble ; mais ces relations paraissaient n’offrir aucun danger, du moins pour Vargrave ; peut-être son but principal était-il de piquer la jalousie d’Éveline, aussi bien que d’exhaler lui-même son dépit.

C’était le soir, la veille du départ d’Éveline ; depuis une heure les hôtes du cottage étaient dispersés. Mistress Merton était dans sa chambre, se donnant l’occupation gratuite et inutile de regarder sa femme de chambre emballer ses effets. C’était précisément le genre de tâche qui lui plaisait. Être assise dans un grand fauteuil, voir travailler une autre personne, et dire languissamment : — « Ne chiffonnez pas cette écharpe, Jeanne, » et : « Où mettrons-nous le chapeau bleu de miss Caroline ? » — tout cela lui donnait une opinion très-réconfortante de son importance et de ses habitudes laborieuses, une espèce de titre à surveiller l’administration d’une famille, à être en toute vérité la femme d’un recteur. Caroline avait disparu, lord Vargrave aussi. Mais On supposait que la première était auprès d’Éveline, et que le second était occupé à écrire des lettres ; du moins ils en étaient là, quand on les avait perdus de vue. Mistress Leslie était seule dans le salon, plongée dans les réflexions inquiètes et bienveillantes que faisait naître la position critique de sa jeune favorite, sur le point d’entrer dans un âge et dans un monde dont mistress Leslie avait encore les dangers présents à la pensée.

Ce fut en ce moment qu’Éveline, oubliant lord Vargrave et ses prétentions, oubliant tout le monde et toutes choses, hormis le chagrin que lui causait son prochain départ, se trouva seule dans le petit berceau qu’on avait élevé sur la falaise pour y jouir de la vue de la mer qui en battait le pied. Toute la journée elle avait été inquiète, troublée. Elle avait visité tous les lieux consacrés par ses jeunes souvenirs ; elle s’était arrêtée avec un tendre regret dans chaque endroit où elle avait eu de doux entretiens avec sa mère. D’une nature singulièrement tendre et aimante, elle avait souvent, dans le secret de son cœur, soupiré pour un amour plus ardent que celui dont le caractère réservé de lady Vargrave paraissait susceptible. Il lui semblait qu’à l’affection de celle-ci, malgré sa douceur toujours égale, il manquait quelque chose qu’elle ne pouvait définir. Toute la matinée, elle avait épié ce visage bien-aimé. Elle avait espéré voir ce tendre regard fixé sur elle, entendre cette douce voix s’écrier :

« Je ne puis me séparer de mon enfant ! »

Toutes les riantes images, que lui présentait l’insouciante Caroline, du monde où elle allait entrer, s’étaient évanouies, maintenant qu’approchait l’heure où sa mère allait rester seule. Pourquoi fallait-il qu’elle partît ? Il lui semblait que c’était une inutile cruauté.

Tandis qu’assise ainsi elle méditait, elle ne remarqua pas M. Aubrey qui l’avait vue de loin, et qui, en ce moment, s’acheminait vers elle ; elle ne s’éveilla de ces rêveries auxquelles s’abandonne si volontiers la jeunesse, toujours bercée de rêves et de désirs, que lorsqu’il lui prit la main.

« Des larmes, mon enfant ? dit le pasteur. Ah ! n’en ayez pas de honte, elle vous conviennent à cette heure. Combien vous allez nous faire faute ! et vous-même, vous ne nous oublierez pas ?

— Vous oublier ! Oh ! mon, bien sûr ! Mais pourquoi faut-il que je vous quitte ? Pourquoi ne voulez-vous pas parler à ma mère, la conjurer de me laisser rester ici ? Nous étions si heureux avant l’arrivée de ces étrangers. Nous ne songions pas qu’il existât un autre monde que ce village, et ce monde-là me suffisait, à moi !

— Ma pauvre Éveline, dit M. Aubrey avec douceur, j’ai parlé à votre mère et à mistress Leslie ; elles m’ont confié les raisons qui rendent votre départ nécessaire, et je ne puis que souscrire à leur jugement. Quelques mois encore, et il vous faudra décider si lord Vargrave doit être votre époux. La responsabilité d’agir sur votre résolution effraie votre mère ; et ici, mon enfant, inexpérimentée comme vous l’êtes, et ne voyant presque personne, Comment pouvez-vous connaître votre cœur ?

— Mais, monsieur Aubrey, dit Éveline, avec une inquiétude sérieuse qui domina tout embarras, ai-je le droit de choisir ? Puis-je me montrer ingrate, désobéissante envers la mémoire de celui qui m’a servi de père ? Ne dois-je pas immoler mon bonheur à sa volonté ? Ah ! combien je le ferais volontiers si ma mère voulait m’en récompenser seulement par un sourire d’approbation !

— Mon enfant, dit le pasteur d’un air grave, un vieillard juge mal des sentiments de la jeunesse ; pourtant, dans cette affaire, je crois que votre devoir est clair. Ne vous montrez pas résolûment contraire aux prétentions de lord Vargrave ; ne vous persuadez pas que vous serez malheureuse en vous unissant à lui. Calmez votre esprit, réfléchissez sérieusement à l’alternative qui se présente à vous, refusez toute décision pour le moment, jusqu’à ce que le temps fixé soit venu, ou du moins jusqu’à ce qu’il soit proche. En attendant, il paraît que lord Vargrave ira fréquemment chez mistress Merton ; là vous le verrez avec d’autres hommes ; son naturel se dévoilera. Étudiez ses principes, son caractère ; examinez bien si vous pouvez l’estimer et le rendre heureux : il peut y avoir un amour sans enthousiasme, qui suffise pourtant au bonheur domestique et aux affections. Puis insensiblement d’autres vous apprendront certains traits de son caractère qu’il ne nous montre pas. Si le temps et ce examen ont pour résultat de vous faire obéir, sans répugnance, aux volontés dernières du feu lord, ce sera, indubitablement, l’alternative la plus heureuse. Sinon, dans le cas où votre cœur se montrerait encore rebelle à des vœux qui vous inspirent en ce moment tant de répulsion, il sera également hors de doute qu’en toute sûreté de conscience vous serez libre. Les meilleurs d’entre nous sont mauvais juges du bonheur des autres. Dans les questions d’où dépend soit le bonheur, soit le malheur de toute l’existence, il faut se décider soi-même. Votre bienfaiteur ne pouvait vouloir que vous fussiez malheureuse, et si maintenant, les yeux dessillés des brouillards de ce monde, il vous regarde du haut des cieux, son âme approuvera votre choix. Car lorsque nous quittons cette terre, toute ambition temporelle meurt avec nous. Que sont aujourd’hui, pour l’âme immortelle, ce titre et ce rang que, sur la terre, avec les convoitises de la terre, votre bienfaiteur voulait assurer à sa fille adoptive ? Tel est mon avis. Envisagez les choses sous leur aspect le plus favorable, et attendez avec calme l’heure où lord Vargrave viendra réclamer votre décision. »

Les paroles du prêtre, qui définissaient si bien le devoir d’Éveline, lui apportèrent d’inexprimables consolations ; et elle reçut avec reconnaissance et respect les conseils relatifs à d’autres matières plus sérieuses, que le vieillard adressa à son cœur, si bien préparé, dans une pareille heure, à recevoir des impressions religieuses. Leur entretien roula ensuite sur lady Vargrave, sujet bien cher à tous deux. Le vieillard fut profondément touché de la préoccupation désintéressée de la pauvre fille pour le bien-être de sa mère, de ses craintes que cette dernière ne sentît l’absence de ces petits soins que l’amour filial seul peut prodiguer ; il fut plus attendri encore, lorsque, avec un sentiment moins désintéressé, Éveline ajouta tristement :

« Cependant pourquoi me figurer que je vais lui manquer ? Ah ! quoique je n’ose point m’en plaindre, je sens toujours qu’elle ne m’aime pas comme je l’aime.

— Éveline, dit le pasteur, d’un accent de doux reproche, ne vous ai-je pas dit que votre mère a connu la douleur ? La douleur n’anéantit pas l’affection, mais elle en amortit l’expression, et elle en tempère les marques extérieures. »

Éveline soupira et ne dit plus rien.

Au moment où le vieillard et sa jeune amie se rapprochaient du cottage, ils virent s’avancer lord Vargrave et Caroline, qui venaient du côté opposé des jardins. Lumley s’empressa auprès d’Éveline, avec sa gaîté et sa vivacité habituelles ; et il y avait tant de charme dans les manières de cet homme à qui, en apparence, le monde et ses soucis n’avaient pu enlever ses élans de franchise, que le pasteur lui-même en fut frappé. Il pensa qu’Éveline pourrait se trouver heureuse avec un homme assez aimable pour être un ami, assez sage pour être un guide. Mais, tout vieux qu’il était, il avait aimé, et il savait qu’il y a certains instincts dans le cœur qui déjouent tous nos calculs.

Tandis que Lumley causait, la petite porte de communication entre le jardin et le cimetière contigu par lequel on arrivait au village, cria sur ses gonds, et l’ombre solitaire de lady Vargrave se projeta lentement sur la pelouse.


CHAPITRE XIII

Et, couché dans la prairie, je puis t’écouter encore ; t’écouter jusqu’à ce que mon souvenir ressuscite cet âge d’or.
(Wordsworth.)

Il était minuit passé. Les hôtes du cottage s’étaient retirés ; tout dormait, lorsque la porte de lady Vargrave s’ouvrit doucement. La dame elle-même était agenouillée au pied de son lit ; les rideaux à demi tirés laissaient pénétrer les rayons de la lune ; et à cette pâle clarté, les traits de lady Vargrave paraissaient plus pâles et plus calmes encore que de coutume.

Éveline, car c’était elle, s’arrêta sur le seuil, jusqu’à ce que sa mère eût achevé ses prières ; alors elle se jeta sur le sein de lady Vargrave, et se mit à sangloter, comme si son cœur allait se briser ; elle éprouvait les émotions ardentes, généreuses, irrésistibles qui appartiennent à la jeunesse. Peut-être lady Vargrave les avait-elle connues jadis ; au moins elle savait encore les comprendre.

Elle pressa son enfant contre son cœur ; elle écarta les cheveux qui couvraient son front, le baisa avec tendresse, et lui adressa de douces paroles de consolation.

« Mère, dit Éveline en sanglotant, je ne pouvais dormir, je ne pouvais reposer. Bénissez-moi, embrassez-moi encore une fois. Dites-moi que vous m’aimez !… vous ne pouvez m’aimer comme je vous aime ; mais dites-moi que je vous suis chère, dites-moi que vous me regretterez… mais pas trop !… dites-moi… »

Ici Éveline s’arrêta, et n’en put dire davantage.

« Ma bonne, ma tendre Éveline, dit lady Vargrave, il n’y a rien au monde que j’aime autant que vous : ne croyez pas que je sois ingrate.

— Ingrate ! pourquoi dites-vous ingrate ?… Votre enfant, votre unique enfant ! »

Et Éveline couvrait avec véhémence le visage et les mains de sa mère de larmes et de baisers.

En ce moment il est certain que le cœur de lady Vargrave lui reprocha de n’avoir pas, en effet, chéri cette aimable fille comme elle le méritait. Il est vrai que nulle mère n’eût pu se montrer plus indulgente, plus consciencieuse, plus vigilante, plus occupée du bonheur de sa fille ; mais Éveline avait raison : cette tendresse spontanée, cette clairvoyance mystérieuse qui pénètre jusqu’au fond des pensées et des sentiments intimes, et qui aurait dû caractériser l’amour d’une telle mère pour une telle fille, lui avaient fait défaut, du moins à en juger par les apparences extérieures. Même dans la séparation du moment se manifestait une prudence, un exercice de raisonnement qui ressemblait plus au devoir qu’à l’amour. Lady Vargrave sentait tout cela, et en éprouvait du remords. Elle s’abandonna à des émotions toutes nouvelles, ou, tout au moins dont l’expression ne lui était pas habituelle, elle pleura avec Éveline, et lui rendit ses caresses avec une chaleur presque égale à la sienne. Peut-être aussi pensa-t-elle en ce moment à tout l’amour dont cette ardente nature était susceptible, et trembla-t-elle pour son avenir. Cette heure douloureuse fut une heure de pleine réconciliation de part et d’autre entre des sentiments que je ne sais quelle mystérieuse réserve avait semblé réprimer jusque-là. Pour cette dernière nuit la mère et la fille ne se séparèrent pas : le même lit les reçut toutes deux. Et lorsque, brisée par des émotions qu’elle ne pouvait révéler, lady Vargrave céda enfin au sommeil de l’épuisement, le bras d’Éveline l’entourait ; et les yeux d’Éveline la veillaient encore, avec une affection pieuse et inquiète, aux premières lueurs de l’aube grise.

Quand le soleil se leva, elle quitta sa mère qui dormait toujours, descendit silencieusement dans sa chambre bien aimée, et s’occupa de mille petits soins prévoyants qu’elle s’étonnait d’avoir oubliés auparavant.

Les voitures étaient à la porte avant que toute la société ne fût assemblée autour de la triste table du déjeuner. Lord Vargrave y parut le dernier.

« J’ai fait comme tous les poltrons, dit-il en s’asseyant ; j’ai cherché à différer le mal tant que j’ai pu. C’est une mauvaise politique, car elle accroît la plus cruelle de toutes les souffrances : celle de l’incertitude. »

Mistress Merton s’était chargée de présider au déjeuner.

« Vous préférez le café, lord Vargrave ? ma chère Caroline… »

Caroline passa la tasse à lord Vargrave ; en la prenant, il regarda la main qui la lui tendait ; à l’un de ses doigts effilés il y avait une bague qu’on n’y avait jamais remarquée auparavant. Leurs regards se rencontrèrent, et Caroline rougit. Lord Vargrave se tourna vers Éveline qui, pâle comme la mort, mais silencieuse, morne, l’œil sec, était assise à Côté de sa mère ; il essaya en vain de la faire causer. Éveline, tout entière au désir de dompter la violence de ses émotions, n’osait se hasarder à dire un mot.

Mistress Merton, toujours calme et placide, continuait à parler ; elle se félicitait de la beauté du jour ; il faisait un temps si délicieux ! et puis ils allaient partir de bonne heure : tout se trouvait si bien combiné ! ils arriveraient à temps pour dîner à *** ; puis on pourrait faire trois relais après le dîner : la lune serait levée.

« Mais, dit lord Vargrave, puisque je dois aller avec vous jusqu’à *** où nous nous séparerons, j’espère que je ne suis pas condamné à voyager seul, avec mon portefeuille, deux vieux journaux, et mes vapeurs noires. Ayez pitié de moi.

— Peut-être voudriez-vous prendre grand’maman alors, » lui dit tout bas Caroline avec malice.

Lumley haussa les épaules, et répondit du même ton :

« Oui, pourvu que vous mainteniez le proverbe : les extrêmes se touchent, et que la charmante petite fille accompagne la vénérable grand’mère.

— Que dirait Éveline ? » répliqua Caroline.

Lumley soupira, et ne répondit point.

Mistress Merton, qui avait suspendu le feu de ses batteries pendant cet aparté de sa fille, revint en ce moment à la charge.

« Voulez-vous, lord Vargrave, que Caroline et moi nous prenions votre britzka, tandis que vous irez dans notre vieille voiture avec Éveline et mistress Leslie ? »

Lumley ravi regarda alternativement d’un œil joyeux son interlocutrice et Éveline ; mais mistress Leslie dit très-gravement :

« Non ; Éveline et moi nous éprouverons trop de tristesse à quitter ces lieux si chers, pour être d’une société bien aimable pour lord Vargrave. Nous nous rencontrerons tous à dîner ; ou bien, ajouta-t-elle après un moment de silence, si cet arrangement déplaît à lord Vargrave, ne pourrions-nous pas, Éveline et moi, prendre sa voiture, tandis qu’il vous accompagnerait ?

— Accordé, dit tranquillement mistress Merton. Et maintenant, je vais aller chercher les fraisiers et les boutures ; que vous avez été bonne, chère lady Vargrave, d’y penser ! »

Une heure s’était écoulée, et Éveline était partie. Elle avait quitté l’asile de ses années virginales ; elle avait dit en pleurant son dernier adieu sur le sein de sa mère, le bruit des roues s’était éteint au loin ; et cependant lady Vargrave restait encore sur le seuil ; son regard fixait encore l’endroit où elle avait aperçu Éveline une dernière fois. Un sentiment d’abandon, d’isolement s’empara de son âme ; le soleil, le printemps, le chant des oiseaux, semblaient rendre cet isolement encore plus triste et plus morne.

À la fin elle s’éloigna machinalement, et, les yeux baissés, à pas lents, elle suivit cette allée de prédilection, qui conduisait au paisible cimetière. La porte se referma derrière elle, et alors la pelouse, les jardins, les lieux qu’avait aimés Éveline, restèrent plongés dans une solitude aussi profonde que celle d’un désert. Mais les pâquerettes s’ouvraient au soleil, les abeilles voltigeaient parmi les fleurs, aussi gaîment qu’auparavant, malgré l’absence de toute vie humaine. Le sein de la nature ne renferme pas un cœur qui batte pour l’homme !



LIVRE II


CHAPITRE I


Ici règnent à la fois un printemps éternel et une moisson continuelle ; car les arbres portent des fleurs riantes, et parent de fraîches couleurs le capricieux printemps, tandis qu’en même temps les rameaux pesants se ploient sous le fardeau de leurs fruits.
(Spenser. — Le Jardin d’Adonis.)
Vis boni

In ipsâ inesset formâ.

(Térence.)


Beauté, tu es un double bienfait ; bienfait pour celui qui admire, bienfait pour celui qui possède : souvent à la fois, cause et effet de la bonté ! Un caractère aimable, une belle âme, une nature affectueuse, se révèlent dans les yeux, sur les lèvres, sur le front, et deviennent les principes de la beauté. D’autre part, ceux qui possèdent le don d’attirer l’affection, ceux qui ont la clef des cœurs, sont généralement disposés à regarder le monde d’un œil favorable, à se montrer contents et placides, à espérer, à avoir confiance. Il y a plus de sagesse que le vulgaire ne le pense dans l’admiration qu’on ressent à l’aspect d’une jolie figure.

Éveline Cameron était belle, d’une beauté qui émanait du cœur et qui allait au cœur, d’une beauté dont l’essence même était amour ! L’amour souriait sur ses lèvres gracieuses ; l’amour reposait sur son front candide ; l’amour se jouait dans les boucles abondantes de ses cheveux d’un blond foncé mais doré, qui, soulevés par la brise, caressaient sa joue délicate et virginale. L’amour dans toute sa tendresse, dans toute sa bonté, dans toute sa sincérité sans défiance, l’amour colorait toutes ses pensées, murmurait dans sa voix douce et mélodieuse ; l’amour arrondissait son cou de cygne et ses membres gracieux, s’épanouissait dans toute la symétrie de leur radieuse jeunesse.

C’était précisément une de ces femmes qui prennent d’assaut la raison. Qu’elle fût triste ou gaie, il y avait en elle une grâce charmante et irrésistible. Elle semblait née, non seulement pour captiver les hommes légers, mais pour tourner la tête aux sages. Roxelane ne lui était pas comparable. Il nous est impossible de dire comment dans l’obscur hameau de Brook Green elle avait appris à ce point l’art de plaire. À son fin sourire, au gracieux mouvement de sa tête, à ses séduisantes manières, à la fois timides et aisées, on eût dit que la nature l’avait créée pour charmer un seul cœur, et tourmenter tous les autres.

Sans être savante, Éveline était instruite ; elle avait un esprit cultivé. Son cœur contribuait peut-être à l’éducation de son intelligence ; car, par une sorte d’intuition, elle savait apprécier tout ce qui était beau et grand. Son goût ingénu et naturel avait une logique qui lui était propre ; nul philosophe ne pouvait avoir une perception plus rapide de la vérité : nul critique un plus prompt discernement du vrai et du faux. Lorsque Éveline admirait un ouvrage, on était sûr d’y trouver l’empreinte de ce qui était noble, beau, ou vrai.

Mais Éveline avait quelques défauts : ceux de son âge ; ou plutôt, elle avait certaines tendances qui auraient pu dégénérer en défauts. Elle était d’un naturel si généreux que la seule pensée de s’immoler aux autres avait pour elle du charme. Elle agissait toujours par impulsion ; et ses impulsions, quoique pures et nobles, étaient souvent irréfléchies et imprudentes. Elle était docile jusqu’à la faiblesse, facile à persuader ; si sensible qu’un regard de froideur, de la part même d’une personne dont elle se souciait peu, la blessait jusqu’au fond du cœur ; et par l’effet de cette sympathie qui accompagne toujours la sensibilité, rien ne lui était plus douloureux que la pensée de faire de la peine aux autres. Voilà pourquoi Vargrave était en droit de former des espérances favorables de succès. Éveline avait une de ces natures qui sont dangereuses pour le bonheur. Quelle réunion de circonstances propices il faudrait pour conserver à leur midi l’éclat de leur aurore ! Le papillon, qui semble l’enfant de l’été et des fleurs, que de fois la bise viendra glacer sa gaîté ! Que de fois un contact brutal enlèvera la brillante poussière de ses ailes !


CHAPITRE II

Tels sont, d’après un aperçu général, les genres d’éloquence de la chaire, qui conviennent à un auditoire non illettré.
(Polwhele.)

Mistress Leslie, après sa visite au presbytère, s’en était retournée chez elle, et depuis quelques semaines déjà, Éveline se trouvait chez mistress Merton. Ainsi qu’on devait s’y attendre, elle s’était, jusqu’à un certain point, habituée et résignée à son changement de résidence. À vrai dire, elle n’eut pas plutôt franchi le seuil de la maison de mistress Merton qu’elle découvrit, pour la première fois, son importance dans le monde.

Le révérend M. Merton était un homme qui avait le sentiment le plus délicat de toutes les choses relatives à la considération dans le monde. Fils cadet d’un baronnet très-riche (le plus influent représentant du comté), et de la fille d’un pair d’Angleterre riche et de grande famille, M. Merton avait grandi assez près de la noblesse et du pouvoir pour en apprécier tous les avantages. Dans sa jeunesse il avait aimé quelque peu le plaisir ; mais comme son jugement était sain, et que ses passions avaient peu de violence, il s’était bientôt aperçu qu’un jeune homme d’une fortune modeste est un pot de terre qui ne peut pas longtemps cheminer avec les pots de fer des comtes opulents et des dandys dissipateurs. D’ailleurs, on le destinait à l’église, par la raison qu’il y avait dans la famille un des plus beaux bénéfices de l’Angleterre. Il entra donc dans les ordres à vingt-six ans ; il épousa la fille de mistress Leslie qui possédait trente mille livres[4] sterling de dot ; et il fut installé au presbytère de Merton, à un mille de distance du château héréditaire de la famille. Il fut bientôt fort considéré et fort aimé. Il pratiquait largement l’hospitalité, et fit ajouter au presbytère un nouveau corps de logis contenant une grande salle à manger et six belles chambres à coucher, ce qui lui donna l’apparence d’une villa élégante plutôt que d’un presbytère de village. Lorsque son frère aîné entra en possession de son patrimoine, il habita presque constamment ses terres, et devint, comme avant lui son père, représentant du comté ; il fut bientôt l’un des gentilshommes de province les plus considérés de la Chambre des Communes. Sir John Merton, qui montait fréquemment à la tribune, était un orateur sensé, quoique singulièrement ennuyeux ; c’était un homme d’un caractère fort indépendant (car il possédait un revenu net de quatorze mille livres sterling[5], et ne cherchait pas à remplir des fonctions publiques). Il se piquait de n’être pas homme de parti, de sorte que son vote, dans les affaires critiques, était une question sujette au doute, et par conséquent de beaucoup d’intérêt. Sir John Merton répandait donc une importance considérable sur le révérend Charles Merton. Ce dernier avait conservé les plus distinguées de ses anciennes connaissances de Londres ; et, à certaines époques de l’année, peu de maisons de campagne étaient fréquentées par une société plus aristocratique que le riant presbytère. Du reste M. Merton s’arrangeait de manière à faire du château un réservoir pour le presbytère ; il y puisait périodiquement l’élite des commensaux de son frère, pour leur faire passer quelques jours chez lui. Il en venait d’autant plus facilement à bout que son frère était veuf, et que sa conversation roulait toujours sur les mêmes questions : la situation du pays, et les intérêts de l’agriculture. M. Merton était en rapports excellents avec son frère. En l’absence de sir John il gérait ses propriétés ; il maintenait l’influence de la famille ; il s’entendait parfaitement à toutes les manœuvres électorales ; il était bon orateur dans un cas d’urgence ; c’était un magistrat capable, et en somme un homme éminemment utile au comté. De fait il jouissait plus généralement de la faveur publique que son frère, et il était l’objet d’une considération presque égale ; probablement parce qu’il avait beaucoup moins d’ostentation. Le révérend Charles Merton avait fort bon goût. Sa table était abondante, quoique simple ; ses manières étaient affables pour ses inférieurs, quoique gracieusement obséquieuses pour ses supérieurs ; et il n’y avait rien chez lui qui blessât jamais l’amour-propre d’autrui. Pour ajouter encore aux charmes de sa maison, il avait sa femme, qui, simple, aimable et bonne, causait volontiers avec le premier venu, se chargeait des fâcheux, et laissait les gens s’amuser comme ils l’entendaient. De plus il avait un grand nombre de beaux enfants de tout âge, qui avaient longtemps servi de prétexte à l’organisation de petits bals improvisés et de dîners sur l’herbe, qu’on qualifiait du titre de réunions d’enfants ; ce qui donnait de la gaîté au voisinage. Caroline était l’aînée ; puis venait un fils, attaché d’ambassade en pays étranger ; puis un autre fils qui, bien qu’il n’eût que dix-neuf ans, était secrétaire particulier de l’un de nos satrapes de l’Inde. Éveline perdit donc, malheureusement, l’occasion de cultiver la connaissance de ces deux jeunes gens : perte bien regrettable pour elle, s’il fallait en croire monsieur et madame Merton. Mais, pour la dédommager de cette privation, il y avait encore deux charmantes petites filles, l’une de dix ans, et l’autre de sept, qui s’éprirent d’Éveline à première vue. Caroline était l’une des beautés en renom du comté ; elle était spirituelle, elle avait une conversation attrayante, elle plaisait aux jeunes gens, et donnait la mode aux demoiselles, surtout lorsqu’elle revenait de chez lady Élisabeth après y avoir passé la saison fashionable.

C’était une famille charmante.

Au physique M. Merton était blond et de moyenne taille ; il avait une tendance à l’obésité, de petits traits, de belles dents, et un parler très-séduisant. Conservant le souvenir du temps où il comptait dans les rangs de la jeunesse élégante, il apportait un grand soin à sa toilette. Son habit noir (rehaussé le soir par un gilet blanc, et un devant de chemise admirablement plissé, décoré de simples boutons émaillés, de couleur foncée), son pantalon de forme irréprochable, ses souliers soigneusement vernis (il tirait une vanité naïve de ses pieds et de ses mains), lui valaient l’approbation unamime des dandys qui l’honoraient de temps à autre d’une visite, pour tuer son gibier et faire la cour à sa fille. Tous s’accordaient à dire que « ce vieux Merton était un parfait gentilhomme ; et qu’il se mettait furieusement bien, pour un prêtre ! »

Tel était, mentalement, moralement et physiquement le révérend Charles Merton, recteur de Merton, frère de sir John, et possesseur d’un revenu qui, grâce à son riche bénéfice, à la fortune de sa femme et à la sienne, assez considérable aussi, se montait à quatre ou cinq mille livres sterling[6] par an. Un pareil revenu administré avec intelligence, aussi bien qu’avec générosité, ne pouvait manquer de lui procurer toutes les bonnes choses de ce monde : le respect de ses amis entre autres. Caroline avait raison de dire à Éveline que son papa ne ressemblait en rien à un simple curé de village.

Or, ce gentilhomme ne pourrait manquer de sentir tous les justes droits qu’avait Éveline à l’estime, et plus encore au respect, non-seulement de lui-même, mais de toute sa famille. Une jeune beauté possédant une fortune d’environ le quart d’un million de livres sterling était un phénomène auquel on pouvait véritablement donner le nom de céleste. Son importance était rehaussée encore par l’engagement qui la liait à lord Vargrave, engagement qui pouvait se rompre plus tard. De sorte que, selon lui, ce qui pouvait arriver de plus triste à cette jeune demoiselle, c’était d’épouser un ministre d’État habile et influent, un pair du royaume ; mais elle était parfaitement libre d’épouser un plus grand personnage encore, si elle en rencontrait un. Qui sait si, plus tard, l’attaché d’ambassade, dans le cas où il obtiendrait un congé ?… M. Merton avait trop d’esprit pour poursuivre davantage cette pensée, quant à présent.

L’excellent homme fut scandalisé de la manière par trop familière dont mistress Merton parlait à cette héritière, prédestinée à de si grands honneurs ; scandalisé de ce qu’elle eût voyagé jusque-là sans femme de chambre ; scandalisé à la vue de ses vêtements simples et primitifs. La pauvre enfant ! M. Merton était connaisseur en fait de toilettes féminines. Il lui était fort pénible de voir à quel point l’infortunée jeune fille avait été négligée. Lady Vargrave devait être une bien singulière personne. Il demanda d’un ton compatissant si on ne lui accordait pas d’argent pour ses menus-plaisirs ? Ayant appris, à son grand soulagement, que, sous ce rapport, miss Cameron était abondamment pourvue, il suggéra l’idée qu’on lui procurât sur-le-champ une femme de chambre convenable ; et qu’on écrivît immédiatement à Londres, afin de commander à madame Devy[7] les effets qui seraient nécessaires à Éveline, en lui envoyant une robe comme modèle pour la longueur et la largeur seulement. Il alla presque jusqu’à trépigner d’impatience, lorsqu’il apprit qu’on avait donné à Éveline l’une des jolies petites chambres destinées en général aux jeunes personnes en visite au presbytère.

« Elle est parfaitement satisfaite, mon cher M. Merton ; elle a des goûts si simples ! elle n’a pas été élevée dans le luxe que vous imaginez.

— Mistress Merton, dit le recteur d’un accent solennel, il est possible que miss Cameron ne s’y connaisse pas à présent ; mais plus tard, que penserait-elle de nous ? J’ai pour maxime de ne pas perdre de vue ce que doivent être les gens dans l’avenir, et de leur montrer un respect dont ils puissent conserver une impression agréable, lorsque à leur tour ils auront l’occasion de nous témoigner des égards. »

On transféra Éveline (en lui faisant mille excuses qui confondirent complétement la pauvre enfant), de sa petite chambre meublée d’un lit à flèche et d’un lavabo peint en imitation de bambou, à un appartement somptueux, où se trouvaient une armoire de Boule, et un lit à colonnes, orné de rideaux de soie Verte. Cet appartement était ordinairement occupé par la comtesse douairière de Chipperton, qui venait régulièrement tous les ans à Noël. Il y avait un joli boudoir attenant à la chambre à coucher, et de cette pièce on descendait au jardin par un escalier particulier. On fit comprendre et apprécier à toute la famille la haute importance de la jeune héritière. Une reine n’eût pas été environnée de plus d’égards. Éveline ne vit dans tout cela que de la bienveillance pure ; elle répondit à ce luxe d’hospitalité par une affection qui s’étendit à toute la famille, mais en particulier aux deux petites filles et à un ravissant épagneul noir. Bientôt ses robes lui furent envoyées de Londres, sa femme de chambre arriva, l’armoire de Boule se trouva remplie, et Éveline apprit enfin que c’est une belle chose que d’être riche. Le recteur lui-même, dans une lettre fort longue, et fort polie, envoya à lady Vargrave un rapport exact de tout Ce qui avait été fait. La réponse, quoiqu’elle fût courte, contenta l’excellent ecclésiastique. Lady Vargrave approuvait tout, et témoignait le désir que miss Cameron eût tout ce qu’on jugerait convenable à son rang.

Le même courrier apporta deux lettres à Éveline, l’une de sa mère, l’autre de M. Aubrey. Ces lettres lui firent oublier le somptueux appartement et l’armoire de Boule, et la transportèrent par la pensée au cottage et sur la pelouse. Lorsque l’élégante femme de chambre vint coiffer sa jeune maîtresse, elle la trouva tout en larmes.

Le recteur regrettait vivement qu’on se trouvât à l’époque de l’année où, justement parce que la campagne est dans toute sa splendeur, toutes les personnes de quelque importance sont à Londres. Pourtant quelques commensaux errants venaient de temps à autre passer deux ou trois jours au presbytère, et il y avait aussi quelques nobles familles du voisinage qui n’allaient jamais à Londres. De sorte que, deux fois par semaine, le vin du recteur coulait généreusement, les tables de whist étaient ouvertes, et le piano était mis en réquisition.

Éveline, objet de l’attention et de l’admiration de tous, fut bientôt mise à l’aise par son rang même ; car les bonnes manières viennent instinctivement aux personnes que le monde honore de ses sourires. Par degrés elle acquit l’assurance et le vernis de la société ; et si parfois son enjouement enfantin rompait les barrières conventionnelles, cela ne servait qu’à rendre plus charmante et plus piquante la riche héritière, dont la beauté délicate et féerique s’harmonisait i bien avec le gracieux abandon, et dont la distinction ne pouvait être révoquée en doute par des regards qui tombaient sur les dentelles et les satins de madame Dévy.

Caroline avait perdu, en partie, sa gaîté du cottage. Quelque chose semblait attrister ses pensées ; elle était souvent préoccupée et rêveuse. Elle était la seule de sa famille qui n’eût pas un caractère égal ; et l’aigreur avec laquelle elle répondait à ses parents, lorsque la présence de nul visiteur n’apportait de frein à son humeur, affligeait profondément Éveline, et formait un contraste frappant avec la gaîté et l’amabilité qui la distinguaient, lorsqu’elle trouvait un interlocuteur digne de sa conversation. Pourtant Éveline (qui, lorsqu’elle avait aimé, retirait difficilement son affection) cherchait à s’aveugler sur les petites imperfections de Caroline, et à se persuader que mille bonnes qualités se cachaient sous la surface de son caractère. Son naturel généreux trouvait mainte occasion de se révéler par de riches cadeaux, qu’elle tirait des envois que l’officieux M. Merton lui faisait expédier de Londres, pour égayer la monotonie du presbytère. Caroline ne pouvait refuser ces dons sans affliger sa jeune amie. Elle les acceptait à contre-cœur, car, pour lui rendre justice, bien qu’elle fût ambitieuse, Caroline n’était pas intéressée.

De cette façon les jours s’écoulaient au presbytère, égayés et variés par des plaisirs nouveaux sans cesse renaissants, et tout concourait à gâter l’héritière, s’il est possible que la bienveillance et la prospérité gâtent jamais ce qui est bon. Est-ce aux frimas, ou aux rayons du soleil que la fleur s’épanouit, et que le fruit naissant mûrit ?


CHAPITRE III

Rod. Que ces lieux solitaires sont charmants…

. . . . . . . . . . . . . . .

Ped. Quels étranges accords avons-nous entendus au loin ?

Cur. Nous vous avons dit ce qu’il est ; combien de temps nous l’avons cherché ; quels sont et son caractère et son nom.

(Beaumont et Fletcher. — Le Pèlerin.)

Un jour que les dames se trouvaient réunies dans le boudoir de mistress Merton, Éveline s’était assise auprès de la fenêtre pour faire répéter à la petite Cécile ses verbes français ; elle venait d’achever cette agréable tâche, lorsqu’elle s’écria :

« Dites-moi donc à qui appartient cette vieille maison ; cette maison qui a des pignons si pittoresques avec des tourelles gothiques, et qu’on aperçoit là-bas à travers les arbres. J’ai toujours oublié de vous le demander.

— Oh ! ma chère miss Cameron, c’est Burleigh, répondit mistress Merton ; n’y êtes-vous pas encore allée ? Que Caroline est sotte de ne vous y avoir pas menée ! C’est une des curiosités du pays. Ce domaine appartient à un homme dont vous avez souvent entendu parler : M. Maltravers.

— Vraiment ! s’écria Éveline, et elle se mit à considérer avec un nouvel intérêt l’édifice gris et triste que le soleil, en l’éclairant de ses rayons, détachait des sombres massifs de sapins qui l’environnaient. Et M. Maltravers, lui-même… ?

— Il est encore à l’étranger, quoique, en effet, j’aie entendu dire qu’on l’attendait prochainement à Burleigh. C’est une vieille habitation assez curieuse, mais très-mal entretenue ; je crois même qu’on ne l’a pas remeublée depuis le règne de Charles Ier. (Cécile, tenez-vous droite, mon enfant.) C’est une demeure fort triste, à mon avis ; il n’y a pas une seule belle pièce dans toute la maison, à part la bibliothèque, qui était jadis une chapelle. Cependant il y a beaucoup de gens qui viennent de fort loin pour la visiter.

— Voulez-vous que nous y allions aujourd’hui ? dit languissamment Caroline, le chemin à travers les champs et le bois est fort agréable, et il n’y a pas plus d’un demi-mille de marche par le petit sentier.

— Cela me ferait grand plaisir.

— Oui, dit mistress Merton, et vous feriez bien d’y aller avant le retour de M. Maltravers ; il est si singulier ! Il ne permet pas qu’on visite son vieux manoir quand il y est. Mais du reste il n’y est venu qu’une fois depuis sa majorité. (Sophie, vous allez mettre en lambeaux l’écharpe de miss Cameron ; restez donc tranquille, mon enfant.) C’était avant qu’il devînt un personnage illustre ; il était alors fort original ; il ne voyait personne, et n’accepta pas à diner une seule fois chez nous, bien que M. Merton l’accablât de politesses. On montre aux curieux la chambre où il a écrit ses ouvrages.

— Je me souviens fort bien de lui, quoique je ne fusse alors qu’une enfant, dit Caroline ; il avait une belle figure rêveuse.

— Vous trouvez, ma chère ? Il avait de beaux yeux et de belles dents, assurément, et une stature imposante, mais voilà tout.

— Eh bien ! Éveline, si vous voulez y aller, dit Caroline, je suis à votre service.

— Et moi, Éveline chérie, moi aussi, je puis y aller, n’est-ce pas ? dit Cécile, en s’accrochant à Éveline.

— Et moi aussi, bégaya Sophie, la plus jeune espérance de la famille ; il y a un si joli paon à Burleigh !

— Oh ! oui ; elles peuvent venir, n’est-ce pas, mistress Merton ? nous en prendrons le plus grand soin.

— Très-bien, ma chère, mes enfants, miss Cameron vous gâte complétement. »

Éveline courut mettre son chapeau, et les enfants la suivirent, en frappant des mains ; elles ne pouvaient se résoudre à la perdre des yeux un seul instant.

« Caroline, dit affectueusement mistress Merton, n’êtes-vous pas bien portante ? Depuis quelques jours vous me paraissez pâle, et moins gaie que de coutume.

— Mais si, je me porte assez bien, répondit Caroline avec un peu d’aigreur ; mais la vie est si triste ici, en ce moment ; il est bien contrariant que lady Élisabeth n’aille pas à Londres cette année.

— J’espère bien que ce sera moins triste au mois de juillet, ma chère, lorsque les courses de Knaresdean commenceront ; et puis lord Vargrave nous a promis de venir.

— Lord Vargrave vous a-t-il écrit récemment ?

— Non, ma chère.

— C’est fort singulier.

— Éveline vous parle-t-elle jamais de lui ?

— Pas souvent. » Et en disant ces mots Caroline se leva et quitta l’appartement.

C’était une journée fraîche et radieuse, à la fin du joli mois de mai ; les haies étaient couvertes de fleurs blanches ; une brise légère faisait frémir le jeune feuillage, les papillons voltigeaient çà et là, et les enfants les poursuivaient sur l’herbe, tandis qu’Éveline et Caroline (qui marchait beaucoup trop lentement pour sa compagne, car Éveline brûlait de courir) suivaient tranquillement le chemin de Burleigh.

Elles traversèrent les champs appartenant au presbytère, et un petit pont jeté en travers d’un ruisseau bruyant les Conduisit dans le bois.

« Cette petite rivière, dit Caroline, forme la limite qui sépare les terres de mon oncle de celles de M. Maltravers. Un homme aussi orgueilleux que l’est, dit-on, M. Maltravers, doit trouver fort désagréable d’avoir les terres d’un autre propriétaire aussi près de sa maison. De son salon on entendrait la détonation du fusil de mon Oncle. Néanmoins sir John prend soin de ne pas le gêner. De l’autre côté les domaines de Burleigh s’étendent à plusieurs milles de distance ; du reste, M. Maltravers est, après mon oncle, le plus grand propriétaire du comté. Il est fort étrange qu’il ne se marie point ! Tenez, vous pouvez maintenant apercevoir la maison. »

Le vieux château de Burleigh était situé dans un bas-fond, dominé par derrière par un amphithéâtre de verdure. Les antiques étangs resplendissant au soleil, et ombragés par des arbres gigantesques, augmentaient encore la calme tristesse de son aspect. L’une des façades de la maison était couverte de lierre et de pariétaires innombrables ; de longues herbes envahissaient l’avenue abandonnée.

« Ce domaine est fort mal tenu, dit Caroline, et l’était déjà du vivant du dernier propriétaire. Il a été légué à M. Maltravers par l’oncle de sa mère. Il vaut mieux que nous entrions dans la maison par la petite porte. L’entrée principale est toujours fermée. »

Caroline prit un sentier qui conduisait à un jardin d’agrément, séparé du parc par un fossé, en travers duquel se trouvait une planche. Elle ouvrit une petite porte qui se détachait de ses gonds rouillés, et elle se dirigea vers le vieux bâtiment. Il se trouvait là une grande porte vitrée qui conduisait, par un perron de trois marches, au jardin. D’un côté, s’élevait une étroite tourelle carrée surmontée d’un dôme doré et d’une vieille girouette pittoresque ; sous l’architrave de la tourelle se trouvait un cadran solaire, entouré d’un encadrement de pierre. Un autre cadran solaire s’élevait dans le jardin, portant cette belle et commune devise : « Non numero horas, nisi serenas. »

De l’autre côté de la fenêtre vitrée un énorme arc-boutant jetait son ombre massive. Il y avait quelque chose dans tout l’aspect de ce lieu qui invitait à la contemplation et au repos ; quelque chose de quasi monastique. La gaîté du joyeux printemps ne pouvait le dépouiller d’une certaine tristesse, qui n’avait pourtant rien de pénible, ni pour la jeunesse qui s’abandonne volontiers à un vague sentiment de mélancolie, ni pour ceux qui, ayant connu de véritables douleurs, cherchent un calmant dans la méditation et le souvenir. La porte basse, de couleur sombre, renfoncée dans les murailles épaisses de la tourelle, était fermée à double tour et la sonnette placée auprès de cette porte était cassée. Caroline s’en éloigna avec impatience.

« Il faut que nous allions de l’autre côté de la maison, et que nous tâchions de nous faire entendre du vieux bonhomme qui est sourd.

— Oh ! Caroline ! s’écria Cécile, la grande fenêtre est ouverte. Et elle franchit en courant les marches du perron.

— C’est heureux, » dit Caroline ; et elles suivirent toutes Cécile.

Éveline se trouvait maintenant dans la bibliothèque dont lui avait parlé mistress Merton. C’était une grande pièce longue d’environ cinquante pieds, et large en proportion. Elle était un peu sombre, car le jour n’y pénétrait que par la grande fenêtre qui servait d’entrée ; quoique cette fenêtre montât jusqu’à la corniche du plafond, et occupât tout un côté de l’appartement, la lumière en était affaiblie par le massif encadrement de pierre qui enchâssait les vitres, et par les vitraux coloriés, représentant des écussons, qui occupaient la partie supérieure de la fenêtre. Les rayons, de plus, étaient de ce bois de chêne foncé qui absorbe la lumière ; et la dorure qui devait, dans l’origine, en diminuer l’obscurité, était décolorée par le temps.

Cet appartement était d’une élévation presque disproportionnée. Le plafond, formé par des arceaux entrelacés, d’un dessin compliqué, entremêlés de figures grotesques, richement sculptées, conservait à la pièce le caractère gothique du siècle où elle avait été consacrée à un pieux objet. Deux cheminées avec de grands manteaux en chêne sculpté, surmontés par deux portraits, rompaient la symétrie des grandes rangées de livres. L’une de ces cheminées contenait des bûches à demi consumées ; et, à en juger par un énorme fauteuil, près duquel se trouvait un petit bureau, on eût dit que cette pièce avait été récemment occupée. La muraille située vis à vis de la fenêtre était tendue d’antiques tapisseries décolorées, représentant Salomon recevant la reine de Saba, cette tapisserie était clouée par-dessus la porte, de chaque côté ; de sorte que les feuillures de la porte coupaient d’un côté le sage monarque en deux, au moment où il s’inclinait profondément ; tandis que de l’autre le sol était soustrait sous les pas de la coquette souveraine, au moment où elle descendait de son chariot.

Il y avait, auprès de la fenêtre, un piano à queue, le seul meuble moderne qui se trouvât dans l’appartement, à part l’un des deux portraits que nous décrirons plus tard. Éveline regardait tout ce qui l’environnait, religieusement et en silence. Elle possédait tout naturellement cette vénération pour le génie qu’on est sûr de rencontrer chez les personnes jeunes et enthousiastes ; d’ailleurs il y a même pour les esprits indifférents, un certain intérêt à voir les lieux habités par ceux qui savent faire surgir chez les autres quelque pensée nouvelle. Mais ici surtout, Éveline s’imaginait découvrir une harmonie rare et singulière entre ce lieu et les traits caractéristiques de l’homme de talent qui possédait cette demeure. Elle croyait pouvoir mieux comprendre désormais les pensées empreintes d’un calme vague et métaphysique, qui distinguaient les premiers ouvrages de Maltravers, qu’il avait conçus et écrits dans cette silencieuse retraite.

Mais son attention fut tout particulièrement attirée vers l’un des deux portraits qui surmontaient les cheminées. Le plus éloigné représentait un homme revêtu d’une riche armure de fantaisie de l’époque de la reine Élisabeth ; il avait la tête nue, et son casque était posé sur une table où s’appuyait sa main. La figure était belle et expressive ; une inscription portait le nom de Digby, l’un des ancêtres de Maltravers.

L’autre portrait représentait une belle jeune fille de dix-huit ans, portant le costume, presque antique maintenant, d’il y a quarante ans. Les traits étaient délicats ; mais la peinture s’était décolorée, et l’expression de la figure était triste. Un rideau de soie, tiré de côté, semblait indiquer combien le possesseur de ce portrait y attachait de prix.

Éveline se retourna vers son cicerone comme pour demander une explication.

« Voici la seconde fois seulement que je vois ce tableau, dit Caroline ; car ce n’est qu’à grand’peine, et comme par une mystérieuse faveur, qu’on décide la vieille femme de charge à en écarter le voile. Maltravers, sous l’impression de quelque idée sentimentale, le regarde comme sacré. C’est le portrait de sa mère avant son mariage ; elle mourut en lui donnant le jour. »

Éveline soupira. Elle comprenait trop bien le sentiment qui paraissait si excentrique à Caroline. La physionomie de ce portrait la fascinait, et son regard semblait la suivre.

« Pour faire convenablement pendant à ce portrait, dit Caroline, il aurait dû bannir d’ici l’effigie de ce belliqueux gentilhomme pour la remplacer par celle de la pauvre lady Florence Lascelles, dont la perte, dit-on, lui a fait quitter le pays. Mais peut-être était-ce plutôt la perte de sa fortune.

— Comment pouvez-vous dire cela ? Fi donc ! s’écria Éveline, par une impulsion de généreuse indignation.

— Ah ! ma chère, vous autres héritières vous éprouvez de l’intérêt les unes pour les autres ! mais après tout un homme d’esprit est moins sentimental que nous ne le pensons. Ouf !… Cette chambre silencieuse me donne le spleen, j’imagine.

— Chère petite Éveline, dit tout bas Cécile, je trouve que vous ressemblez un peu à ce joli portrait ; seulement vous êtes bien plus jolie. Ôtez donc votre chapeau ; vos cheveux retombent tout juste comme les siens. »

Éveline hocha gravement la tête ; mais l’enfant gâtée dénoua rapidement les brides de son chapeau, et le lui arracha ; les boucles dorées d’Éveline tombèrent alors sur ses épaules, dans un gracieux désordre. Il n’y avait d’autre ressemblance entre Éveline et le portrait que la couleur des cheveux, et le négligé de sa coiffure en ce moment. Pourtant Éveline était heureuse de penser qu’elle pût avoir avec ce portrait quelque ressemblance, malgré la déclaration de Caroline que c’était un compliment fort peu flatteur.

« Je ne m’étonne pas, dit cette dernière, en changeant de sujet, je ne m’étonne pas que M. Maltravers habite si peu ce « triste château » ; pourtant on pourrait y faire de grands embellissements. Des fenêtres à espagnolettes, avec des glaces sans tain, par exemple. Si l’on enlevait ces lourds rayons et ces affreuses antiquités de cheminées, si l’on peignait le plafond en blanc et or, comme dans le salon de mon oncle, et si l’on tendait les murs d’un riche papier clair et riant, au lieu de cette tapisserie, on en ferait véritablement une fort belle salle de bal.

— Oh ! dansons-y donc maintenant, s’écria Cécile. Allons, Sophie, levez-vous. »

Et les enfants se mirent à étudier un pas de valse, en tombant l’une sur l’autre, et en riant dans leur folle joie.

« Chut, chut ! » dit Éveline, avec douceur. Jusqu’à ce jour elle n’avait jamais réprimé la gaîté des enfants, et elle n’aurait pu dire pourquoi elle le faisait en ce moment.

« J’imagine que le vieux sommelier a fait ici les honneurs de la maison à l’intendant, dit Caroline montrant de la main les débris du feu.

— Est-ce ici la chambre qu’il habitait principalement ? la chambre qu’on fait voir, dites-vous, comme étant son cabinet de travail.

— Non ; cette porte en tapisserie, à droite, conduit dans un petit cabinet d’étude, où il écrivait toujours. »

Ce disant Caroline essaya d’ouvrir la porte, mais elle était fermée à l’intérieur. Elle ouvrit alors l’autre porte, qui laissa apercevoir un long corridor lambrissé ; des lances rouillées et quelques cuirasses du temps des guerres parlementaires étaient accrochées aux murailles.

« Ce corridor, dit Caroline, conduit au bâtiment principal, dont la pièce où nous sommes et le petit cabinet de travail adjacent sont complétement détachés, ayant servi de chapelle, comme vous le savez, au temps où l’Angleterre était Catholique. J’ai entendu dire que ce fut sir Kenelm Digby, un des ancêtres collatéraux du possesseur actuel, qui appropria ces pièces à leur présent usage, et, par compensation, il fit bâtir l’église du village, qui se trouve de l’autre côté du parc. »

Sir Kenelm Digby, le vieux cavalier philosophe ! encore un nom plein d’intérêt pour consacrer ce lieu ! Éveline aurait volontiers passé toute la journée dans cette salle. Afin peut-être d’avoir un prétexte pour y séjourner plus longtemps, elle s’approcha du piano. Il était ouvert. Ses doigts de fée parcoururent rapidement les touches, et les sons de l’instrument discord et négligé firent retentir d’une vibration sauvage et fantastique les échos de cette triste salle.

« Oh ! chantez-nous donc quelque chose, Éveline, s’écria Cécile, qui accourut auprès du piano et en approcha une chaise.

— Oh ! oui, Éveline, dit languissamment Caroline ; cela nous amènera peut-être quelque domestique, et nous épargnera la peine d’aller les chercher à l’office. »

C’était précisément ce que souhaitait Éveline. Au moment où elle avait touché le clavier, quelques vers que sa mère aimait tout particulièrement, vers écrits par Maltravers à son retour dans ses foyers, après une absence, lui étaient revenus soudain à la mémoire. Ils s’harmonisaient bien avec ce lieu, et la musique était digne des paroles. Les enfants firent silence, et vinrent doucement s’accroupir aux pieds d’Éveline. Après un court prélude, celle ci commença à chanter, en s’accompagnant sotto voce, afin que les sons de l’instrument en mauvais état ne gâtassent pas la ravissante poésie, et la voix plus ravissante encore.

Pendant ce temps, dans la pièce voisine, dans ce petit cabinet de travail dont avait parlé Caroline, se trouvait le maître de la maison. Il était arrivé soudain la veille au soir, sans qu’on l’attendît. En ce moment même le vieil intendant était auprès de lui, plein d’excuses, de félicitations, de babil ; et Maltravers, devenu sévère et hautain, se détournait déjà avec impatience, lorsqu’il entendit soudain un bruit de voix d’enfants et de rires joyeux dans la chambre adjacente. Le front de Maltravers se rembrunit.

« Quelle est cette insolence ? dit-il d’un ton qui, malgré son calme, fit trembler l’intendant de la tête aux pieds.

— Mais, je n’en sais rien, vraiment, monsieur ; il y a tant de grand monde qui vient voir cette maison quand il fait beau, que….

— Et vous permettez qu’on vienne voir la maison de votre maître comme un spectacle curieux ? je vous en fais mon compliment, monsieur.

— Si monsieur demeurait davantage parmi ses gens, il y aurait plus de discipline, dit bravement l’intendant ; mais depuis que je suis ici, je n’ai jamais vu personne qui se souciât moins de cette vieille maison que ceux auxquels elle appartient.

— Pas tant de paroles, monsieur, dit Maltravers avec hauteur ; et maintenant allez dire à ces gens que je suis de retour, et que je ne veux avoir d’autres hôtes ici que ceux que j’y inviterai moi-même.

— Monsieur !

— Ne m’entendez-vous pas ? Dites-leur, s’ils y tiennent, que ces vieilles ruines sont à moi, et que je ne veux pas les exploiter en les livrant à l’insolence de la curiosité publique. Allez, monsieur.

— Mais… je vous demande pardon, monsieur… mais… si ce sont des personnes du grand monde ?…

— Du grand monde !… Du grand monde !… Oui, c’est bien cela ! Eh bien, si ce sont des personnes du grand monde, elles ont de grandes maisons qui leur appartiennent, M. Justis. »

L’intendant le regarda avec stupéfaction.

« Peut-être, monsieur, est-ce la famille de M. Merton, insinua-t-il d’un ton d’intercession, on vient souvent de chez M. Merton, quand il y a des messieurs de Londres au presbytère.

— Merton ?… Ah ! ce prêtre rampant. Écoutez-moi, monsieur : un mot de plus, et vous quittez mon service. »

M. Justis leva les yeux et les mains au ciel ; mais il y avait quelque chose, dans la voix et le regard de son maître, qui interdisait toute réplique. Il s’acheminait lentement vers la porte, lorsqu’une voix d’une suavité angélique s’éleva du dehors ; cette voix arrêta ses pas, et fit tressaillir l’austère Maltravers. Il leva la main pour arrêter l’intendant au milieu de sa mission, et, fasciné, charmé, il prêta l’oreille. Il reconnut des paroles qu’il avait composées : paroles qui, depuis longtemps, lui étaient devenues presque étrangères, et que d’abord il se rappelait à peine : paroles associées à ses années jeunes et virginales, de poésie et d’aspirations : paroles semblables aux fantômes de pensées trop douces désormais pour son âme si changée. Il courba la tête, et l’ombre qui obscurcissait son front se dissipa.

Le chant s’arrêta. Maltravers soupira, changea de posture, et son regard tomba sur l’intendant qui tenait le bouton de la porte.

« Dois-je m’acquitter de votre message, monsieur ? dit gravement M. Justis.

— Non !… seulement soyez plus soigneux à l’avenir. Laissez-moi, maintenant. »

M. Justis s’inclina, et fort content d’en être quitte à si bon marché, il s’éloigna à toutes jambes.

« Voyez un peu, pensait-il, en s’en allant ; comme les pays étrangers gâtent les gentilshommes ! Dire qu’il était si doux autrefois ! Je vois qu’il faut me hâter de débrouiller mes comptes ! Le patron n’est pas endurant ! »

Au moment où elle achevait sa romance, Éveline, dont tout le charme en chantant venait de ce qu’elle chantait avec son cœur, fut si émue par la mélancolie de l’air et des paroles que la voix lui manqua, et que le dernier vers s’éteignit sur ses lèvres.

Les enfants se levèrent spontanément et coururent l’embrasser.

« Oh ! s’écria Cécile, voici le beau paon ! »

Et, en effet, l’oiseau pittoresque était monté sur les marches du perron, attiré peut-être par la musique. Les enfants sortirent en courant pour caresser leur ancien favori qui était fort privé. Bientôt Cécile revint.

« Oh ! Caroline, venez donc voir les beaux chevaux qui remontent le parc ! »

Caroline, qui était bonne écuyère, qui aimait les chevaux, et dont la curiosité était facilement éveillée par tout ce qui annonçait le faste ou le haut rang, se laissa entraîner dans le jardin par sa petite sœur. Deux grooms, montés chacun sur un cheval arabe pur-sang, et conduisant par la bride un autre cheval semblable enveloppé de bandages, remontaient lentement la route. Caroline, frappée par l’apparition insolite de ces animaux dans un lieu aussi désert, suivit les enfants qui se dirigeaient en courant du côté des chevaux, afin d’apprendre quel en pouvait être l’heureux propriétaire. Éveline, oubliée pour le moment, resta seule. Elle en fut bien aise, et elle se tourna de nouveau vers la peinture qui l’avait si fort intéressée auparavant. Les yeux caressants du portrait se fixaient sur elle avec une expression qui lui rappelait le regard de sa mère.

« Et cette femme charmante, pensait-elle en contemplant le tableau, n’a pas vécu assez pour connaître la gloire de son fils, pour se réjouir de ses succès, pour le consoler dans ses douleurs. Et lui, ce fils, exilé solitaire et désenchanté, il erre dans de lointains pays, tandis que des étrangers foulent ses foyers abandonnés ! »

Les images qu’elle avait évoquées attendrissaient et remplissaient son âme, et debout devant le portrait, la tête rejetée en arrière, elle continuait à le regarder avec des yeux humides. Elle était ravissante à voir ainsi, avec son teint délicat, ses cheveux opulents (car elle n’avait pas encore remis son chapeau), et sa taille flexible ; elle était rayonnante de jeunesse, de santé, d’espérance. Comme sa beauté vivante contrastait avec la toile fanée représentant la défunte, jadis aussi jeune, aussi tendre, aussi jolie qu’elle ! Éveline détourna la tête en soupirant… l’écho sembla répéter ce soupir avec plus de ferveur ! Elle tressaillit : la porte qui conduisait au cabinet de travail était ouverte, et dans l’embrasure de cette porte se trouvait un homme dans la force de l’âge. Ses cheveux, aussi abondants que dans sa première jeunesse, quoique brunis par le soleil de l’Orient, encadraient en boucles épaisses un front d’un majestueux développement. Ses traits accentués et fiers, bien en rapport avec sa stature d’une élévation peu commune, son teint pâle, mais bronzé, ses grands yeux du bleu le plus sombre, ombragés par des cils et des sourcils noirs : et plus que toute autre chose, cette double expression de passion et de repos qui caractérise les anciens portraits italiens et qui semble dénoter la puissance impénétrable que l’expérience donne à l’intelligence : tout cela constituait un ensemble qui, sans posséder une beauté irréprochable, avait néanmoins quelque chose d’assez saisissant pour commander l’intérêt. C’était une figure qu’on ne pouvait oublier une fois qu’on l’avait vue ; c’était une figure qui avait longtemps et presque à son insu, animé les jeunes rêves d’Éveline ; c’était une figure qu’elle avait déjà vue : quoique, plus jeune, plus douce, et moins brune à cette époque, cette figure eût alors un aspect tout différent.

Éveline, immobile, et comme enracinée au sol, se sentait rougir jusqu’aux tempes ; elle offrait une ravissante image de timidité confuse et d’innocent effroi.

« Ne me faites pas regretter mon retour, dit l’étranger en s’avançant après un moment de silence ; et sa voix et son sourire étaient pleins de douceur : ne me laissez pas croire que le maître de ces lieux est destiné à en faire fuir les charmantes fées qui les animaient en son absence.

— Le maître de ces lieux ! répéta Éveline, presque à voix basse, et avec un embarras croissant ; êtes-vous donc le… le…

— Oui, interrompit l’étranger avec courtoisie, en la voyant si confuse ; je me nomme Maltravers ; et je me reproche de ne vous avoir pas fait avertir de mon retour, ou de m’être présenté avec tant d’indiscrétion devant vous. Mais vous voyez mon excuse (et il indiqua le piano). Vous possédez l’art magique qui sait faire sortir le serpent lui-même de son trou. Mais vous n’êtes pas seule ?

— Oh ! non ! non, vraiment ! miss Merton est avec moi. Je ne sais pas ou elle est allée. J’irai la chercher.

— Mistress Merton ! Vous n’êtes donc pas de cette famille ?

— Non, je ne suis qu’en visite au presbytère. Je vais aller la chercher. Il faut qu’elle vous adresse nos excuses. Nous ne savions pas que vous fussiez ici ! Vraiment, nous ne le savions pas.

— Voilà une bien cruelle excuse, » dit Maltravers en souriant de son empressement. Ce sourire et ce regard lui rappelèrent encore plus vivement le jour où il l’avait portée dans ses bras, où il avait soulagé sa souffrance, loué son courage, et pressé sa main de ses lèvres, presque comme l’eût fait un amant. À ce souvenir elle rougit encore davantage, et chercha avec plus de vivacité que jamais à s’esquiver.

Maltravers ne chercha pas à la retenir, mais il la suivit en silence. Elle avait à peine gagné la fenêtre, lorsque la petite Cécile arriva en courant, et s’écria :

« Figurez-vous que M. Maltravers est revenu, et qu’il a ramené des chevaux de toute beauté. »

Cécile s’arrêta soudain en apercevant l’étranger ; un instant après Caroline parut. Grâce à son expérience du monde et à la promptitude de son jugement, elle comprit tout sur-le-champ, et elle s’empressa de faire ses excuses à Maltravers en le félicitant de son retour, avec une aisance qui étonna la pauvre Éveline, et parut fort peu appréciée par Maltravers lui-même. Il lui répondit avec une courtoisie brève et hautaine,

« Mon père, continua Caroline, sera charmé d’apprendre que vous êtes de retour. Il s’empressera de venir vous présenter ses respects, et ses excuses pour notre indiscrétion. Mais je ne vous ai pas officiellement présenté à ma complice. Ma chère, permettez-moi de vous présenter un homme que la gloire vous a déjà fait connaître, M. Maltravers ; miss Cameron, belle-fille, ajouta-t-elle à voix plus basse, de feu lord Vargrave. »

Pendant la première partie de cette présentation le front de Maltravers s’était rembruni, mais vers la fin il oublia son déplaisir.

« Est-il possible ? je croyais bien vous avoir déjà vue, mais comme dans un rêve. Ah ! nous ne sommes donc pas des étrangers l’un pour l’autre ! »

Le regard d’Éveline rencontra le sien, et quoiqu’elle rougît et qu’elle s’efforçât de conserver un air de gravité, un demi-sourire laissa voir des fossettes qui se jouaient autour de ses lèvres espiègles.

« Mais vous ne vous souvenez pas de moi ? ajouta Maltravers.

— Oh ! si ! » s’écria Éveline, par une impulsion soudaine ; puis elle s’arrêta tout court.

Caroline vint au secours de Son amie.

« Qu’est-ce donc ! Vous m’étonnez ; où donc avez-vous déjà vu M. Maltravers ?

— Je puis répondre à cette question, miss Merton. Lorsque miss Cameron n’était qu’une enfant, pas plus grande que ma petite amie que voici, un accident sur la grande route me procura le plaisir de faire sa connaissance. La douceur et le courage qu’elle déploya dans cette circonstance me laissèrent une impression que j’ai conservée jusqu’à ce jour. Et c’est ainsi que nous nous retrouvons, ajouta Maltravers, à voix plus basse, et comme se parlant à lui-même. Quelle étrange chose que la vie !

— Allons, dit miss Merton, il ne faut pas que nous vous dérangions plus longtemps, vous devez avoir tant de choses à faire. Je regrette infiniment que sir John ne soit pas ici pour vous présenter la bienvenue ; mais j’espère que nous serons bons voisins. Au revoir ! »

Et, se figurant qu’elle avait été on ne peut plus charmante, Caroline salua, sourit et s’éloigna avec sa suite. Maltravers s’arrêta irrésolu. Si Éveline avait retourné la tête, il les aurait accompagnées ; mais Éveline ne retourna pas la tête et il resta.

Miss Merton, en chemin, railla impitoyablement sa jeune amie, et lui arracha par petits morceaux un récit très-succinct et très-imparfait de l’aventure qui lui avait procuré dans l’origine la connaissance de Maltravers, et de l’entrevue qui avait renouvelé cette connaissance. Mais Éveline ne l’écoutait guère, et à peine fut-elle arrivée au presbytère qu’elle se hâta d’aller s’enfermer dans sa chambre pour écrire à sa mère ce qui lui était arrivé. Que de fois dans ses rêveries de jeune fille elle avait songé à cet incident, à cet étranger ! Et maintenant, après tant d’années, et par le plus grand hasard, elle avait rencontré cet inconnu chez lui ! et cet inconnu était Maltravers ! C’était comme la réalisation d’un songe. Tandis qu’elle rêvait ainsi, avant d’avoir commencé sa lettre, elle entendit retentir au loin un joyeux carillon ; elle en devina sur-le-champ le motif : c’était le retour du voyageur dans ses foyers déserts qu’on saluait ainsi !


CHAPITRE IV

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qui lui sont propres, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi.
(Pascal.)

Le flux et le reflux des grandes marées se font sentir dans le cœur comme dans l’océan. Les flots qui jadis avaient poussé l’âme d’Ernest Maltravers vers les rochers et les écueils de la vie active, s’étaient depuis longtemps retirés dans leurs calmes profondeurs, et avaient laissé la plage à sec. Il avait quitté la terre natale l’esprit triste et désenchanté ; et de nouveaux tableaux, étranges et incultes, s’étaient déroulés devant ses regards errants. Lassé de la civilisation, après avoir épuisé jusqu’à la satiété quelques-uns de ces succès pour lesquels les hommes civilisés travaillent, se consument et se tourmentent en vain, il s’était plongé au milieu de hordes à peine sorties de la barbarie. Les aventures par lesquelles il avait passé, et au milieu desquelles sa vie elle-même ne pouvait être garantie qu’à la condition de déployer une vigilance continuelle et une prompte énergie, l’avaient arraché pendant quelque temps aux contemplations maladives et tristes qui l’absorbaient. Son cœur, à la vérité, était resté inactif ; mais son intelligence et ses forces physiques avaient été continuellement exercées. Il rentrait dans la société de ses égaux l’esprit chargé des trésors d’une expérience vaste et variée, et pénétré de cette sombre morale qui démontra aux méditations funèbres de Rasselas sortant des catacombes la vanité de la vie humaine et l’absurdité des aspirations ambitieuses de notre nature.

Ernest Maltravers, qui n’avait jamais été un caractère complet et sans défauts, et qui, dans la pratique, restait toujours au-dessous de ses capacités morales et intellectuelles, par suite du désir même qu’il avait de franchir les limites du sublime et du beau, était en apparence aussi éloigné que jamais du grand secret de la vie. Pourtant il n’en était rien, son esprit avait acquis ce qui lui manquait naguère : la dureté. Lorsqu’on demande trop peu aux hommes, on est plus près de la vertu véritable et du vrai bonheur que lorsqu’on exige trop d’eux.

Néanmoins, en partie par suite de cette étrange existence qui l’avait jeté parmi des hommes auxquels sa sûreté personnelle lui faisait une nécessité de commander en despote, en partie par l’habitude du pouvoir et le dédain du monde, son caractère s’était imprégné d’une impérieuse sévérité de manières, qui ressemblait souvent à de la rudesse et à de la misanthropie, quoiqu’elle cachât une générosité et une bienveillance réelles.

Plusieurs des sentiments de sa jeunesse, plus aimables et plus complexes, s’étaient fondus en une seule qualité prédominante : l’orgueil ! L’amour-propre inactif et l’ambition mal satisfaite engendrent généralement la fierté. Cette qualité qui, bien dirigée et réglée dans de sages limites, forme l’essence même de l’honneur, était portée si loin chez Maltravers qu’elle devenait un vice. Il en reconnaissait parfaitement l’excès en lui ; néanmoins il la chérissait comme une vertu. L’orgueil avait servi à le consoler dans le chagrin, et c’est ce qui avait fait de l’orgueil son ami ; l’orgueil l’avait soutenu au milieu des dégoûts inspirés par la duplicité, ou de la résistance qu’il avait dû opposer à la violence, et c’est ce qui avait fait de l’orgueil son champion et Sa forteresse. C’était d’ailleurs un orgueil d’un genre tout particulier qui ne s’attachait à aucun point spécial, ni au talent, ni au savoir, ni aux dons intellectuels ; encore moins aux vulgaires lieux communs de la naissance et de la fortune. C’était plutôt le résultat d’un mépris suprême et général pour tous les autres hommes et les mobiles de leurs actions, pour l’ambition, pour la gloire, pour les arides affaires de la vie. Sa vertu de prédilection était le courage moral ; et c’était cette vertu qu’il estimait surtout en lui, maintenant. Il était fier de ses luttes contre les autres, plus fier encore de ses victoires contre ses passions. Il regardait le sort comme le grand ennemi dont on devrait toujours se préparer à repousser les coups. Il se croyait armé de toutes pièces contre le destin. Dans l’arrogance de son cœur, il disait : Je puis défier l’avenir ! Il avait foi dans l’assertion vaniteuse de ce vieux sage orgueilleux qui disait : Le monde c’est moi ! À la vérité, dans l’orageuse carrière qu’avaient fournie les dernières années de sa virilité, il n’avait pas poussé sa philosophie jusqu’à proscrire le monde ordinaire. La douleur que lui avait causée la mort de Florence avait cédé peu à peu au temps et à l’éloignement, et il avait quitté les déserts de l’Afrique et de l’Orient, pour les brillantes capitales de l’Europe. Mais jamais plus ni son cœur, ni sa raison n’avaient subi le joug des passions. Jamais plus il n’avait connu la douceur de l’affection. S’il en eût été autrement, la glace se serait fondue, et la source aurait de nouveau débordé pour venir inonder les abîmes de son cœur. Il était revenu en Angleterre ; il savait à peine pourquoi, ou dans quel but. Ce n’était certes pas avec l’idée de reprendre les occupations de la vie active, c’était peut-être seulement par lassitude des contrées étrangères et des langues peu familières à son oreille. Ou peut-être était-ce le désir vague et inquiet d’un changement de lieux qui l’avait ramené dans sa patrie. Mais il ne s’avouait pas à lui-même que la cause de son retour fût si peu philosophique ; et, chose étrange, il ne voulait pas non plus s’avouer qu’il eût un autre motif plus humain et peut-être plus vrai : l’âge et les infirmités croissantes de son vieux tuteur Cleveland, qui le suppliait affectueusement de revenir. Maltravers n’aimait pas à se croire le cœur encore si tendre. Singulier orgueil ! Non ; il cherchait plutôt à se persuader qu’il avait l’intention de vendre Burleigh, d’arranger définitivement ses affaires, et puis de quitter à jamais son pays natal. Pour se prouver à lui-même que c’était bien là son but, il avait formé à Douvres le projet de partir directement pour Burleigh en toute hâte, et d’écrire simplement à Cleveland qu’il était de retour en Angleterre. Mais son cœur ne voulut pas lui permettre de savourer la cruelle jouissance de cette mortification de soi-même, et lorsqu’il se trouva à un relais de Londres, il fit retourner ses chevaux vers Richmond. Il avait passé deux jours auprès du bon vieillard, et ces deux jours avaient tellement réchauffé et attendri son cœur, qu’il fut épouvanté en voyant combien il s’écartait de ses principes arrêtés. Néanmoins il s’en alla avant que Cleveland eût le temps de découvrir qu’il avait changé ; l’excellent vieillard avait promis de venir le voir sous peu.

Tel était Ernest Maltravers à l’âge de trente-six ans, à l’âge où le corps et l’esprit sont dans leur plus grande perfection, à l’âge où les hommes sentent le plus vivement qu’ils sont citoyens. Et c’était ainsi qu’avec son esprit orné des dons les plus généreux ; dans toute la plénitude de son énergie morale ; dans toute la vigueur d’un tempérament auquel une vie de rude activité avait donné une seconde jeunesse plus robuste encore que la première ; habitué par une sévère expérience à vaincre, presque sans effort, toutes les imperfections et tous les défauts qui résultaient auparavant d’une imagination trop vive, et d’une trop grande exigence de vertu dans les actions humaines ; fait pour rendre à ses semblables les services les plus brillants et les plus durables, et pour posséder lui-même le bonheur que donne une imagination calmée, un cœur généreux, et une conscience satisfaite ; c’était ainsi qu’aidé d’ailleurs par tous les avantages de la fortune et de la naissance, Ernest Maltravers condamnait obstinément son génie, sa vie, son âme, à se renfermer au fond de leurs feuilles épineuses, se refusant à servir les sots et les misérables, formés pourtant de la même poussière que lui, et créés par le même Dieu. Philosophie maussade et malsaine, enfantée par une âme fière, et par un cœur solitaire !


CHAPITRE V

Que ceux d’entre nous qui veulent bien redevenir enfants, quand ce ne serait que pour une heure, s’abandonnent au délicieux enchantement qui s’empare de l’âme lorsqu’elle se livre au souvenir des innocentes jouissances de l’enfance.
(D. L. Richardson.)

Le récit animé que fit Caroline, pendant le dîner, de leurs aventures, fut reçu avec beaucoup d’intérêt, non-seulement par la famille Merton, mais aussi par quelques personnes du voisinage qui partageaient l’hospitalité du recteur. Le retour inopiné de tout propriétaire dans ses domaines héréditaires, après une longue absence, produit toujours une certaine sensation dans une société de province. Dans un cas comme celui-ci, où le propriétaire était encore jeune, garçon, célèbre et beau, la sensation, cela va sans dire, était encore plus grande. Caroline et Éveline furent accablées de questions, auxquelles Caroline seule répondit d’une manière satisfaisante. Son compte-rendu était en somme bienveillant et favorable ; il parut même flatteur à tout le monde, excepté à Éveline qui trouva que Caroline n’était pas un peintre de portraits bien exact.

Il arrive rarement qu’on soit prophète dans son pays ; mais Maltravers avait si peu habité le comté, et lorsqu’il y était venu jadis, il avait mené une vie si retirée, qu’on le regardait comme un étranger. Il n’avait éclipsé le train de maison d’aucun de ses voisins : il ne s’était posé comme le rival d’aucun chasseur des environs ; et en somme, on s’était montré indulgent pour ses habitudes de farouche réserve. Grâce au temps, et à son absence de la scène du monde, absence assez longue pour le faire regretter, et pas assez pour le faire remplacer par d’autres favoris, sa réputation s’était mûrie et consolidée, et son pays était fier de lui. En conséquence (quoique Maltravers se fût refusé à le croire, quand même un ange le lui eût assuré) on n’avait pas dit de mal de lui en son absence. On racontait mille petites anecdotes au sujet de ses habitudes personnelles, de sa générosité, de son indépendance d’esprit, de son excentricité. Éveline écoutait tout cela dans un silencieux ravissement ; elle n’avait jamais passé une soirée aussi agréable ; et elle adressa un sourire presque reconnaissant au recteur, qui avait toujours pour habitude de suivre le courant de l’opinion, lorsqu’il dit, avec un air de bienveillante affabilité :

« Il faut vraiment que nous témoignions tous les égards possibles à notre illustre voisin ; nous devons nous montrer indulgents pour ses petites excentricités. Ses opinions politiques ne sont pas les miennes, il est vrai. Mais un homme qui a de grands intérêts de fortune dans le pays a le droit d’avoir l’opinion qui lui convient ; telle a toujours été ma maxime. Dieu merci, je suis un homme très-modéré. Il faut que nous l’attirions parmi nous ; ce ne sera pas par notre faute, je vous assure, s’il n’est pas bientôt tout à fait à son aise au presbytère.

— Sans doute… avec tant de charmes pour l’y attirer, dit le maigre vicaire, en saluant timidement les dames.

— Ce serait un bon parti pour miss Caroline, » dit tout bas une vieille dame. Caroline l’entendit et une moue dédaigneuse contracta ses jolies lèvres.

On disposa les tables de Whist : On commença à faire de la musique ; et on laissa Maltravers en paix.

Le jour suivant, M. Merton monta son poney et se rendit à Burleigh. Maltravers n’était pas chez lui. M. Merton laissa sa carte, et un billet respectueux et amical, par lequel il priait M. Maltravers de mettre de côté toute cérémonie, et de venir dîner au presbytère le jour suivant. Le recteur éprouva quelque étonnement en voyant que l’esprit actif de Maltravers était déjà en mouvement. Le parc si longtemps désert était rempli d’ouvriers ; les charpentiers étaient occupés à réparer les clôtures ; la maison était pleine de vie et de mouvement ; des valets d’écurie exerçaient les chevaux dans le parc : tout enfin annonçait le retour du maître, après sa longue absence : autant de signes vraisemblables que Maltravers comptait habiter le pays ; le recteur pensa à Caroline, et éprouva une certaine satisfaction.

Le jour suivant était l’anniversaire de la naissance de Cécile. On observait toujours les anniversaires au presbytère de Merton : les enfants du voisinage étaient invités à la célébration de celui-ci. Ils devaient dîner sur la pelouse, sous une vaste tente, et danser le soir. Les serres chaudes allaient prodiguer leurs premières fraises ; et les vaches, décorées de rubans bleus, allaient fournir des syllabubs[8]. Les plaisirs de ce genre avaient peu d’attraits pour l’élégante Caroline. Elle condescendit à paraître au dîner ; elle embrassa les plus jolis enfants, leur servit de la soupe, et puis, s’étant acquittée de son devoir, elle se retira dans sa chambre, pour écrire des lettres. Les enfants n’en furent pas fâchés, car la majestueuse demoiselle leur inspirait un peu d’effroi ; et ils rirent bien plus fort, et firent beaucoup plus de bruit, lorsqu’elle fut partie, et que les gâteaux firent leur apparition, accompagnés des fraises.

Éveline était dans son élément. Quand elle était petite, elle s’était fort peu mêlée à la société d’autres enfants, quoiqu’elle eût bien souvent soupiré après des camarades de jeu. Elle était restée fort enfant de caractère. D’ailleurs elle aimait tendrement Cécile. Elle avait donc attendu ce grand jour avec une innocente joie ; et la semaine précédente elle s’était fait conduire en voiture à la ville voisine, d’où elle avait rapporté un panier plein de jouets, de poupées, de rubans et de gravures, qu’elle avait soigneusement caché à tous les yeux. Mais, par je ne sais quel hasard, elle ne se sentait pas si enfant que de coutume, ce matin-là ; son cœur ne prenait pas part au plaisir qu’elle avait sous les yeux, et son sourire commença par être languissant. Mais il y a quelque chose de contagieux dans la gaîté des enfants, pour ceux qui les aiment ; et lorsque la troupe joyeuse s’éparpilla sur la pelouse, et qu’ayant ouvert le panier, Éveline commanda aux enfants, avec beaucoup de gravité, de se tenir tranquilles et d’être sages, elle était bien la plus heureuse de toute la bande. Mais elle savait comment s’y prendre pour faire des heureux, et elle offrit le panier à Cécile, afin que la petite reine de ce jour pût savourer la jouissance de se montrer généreuse. Pour empêcher toute jalousie, on eut recours à l’ingénieux expédient d’une loterie.

« Alors ce sera Éveline qui jouera le rôle de la Fortune ! s’écria Cécile ; personne ne se plaindra de recevoir quelque chose de ses mains ; et s’il y a des mécontents, Éveline ne les embrassera pas. »

Mistress Merton, dont Éveline avait complètement gagné le cœur maternel par sa bonté pour les enfants, oublia toutes les injonctions de son mari, et consentit volontiers à étiqueter les lots, et à en écrire les numéros sur des petits carrés de papier, soigneusement pliés. On tira du salon un grand vase indien, dont on fit l’urne du destin, on y déposa les billets. Cécile était en train de bander avec un mouchoir les yeux d’Éveline, tandis que l’espiègle Fortune cherchait à n’être pas aussi aveugle qu’elle aurait dû l’être, et les enfants, assis en cercle sur l’herbe, étaient dans tout le feu de leur joie et de leur attente, lorsque… il se fit soudain un silence complet : les éclats de rire s’arrêtèrent, et les petites mains de Cécile aussi. Qu’était-ce donc ? Éveline écarta le bandeau, et ses regards tombèrent sur Maltravers !

« Mais, en vérité, ma chère miss Cameron, je me demande quel nouveau tour pourront vous faire subir ces petites filles, dit le recteur, qui se trouvait à côté de l’intrus, que du reste il venait lui-même d’amener en ce lieu.

— C’est moi plutôt qui devrais être leur victime, dit Maltravers avec bonhomie : les fées punissent toujours les mortels qui ont passé l’adolescence quand ils violent le sanctuaire de leurs réjouissances. »

Tandis qu’il parlait, ses yeux, les yeux les plus éloquents du monde, s’arrêtèrent sur Éveline (qui, pour cacher sa rougeur, avait pris Cécile entre ses bras, en ayant l’air de ne pas s’occuper d’autre chose) avec un regard plein de cette admiration et de ce ravissement qu’on pourrait attribuer, en effet, à un mortel contemplant quelque adorable fée.

Sophie, avec la hardiesse d’un enfant qui n’est pas timide, COurut vers lui.

« Bonjour, monsieur, bégaya-t-elle, en levant vers lui son visage, afin qu’il l’embrassât ; comment se porte le joli paon ? »

Cette hardiesse opportune servit sur-le-champ à renouer le charme qui avait été rompu, elle établit un lien entre l’étranger et les enfants. En un instant la connaissance était invoquée et reconnue. Un moment après Maltravers faisait partie du cercle ; il s’assit sur la pelouse au milieu des enfants, aussi gai qu’eux, et presque aussi bruyant, cet homme raide et fier, si dédaigneux des bagatelles de ce monde !

« Mais il faut que ce monsieur ait un lot, aussi bien que les autres, dit Sophie fière de son nouvel et grand ami. Quel est votre petit nom ? Pourquoi avez-vous donc un nom si long et si difficile ?

— Appelez-moi Ernest, dit Maltravers.

— Pourquoi ne commençons-nous pas ? s’écrièrent les enfants.

— Voyons, Éveline, soyez sage, mademoiselle, » dit Sophie, tandis qu’Éveline, honteuse, contrariée, et presque prête à pleurer, cherchait à repousser le bandeau.

M. Merton fit intervenir son autorité ; mais les enfants protestèrent par leurs clameurs, et Éveline céda promptement. La Fortune avait mission de tirer les billets de l’urne, et de les remettre à chaque personne dont on appellerait le nom. Quand arriva le tour de Maltravers, le bandeau ne cacha ni la rougeur ni le sourire de la divinité enchanteresse ; et la main de l’aspirant tressaillit en touchant la sienne.

Les enfants firent retentir l’air de bruyants éclats de rire lorsque Cécile remit gravement à Maltravers le plus mauvais de tous les lots : un ruban bleu, que Sophie pourtant convoita, et demanda avec insistance ; mais Maltravers ne voulut pas s’en dessaisir.

Maltravers resta toute la journée au presbytère, et prit part au bal. Oui ! il dansa avec Éveline ; lui, Maltravers, qui n’avait pas dansé depuis l’âge de vingt-deux ans ! La glace était complètement rompue ; Maltravers était tout à fait à l’aise chez les Merton. Et lorsqu’il reprit, solitaire, le chemin de sa solitaire demeure, qu’il repassa le petit pont, et traversa le bois aux ombrages épais, étonné peut-être de ce qu’il avait fait, tous les convives du presbytère, depuis le plus jeune jusqu’au plus vieux, le déclarèrent charmant. Caroline eût peut-être été froissée, quelques mois plus tôt, de ce qu’il n’avait pas dansé avec elle ; mais maintenant son cœur, quel qu’il fût, était préoccupé d’une autre image.


CHAPITRE VI

L’esprit de l’homme est plus pénétrant que conséquent, et il embrasse plus qu’il ne peut lier.
(Vauvenargues.)

Dès ce jour Maltravers devint le commensal habituel de la famille Merton ; il n’avait pas besoin de chercher des prétextes pour excuser cette familiarité. M. Merton, charmé de voir que ses avances n’étaient pas repoussées, lui imposa en quelque sorte son intimité.

Un jour on passa l’après-midi à Burleigh ; Éveline et Caroline complétèrent leur examen de la maison, la tapisserie, les armes, les tableaux, tout fut passée en revue.

Puis elles visitèrent les chevaux arabes. Caroline dit, en passant, qu’elle aimait beaucoup à monter à cheval, et tomba en extase devant un des animaux : celui qui avait la queue la plus longue, cela va sans dire. Le lendemain ce cheval était dans les écuries du presbytère, et un billet d’excuses, galamment tourné, accompagnait ce riche présent.

M. Merton voulait refuser, mais Caroline finissait toujours par obtenir ce qu’elle voulait ; de sorte que le cheval resta dans l’écurie (saisi sans doute, d’étonnement et de dédain) en compagnie du poney du recteur, et des chevaux bruns qu’on attelait à la voiture. Ce don amena, comme conséquence naturelle, des parties à cheval ; il était cruel de séparer complètement l’Arabe de ses camarades. Puis, Éveline ?… comment la laisser toute seule à la maison ? Éveline qui n’avait jamais rien monté de plus fougueux qu’un vieux poney ? Il y avait à vendre, près de là, un charmant petit cheval, appartenant à une dame d’un certain âge, devenue trop forte pour le monter. Maltravers fit cette trouvaille, et en parla à M. Merton ; il avait trop de délicatesse pour afficher de la munificence vis-à-vis de la riche héritière. On acheta le cheval. Il n’y en avait pas de plus tranquille ; Éveline n’avait pas peur du tout. On fit deux ou trois excursions. Quelquefois les jeunes personnes n’étaient accompagnées que de M. Merton et de Maltravers, d’autres fois la cavalcade était plus nombreuse. Maltravers paraissait aussi attentif auprès de Caroline que de son amie ; cependant l’inexpérience d’Éveline dans les exercices équestres lui servait de prétexte pour être toujours à côté d’elle. Mille occasions de causer ensemble se présentèrent, Éveline se sentait maintenant plus à l’aise avec lui, et la douce gaîté, l’esprit plein d’originalité, quoique pur et châtié, de la jeune fille se faisait jour : Maltravers ne tarda pas à découvrir que sous sa simplicité se cachaient de la raisOon, du jugement et de l’imagination. Insensiblement il donna, lui aussi, un plus vaste essor à sa conversation. Avec l’aisance que lui permettaient son âge et sa réputation, il mêlait d’éloquents enseignements à des sujets frivoles et légers ; il dirigeait cet esprit docile et avide d’apprendre, non-seulement vers de nouvelles régions de connaissances littéraires, mais aussi vers plusieurs des mystères profonds ou sublimes de la nature. Il avait de vastes connaissances dans les sciences comme dans les lettres : les étoiles, les fleurs, les phénomènes du monde physique, lui fournissaient des thèmes intéressants, sur lesquels il s’étendait avec l’amour fervent d’un poète, et le savoir familier d’un sage.

M. Merton, remarquant qu’il ne se mêlait que peu ou point de sentiment à leurs entretiens familiers, se sentait parfaitement à l’aise. Il savait que Maltravers avait été intimement lié avec Lumley, et il présumait naturellement qu’il connaissait l’engagement qui existait entre son ami et Éveline. En attendant, Maltravers paraissait ignorer qu’il existât un lord Vargrave.

On ne doit pas s’étonner que la présence journalière, la délicate flatterie insinuée par les attentions d’un homme tel que Maltravers, fissent une profonde impression sur l’imagination, sinon sur le cœur, d’une jeune fille sensible. Déjà prédisposée en sa faveur, et nullement habituée à une société si pleine d’attraits divers, Éveline le regardait avec une indicible vénération. Elle était aveugle pour les teintes plus sombres de son caractère ; d’ailleurs il ne les lui laissait jamais apercevoir. Il est vrai qu’une ou deux fois, en société, son caractère altier et impérieux avait éclaté en emportements brusques et impétueux. À l’égard de l’absurdité, de la prétention, de la présomption, il se montrait fort peu tolérant. Le sourire impatient, le sarcasme mordant, la froide réplique, qui pouvaient blesser, mais pourtant dont on ne pouvait ouvertement s’offenser, trahissaient chez lui l’homme qui affecte de s’affranchir des entraves polies de la société ; il semblait se reprocher d’avoir été jadis trop soucieux de ne pas blesser l’amour-propre des autres ; maintenant il y était trop indifférent. Mais si quelquefois Éveline se sentait étonnée et affligée en lui voyant déployer ce côté défavorable de son caractère dans ses rapports avec les autres, le contraste de sa conduite avec elle était une flatterie trop délicieuse pour ne pas effacer toutes les autres impressions. Le son de sa voix s’adoucissait toujours lorsqu’il lui parlait ; son esprit se pliait toujours au niveau de ses capacités, comme par sympathie, et non par condescendance ; pour elle, si jeune, si timide, si peu savante, il ne dédaignait pas de déployer toutes les richesses de son érudition, tout ce que son esprit contenait de meilleur et de plus brillant. Dans sa modestie, elle s’étonnait d’une préférence aussi singulière, préférence que pouvait peut-être expliquer le compliment brusque et franc que lui adressa un jour Maltravers. Elle avait causé avec lui plus librement et plus longtemps que d’habitude, lorsqu’il l’interrompit soudain par cette exclamation imprévue :

« Miss Cameron, depuis votre enfance, vous avez dû fréquenter de belles âmes. Je vois déjà que vous n’avez rien à redouter de la contagion du monde, si méprisable qu’il soit. Je vous ai entendu aborder les sujets les plus divers, et quelques-uns même que vous ne connaissiez qu’imparfaitement ; mais vous n’avez jamais exprimé une idée mesquine, ou un sentiment faux. La vérité semble intuitive chez vous. »

C’était en effet cette rare pureté de cœur qui faisait le grand charme d’Éveline Cameron aux yeux de cet homme las du monde. De cette pureté découlaient, comme d’un cœur de poète, mille pensées nouvelles, angéliques, pleines d’une sagesse qui leur était propre ; ces pensées ramenaient souvent l’austère auditeur aux années de sa jeunesse, et le réconciliaient avec la vie. Le sage Maltravers recevait d’Éveline plus d’enseignements qu’Éveline n’en recevait de lui.

Il y avait cependant chez lui un autre trait de caractère, plus saillant que l’inégalité de son humeur, qui, contrairement à celle-ci, se manifestait d’une manière plus évidente à Éveline qu’aux autres : C’était son mépris pour tout ce que le jeune et naïf enthousiasme d’Éveline vénérait le plus : la gloire qui environnait Maltravers d’une auréole à ses yeux, et le rendait plus cher à son cœur ; l’enivrement de l’ambition, et de ses récompenses. Il parlait avec un amer dédain des grands noms et des grandes choses.

« Les grands hommes ne sont que des enfants de proportions plus développées, dit-il, un jour, en réponse au plaidoyer d’Éveline en faveur de ces brillantes lumières de l’humanité, des enfants qu’amusent des jouets aussi insignifiants qu’une crécelle ou qu’une poupée. Que d’hommes ne sont devenus grands, pour me servir de l’expression consacrée, que grâce à leurs vices ! Thémistocle ne dut son élévation qu’à de misérables artifices. Pour échapper à ses créanciers, César, le débauché, devient chef d’armée, et se couvre de lauriers. Brutus, l’aristocrate, frappe son patron, pour que les patriciens puissent recommencer à opprimer les plébéiens, et que la postérité parle de lui. Qu’est-ce que l’amour de la gloire posthume, sinon une puérile soif de notoriété, aussi ridicule que celle qui fit dépenser à un Français que j’ai connu, deux mille livres[9] en dragées ! Faire parler de soi ! Quelle misérable envie ! Qu’importe que ce soit par les bavards de ce siècle ou du siècle prochain ? Certains hommes ne sont poussés à la gloire que par l’indigence ; cela peut faire excuser la peine qu’ils se sont donnée ; mais il n’y a pas plus de noblesse dans ce motif que dans celui qui force ce pauvre laboureur que nous voyons là-bas à arroser le sol de ses sueurs sous le regard de Phébus. En somme, la plupart des hommes illustres, au lieu d’avoir été inspirés par un noble désir d’être utiles à leurs semblables, ou d’enrichir l’esprit humain, ont agi ou écrit sans autre objet défini que le besoin de satisfaire à une soif inquiète d’activité, ou de s’abandonner à d’égoïstes rêves de gloire. Et si, par hasard, de nobles inspirations les ont enflammés, ce n’a été trop souvent que pour les entraîner à un fanatisme insensé, ou à de sanguinaires excès. Quelles dupes de la gloire furent jamais animées d’une foi plus profonde, d’une ambition plus haute, que les disciples forcenés de Mahomet ? fanatiques qui avaient appris à croire qu’il était vertueux de ravager la terre, et que du champ de bataille ils s’élançaient dans le paradis. La religion et la liberté ! l’amour de la patrie ! Quels sublimes motifs d’action ! Voyez les beaux résultats, quand les motifs sont en jeu, quand ils ont commencé d’agir ! Voyez l’inquisition, les jours de la terreur, le conseil des Dix, et les cachots de Venise ! »

Éveline n’était pas de force à combattre ces regrettables sophismes ; mais son instinct de la vérité lui suggéra une réponse.

« Que serait la société si tous les hommes pensaient comme vous, et agissaient en conséquence ! Pas de littérature, pas d’arts, pas de gloire, pas de patriotisme, pas de vertu, pas de civilisation ! Vous analysez les motifs des hommes, comment pouvez-vous être sûr de les bien juger ? Regardez les résultats, les avantages, les lumières répandues sur la société ! Si les résultats sont grands, l’ambition est une vertu, quel que soit le motif qui l’a éveillée. N’est-il pas vrai ? »

Éveline parlait avec timidité, et en rougissant. Maltravers, en dépit de ses opinions, était enchanté de sa réponse.

« Le raisonnement est spécieux, dit-il en souriant. Mais comment pouvons-nous être assurés que les résultats sont tels que vous les dépeignez ? La civilisation, les lumières ! ce sont des termes vagues, des sons vides. Soyez sans crainte ; le monde ne raisonnera jamais comme moi. L’activité ne se reposera jamais, tant qu’existeront l’or et le pouvoir. La galère voguera ; abandonnons-la aux galériens. D’après ce que j’ai vu de la vie, je suis convaincu que le progrès n’est pas toujours identique au perfectionnement. La civilisation amène des maux inconnus aux hommes à l’état sauvage ; et vice versâ. Dans tous les états de société l’homme me semble avoir, à peu de chose près, la même somme de bonheur. Nous jugeons toujours du sort d’autrui avec des yeux accoutumés à l’ordre de choses qui nous environne. J’ai vu l’esclave, sur le sort duquel nous nous apitoyons, jouir de ses moments de récréation avec une ardeur de joie inconnue au grave citoyen fier de sa liberté. J’ai revu ce même esclave, devenu libre à son tour, et enrichi par la générosité de son maître : il avait perdu sa gaîté d’autrefois. La masse des hommes, dans tous les pays, est à peu près semblable. S’il y a plus de bien-être dans le Nord, la Providence donne en revanche au voluptueux Italien, ou à l’apathique et frugal Hindou, un sol fertile, un ciel radieux, et un esprit prêt à jouir de tout, comme les fleurs jouissent de la lumière. Que peuvent produire les vains efforts des individus dans la toute-puissante organisation du bien et du mal ! Combien est douteuse la réputation de ceux mêmes qui travaillent le plus ! Qui osera dire de Voltaire ou de Napoléon, de Cromwell ou de César, de Walpole ou de Pitt, lequel a fait le plus de bien ou de mal ? C’est une question à débattre parmi les casuistes. Quelques-uns d’entre nous pensent que les poètes ont été la joie et les lumières de l’humanité. Une autre école de philosophes les a traités comme des corrupteurs de l’espèce humaine, qui ont excité les hommes à la fausse gloire des armes, qui ont encouragé des goûts efféminés, qui ont élevé les passions au-dessus de la raison. Les auteurs mêmes de ces découvertes qui changent la face du globe, telles que l’imprimerie, la poudre à canon, la vapeur ; ces hommes que la multitude irréfléchie, ou que de prétendus sages saluent du titre de bienfaiteurs, ont introduit des maux inconnus auparavant, des maux qui ont empoisonné, et souvent contre-balancé le bien. Chaque nouvelle invention en mécanique enlève le pain à des centaines d’individus. La civilisation est le sacrifice éternel d’une génération à la suivante. Un sentiment écrasant de l’impuissance des efforts humains a tué chez moi les sublimes aspirations de travailler pour l’humanité qui m’animaient naguère. Pour moi, je vogue sur les grandes eaux, sans pilote et sans gouvernail, et, passif, je me fie aux vents, qui sont l’haleine de Dieu. »

Cette conversation produisit sur Éveline une profonde impression. Elle lui inspira un nouvel intérêt pour cet homme chez qui tant de nobles qualités dormaient, engourdies et paralysées par la philosophie captieuse à laquelle il se complaisait et que, malgré sa jeunesse et son ignorance, elle jugeait tout à fait indigne de lui. C’était cette erreur chez Maltravers qui, en abaissant sa supériorité, le rapprochait du cœur de la jeune fille. Ah ! si elle pouvait réussir à le rendre à l’humanité ! C’était une dangereuse ambition ; mais une ambition qui l’enivrait et l’absorbait tout entière.

Oh ! combien ces belles soirées du joyeux mois de juin furent délicieusement passées ! Puis, à mesure que Maltravers se laissait entraîner par les enfants à raconter les merveilles qu’il avait vues dans les régions lointaines, les nuances douces et sociables de son caractère se déployaient. Chez les hommes d’un véritable génie il se cache tant d’enjouement naturel qu’il semble que le génie ne saurait vieillir. Les inscriptions que grave la jeunesse sur les tablettes d’un esprit imaginatif ne s’effacent, à vrai dire, jamais complètement. Ce sont des caractères invisibles, qui, exposés à la lumière et à la chaleur, reparaissent par degrés dans tout leur éclat. Lorsque le génie se trouve mis en contact familier avec de jeunes esprits, il devient aussi jeune qu’eux. Aussi Éveline ne remarquait pas la disproportion d’années qui existait entre elle et Maltravers. Mais la disproportion des connaissances et des facultés intellectuelles servait pour le moment à lui interdire ce doux sentiment d’égalité dans les relations de l’esprit, sans lequel l’amour est rarement une affection profonde chez les femmes. Ce n’est pas comme chez les hommes. Cependant par degrés elle se sentit de plus en plus à l’aise auprès de son austère ami ; et dans cette intimité il y avait un charme séducteur, dangereux pour Maltravers. Éveline avait le pouvoir, quand elle le voulait, de dissiper par ses rires joyeux les rêveries les plus sombres de son ami, de réfuter avec une grâce impérieuse ses dogmes favoris, de le gronder même, avec une gravité enchanteresse s’il ne cédait pas aveuglément à son moindre désir, ou à son moindre caprice. À cette époque il paraissait certain que Maltravers deviendrait amoureux d’Éveline ; mais il était plus douteux qu’Éveline devînt jamais amoureuse de lui.


CHAPITRE VII

Contrahe vela
Et te littoribus cymba propinqua vehat.
(Sénèque.)

« Ne trouvez-Vous pas que miss Cameron a une charmante physionomie ? » dit un jour M. Merton à Maltravers, en lui montrant Éveline. Celle-ci, ne se doutant guère du compliment, était assise à peu de distance, les yeux baissés vers Sophie, qui, installée sur un petit tabouret à ses pieds, tressait une guirlande de marguerites, et elle recommandait à l’enfant de ne pas parler aussi haut ; car Merton était en train de donner à Maltravers quelques détails utiles, relatifs à l’administration de ses propriétés ; déjà Éveline prenait intérêt à tout ce qui pouvait intéresser son ami. Éveline Cameron possédait à un très haut degré une des excellentes qualités de la femme : en dépit de l’heureux enjouement de son caractère, elle savait être tranquille. Sous le toit de sa mère silencieuse et rêveuse, elle avait insensiblement acquis l’habitude de ne jamais déranger les autres. C’est là un charme inappréciable dans les relations domestiques.

« Ne trouvez-vous pas que miss Cameron a une charmante physionomie ? »

Cette question fit tressaillir Maltravers ; c’était la traduction littérale de sa pensée en ce moment. Il réprima l’élan d’enthousiasme qui montait à ses lèvres, et répéta avec calme l’expression de M. Merton :

« Charmante, en effet !

— Et puis elle a un si excellent caractère ; elle est si naturelle ; on l’a admirablement élevée. Lady Vargrave est, à ce qu’il paraît, une femme exemplaire. Le fiancé de miss Cameron possédera véritablement un trésor. Il est digne d’envie.

— Son fiancé ! s’écria Maltravers en pâlissant beaucoup.

— Oui ; lord Vargrave. Ne saviez-vous pas qu’elle lui a été fiancée dès l’enfance ? C’était le vœu, l’injonction même du feu lord, qui lui a laissé son immense fortune, sinon à cette condition, du moins dans cette intention. N’en aviez-vous jamais entendu parler ? »

Pendant que M. Merton parlait, un souvenir revint soudain à Maltravers. Il avait, en effet, entendu Lumley lui-même parler de cet engagement ; mais c’était auprès du lit de douleur de Florence. Il avait, dans un pareil moment, prêté peu d’attention à ses paroles, et dans la suite, mille préoccupations, mille événements en avaient effacé le souvenir. M. Merton continua :

« Nous attendons bientôt lord Vargrave au presbytère. Je présume que c’est un amant fort épris, mais les affaires publiques le retiennent prisonnier à Londres. Il a prononcé hier au soir un admirable discours à la chambre des Pairs ; du moins c’est l’avis de notre parti. Le mariage doit avoir lieu dès que miss Cameron aura atteint l’âge de dix-huit ans. »

Accoutumé à se contraindre, et habile dans l’art orgueilleux de cacher ses émotions, Maltravers ne trahit aux regards de M. Merton aucun symptôme d’étonnement ou de consternation en apprenant cette nouvelle. Si le recteur eût auparavant soupçonné Maltravers d’éprouver pour Éveline autre chose que la simple admiration inspirée par sa beauté, ce soupçon se serait dissipé en entendant son commensal lui répondre froidement :

« J’espère que lord Vargrave se montrera digne de son bonheur. Mais, pour en revenir à M. Justis, vous me confirmez dans l’opinion que j’ai de ce mielleux personnage. »

La conversation rentra dans le domaine des affaires. Bientôt Maltravers se leva pour partir.

« Ne voulez-vous pas dîner avec nous aujourd’hui ? dit le recteur hospitalier.

— Merci, non ; j’ai beaucoup d’affaires à régler chez moi, d’ici à quelques jours.

— Embrassez Sophie, monsieur Ernest ; Sophie a été bien sage aujourd’hui. Elle a laissé s’envoler le joli papillon, parce que Éveline a dit que c’était méchant de l’enfermer dans une boîte en carton. Embrassez Sophie. »

Maltravers prit dans ses bras l’enfant (dont il avait complètement gagné le cœur), et la baisa tendrement ; puis il s’avança vers Éveline, et lui tendit la main en fixant sur elle un regard plein d’un intérêt profond et douloureux, qu’elle ne put comprendre.

« Dieu vous bénisse, miss Cameron ! » dit-il ; ses lèvres tremblaient.

Plusieurs jours se passèrent sans qu’on le revît. Tantôt sous prétexte d’occupations, tantôt sous prétexte d’engagements antérieurs, il éluda toutes les invitations du recteur. M. Merton accepta sans défiance toutes ces excuses ; car il savait que Maltravers devait nécessairement être fort occupé.

La nouvelle de son arrivée s’était maintenant répandue aux alentours ; et les familles de son rang, qui se trouvaient encore dans le comté de B***, s’empressèrent de lui présenter leurs félicitations, et de l’accabler de témoignages d’hospitalité. Peut-être le désir de rendre plus vraisemblables les prétextes qu’il avait donnés à Merton, poussa-t-il le seigneur de Burleigh à céder aux autres invitations dont on l’accablait. Mais ce n’était pas tout. Maltravers acquit dans le voisinage une réputation d’homme d’affaires. Il congédia brusquement M. Justis, et, avec le secours d’un sous-intendant, il régit lui-même ses domaines. Le discours qu’il adressa à l’intendant en le congédiant avait le double caractère de rudesse et d’équité qui distinguait Maltravers.

« Monsieur, lui dit-il en terminant ses comptes, je vous renvoie parce que vous êtes un fripon, ceci est hors de doute : vous avez volé votre maître, et cependant vous avez pressuré ses fermiers, et délaissé les indigents. Mes villages sont pleins de mendiants ; les revenus de mes biens-fonds sont diminués des trois quarts ; et pourtant, tandis que d’une part quelques-uns de mes fermiers ne me semblent payer qu’un loyer fictif (vous savez mieux que moi pourquoi) d’autres sont accablés d’un loyer plus lourd que n’importe quel fermier du comté. Vous êtes un fripon, monsieur Justis ; vos livres de compte seuls le prouvent ; et si je les envoie à un homme de loi, vous aurez à me rembourser une somme que je pourrai consacrer avantageusement à réparer vos maladresses.

— J’espère, monsieur, dit le régisseur accablé et consterné, j’espère que vous voudrez bien ne pas me perdre ; si j’étais forcé de rembourser, véritablement, je vous le jure, il me faudrait aller en prison.

— Rassurez-vous, monsieur. Il est juste que je souffre aussi bien que vous. En négligeant mes devoirs, je vous ai exposé à la tentation de me voler. Vous étiez honnête sous l’œil vigilant de M. Cleveland. Retirez-vous avec vos gains : si vous êtes complétement endurci, nul châtiment ne peut vous toucher ; si vous ne l’êtes pas, c’est un châtiment suffisant que d’être là devant moi, avec vos cheveux blancs, et un pied dans la tombe, à vous entendre traiter de fripon, sachant que vous ne pouvez vous justifier. Partez ! »

Maltravers se plongea alors dans toutes les affaires qu’un domaine mal régi lui avait léguées. Il se débarrassa de quelques-uns de ses fermiers, avec d’autres, il fit de nouveaux arrangements ; il entreprit des travaux de toutes sortes qui mirent un grand nombre de bras en réquisition ; il consacra une attention minutieuse aux indigents ; mais il ne pratiquait pas cette charité indifférente, générale et sans force, par laquelle la popularité s’obtient si facilement, et par laquelle la dignité des pauvres est si souvent avilie ; non, son premier soin était de stimuler l’amour du travail, et de faire renaître l’espoir chez les malheureux. Dans cette ambition et cette émulation, qu’il se refusait vainement à lui-même, il trouva ses plus utiles leviers auprès des humbles ouvriers dont il avait étudié les caractères, et chez lesquels il cherchait à éveiller le désir d’élever, par eux-mêmes, leur condition. À son insu, sa pratique commença à réfuter victorieusement ses théories. Le vice des anciennes lois relatives aux pauvres se faisait cruellement sentir dans le voisinage. La vive pénétration de Maltravers, et peut-être aussi ses impérieuses habitudes de décision, lui suggérèrent plusieurs des meilleures mesures de la loi actuellement en vigueur. Mais il était trop sage pour se faire le philosophe d’un système. Il ne tenta pas l’impossible, et il admit un principe que les administrateurs des nouvelles lois relatives aux indigents n’ont pas encore suffisamment reconnu. L’un des objets principaux que se proposait le nouveau code était de mettre à contribution l’activité de la charité privée, en restreignant la charité publique. Si le propriétaire ou l’ecclésiastique trouve sous ses yeux quelques exemples isolés de sévérité, d’oppression ou de rigueur dans une loi générale et salutaire, au lieu de déclamer contre la loi, il devrait s’occuper de soulager les cas individuels ; et la charité privée devrait servir à maintenir l’équilibre et à fournir l’excédant, toutes les fois qu’il y a un déficit nécessaire dans la charité nationale[10]. C’était à cela que s’attachait tout particulièrement Maltravers, dans les règlements modifiés et mesurés qu’il cherchait à établir sur ses terres. La vieillesse, les infirmités, l’infortune temporaire, l’indigence imméritée, trouvèrent en lui un ami fidèle, infatigable, plein de sollicitude. Dans ces travaux, commencés avec une promptitude extraordinaire, avec l’énergie d’une volonté concentrée et d’un esprit austère, Maltravers se trouva nécessairement souvent en contact avec les magistrats et les gentilshommes du voisinage. Il combattait des abus et il secondait des projets qui les intéressaient tous ; son jugement vigoureux, et son ancienne réputation parlementaire, unis au respect qui, en province, s’attache toujours à la naissance, attirèrent une faveur inattendue et générale sur ses vues. Au presbytère on entendait constamment parler de lui, non-seulement par les visiteurs, mais aussi par M. Merton, qui se trouvait sans cesse en rapport avec lui ; mais il continuait à se tenir éloigné de la maison. Il y faisait faute à tout le monde (M. Merton excepté), même à Caroline, dont l’esprit supérieur quoique mondain était capable d’apprécier sa conversation. Les enfants regrettaient un camarade de jeux qui s’était montré bien plus affable envers eux que leurs frères aux cravates empesées ; et Éveline était, en tous cas, bien plus sérieuse et plus pensive qu’elle ne l’avait jamais été ; la conversation des autres lui semblait fatigante, vulgaire et monotone.

Maltravers était-il heureux au milieu de ses nouvelles occupations ? Il ne serait pas aisé de débrouiller l’état de son esprit à cette époque. Son âme virile et son caractère orgueilleux luttaient courageusement contre un sentiment qui tendait à se métamorphoser rapidement en passion. Mais quand la nuit il se retrouvait seul dans ses foyers déserts et sans joie, une vision, trop délicieuse pour qu’il osât s’y abandonner, lui apparaissait malgré lui, jusqu’à ce qu’il se réveillât brusquement de sa rêverie, et qu’il dît à son cœur rebelle :

« Encore quelques années et tu auras cessé de battre. Qu’importe une douleur de plus ou de moins dans cette courte vie ? Mieux vaut ne t’attacher à rien ; de cette façon ton artificieux ennemi le destin sera déçu ! Mais sois content de ce que tu es seul ! »

Il était heureux pour Maltravers qu’il fût alors dans son pays natal, et non dans des climats où l’on est stimulé à la poursuite du plaisir plutôt qu’à l’exercice des devoirs ! Dans l’atmosphère vigoureuse de la libérale Angleterre, il fortifiait et il ennoblissait déjà, bien qu’à son insu, son caractère et ses désirs. Notre île se glorifie de ce que l’esclave dont le pied a touché son sol redevient libre. Elle peut se glorifier de plus encore. Dans un pays où on laisse autant à faire au peuple, où la vie de la civilisation n’est pas emprisonnée dans la tyrannie du despotisme central, mais se répand, vivifiante, active, ardente, dans toutes les veines du robuste corps, la province la plus lointaine, le village le plus obscur a des droits à nos efforts, à nos devoirs, et nous oblige à déployer l’énergie du citoyen. L’esprit de liberté, qui fait tomber les fers de l’esclave, unit l’homme libre à son frère. Telle est la religion de la liberté. Et voilà pourquoi les luttes orageuses qu’ont éprouvées les États libres ont porté des fruits de sagesse, de vertu et de génie, par la faveur de Celui qui nous a commandé de nous aimer les uns les autres, non-seulement parce que l’amour par lui-même est chose excellente, mais afin que de l’amour (qui dans son sens le plus étendu n’est que le nom idéal de la liberté) naquit tout ce qu’il y a de meilleur et de plus grand dans notre noble nature.



LIVRE III


CHAPITRE I


Vous êtes encore ce que vous étiez naguère, monsieur !…

. . . . . . . . . . . . . . .

… Avec la plus vive agilité il savait se tourner et se retourner ; faire des nœuds et les défaire ; donner des conseils à deux faces.

(Volpone ou le Renard.)


Lumley, lord Vargrave, était assis devant une grande table couverte de papiers parlementaires. Son visage, bien qu’il eût encore le coloris de la santé, avait perdu cette fraîcheur de tons qui le distinguait dans sa jeunesse. Ses traits, accentués de tout temps, étaient devenus encore plus anguleux ; ses sourcils semblaient projeter une ombre plus épaisse sur ses yeux, qui, sans avoir rien perdu de leur éclat, s’étaient enfoncés plus profondément dans leurs orbites, et avaient perdu en partie leur inquiète et vive mobilité. Sa physionomie commençait à porter l’empreinte des tendances de son esprit ; sa bouche surtout, lorsqu’elle était au repos. C’était une figure remarquable par son intelligence subtile, par son énergie concentrée ; mais il y avait un je ne sais quoi dans cette physionomie qui vous avertissait de vous tenir sur vos gardes. Pour peu qu’on eût connu les hommes, on ressentait devant lui un vague soupçon, une défiance secrète.

Lumley s’était toujours montré fort soigné dans sa mise, quoiqu’il s’habillât avec simplicité ; mais il était évident qu’il déployait maintenant un plus grand soin de sa personne que dans sa jeunesse même ; et il y avait un peu de la fatuité célèbre du Romain dans l’adresse avec laquelle ses cheveux étaient disposés autour de son grand front, de manière à dissimuler la calvitie partielle de ses tempes. Il y avait aussi une certaine dignité imperceptible répandue sur toute sa personne, qui provenait peut-être du haut rang qu’il occupait, ou de l’habitude de ne fréquenter que les grands, car il ne l’avait pas dans son jeune temps, où un certain ton de garnison se mêlait à l’aisance de ses manières. Pourtant, même à présent, la dignité n’était pas le trait saillant qui le caractérisât ; et dans les occasions ordinaires, ainsi que dans une société mêlée, il avait trouvé qu’une certaine franchise familière était un moyen de dissimulation qui lui réussissait mieux. Au moment dont nous parlons, lord Vargrave s’appuyait la tête sur l’une de ses mains, tandis que l’autre reposait oisive sur des papiers méthodiquement rangés, qui se trouvaient devant lui. Il semblait avoir suspendu ses travaux, et s’être plongé dans ses réflexions. Lord Vargrave était, à vrai dire, à une époque critique dans sa carrière.

Depuis son avènement à la pairie, l’élévation de Lumley Ferrers avait été moins rapide et moins progressive qu’il ne l’aurait pu prévoir. Au début tout avait paru lui sourire ; il avait réussi à se rendre utile à son parti ; il s’était en même temps rendu populaire personnellement. À l’aisance et à la cordialité de ses manières engageantes, il unissait cette affectation de franchise insouciante qu’on prend si souvent pour de la droiture. D’autre part, comme il n’y avait rien de frappant, rien de brillant dans son talent ou dans son éloquence, rien en somme qui visât plus haut que les prétentions d’autrui, et qui éveillât l’envie en froissant l’amour-propre, il suscita peu de jalousies, même parmi les rivaux qu’il dépassait en route. Pendant quelque temps il continua donc sans encombre son chemin, s’élevant toujours dans l’estime de son parti, et s’attirant un certain respect de la part du public neutre, par des talents signalés et incontestables dans le détail des affaires ; car sa prompte pénétration et son esprit logique lui permettaient de saisir et de généraliser les minuties des travaux officiels, ou des ordonmances législatives, avec un rare succès. Mais à mesure que la route s’aplanissait sous ses pas, son ambition devenait plus manifeste et plus hardie. Il était naturellement despotique et présomptueux, et son ancienne souplesse vis-à-vis de ses supérieurs fit bientôt place à une opiniâtreté impérieuse, qui souvent mécontenta les plus arrogants d’entre les chefs de son parti, et froissa les plus vaniteux. Ses prétentions furent examinées d’un œil plus jaloux et moins tolérant que jadis. D’orgueilleux aristocrates commencèrent à se souvenir que ce titre, né de la veille, n’était soutenu que par une fortune médiocre ; des hommes d’un génie plus éclatant commencèrent dédaigneusement à n’estimer le futur ministre que comme un administrateur officiel, propre seulement aux affaires de détail. Il perdit une grande partie de cette popularité personnelle qui avait été naguère un des secrets de sa puissance. Mais ce qui lui fit le plus de tort dans l’opinion de son parti et du public, ce furent certaines circonstances équivoques et obscures, qui se rattachaient à une courte période pendant laquelle le ministère dont il faisait partie fut renversé. On remarqua, à cette époque, que les journaux du parti qui succéda se montrèrent singulièrement polis vis-à-vis de lord Vargrave, tandis qu’ils accablaient d’injures tous ses collègues ; et l’on soupçonnait fort qu’il se tramait de secrètes négociations entre lui et le nouveau ministère, lorsque ce dernier fut soudain dissous, et que le parti avoué de lord Vargrave rentra aux affaires. Les vagues soupçons qui s’étaient attachés à lui prirent une certaine consistance dans l’opinion publique, quand on vit qu’il était d’abord exclu de l’administration réintégrée. Lors que plus tard il y fut admis, à la suite d’un discours qu’il prononça, et dans lequel il fit voir qu’il pouvait devenir dangereux si on ne prenait soin de le ménager, on lui donna précisément les mêmes fonctions qu’il avait remplies auparavant, mais qui ne l’admettaient pas au conseil des ministres. Brûlant de ressentiment, Lumley aurait bien voulu refuser ; mais hélas ! il était pauvre, et, qui pis est, accablé de dettes ; sa pauvreté, bien plus que son envie de rentrer aux affaires, le força d’accepter. Il reprit donc ses fonctions ; mais quoiqu’il eût fait des progrès immenses dans les débats, il sentit qu’il n’avait pas fait un pas dans sa carrière politique. Depuis qu’il était revenu aux affaires, son ambition, alimentée par son mécontentement, l’avait poussé à faire tous les sacrifices pour raffermir sa position. Il répondait aux sarcasmes que suscitait sa pauvreté en augmentant ses dépenses, et en répandant partout le bruit de son prochain mariage avec une héritière, dont il trouvait moyen d’exagérer encore la fortune, quelque grande qu’elle fût déjà. Comme son ancienne maison dans Great George Street, bien adaptée à un plébéien remuant, ne convenait plus au fonctionnaire patricien et fashionable, il avait, dès son avènement au titre de pair, quitté cette demeure respectable pour aller habiter un grand hôtel dans Hamilton Place. Ses simples dîners furent remplacés par de fastueux banquets. Par nature il n’avait pas de goût pour ces choses-là ; son esprit était trop nerveux, son caractère trop sec, pour qu’il prît plaisir à déployer du luxe ou de l’ostentation. Mais, en ce moment, comme de tout temps, il agissait d’après un système. Il vivait dans un pays gouverné par la plus puissante et la plus riche aristocratie du monde, imbue et saturée, à tous les degrés de son échelle, d’une ostentation qui y forme l’essence même de la société. Il sentit que se montrer inférieur en faste à ses rivaux, c’était leur donner sur lui un avantage que ne pourraient compenser ni la haute position de ses proches, ni une élévation incomparable de caractère ou de génie. Les yeux ouverts à toutes les conséquences qui pouvaient en résulter, il jouait un magnifique enjeu, et n’hésitait pas à risquer toute sa fortune particulière dans une loterie où il avait la chance de gagner le gros lot. Pour rendre justice à lord Vargrave, il faut dire qu’il n’avait jamais considéré l’argent que comme un moyen, non comme un but. Il était avide, il n’était pas avare. Si, pour des hommes beaucoup plus riches que lui, les honneurs politiques sont très-dispendieux, souvent même ruineux, on ne doit pas s’étonner que ses appointements, ajoutés à une fortune particulière aussi modeste, ne pussent suffire au train de vie qu’il menait. Son capital était grevé d’hypothèques, et ses dettes s’accumulaient de jour en jour. Et puis cet homme, si adroit dans l’administration des affaires publiques, n’avait pas du tout ce genre de talent que donne le sentiment de la justice, celui d’administrer avec habileté ses affaires personnelles. Toujours absorbé par ses intrigues et ses manœuvres, il était trop occupé à duper les autres sur une grande échelle, pour veiller à n’être pas dupé lui-même, dans une moindre mesure. Il n’examinait jamais ses factures avant le jour où il se voyait forcé de les payer ; et il ne calculait jamais le montant d’une dépense pour peu qu’il la jugeât nécessaire à ses vues. Néanmoins lord Vargrave comptait toujours sur son mariage avec l’opulente Éveline pour le tirer d’embarras ; et si quelquefois il lui venait un doute sur la réalisation de ce rêve, la vie politique ne lui en promettait pas moins de splendides appâts. Et même il prévoyait que, dans le cas où miss Cameron viendrait à lui manquer, il lui serait possible, avec de l’habileté, de forcer plus tard ses collègues à acheter son absence au prix magnifique du Gouvernement Général de l’Inde.

L’éloquence est un art où la pratique et l’élévation du rang sont d’un merveilleux secours ; aussi Lumley avait-il récemment produit, à la chambre des Pairs, un effet dont on l’avait naguère jugé incapable. Il est vrai que ni la pratique, ni le rang, ne peuvent donner aux hommes les qualités qui leur manquent absolument, mais ces avantages font souvent ressortir sous leur jour le plus favorable toutes les qualités qu’ils possèdent réellement. L’ardeur d’une généreuse imagination, la profondeur et l’énergie d’un homme d’état consommé, l’enthousiasme d’une âme noble, ces choses là, nulle pratique ne pouvait les communiquer à l’éloquence de lord Vargrave, car elles n’existaient pas chez lui. Mais des saillies hardies et spirituelles, des phrases éloquentes et sonores, une logique parlementaire bien réglée, une prompte repartie, des manières prévenantes secondées par beaucoup de sang-froid et d’assurance, un organe clair et sonore (dont l’habitude avait fait disparaître à l’oreille de ses auditeurs le seul défaut : un diapason perçant et aigu sans passion), enfin une physionomie qui exprimait bien sa vaillante intelligence, tout cela avait contribué à donner à l’orateur autrefois plein d’avenir le talent mûri d’un argumentateur nerveux et redoutable. Mais à mesure que ses moyens se développaient, il réveillait des jalousies et des inimitiés endormies jusque-là. De plus, malgré toute son habileté et son sang-froid, lord Vargrave se montrait souvent dangereux et nuisible aux intérêts de son parti. Ses collègues se prenaient souvent à trembler lorsqu’il montait à la tribune, même lorsque les applaudissements de ses partisans ébranlaient les vieilles murailles. L’homme qui n’a pas de sympathies en commun avec le public doit infailliblement commettre des indiscrétions fréquentes et funestes, lors que c’est le public, aussi bien que son auditoire, qui doit le juger. La complète incapacité où se trouvait lord Vargrave de comprendre la moralité politique, son mépris pour toutes les questions de bienfaisance sociale, le portaient souvent à avouer des doctrines qui, bien qu’elles n’étonnassent pas les hommes du monde auxquels il s’adressait (car ces doctrines étaient toujours adoucies par une phraséologie et un débit spécieux), éveillaient un profond dégoût chez les hommes mêmes de son parti, qui en lisaient le compte rendu simple et dépouillé d’ornements dans les journaux quotidiens. Jamais lord Vargrave ne proféra une de ces paroles généreuses qui se gravent profondément dans le cœur du peuple, qu’elles soient dites par un radical ou un tory, et qui rendent un éternel service à la cause qui s’en honore. Mais nul homme ne savait défendre un abus, quelque criant qu’il fût, avec plus de vigueur, ou lancer le défi avec un plus courageux mépris à toute réclamation populaire. À certaines époques, lorsque le principe contraire triomphe, un pareil chef de parti peut être utile ; mais à l’époque dont nous parlons c’était un auxiliaire plus qu’équivoque. La majorité des ministres, et à leur tête le premier ministre lui-même, homme dont les vues étaient sages et l’honneur inattaquable, avaient appris à considérer lord Vargrave avec des sentiments d’aversion et de défiance. Ils auraient volontiers cherché à s’en débarrasser ; mais ce n’était pas un homme que de petites mortifications pussent décider à se retirer de son plein gré, d’autre part cet orateur sarcastique et hardi n’était pas un personnage dont on osât dédaigner le ressentiment et l’opposition. D’ailleurs il s’était assuré l’appui d’un parti à lui, parti plus formidable que lui-même. Il était très-répandu dans la société ; il était le favori des femmes diplomates, dont les voix, à cette époque, étaient de puissants suffrages, et avec lesquelles l’aimable et gracieux ministre était uni d’une étroite alliance, par mille liens d’intrigue et de galanterie. Les salons faisaient pour lui tout ce qu’ils pouvaient faire. En outre son royal maître l’aimait personnellement, et la Cour lui donnait son approbation dorée, tandis que la portion plus pauvre, plus corrompue, plus entichée de préjugés du ministère, le regardait avec une admiration avouée.

À la Chambre des Communes aussi, et dans la bureaucratie il ne manquait pas d’appuis, car Lumley n’avait jamais contracté les habitudes de brusquerie et d’insolence fréquentes chez les hommes puissants qui désirent tenir à distance les solliciteurs. Il se montrait affable et conciliant vis-à-vis de tous, quel que fût leur rang. Son intelligence et son amour-propre le mettaient au-dessus des mesquines jalousies qu’éprouvent les hommes arrivés au pouvoir pour ceux qui sont en chemin d’y arriver. Un novice se distinguait-il le moins du monde au parlement, aussitôt lord Vargrave s’empressait de rechercher sa connaissance ; personne ne complimentait, n’encourageait, ne secondait les nouvelles recrues de son parti avec plus de cordialité et de bon vouloir.

Un pareil ministre ne pouvait manquer d’avoir des partisans dévoués parmi les habiles, les ambitieux et les vaniteux. Il faut aussi avouer qu’il ne négligeait aucun moyen moins honnête ou moins excusable de cimenter sa puissance, en la plaçant sur la base solide de l’intérêt personnel. Aucun agiotage ne lui paraissait trop infâme. Il usait d’une honteuse corruption dans la distribution de son patronage ; et ni les résistances, ni les réprimandes de ses confrères officiels n’avaient le pouvoir de l’empêcher de seconder les prétentions de ses créatures, aux dépens du trésor public. Ses partisans regardaient cet égoïsme charitable comme une preuve de sa fermeté et de son zèle en amitié ; de sorte que cent ambitions différentes se trouvaient liées à l’ambition de ce ministre sans principes.

Mais, outre la notoriété de sa vénalité publique, il y avait certains hommes qui soupçonnaient lord Vargrave d’improbité personnelle : on l’accusait tout bas de vendre les secrets de l’État aux agioteurs, d’avoir un intérêt pécuniaire à faire triompher les prétentions qu’il secondait avec tant d’acharnement. Quoiqu’il n’y eût pas la moindre preuve à l’appui d’une accusation aussi déshonorante, quoique ce ne fût probablement qu’une sourde calomnie, pourtant le seul soupçon de semblables pratiques accroissait l’aversion de ses ennemis, et justifiait le mépris de ses rivaux.

Telle était donc la position de lord Vargrave : soutenu par des partisans intéressés, mais habiles et puissants ; haï dans le pays ; objet de crainte pour quelques-uns de ses collègues, de mépris pour d’autres, d’admiration et de considération pour le reste. C’était une situation qui l’intimidait moins qu’elle ne lui plaisait ; car elle semblait faite pour excuser par la nécessité les habitudes d’intrigue et les manœuvres qui convenaient si bien à son esprit artificieux et rusé. Comme un Grec de l’antiquité, il aimait l’intrigue pour l’intrigue. N’eût-elle mené à aucun but, il l’eût encore aimée pour elle-même. Il se plaisait à s’environner des trames les plus compliquées ; à se faire le centre de mille machinations. Peu lui importait à quel point elles étaient souvent imprudentes et folles. Il se fiait à son ingéniosité, à sa promptitude et à sa bonne fortune accoutumée pour faire jouer tous les ressorts qu’il avait en main, en faveur de cette seule machine : Soi.

La dernière visite qu’il avait faite à lady Vargrave, et sa conversation avec Éveline lui avaient laissé une impression de malaise et de crainte. Dans les premières années de ses relations avec Éveline, sa bonne humeur, sa galanterie et ses cadeaux n’avaient pas manqué d’attacher le cœur de l’enfant au visiteur agréable et généreux qu’on lui avait appris à regarder comme un parent. Ce ne fut qu’en grandissant, et lorsqu’elle commença à comprendre la nature du lien qui existait entre eux, qu’elle repoussa ses familiarités ; dès ce moment seulement il commença à douter de la réalisation des vœux de son oncle. Pendant sa dernière visite ses doutes s’accrurent, et prirent les proportions d’une pénible appréhension. Il vit qu’il n’était pas aimé ; il vit qu’il lui faudrait beaucoup d’adresse et l’absence de rivaux plus fortunés pour s’assurer de la main d’Éveline ; et il maudit les obligations et les intrigues qui le tenaient forcément éloigné d’elle. Il avait songé à persuader à lady Vargrave de la laisser venir à Londres, où il pourrait la surveiller continuellement ; et comme la saison venait de commencer, ses instances pouvaient sembler justes et raisonnables. Mais là encore il y avait de plus grands dangers que ceux qu’il voulait éviter. Londres ! Une beauté et une héritière à la fois, dans tout l’éclat de son premier début ! Que d’admirateurs redoutables s’empresseraient autour d’elle ! Vargrave frissonna en songeant à la foule de jeunes élégants, beaux, brillants, bien mis, séduisants, qui pourraient avoir plus d’attraits pour une jeune fille de dix-sept ans, que l’homme politique déjà sur le retour. C’était un danger ; mais ce n’était pas tout encore : lord Vargarve savait qu’à Londres, la ville des caquets effrontés, du babil impitoyable, tout ce qu’il tenait le plus à cacher à la jeune personne serait divulgué. Il avait été l’amant, non pas d’une seule maîtresse, mais d’une douzaine de femmes, dont il se serait soucié fort peu, si leur faveur n’avait pas servi à étayer sa position dans la société, et si leur influence n’avait pas racheté son défaut de relations politiques héréditaires. La façon dont il réussissait à se débarrasser de toutes ces Arianes, quand il lui paraissait opportun de briser avec elles, n’était pas la preuve la moins éclatante de son adresse diplomatique. Il ne s’en faisait jamais des ennemies. S’il faut en croire la solution qu’il donnait lui-même de ce mystère, il prenait soin de ne jamais faire le galant auprès d’une Dulcinée qui n’eût pas un certain âge. Il disait souvent :

« Les femmes d’un âge mûr diffèrent peu des hommes qui sont aussi dans leur maturité, elles voient ces affaires-là sous un aspect plus raisonnable, et prennent les choses tout tranquillement. » Or Éveline n’aurait pu être trois semaines, trois jours même, à Londres, sans qu’on lui apprît l’une ou l’autre de ces liaisons. Quelle excuse cela lui fournirait, dans le cas où elle chercherait un motif pour rompre avec lui ! En somme lord Vargrave était fort embarrassé, mais il ne désespérait de rien. La fortune d’Éveline lui était plus que jamais indispensable, et il était résolu d’obtenir sa main, puisque la main était l’accessoire obligé de la fortune.


CHAPITRE II

Vous serez Horace, et moi Tibulle.
(Pope.)

Lord Vargrave fut troublé dans ses méditations par l’arrivée de lord Saxingham.

« Vous êtes le bienvenu ! dit Lumley ; le bienvenu ! Vous êtes précisément l’homme que je désirais voir ! »

Lord Saxingham, qui avait peu changé depuis le jour où nous l’avons quitté dans la première partie de cet ouvrage, sauf qu’il avait pâli et maigri un peu, et que ses cheveux gris étaient devenus blancs comme la neige, lord Saxingham se jeta dans un fauteuil auprès de Lumley, et répondit :

« Vargrave, il est vraiment désagréable de nous trouver toujours ainsi sous la tutelle de nos partisans. Je ne comprends rien à ce nouveau genre de politique, à ces demi-mesures mutilées pour plaire à l’opposition, et pour fermer la bouche à cette hydre à cent têtes, qu’on nomme l’Opinion publique. Je suis sûr que tout cela finira mal.

— J’en suis convaincu, repartit lord Vargrave. Toute vigueur, toute union semblent nous avoir quittés ; et s’ils réussissent malgré nos efforts à faire triompher la question de ***, je ne sais pas ce qu’il nous faudra faire.

— Pour ma part, je donnerai ma démission, dit lord Saxingham d’un air bourru ; c’est la seule ressource qui reste aux hommes d’honneur.

— Vous vous trompez ; j’en connais une autre.

— Laquelle ?

— Composer un ministère à nous. Voyez donc, mon cher lord ; vous avez été indignement traité : votre haute réputation, votre longue expérience sont méprisées, la place même que vous occupez est un affront pour vous. Vous garde des sceaux ! Mais vous devriez être premier ministre ! Oui certes ; et si vous vous laissez diriger par moi, vous pourrez le devenir encore. »

Lord Saxingham rougit, et sa respiration devint haletante.

« Déjà plusieurs fois vous m’avez donné cela à entendre, vous êtes si prévenu en ma faveur…

— Point du tout. Vous avez lu l’article principal qui a paru dans le *** de ce matin ? Avant que cinq heures se soient écoulées, l’exemple sera suivi par deux journaux du soir. Nous sommes chaudement soutenus dans la Presse, à la Chambre des Communes, à la Cour ; seulement, restons fermement unis. Cette question de ***, grâce à laquelle ils espèrent nous renverser, les perdra eux-mêmes. Vous serez premier ministre avant la fin de l’année. Oui, par le Ciel, vous serez premier ministre ! et alors, je présume que moi aussi je pourrai être admis au conseil !

— Mais comment ? Comment, Lumley ? Vous êtes trop hardi, trop audacieux.

— Ce n’est pas ce défaut-là qu’on m’a reproché jusqu’à présent ; d’ailleurs dans la situation où nous sommes, la hardiesse vaut mieux que la prudence. Si l’on nous met de côté maintenant, je prévois quelle sera la marche inévitable des événements ; nous serons exclus du ministère pendant bien des années, peut-être à jamais. Le ministère s’éloignera de plus en plus des principes de notre parti. Voici le moment de tenir ferme ; voici le moment du triomphe ou de la défaite. Je ne veux pas donner ma démission, moi ; le roi est pour nous ; on connaîtra notre force, ces arrogants imbéciles tomberont dans le piège qu’ils nous ont tendu. »

Lumley parlait avec chaleur ; il parlait avec la confiance d’un esprit fermement assuré du succès. Lord Saxingham fut ébranlé ; d’éblouissantes visions passèrent devant ses yeux : les fonctions de premier ministre ; un titre de Duc ! Pourtant il était vieux, il n’avait pas d’enfants, et tous ses honneurs devaient mourir avec le dernier lord de Saxingham !

« Voyez, continua Lumley, j’ai calculé nos ressources avec la précision d’un agent d’élections, qui additionne la liste des votes. Dans la Presse je me suis assuré de *** et du *** ; à la Chambre nous avons l’insinuant ***, puis la vigueur de ***, et le nom populaire de ***, et tous les bourgs de *** ; au conseil des ministres nous avons ***, et à la Cour vous savez combien nous sommes puissants. Choisissons bien notre moment. Un coup imprévu ; une entrevue avec le roi ; un exposé sincère des scrupules de conscience que nous inspire cette infâme mesure. Je connais l’esprit orgueilleux et raide du premier ministre ; il se fâchera, il offrira sa démission ; à son grand étonnement on l’acceptera. On vous enverra chercher ; nous dissoudrons le parlement ; nous remuerons ciel et terre pendant les élections ; nous réussirons, j’en suis convaincu. Mais, en attendant, gardez le silence ; soyez prudent. Que pas un mot ne vous échappe, qu’on nous croie battus. Endormons les soupçons, déplorons tout haut notre faiblesse, et parlons en termes obscurs, seulement en termes obscurs, de donner notre démission, mais avec des assurances de fidélité inébranlable. Je sais comment leur jeter de la poudre aux yeux, laissez-moi seulement faire.

L’esprit faible du vieux comte n’était qu’un jouet entre les mains de son intrépide cousin. Tantôt il tremblait, tantôt il espérait ; tantôt son ambition se trouvait flattée, puis ses sentiments d’honneur s’alarmaient. Il y avait dans l’intrigue qu’ourdissait Lumley pour renverser le pouvoir dont ils faisaient tous deux partie, une apparence de duplicité et de bassesse qui répugnait à lord Saxingham, dont la réputation personnelle était fort honorable. Mais Vargrave discuta ses scrupules avec une adresse consommée, et lorsqu’ils se quittèrent, le comte portait la tête plus haute de deux pouces au moins : il se préparait à son élévation prochaine.

« Cela va bien, cela va bien ! se dit Lumley en se frottant les mains, quand il se trouva seul, ce vieux radoteur sera mon locum tenens, jusqu’à ce que le temps et la renommée me permettent de devenir son successeur. En attendant, je serai de fait ce qu’il ne sera que de nom.

En ce moment le domestique bien-nourri de lord Vargrave (promu maintenant au rang de valet de chambre et d’intendant) entra, tenant une lettre à la main. Cette lettre avait un aspect de mauvais augure ; elle était fermée d’un pain à cacheter ; le papier en était bleu, l’écriture commerciale ; elle n’était pas sous enveloppe, en somme son extérieur dénotait son origine infernale : c’était la lettre d’un créancier !

Lumley l’ouvrit en poussant une exclamation d’impatience ! Le créancier était un orfévre (l’argenterie de Lumley était fort admirée) qui depuis plusieurs années réclamait en vain son argent. La somme était considérable ; il menaçait Lumley d’une contrainte. Une contrainte ! c’est une bagatelle insignifiante pour un homme riche, mais non pas pour celui qu’on soupçonne d’être pauvre ! pour un homme qui dans ce moment même poursuivait un but si élevé, un homme à qui l’opinion publique était nécessaire, un homme qui savait que son titre seul le préservait, et encore le préservait à peine, de la réputation d’aventurier ! Il lui fallait onc recourir de nouveau aux usuriers ! Son petit domaine était depuis longtemps trop grevé pour lui servir de caution. L’usure, toujours l’usure ! Il en connaissait le prix, et il soupira ; mais que pouvait-il faire ?

« Ce ne sera que pour quelques mois ; quelques mois encore, et Éveline m’appartiendra. Saxingham m’a déjà prêté ce qu’il a pu ; mais il est lui-même dans l’embarras. Cette diable de place, comme elle me coûte cher ! et ces misérables disent que nous sommes trop bien payés ! Moi, qui vivrais heureux dans un grenier, si ce pays entiché de ses richesses voulait bien permettre aux gens de vivre selon leurs moyens. Mais… mon collègue, le subrogé-tuteur d’Éveline ; l’ancien correspondant de mon oncle ! Ah ! c’est une heureuse inspiration ! Il connaît les conditions du testament, il sait qu’au pis aller je toucherai trente mille livres sterling[11] si je vis encore dans quelques mois d’ici ; je vais le trouver ! »


CHAPITRE III

Animum nunc hoc celerem, nunc dividit illud.
(Virgile.)

Feu M. Templeton avait été banquier dans une ville de province, centre d’un grand mouvement commercial et agricole. Il avait fait la plus grande partie de sa fortune pendant les jours fortunés de la guerre, époque où le papier-monnaie avait eu un cours si actif. Outre sa maison de banque en province, il avait des intérêts considérables dans une banque assez importante de la capitale. À l’époque de son mariage avec lady Vargrave, il s’était retiré complétement des affaires, et il avait quitté pour ne plus y revenir les lieux où il avait amassé sa fortune. Il avait continué à voir familièrement le chef de la banque métropolitaine à laquelle j’ai fait allusion ; car il se plaisait à discuter les questions d’argent avec ceux qui les comprenaient bien. Ce banquier, M. Gustave Douce, avait été nommé, de concert avec Lumley, administrateur de la fortune d’Éveline. Ils avaient toute liberté d’en faire le placement qui leur paraîtrait le plus sûr et le plus avantageux. Les administrateurs semblaient bien choisis ; car l’un d’eux, étant destiné à partager cette fortune, devrait nécessairement prendre le plus grand intérêt à ce qu’elle ne périclitât point ; et l’autre, grâce à ses habitudes et à sa profession, devait être un excellent conseiller.

Lord Vargrave connaissait peu M. Douce ; ils ne fréquentaient pas le même monde. Mais lord Vargrave, qui pensait que tout homme riche pouvait devenir un jour ou l’autre une bonne connaissance, l’invitait régulièrement une fois l’an à dîner. En retour il dînait deux fois l’an chez M. Douce dans une des plus splendides villas, et dans la plus splendide vaisselle d’argent qu’il eût jamais eu l’occasion de voir et d’envier. De sorte que le petit service qu’il était sur le point de demander à M. Douce ne serait qu’un léger témoignage de reconnaissance pour la condescendance de lord Vargrave.

Il trouva le banquier dans son sanctuaire particulier. Sa voiture était à sa porte, car il était quatre heures précises, et c’était l’heure à laquelle M. Douce partait tous les jours pour Caserta, ainsi qu’il avait nommé, avec une certaine prétention, la villa en question.

M. Douce était un petit homme d’une timidité nerveuse. Il semblait n’être pas tout à fait maître de ses membres. Quand il vous saluait, on eût dit qu’il vous faisait cadeau de ses jambes ; quand il s’asseyait, il se tortillait tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; il fourrait soudain ses mains dans ses poches, puis il les retirait et les regardait d’un air d’étonnement, après quoi il saisissait une plume qui leur fournissait heureusement une occupation incessante. Il avait ce qu’on peut appeler en toute justice une grande mobilité de physionomie ; il souriait d’abord, puis il prenait un air grave ; tantôt il relevait les sourcils, jusqu’à ce qu’ils apparussent comme des arcs-en-ciel à l’horizon de ses cheveux jaune pâle, tantôt il les rabattait comme une avalanche sur ses petits yeux bleus, clignotants, inquiets, incertains, qui devenaient alors invisibles. M. Douce avait en somme toutes les apparences d’un homme d’une timidité pénible, ce qui était d’autant plus étrange qu’il avait la réputation d’être entreprenant, même jusqu’à l’audace, dans les affaires de sa profession, et qu’il aimait la société des grands.

« Je suis venu vous voir, mon cher monsieur, dit lord Vargrave, après les salutations préliminaires, pour vous demander un petit service, mais si la chose vous gêne le moins du monde, n’hésitez pas à me la refuser. Vous savez ma position vis-à-vis de ma pupille, miss Cameron ; dans quelques mois j’espère qu’elle sera lady Vargrave. »

M. Douce laissa apercevoir trois petites dents, les seules que le destin lui eût laissées sur le devant de la bouche ; puis, comme s’il était choqué de l’inconvenance d’un sourire en pareille circonstance, il recula sa chaise, et remonta brusquement son pantalon couleur de papier brouillard.

« Oui, dans quelques mois j’espère qu’elle sera lady Vargrave, et vous savez qu’alors je ne manquerai pas d’argent, monsieur Douce.

— J’espère… c’est-à-dire, je suis convaincu… que… je pense que ce ne sera jamais la si… si… situation de mylord, dit M. Douce avec une timide hésitation. En sus de ses autres qualités, M. Douce bégayait.

— Vous êtes bien bon, mais c’est précisément ma situation en ce moment. J’ai bien besoin d’emprunter quelques milliers de livres sur ma garantie personnelle. Mes biens sont déjà tant soit peu hypothéqués, et je ne désire pas les grever davantage ; d’ailleurs ce prêt ne serait que temporaire. Vous savez que si, à l’âge de dix-huit ans, miss Cameron me refuse (supposition inadmissible, mais en affaires il faut prévoir les choses improbables), j’ai droit à une indemnité : trente mille livres sterling, vous vous en souvenez.

— Oui, oui… c’est-à-dire… je… je ne sais pas exactement… mais… my… my… mylord doit savoir. J’ai tant… tant… tant d’occupations que… que j’oublie quelle est exactement la… hum… hum !…

— Si vous voulez bien examiner le testament, vous verrez que les choses sont telles que je vous le dis. Maintenant pourriez-vous, sans vous gêner, m’avancer quelques milliers de livres, pour un peu de temps seulement ? Mais je vois que cela ne vous convient pas. N’importe ; je puis me les procurer ailleurs, seulement, comme vous étiez l’ami de mon pauvre oncle…

— My… my… lo… lo… lord est complétement dans l’erreur, dit M. Douce avec une tremblante agitation ; ma parole… mais Oui, quelques mil… mil… milliers de livres… Certainement… certainement. Le banquier de mylord est…

— Drummond, des gens assez désagréables : pas du tout obligeants. Je mettrai certainement mes fonds entre vos mains, quand mes revenus vaudront la peine d’être administrés.

— Vous me faites beau… beaucoup d’honneur ; si vous Voulez bien me permettre de… de… de sortir un moment, j’i… j’i… j’irai parler à M. Dobs ; ce n’est pas que vous ne puissiez compter… Excusez-moi ! La chro… chro… chronique de ce matin, mylord ! »

M. Douce se leva soudain, comme par l’effet d’un choc électrique, et s’enfuit en pirouettant sur lui-même dans Cette retraite précipitée, et en répétant coup sur coup qu’il ne s’absenterait qu’un instant.

« Excellent petit bonhomme ! Il me fait l’effet d’une grenouille galvanisée ! murmura Vargrave, en prenant le journal qu’on lui avait si particulièrement recommandé. Il y chercha l’article principal, et lut une attaque fort éloquente à son adresse. Lumley n’avait pas l’épiderme sensible à cet endroit, il aimait à être attaqué, c’était une preuve qu’on lui reconnaissait de l’importance dans le monde.

Bientôt M. Douce fut de retour. À la stupéfaction et à la grande joie de lord Vargrave, il apprit qu’on allait placer sur le-champ dix mille livres[12] chez Drummond, à son compte. On se contenterait parfaitement d’un billet qu’il ferait, payable dans trois mois, à cinq pour cent d’intérêt. Trois mois c’était un terme bien rapproché ; mais on pourrait renouveler le billet, aux mêmes conditions, de trimestre en trimestre, jusqu’à ce que mylord pût payer à sa commodité. « Lord Vargrave voudrait-il faire à M. Douce l’honneur de dîner avec lui, à Caserta, le lundi suivant ? »

Lord Vargrave essaya d’affecter de l’indifférence en se trouvant soudainement maître d’une si forte somme d’argent comptant ; mais, véritablement, la tête lui en tournait. Il saisit les deux petites mains maigres et grelottantes de M. Douce ; la reconnaissance et le ravissement lui ôtaient la voix. Cette somme, deux fois plus considérable qu’il ne s’y attendait, allait le tirer momentanément d’embarras. Quand il recouvra la voix, il remercia son cher M. Douce, avec une chaleur qui sembla faire rapetisser le petit homme au point de tenir dans une coquille de noix ; il lui protesta qu’il dînerait volontiers avec lui tous les lundis de l’année, s’il y était invité ! Il brûlait de s’en aller ; mais il pensa, justement, qu’il y aurait une apparence d’égoïsme à se retirer aussitôt qu’il avait obtenu ce qu’il lui fallait. En conséquence il se rassit ; M. Douce en fit autant, et la conversation tomba sur les nouvelles politiques. Mais M. Douce, qui semblait regarder toutes choses au point de vue commercial, réussit, sans que Vargrave sût comment, à faire virer l’entretien du ministère français sur l’état des fonds publics en Angleterre.

« Nous sommes véritablement, mylord… je le dis, je vous assure avec inquiétude, nous sommes à une épo… épo… époque bien malheureuse pour les gens dans les affaires… et même pour tout le monde ; les fonds anglais rappor… portent si peu d’intérêts ; et pourtant les spéculations offrent si peu de sécurité que j’ai conseillé à mon vieil ami sir Giles Grimsby de… de… de placer de l’argent dans les canaux américains ; c’est une res… res… responsabilité que je prends bien rarement, je puis le dire, que celle de donner des conseils de cette nature ; mais… mais… sir Giles était un de mes anciens amis, un pa… pa… parent, en quelque sorte. Enfin, heureusement tout a tourné… c’est-à-dire… tout est arrivé pour le mieux… co… comme je l’avais prévu : trente pour cent d’intérêts, et les ac… ac… actions ont doublé de valeur. Mais ces choses-là sont très-rares… On peut dire que… que… ce sont des coups du Ciel !

— Bon ! quand j’aurai de l’argent à placer, monsieur Douce, il faudra que je vienne vous consulter.

— Je serai heureux, en tout temps, de… de… donner des conseils à mylord ; mais c’est une chose que je n’aime pas beaucoup à faire. Tenez, voilà la fortune de miss Cameron tout à fait emprisonnée, rien que du trois pour cent et des bons du trésor, elle aurait pu valoir un mil… mil… million[13] à l’heu… l’heu… l’heure qu’il est, si l’excellent vieux gentilhomme… je vous demande pardon… vieux… vieux lord, feu mon pauvre ami, vivait encore en ce moment !

— Vraiment ? dit Lumley avec avidité, et en dressant les oreilles ; c’était pourtant un habile administrateur que mon oncle !

— Il n’y en avait pas de meilleur… pas de meilleur. On peut dire qu’il avait le génie des af… af… hum !… hum ! Miss Cameron s’entend-elle aux af… af… affaires, mylord ?

— Pas trop, pas trop, j’en ai peur. Un million avez-vous dit ?

— Au moins… au moins ! L’argent est si rare… les spéculations sont si sûres en Amérique… un grand peuple que les Américains… un peuple plein d’avenir… des gé… gé… géants !

— Je vous fais perdre toute votre après-midi, c’est fort mal de ma part, dit Vargrave, en entendant sonner cinq heures à la pendule ; la chambre des Pairs s’assemble ce soir : une discussion importante. Encore une fois je vous fais mille remerciements. Bonjour !

— Je vous souhaite bien le bonjour, mylord ; n’en parlons pas, enchanté de vous… vous… vous être utile, quand vous voudrez, dit M. Douce, en s’agitant, en pirouettant, et en caracolant tout autour de lord Vargrave, pendant que celui-ci traversait les bureaux pour se rendre à la porte où l’attendait sa voiture.

— Ne venez pas plus loin, de grâce : vous vous enrhumerez. Adieu ! à lundi alors, à sept heures. Chambre des Lords ! »

Et Lumley se rejeta dans le fond de sa voiture, l’humeur fort joyeuse.


CHAPITRE IV

Oublié de Tullie, et bravé du Sénat.
(Voltaire. — Brutus, acte II, sc. 1.)

À la Chambre des Lords, ce soir-là, la discussion fut vive, et se prolongea longtemps. C’était le dernier débat ministériel de la session. L’astucieuse opposition ne manqua pas d’aborder, quoique incidemment, la question qui divisait, disait-on tout bas, le ministère. Lord Vargrave monta fort tard à la tribune ; son esprit était excité par le succès de sa négociation du matin ; il se sentait plus important que de coutume, comme cela arrive fréquemment à un homme aux abois qui se trouve soudain avoir une forte somme chez son banquier. De plus il était exaspéré par quelques allusions personnelles d’un vieux lord plein de dignité, qui faisait remonter sa généalogie jusqu’à l’arche de Noé, et qui était riche comme Crésus. De sorte que Vargrave parla avec plus de vigueur encore que d’habitude. Ses premiers mots furent accueillis par de bruyants applaudissements. Il s’échauffa ; il devint véhément ; il exprima les sentiments les plus positifs, les plus immuables sur la question qui s’agitait, il dépassa de beaucoup la mesure que désiraient conserver les chefs de son parti ; au lieu de concilier sans compromettre, il irrita, il envenima, et il compromit. Aux clameurs du parti opposé répondirent les applaudissements des têtes ardentes de son parti. Le premier ministre et quelques-uns de ses collègues gardaient néanmoins un sombre silence. Une seule fois le premier ministre prit note de quelque chose, puis il se rassit, et tira son chapeau plus avant sur son front : cette attitude était d’un mauvais augure pour Lumley ; mais ses regards étaient tournés vers les bancs de l’opposition, et il ne s’en aperçut point. Il s’assit triomphant ; son discours avait eu beaucoup de succès, c’est-à-dire qu’il avait fait beaucoup de mal : combinaison qui n’est pas rare. Le chef de l’opposition lui répondit avec un calme amer ; en citant quelques-unes des phrases acérées de Lumley, il se tourna vers le premier ministre, en disant :

« Sont-ce là aussi les opinions du noble lord ? Je demande une réponse ; j’ai le droit de demander une réponse. »

Lumley tressaillit en entendant le ton significatif dont son chef prononça les mots : Écoutez, écoutez !

À minuit le premier ministre termina le débat ; son discours fut court et caractérisé par une grande modération. Quand il en vint à la question qui lui avait été adressée, un grand silence se fit ; on aurait entendu tomber une épingle. Les membres de la Chambre des Communes placés derrière le trône s’avancèrent avec empressement ; leurs physionomies étaient pleines d’inquiétude et de curiosité.

« Je suis appelé à déclarer, dit le ministre, si les sentiments exprimés par mon noble ami sont aussi les miens, en ma qualité de conseiller principal de la couronne. Mylords, on ne doit pas peser trop scrupuleusement, ni interpréter trop strictement chaque mot qui se dit dans la chaleur du débat. (Écoutez, écoutez ! ironiquement du côté de l’opposition, avec approbation sur les bancs de la Trésorerie.) Mon noble ami doit désirer sans doute vous expliquer lui-même ce qu’il a voulu dire. J’espère que son explication contentera pleinement le noble lord, la chambre, et je n’en doute même pas, le pays. Mais puisque je suis invité à donner une réponse catégorique à une question catégorique, je dois dire sans hésiter que, si ces sentiments ont été bien interprétés par le noble lord qui a parlé en dernier lieu, ces sentiments ne sont pas les miens, et n’animeront jamais la conduite d’un cabinet dont je serai membre. (Longs applaudissements de la part de l’opposition.) En même temps, je suis convaincu que la signification des paroles de mon noble ami n’a pas été bien comprise ; et jusqu’à ce que lui entende réfuter mon explication, je me hasarderai à vous suggérer ce que, selon moi, il a voulu vous dire, mylords. »

Ici le premier ministre, avec une adresse qui ne pouvait tromper personne, mais que tous durent admirer, dépouilla chacune des malencontreuses phrases de lord Vargrave de toute syllabe qui pût offenser qui que ce fût, il travestit ses épigrammes mordantes et ses violentes dénonciations en un inoffensif assemblage de lieux communs.

La Chambre était fort agitée ; on interpella lord Vargrave, et lord Vargrave se leva sur-le-champ. C’était précisément un de ces dilemmes dont l’habileté de Lumley savait se tirer par excellence. Il y avait tant de mâle franchise dans son attitude, tant d’astuce et de souplesse dans son esprit ! il se plaignit avec une amertume fière et honnête du sens forcé qui avait été donné à ses paroles par l’opposition.

« Si chacune des paroles, ajouta-t-il (et nul ne connaissait mieux que lui l’effet du Tu quoque, comme formule d’argument), si chacune des paroles que le noble lord, qui me fait face, a prononcées jadis, dans son zèle pour la liberté, avait été interprétée avec une égale sévérité, ou dénaturée avec une égale habileté, le noble lord eût été depuis longtemps poursuivi en justice comme incendiaire, et peut-être exécuté pour crime de haute trahison ! »

De bruyants applaudissements sur les bancs ministériels, et les cris de à l’ordre ! à l’ordre ! du côté de l’opposition, interrompirent Lumley. Un lord militaire se leva pour demander le rappel à l’ordre et invoqua l’autorité du grand chancelier.

Lumley s’assit, comme irrité de cette interruption. Il avait produit le résultat qu’il souhaitait ; il avait changé la question publique qui se débattait en une querelle particulière ; il avait créé un nouveau sujet d’agitation, et jeté de la poudre aux yeux de l’assemblée. Plusieurs orateurs se levèrent pour arranger les choses ; et après qu’on eut convenablement perdu une demi-heure du temps public, le noble lord d’un côté, et le noble lord de l’autre s’expliquèrent, se firent les plus grands compliments, et Lumley put enfin achever sa justification, qui parut comparativement insignifiante, après la récente explosion. Il termina sa tâche de manière à contenter, selon les apparences, tout le monde, car tout le monde était maintenant fatigué, et chacun voulait aller se coucher. Mais le lendemain matin certaines rumeurs parcouraient la ville, il parut dans plusieurs journaux des articles émanés évidemment de l’autorité ; l’opposition se réjouit, et le sentiment général fut que le ministère pourrait peut-être se maintenir jusqu’à la fin de la session, mais que ses dissensions ne pouvaient manquer d’éclater avant que le parlement s’assemblât de nouveau.

Au moment où Lumley s’enveloppait de son manteau après cet orageux débat, le marquis de Raby, pair d’une grande opulence, qui partageait entièrement les vues de Lumley, s’approcha de lui, et lui proposa de le reconduire dans sa voiture. Vargrave accepta volontiers et renvoya ses domestiques.

« Vous vous êtes admirablement montré, mon cher Vargrave ! dit lord Raby, lorsqu’ils se trouvèrent assis dans la voiture. Mes sentiments et les vôtres sont parfaitement d’accord ; je vous assure que j’ai senti mon sang s’échauffer lorsque j’ai vu que *** (le premier ministre) paraissait presque tenté de vous renverser. Le trait que vous avez décoché à *** était lancé de main de maître, il ne s’en remettra pas d’ici à un mois. Vous vous êtes fort bien tiré d’embarras.

— Je suis content que vous approuviez ma conduite ; c’est pour moi une consolation, dit Vargrave avec émotion ; je n’en vois pas moins toutes les conséquences de ce que j’ai fait ; mais je puis tout braver quand il s’agit de l’honneur et de la conscience.

— C’est aussi mon sentiment ! répondit lord Raby avec chaleur ; et si je pensais que *** voulût céder sur cette question, je ferais certainement de l’opposition à son administration. »

Vargrave hocha la tête, et se tut : ce qui donna à lord Raby une haute idée de sa discrétion.

Après quelques autres remarques sur les affaires politiques, lord Raby invita Lumley à venir le voir à sa campagne.

« Je pars pour Knaresdean lundi prochain. Vous savez que nous avons des courses dans le parc ; et quelquefois elles ont assez de succès ; en tous cas c’est un fort joli spectacle. Il ne se fera rien à la chambre des Pairs maintenant, la clôture est si proche ! Si vous avez un peu de temps, nous serons charmés de vous voir, lady Raby et moi.

— Assurément, mon cher lord, je ne puis refuser votre invitation. Du reste je me proposais de visiter votre comté la semaine prochaine. Vous connaissez peut-être un M. Merton ?

— Charles Merton ? certainement. Un homme très-recommandable ; un excellent garçon ; le meilleur ecclésiastique du comté : sans être cagot, il est parfaitement orthodoxe. C’est très-certainement lui qui maintient son frère à la chambre ; car bien que sir John Merton soit un membre fort actif, c’est, selon moi, un homme irrésolu dans certaines questions. Y a-t-il longtemps que vous connaissez Merton ?

— Je ne le connais pas du tout jusqu’à présent ; c’est sa femme et sa fille (une fort belle fille, ma foi !) que je connais. Ma pupille, miss Cameron, est en visite chez eux.

— Miss Cameron ?… Cameron ? ah ! je comprends. Je crois avoir entendu dire que… mais la rumeur publique ne dit pas toujours vrai ! »

Lumley sourit d’un air significatif ; la voiture s’arrêta en ce moment devant sa porte.

« Peut-être accepterez-vous une place dans notre voiture lundi ? dit lord Raby.

— Lundi ? malheureusement je suis engagé ce jour-là, mais mardi vous pouvez compter sur moi, mylord.

— Fort bien ! Les courses commencent le mercredi ; nous aurons la maison pleine de monde. Bonsoir ! »


CHAPITRE V

Homunculi quanti sunt, cùm recogito.
(Plaute.)

Il est évident que, pour plus d’une raison, nous ne devons pas nous étendre longuement sur l’intrigue politique qui occupait l’esprit insidieux de lord Vargrave. En effet il serait presque impossible de prendre un terme moyen entre une révélation trop complète et un déguisement trop obscur. Il suffit donc de répéter brièvement ce que le lecteur a déjà recueilli d’après ce qui précède, c’est-à-dire que la question qui se débattait était celle qui s’est présentée sous tous les gouvernements : que le cabinet était divisé ; en conséquence, que le plus faible des deux partis cherchait à jouer le plus fort.

Les mécontents, prévoyant que tôt ou tard il y aurait une explosion, étaient de plus divisés entre eux pour savoir s’il était à propos de donner leur démission, ou bien de rester aux affaires et de forcer leurs collègues dissidents à se retirer eux-mêmes. Les plus riches et les plus honnêtes optaient pour le premier de ces deux partis ; les plus pauvres et les moins indépendants pour le second. Nous avons vu que cette dernière tactique était celle qu’adoptait et qu’encourageait Vargrave (qui, tout en n’appartenant pas au ministère, s’arrangeait toujours de façon à en pénétrer les secrets), quoique en même temps il ne rejetât pas l’autre corde qui se présentait à son arc. S’il était possible de disposer et de raffermir sa coterie de manière que, par le coup d’état d’une soudaine et formidable démission en masse, tout le ministère fût changé, et qu’on en formât un nouveau choisi parmi les démissionnaires, il était évident que ce serait la meilleure solution. Mais, d’un autre côté, lord Vargrave n’était pas sûr de ses forces, et il n’osait livrer la partie aux mains de ses collègues ; qui sait s’ils ne se sentiraient pas plus fermes sans lui et ses confédérés, et si, pour se concilier l’opposition, ils ne feraient pas un pas en avant en politique ? Il n’en fallait pas davantage pour laisser Vargrave sans place et sans pouvoir pendant bien des années.

Il regrettait de s’être autant avancé dans le dernier débat ; c’était en effet une hardiesse prématurée, l’effet de l’entraînement du moment ; car l’orateur le plus fin est parfois imprudent. Il passa alternativement les quelques jours qui suivirent à expliquer et à colorer sa conduite vis-à-vis d’un parti, et à souder, à unir, à consolider l’autre. Ses efforts d’un côté furent reçus par le premier ministre avec la froide politesse d’un diplomate offensé, mais prudent, qui ne croit que ce qu’il veut bien croire, et qui aime mieux choisir le moment qui lui convient pour rompre avec un subordonné, que de risquer une démarche imprudente pour satisfaire à son ressentiment. De l’autre côté, l’habile aventurier s’aperçut que le terrain était moins sûr qu’il ne l’avait prévu. Il vit avec terreur, avec une rage secrète, que plusieurs de ceux qui se prononçaient le plus fortement en sa faveur tant qu’il était d’accord avec le ministère, l’abandonneraient aussitôt qu’il s’en serait séparé. On l’aimait comme ministre subordonné ; mais on le regardait avec des yeux bien différents du moment qu’il était question, au lieu d’applaudir simplement aux sentiments qu’il exprimait, de se livrer à sa direction. Il y en avait qui ne voulaient pas déplaire au gouvernement ; d’autres qui ne cherchaient pas à l’affaiblir, mais seulement à l’amender. Un de ses plus fermes alliés à la Chambre des Communes était candidat à la pairie ; un autre se rappela soudain qu’il était cousin éloigné du premier mimistre. Quelques-uns s’amusèrent de l’idée qu’on ferait de lord Saxingham une poupée ministérielle ; d’autres insinuèrent à Vargrave qu’il n’occupait pas précisément lui-même une position assez élevée dans le pays pour commander le respect d’un nouveau parti, dont il serait au moins l’organe, s’il n’en était pas le chef. Pour leur part ils le connaissaient, ils l’admiraient, ils avaient confiance en lui ; mais ces diables de gentilshommes de province, et cet imbécile de public !

Inquiet, tourmenté, fatigué, l’intrigant se vit réduit à la soumission, pour le moment du moins ; et plus que jamais il sentit combien la fortune d’Éveline lui devenait nécessaire, dans le cas où les chances du jeu viendraient à le priver de ses appointements. Il était bien aise de reprendre haleine un instant, en échappant aux vexations et aux inquiétudes qui l’assaillaient, et il devançait de ses vœux avec l’intérêt ardent d’un esprit élastique et impétueux, prompt à se lancer d’une intrigue dans l’autre, son excursion dans le comté de B***.

À la villa de M. Douce, lord Vargrave rencontra un jeune gentilhomme qui venait d’hériter d’une fortune non-seulement grande et indépendante, mais de nature à lui donner de l’importance aux yeux des hommes politiques. Les domaines de lord Doltimore, situés dans un très-petit comté, lui assuraient la nomination de l’un des représentants, au moins ; tandis qu’un petit village qui s’élevait derrière son parc constituait un bourg, et envoyait deux membres au parlement. Lord Doltimore, qui arrivait du continent, n’avait pas même pris encore son siège à la Chambre des Lords, et quoique ses relations de famille, d’ailleurs assez modestes et peu importantes, fussent ministérielles, il n’avait pas encore révélé ses opinions.

Lord Vargrave combla d’attentions ce jeune gentilhomme : il possédait éminemment le don de plaire à des hommes plus jeunes que lui, et il réussit complètement dans ses desseins sur les affections de lord Doltimore.

Ce dernier était un petit homme pâle, possesseur d’une intelligence fort bornée, hautain de manières, recherché dans son costume, assez bon enfant au fond, et ayant beaucoup du gentilhomme anglais dans le caractère ; c’est-à-dire qu’il était honorable dans ses idées et dans ses actions, toutes les fois que sa bêtise naturelle et son éducation négligée lui permettaient de distinguer, à travers le brouillard des préjugés, les illusions des autres et les fausses lumières de la société dissipée au milieu de laquelle il avait vécu, le bien du mal. Mais les traits principaux de son caractère étaient la vanité et l’amour-propre. Il avait beaucoup fréquenté des cadets de famille, mieux doués que lui comme intelligence, qui lui empruntaient son argent, lui vendaient leurs chevaux, et le gagnaient au jeu. En compensation ils l’accablaient de cette sorte de flatterie à laquelle les jeunes gens savent si bien donner toutes les apparences d’une cordiale admiration.

« Vous avez assurément les plus beaux chevaux de Paris ! Vous êtes réellement le meilleur enfant du monde ! Savez-vous, Doltimore, ce que dit de vous la petite Désirée ? il faut en vérité que vous ayez tourné la tête à cette fille. »

Ce genre d’adulation de la part du sexe masculin n’était pas contre-balancé par une grande froideur de la part de l’autre. Lord Doltimore à l’âge de vingt-deux ans était un fort bon parti ; et, quelque peu d’intelligence qu’il eût, il en avait cependant assez pour s’apercevoir qu’il était l’objet de beaucoup plus d’attention, tant de la part des danseuses en quête d’un protecteur que des jeunes demoiselles à la recherche d’un mari, que tous ses camarades habituels, bien que plusieurs d’entre eux fussent de fort beaux garçons.

« Vous ne resterez pas longtemps à Londres maintenant que la saison est finie ? dit Vargrave, lorsque, après le dîner, il se trouva, grâce au départ des dames, auprès de lord Doltimore.

— Non vraiment ; même dans la saison je n’aime pas beaucoup Londres. Le séjour de Paris m’a un peu gâté, et je n’en aime plus d’autre.

— Paris est assurément une ville délicieuse ; le laisser-aller de la vie française a un charme qui manque à notre froide et cérémonieuse ostentation. Néanmoins Londres doit avoir bien des séductions pour un homme tel que vous.

— Mais, en effet, j’y ai beaucoup d’amis ; cependant après les courses d’Ascot je m’y ennuie un peu.

— Avez-vous des chevaux sur le turf ?

— Pas encore ; mais Legard (vous connaissez peut-être Legard ? un excellent garçon) me presse d’y tenter la chance. La fortune m’a souri aux courses de Paris ; vous savez que nous y avons établi des courses. Les Français y prennent goût, tout naturellement.

— Ah vraiment ! Il y a si longtemps que je ne suis allé à Paris ! — c’est un plaisir plein d’intérêt. À propos de courses, je vais chez lord Raby demain ; je crois avoir lu dans un journal du matin que vous aviez parié une somme considérable pour un cheval qui doit courir à Knaresdean.

— Oui, Thunderer ; je pense acheter Thunderer. Legard, le colonel Legard (il était dans la garde, mais il a vendu son grade) est bon juge, et il me conseille de faire cette acquisition. Quelle singulière coïncidence que vous aussi, vous alliez à Knaresdean !

— Fort singulière, en effet, mais fort heureuse ! Nous pourrions y aller ensemble, si vous n’avez pas de meilleur engagement. »

Lord Doltimore rougit et hésita. D’une part il s’effrayait un peu de l’idée de se trouver seul avec un homme aussi remarquable ; d’autre part c’était pour lui un honneur dont il serait bien aise de se vanter auprès de Legard. Néanmoins sa timidité l’emporta sur sa vanité ; il s’excusa ; il allégua qu’il craignait de s’être engagé à emmener Legard.

Lumley sourit, et changea d’entretien. Il réussit à se rendre tellement agréable, que lorsqu’on se sépara, au moment où Lumley prenait congé de son hôte, Doltimore vint à lui, et lui dit avec un peu d’embarras :

« Je crois que je puis m’excuser auprès de Legard, si… si… vous…

— Voilà qui est charmant ! À quelle heure partirons-nous ? Il est inutile que nous y soyons longtemps avant le dîner ; à une heure ?

— Oh ! c’est cela ! N’y arrivons pas longtemps avant le dîner ; à une heure ce serait trop tôt.

— À deux heures alors. Où logez-vous ?

— Chez Fenton.

— J’irai vous y prendre. Bonsoir ! je brûle de voir Thunderer !


CHAPITRE VI

La santé de l’âme n’est pas plus assurée que celle du corps ; et quoique l’on paraisse éloigné des passions, on n’est pas moins en danger de s’y laisser emporter que de tomber malade quand on se porte bien.
(La Rochefoucauld.)

En dépit des efforts de Maltravers pour éviter toutes les occasions de rencontrer Éveline, ils durent nécessairement se trouver ensemble quelquefois, dans le cercle des réunions hospitalières de la province ; et certes, si jamais M. Merton, ou Caroline (plus observatrice que lui) avaient soupçonné Éveline d’avoir fait la conquête de Maltravers, la conduite de ce dernier, en pareille occasion, aurait dû dissiper ce soupçon.

Maltravers était un homme qui sentait profondément ; mais ce n’était plus un enfant prêt à céder à toute impulsion en traînante. J’ai dit que le courage était sa vertu de prédilection ; mais le courage est la vertu des grandes et rares épreuves. Il y en avait une autre, aussi austère, aussi modeste, qu’il considérait comme le point d’appui des devoirs actifs et journaliers : cette vertu c’était la justice. Or, dans sa jeunesse, il s’était épris de cette divinité de convention que nous appelons l’honneur : chimère nébuleuse et changeante qui n’est que le mirage de l’opinion d’une époque ou d’un pays, tandis que la justice a quelque chose de solide et de permanent ; car c’est de la justice que naît l’honneur, non pas le faux honneur, mais l’honneur véritable.

« L’honneur, disait Maltravers, l’honneur est à la justice ce que la fleur est à la plante : son efflorescence, sa parure, sa perfection ! Mais l’honneur qui ne procède pas de la justice n’est qu’un lambeau de chiffon peint, une rose artificielle, que les fleuristes de la société voudraient faire passer pour plus naturelle que la véritable fleur. »

Maltravers cherchait à porter le principe de la justice dans tout ce qu’il faisait ; il n’y réussissait peut-être pas toujours ; car où trouverons-nous que la pratique soit constamment d’accord avec la théorie ? Mais du moins ses efforts étaient continuels. C’était peut-être pour cela qu’il avait toujours évité de tomber dans les excès auxquels sont souvent en traînées les natures exubérantes et généreuses, comme dans les extravagances du pseudo-génie, par exemple.

« Nul homme, disait-il souvent, ne peut se trouver dans une position embarrassée sans causer de l’embarras à d’autres. Sans économie peut-on être juste ? Et que sont la charité, la générosité, sinon la poésie de la justice ? »

Nul ne réclama jamais deux fois de Maltravers le paiement d’une dette légitime ; et nul ne lui demanda jamais une seule fois de tenir une promesse. On sentait qu’on pouvait, quoi qu’il advînt, se fier à sa parole. On aurait pu lui appliquer le spirituel éloge que fit Johnson d’un certain noble. — S’il vous avait promis un gland de chêne, et que la récolte des glands eût manqué en Angleterre, il en aurait envoyé chercher un en Norwége.

Ce n’était donc plus seulement le sentiment chevaleresque de l’honneur (son idole dans sa jeunesse comme partie solidaire du Beau), mais c’était un principe plus âpre, plus opiniâtre, plus réfléchi, produit tardif d’une sagesse plus profonde et plus noble, qui réglait la conduite de Maltravers, dans cette crise de sa vie. Il est certain qu’il n’avait jamais aimé qu’une seule fois comme il aimait Éveline, et que pourtant il ne céda jamais si peu à sa passion.

« Si elle est fiancée à un autre, pensait-il, il n’appartient pas à un tiers de venir s’efforcer de lui faire rompre un pareil engagement. Personne n’est moins capable que moi de juger de la force ou de la faiblesse des liens qui l’attachent à Vargrave ; car mes émotions influenceraient malgré moi mon jugement. Je puis penser que son fiancé n’est pas digne d’elle ; mais c’est à elle à en décider. Tant que ce lien existe, qui aurait le droit de lui donner la tentation de le briser ? »

Fidèle à ces principes, qui peut-être aux yeux du monde sembleraient exagérés, toutes les fois que Maltravers rencontrait Éveline, il se retranchait dans une politesse raide et presque glaciale. Combien cette attitude était difficile à conserver auprès d’une personne si simple et si ingénue ! Pauvre Éveline ! Elle croyait l’avoir offensé. Elle brûlait de pouvoir lui demander quel était son crime. Peut-être, dans son désir de réveiller le génie inactif de Maltravers, avait-elle froissé quelque douleur cachée, quelque blessure secrète de ses souvenirs ? Elle se rappelait continuellement à la mémoire tous les entretiens qu’ils avaient eus ensemble. Ah ! pourquoi ne pouvaient-ils se renouveler ! Maltravers avait fait sur son imagination et sur ses pensées une impression que rien ne pouvait effacer. Elle écrivait plus fréquemment que jamais à lady Vargrave, et le nom de Maltravers se retrouvait à chaque page de sa correspondance.

Un soir, dans une maison du voisinage, miss Cameron, avec la famille Merton, entra dans le salon presque au même instant que Maltravers. La réunion était si peu nombreuse, et il y avait encore si peu d’invités dans le salon, qu’il était impossible qu’il évitât, sans impolitesse positive, ses amis du presbytère. Mistress Merton s’assit auprès d’Éveline, et fit gracieusement signe à Maltravers de venir prendre la troisième place vacante sur le canapé dont elle occupait le centre.

« Nous en voulons à tous vos travaux d’embellissement, monsieur Maltravers, puisqu’ils nous privent de votre société. Mais nous savons que notre cercle monotone doit paraître fade à quelqu’un qui a vu tant de choses. Cependant nous espérons vous offrir bientôt un attrait, en la personne de lord Vargrave. Quel homme spirituel et charmant ! »

Maltravers, pendant la dernière partie de cette phrase, leva les yeux vers Éveline et attacha sur elle un regard calme et pénétrant. Il remarqua qu’elle pâlit et qu’elle poussa un soupir involontaire.

« Il était d’un caractère fort gai à l’époque où je l’ai connu, dit-il ; et il avait alors moins de raisons d’être heureux. »

Mistress Merton sourit, et se tourna d’une façon un peu marquée vers Éveline. Maltravers continua :

« Je n’ai jamais vu feu lord Vargrave. Il n’avait pas la vivacité de son neveu, à ce que je crois.

— J’ai entendu dire qu’il était fort sévère, dit mistress Merton, en dirigeant son lorgnon vers un groupe de personnes qui venaient d’entrer.

— Sévère ! s’écria Éveline. Ah ! si vous aviez pu le connaître ! le meilleur, le plus indulgent… Personne ne m’a jamais aimée comme lui. »

Elle s’arrêta, car elle sentait que ses lèvres étaient tremblantes.

« Je vous demande pardon, ma chère, » dit tranquillement mistress Merton. Elle ne se doutait guère de la souffrance que l’on cause en mettant le pied sur un sentiment. Maltravers était touché. Mistress Merton poursuivit :

« Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il fût bon pour vous, Éveline ; l’homme le plus brutal l’eût été comme lui ; néanmoins on le considérait généralement comme un homme dur.

— Je ne lui ai jamais vu un regard sévère ; jamais je ne lui ai entendu prononcer une parole désagréable ; et même je ne me souviens pas de l’avoir jamais entendu se servir du mot « j’ordonne, » dit Éveline presque courroucée.

Mistress Merton allait répondre lorsque soudain elle aperçut une dame dont la petite fille venait d’avoir la rougeole ; le sentiment maternel entraîna ses pensées dans une autre direction, et elle quitta le canapé, pour obéir à cette sympathie qui unit tous les chefs de jeunes familles. Éveline et Maltravers se trouvèrent seuls.

« Vous ne vous souvenez pas de votre père, n’est-il pas vrai ? dit Maltravers.

— Je n’en ai pas connu d’autre que lord Vargrave ; tant qu’il a vécu, je ne me suis jamais aperçue que j’eusse perdu le mien.

— Votre mère vous ressemble-t-elle ?

— Ah ! je voudrais le Croire ; elle a la plus charmante figure !

— N’avez-vous pas son portrait ?

— Non ; elle n’a jamais voulu consentir à poser.

— Votre père était un Cameron ; j’ai connu plusieurs personnes de ce nom.

— Elles n’étaient pas de notre famille ; ma mère dit qu’il ne nous reste pas un parent.

— Et n’avons-nous aucune espérance de voir lady Vargrave ici ?

— Elle ne quitte jamais la maison ; mais j’espère m’en retourner bientôt à Brook Green. »

Maltravers soupira et la conversation prit un autre tour.

« J’ai à vous remercier des livres que vous avez eu l’obligeance de me prêter. J’aurais dû vous les rendre plus tôt, dit Éveline.

— Ils ne me servent à rien. La poésie a perdu pour moi ses charmes ; surtout le genre de poésie qui unit à la règle et à la symétrie un peu de la froideur de l’art. Alfieri vous a-t-il plu ?

— Son langage est une espèce de français spartiate, répondit Éveline, trouvant une de ces heureuses expressions qui de temps à autre révélaient la vivacité naturelle de son esprit.

— Oui, dit Maltravers en souriant ; votre critique est juste. Ce pauvre Alfieri ! Il a dépensé toute la sève de son génie dans sa vie agitée et dans ses passions orageuses ; et sa poésie n’est que le mirage de ses pensées, non de ses émotions. Plus heureux l’homme de génie qui vit de sa raison, et ne gaspille ses sentiments que dans ses vers !

— Vous ne pensez pas que nos sentiments soient gaspillés, quand nos semblables en sont l’objet ? dit Éveline avec un rire charmant.

— Faites-moi cette question quand vous aurez mon âge, que vous pourrez jeter un regard rétrospectif sur les champs auxquels vous aurez prodigué vos plus ardentes espérances, vos plus nobles aspirations, vos plus tendres affections, et que vous verrez un sol aride et stérile. Ne vous attachez pas aux choses de la terre, dit l’Évangile. »

Éveline fut touchée du ton, des paroles et de la physionomie attristée de Maltravers.

« Vous devriez moins que tout autre penser ainsi, dit-elle avec un aimable empressement ; vous qui avez tant fait pour réveiller et attendrir le cœur de vos semblables, vous qui… qui… elle s’arrêta court, puis elle ajouta d’un ton plus sérieux : — Ah ! monsieur Maltravers, je ne suis pas en état de discuter avec vous, mais il m’est permis d’espérer que vous réfuterez vous-même vos doctrines.

— Si votre vœu se réalisait, répondit Maltravers presque avec dureté, et une expression de profonde angoisse comprima ses lèvres, je vous devrais d’être fort malheureux. »

Il se leva subitement, et s’éloigna.

« En quoi l’ai je offensé ? pensa Éveline tout attristée ; je ne lui parle jamais sans qu’il m’arrive de le blesser. Qu’ai-je donc fait ? »

Elle aurait bien voulu, dans sa naïve bonté, le suivre pour faire la paix avec lui ; mais il se trouvait en ce moment au milieu d’un groupe d’étrangers. Bientôt après il quitta le salon, et elle ne le revit plus pendant l’espace de plusieurs semaines.


CHAPITRE VII

Nihil est aliud magnum quam multa minuta.
(Vet. Auct.)

Un évènement inquiétant vint troubler le calme courant de la vie heureuse qu’on menait au presbytère de Merton. Un matin en descendant, Éveline ne trouva pas la petite Sophie, qui avait réussi à s’arroger le privilège exclusif d’occuper un tabouret auprès de miss Cameron à déjeuner. Mistress Merton parut bientôt, la physionomie plus préoccupée que de coutume : Sophie était souffrante ; elle avait la fièvre. Depuis quelque temps la fièvre scarlatine régnait dans le voisinage ; mistress Merton était donc fort tourmentée.

« C’est d’autant plus malheureux, Caroline, ajouta la mère, en se tournant vers miss Merton, que demain nous devions, comme vous le savez, aller passer quelques jours à Knaresdean, pour y voir les courses. Je crains que, si notre pauvre Sophie ne va pas mieux, vous et miss Cameron, vous ne soyez obligées d’y aller sans moi. Je puis demander à mistress Hare de vous y accompagner, elle en serait enchantée.

— Pauvre Sophie ! dit Caroline ; je suis bien fâchée d’apprendre qu’elle soit malade. Mais je crois que Taylor prendrait bien soin d’elle, je ne vois pas du tout pourquoi vous vous croiriez obligée de rester, à moins qu’elle n’aille plus mal. »

Mistress Merton qui, avec son air tranquille, n’en était pas moins une mère tendre et dévouée, hocha la tête sans répondre. Sophie allait beaucoup plus mal à midi. On envoya chercher le médecin, qui déclara qu’elle avait la fièvre scarlatine.

Il était maintenant nécessaire de prendre des précautions contre la contagion. Caroline, qui avait eu cette fièvre, aida volontiers sa mère pendant deux ou trois heures. Mistress Merton renonça à la partie de plaisir du lendemain. On écrivit à mistress Hare (femme d’un riche squire du voisinage), et cette dame accepta avec plaisir de se charger de Caroline et de son amie.

On avait laissé Sophie endormie. Quand mistress Merton revint auprès de son lit, elle y trouva Éveline tranquillement installée. Elle s’en alarma, car Éveline n’avait jamais eu la fièvre scarlatine, et on lui avait interdit la chambre de la malade. Mais la pauvre petite Sophie s’était éveillée, et avait demandé, en pleurant, sa chère Éveline. La bonne d’enfant n’avait rien eu de plus pressé que de le dire à Éveline qui errait aux alentours de la chambre interdite et qui insista pour entrer. L’enfant la regardait d’un air si suppliant, lorsque mistress Merton rentra, et dit d’un ton si plaintif : « N’emmenez pas Éveline ! » que celle-ci déclara bravement qu’elle n’avait pas du tout peur de la contagion, et qu’elle était décidée à rester. D’ailleurs on ne pouvait se passer de son aide et de ses soins, puisque Caroline devait aller à Knaresdean le jour suivant.

— Mais vous y allez aussi, ma chère miss Cameron.

— Non, vraiment, je ne le peux pas. Je ne tiens pas aux courses ; je n’ai jamais souhaité d’y aller ; j’aurais bien préféré rester ici, et je suis convaincue que Sophie ne se trouverait pas bien sans moi. N’est-ce pas, chérie ?

— Oh si !… oh si ! je ne veux pas vous priver de voir les jolies courses ; cela me rendrait bien plus malade.

— Mais, Sophie, je ne tiens pas aux jolies courses, moi, comme votre sœur Caroline. Il faut absolument que Caroline y aille ; on ne saurait se passer d’elle. Mais moi, on ne me connaît pas, et l’on ne s’apercevra guère de mon absence.

— Je ne veux pas entendre parler de cela, » dit mistress Merton, les larmes aux yeux. Éveline se tut pour le moment. Mais le lendemain matin Sophie allait beaucoup plus mal, et sa mère était trop inquiète et trop triste pour songer davantage à l’étiquette ou à la politesse, de sorte qu’Éveline resta.

Elle éprouva un regret passager quand la chose fut tout à fait décidée. Elle étouffa un soupir. Ne manquait-elle pas l’unique occasion de voir Maltravers qui se présenterait peut-être de longtemps ? Elle avait attendu cette éventualité avec intérêt, et avec un sentiment de plaisir mêlé de crainte ; l’occasion était perdue ; mais pourquoi s’en inquiéterait-elle ? Que lui faisait Maltravers ?

Le cœur de Caroline lui adressa des reproches, lors qu’elle entra dans la chambre de Sophie avec son chapeau lilas et sa robe neuve. La petite fille tourna vers elle des yeux qui, malgré leur langueur, exprimaient pourtant le plaisir qu’éprouve une enfant à la vue de beaux atours, et s’écria :

« Que vous êtes donc belle, Caroline ! Je vous en supplie, emmenez Éveline avec vous ; Éveline sera si belle aussi ! »

Caroline embrassa silencieusement l’enfant, et s’arrêta indécise. Elle regardait alternativement sa robe, puis Éveline qui lui souriait sans la moindre arrière-pensée d’envie, et elle était presque tentée de rester aussi au presbytère, quand sa mère entra tenant une lettre de lord Vargrave. Elle était courte : il devait se trouver aux Courses de Knaresdean ; il espérait y rencontrer ces dames et les accompagner à leur retour. Cette nouvelle redécida Caroline, et consola Éveline. Quelques minutes plus tard mistress Hare arriva ; Caroline, heureuse de se dérober peut-être au cri de sa conscience, s’empressa de monter en voiture, et dit précipitamment :

« Dieu vous bénisse tous ! Ne vous tourmentez pas ; je suis sûre qu’elle ira bien demain ! et prenez garde, Éveline, de ne pas attraper la fièvre. »

M. Merton prit un air sérieux, et soupira en lui donnant la main pour monter en voiture. Mais lorsqu’elle s’y trouva assise, qu’elle se tourna vers lui, et qu’elle lui envoya de la main un baiser, elle était si belle et si distinguée, qu’un sentiment d’orgueil paternel dissipa le chagrin que lui avait causé son peu de sensibilité. Il avait, lui aussi, renoncé à la visite de Knaresdean ; mais quelque temps après, Sophie s’étant endormie d’un paisible sommeil, il crut pouvoir sans inconvénient se hasarder à traverser au galop le pays, à gagner le champ de courses et à revenir dîner chez lui.

Les jours se passèrent ; une semaine entière s’écoula ; les courses étaient finies, mais Caroline n’était pas de retour. Cependant la fièvre de Sophie s’était calmée, elle put quitter son lit, sa chambre, elle put enfin descendre, et le bonheur rentra dans la famille. Il est étonnant combien la moindre indisposition chez ces petits êtres dérange tous les rouages de la vie domestique ! Éveline, par bonheur, n’avait pas pris la fièvre. Elle était pâle et un peu amaigrie par la fatigue et le défaut d’air et d’exercice ; mais elle en était amplement dédommagée par le doux regard humide et reconnaissant de la mère, par l’affectueux serrement de main du père, par le rétablissement de Sophie, et par la satisfaction de son propre cœur. Caroline avait écrit deux fois ; chaque fois c’était pour différer son retour. Lady Raby, disait-elle, était si aimable pour elle qu’il ne lui était pas possible de la quitter avant que sa société se fût dispersée ; elle était charmée d’avoir d’aussi bonnes nouvelles de Sophie.

Lord Vargrave n’était pas encore arrivé au presbytère pour y rester ; mais il y était venu deux fois à cheval, et il y avait passé quelques heures. Il fit tous ses efforts pour se rendre agréable à Éveline, qui, trompée par ses manières, et influencée par les souvenirs d’une longue et familière intimité, se reprocha plus que jamais la répugnance que lui inspiraient ses avances, et l’ingrate hésitation qu’elle éprouvait à accomplir les vœux de son beau-père.

Lumley fit aux Merton d’aimables éloges de Caroline. Elle était, disait-il, fort admirée ; c’était bien la plus jolie femme qui se trouvât à Knaresdean. Un certain jeune homme de ses amis, lord Doltimore, en était évidemment épris. Cette dernière phrase donna beaucoup à penser à M. et à Mme Merton.

Un matin mistress Hare, infatigable causeuse et la plus grande commère du Voisinage, vint faire visite au presbytère. Elle était revenue l’avant-veille de Knaresdean ; et elle avait aussi mille choses à raconter au sujet des conquêtes de Caroline.

« Je vous assure, ma chère mistress Merton, que si nous n’avions su qu’il avait le cœur préoccupé d’un autre objet, nous aurions pensé que lord Vargrave était son plus ardent admirateur. C’est un homme bien charmant que lord Vargrave ! Mais quand à lord Doltimore, c’est véritablement de l’amour : il n’y a pas à s’y méprendre. Excusez-moi ; je n’aime pas les cancans, vous savez, ah ! ah ! ah ! C’est un beau jeune homme, mais froid et réservé ; il n’a pas le charme de lord Vargrave.

— Lord Raby s’en retourne-t-il à Londres, ou bien s’est-il fixé à Knaresdean pour tout l’automne ?

— Il part vendredi, je crois. Il ne reste plus beaucoup de monde à Knaresdean. Lady A***, lord B***, lord Vargrave et votre fille, M. Legard, lord Doltimore, et mistress Cipher avec ses filles, tous les autres invités ont quitté le même jour que moi.

— Vraiment ! dit M. Merton, un peu surpris.

— Ah ! je devine ce que vous pensez ; vous vous étonnez que miss Caroline ne soit pas revenue, n’est-ce pas ? Mais peut-être lord Doltimore… ah ! ah ! ah ! Ce n’est pas pour faire des cancans, mais… excusez-moi, de grâce !

M. Maltravers était-il à Knaresdean ? » demanda mistress Merton, qui désirait changer de conversation, et qui, pour l’instant, ne trouva pas autre chose à dire. Éveline était en train de découper un dada en papier pour Sophie ; l’enfant, qui avait perdu sa bruyante gaieté, était couchée sur le canapé, et suivait attentivement les doigts de fée d’Éveline.

« Méchante Éveline, vous avez coupé la tête au dada !

M. Maltravers ? non, je ne crois pas, non, je me rappelle positivement qu’il n’y était pas. Lord Raby l’avait prié avec instance de venir, et il a été fort contrarié qu’il n’ait pas voulu accepter son invitation. Mais à propos de M. Maltravers, je l’ai rencontré ce matin, il y a un quart d’heure, en venant vous voir. Vous savez qu’il nous a donné la permission de traverser sa propriété, et comme je me trouvais dans le parc, j’ai fait arrêter ma voiture pour lui parler. Je lui ai dit que je venais ici, que vous aviez eu la fièvre scarlatine chez vous, et que c’était pour cette raison que vous n’étiez pas allée aux courses. Il est devenu pâle comme la mort, et il m’a semblé tout bouleversé. Je lui ai dit que nous craignions tous que miss Cameron ne prît la scarlatine ; et, pardonnez-moi, mais… ah ! ah ! ah ! ce n’est pas pour faire des cancans, j’espère… mais…

M. Maltravers, » annonça le sommelier, en ouvrant la porte.

Maltravers entra à pas rapides et précipités ; il s’arrêta court en voyant Éveline, et toute sa physionomie s’illumina instantanément d’une expression joyeuse, qui s’évanouit aussi subitement.

« Voilà qui est bien aimable, dit mistress Merton ; il y a si longtemps que nous ne vous avons Vu.

— J’ai été fort occupé, dit Maltravèrs à voix basse et d’une manière presque inintelligible, en s’asseyant auprès d’Éveline. Je viens seulement d’apprendre… que… que vous aviez eu des malades chez vous. Miss Cameron, vous êtes pâle… Vous… vous n’avez pas souffert, j’espère ?

— Non, je me porte parfaitement bien, dit Éveline en souriant ; elle se sentait tout heureuse que son ami lui parlât avec tant de bonté.

— Ce n’est que moi qui suis malade, monsieur Ernest, dit Sophie ; vous m’avez oubliée ! »

Maltravers se hâta de se justifier, et la paix fut bientôt faite.

Mistress Hare, à qui l’étonnement causé par cette arrivée inopinée avait fait garder le silence, et qui brûlait de justifier avec d’élégantes périphrases le vulgaire adage : « trop parler nuit, » se mit à débiter de nouveau son chapelet. Elle babilla avec l’un ; elle babilla avec l’autre ; elle babilla avec tout le monde, jusqu’à ce qu’elle fut hors d’haleine. Alors la demi-heure de rigueur étant écoulée, on sonna, pour demander la voiture de mistress Hare, qui se leva pour partir.

« Ayez donc la bonté de venir avec moi jusqu’à la porte, mistress Merton, dit-elle, pour voir mon poney-phaeton, il est si Joli ! Lady Raby l’admire fort ; vous devriez en avoir un semblable. » En parlant, elle lança à mistress Merton un regard significatif, qui disait aussi clairement que peut le dire un regard : « J’ai quelque chose à vous conter. » Mistress Merton comprit, et sortit avec la bonne dame.

« Savez-vous, ma chère mistress Merton, dit à voix basse mistress Hare, lorsqu’elles se trouvèrent dans la salle de billard qui séparait le salon du vestibule ; savez-vous si lord Vargrave et M. Maltravers sont bien ensemble ?

— Non, vraiment. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Oh ! parce que, quand j’ai parlé de M. Maltravers à lord Vargrave, il a secoué la tête ; et je ne me souviens pas exactement de ce qu’il m’a dit, mais j’ai cru comprendre qu’il y avait un peu de froid entre eux. Il m’a demandé avec une certaine inquiétude si M. Maltravers venait souvent au presbytère ; et il a paru troublé quand je lui ai dit que vous étiez si proches voisins. Vous m’excuserez, vous savez, mais… ah ! ah ! ah ! nous sommes de si anciennes amies ! et si lord Vargrave doit venir passer chez vous quelque temps, il lui serait peut-être désagréable de rencontrer… vous m’excuserez. J’ai pris la liberté de lui dire qu’il n’avait pas lieu d’être jaloux de M. Maltravers, ah ! ah ! car il n’était guère homme à se marier. Mais j’avoue que je n’ai pu m’empêcher de penser que miss Caroline était l’objet… vous me pardonnerez… ce n’est pas pour faire des cancans, mais… ah ! enfin tout bien considéré, il vaut mieux que ce soit lord Doltimore. Allons, allons, je vous souhaite le bonjour. J’ai pensé qu’il valait mieux que vous fussiez avertie. N’est-ce pas que mon phaéton est joli ? Mes compliments affectueux à M. Merton. »

Et la dame partit.

Pendant cet entretien Maltravers et Éveline restèrent seuls avec Sophie. Maltravers était resté penché au-dessus de la petite fille, occupé à ce qu’il semblait d’écouter son babil ; tandis qu’Éveline, qui s’était levée pour donner la main à mistress Hare, au lieu de se rasseoir, s’acheminait vers la fenêtre, et s’occupait d’arranger une corbeille de fleurs qui se trouvait dans l’embrasure.

« Ah ! c’est joli, monsieur Ernest, dit Sophie (qui prononçait toujours ce nom en zézeyant), c’est joli, vous ne vous souciez guère de nous. Vous êtes si longtemps sans venir nous voir ! n’est-ce pas, Éveline ? J’ai bien envie de ne pas vous parler, monsieur, je vous assure !

— Ce serait un châtiment par trop sévère, miss Sophie ; seulement, par bonheur pour moi, c’est sur vous qu’il retomberait. Vous ne pourriez vivre sans jaser, jaser, jaser !

— Mais je n’aurais plus jamais jasé peut-être, monsieur Ernest, si maman, et ma jolie Éveline, n’eussent été si bonnes pour moi ; » et l’enfant secoua tristement la tête, comme si elle avait pitié d’elle-même. « Mais vous ne resterez plus si longtemps sans venir, n’est-ce pas ? Sophie pourra jouer demain ; il faudra venir demain balancer Sophie : il n’y a plus d’escarpolette depuis que vous ne venez plus. »

Tandis que Sophie parlait, Éveline se tourna à demi, comme pour entendre la réponse de Maltravers, qui paraissait hésiter :

« Il ne faut pas, dit-elle, importuner M. Maltravers de la sorte, Sophie. M. Maltravers a trop à faire pour venir nous voir. »

C’était une parole un peu aigre pour Éveline, et, tout en parlant, ses joues se colorèrent ; mais un sourire malin et provocateur errait pourtant sur ses lèvres.

« Mon absence de ces lieux ne peut être une privation que pour moi, miss Cameron, » dit Maltravers se levant, et s’efforçant en vain de résister à l’impulsion qui l’attirait vers la fenêtre. Le reproche contenu dans les paroles et le ton d’Éveline l’affligeait et l’enchantait à la fois. Et puis cette scène, cette enfant malade lui rappelaient sa première entrevue avec Éveline. Il oublia, en cet instant, l’intervalle de temps qui s’était écoulé, les nouveaux liens qu’elle avait formés, et toutes les résolutions qu’il avait prises.

« Vous nous faites là un compliment peu flatteur, répondit ingénûment Éveline ; pensez-vous que nous soyons assez indignes de votre société pour ne pas en apprécier l’avantage ? Mais peut-être, ajouta-t-elle, en baissant la voix, peut-être que nous vous avons offensé… peut-être que… je… je… vous ai… dit quelque chose de… de blessant !

— Vous ! » s’écria Maltravers tout ému.

Sophie, qui avait tout écouté fort attentivement, intervint dans la discussion.

« Donnez-lui la main, dit-elle, pour faire votre paix avec Éveline. Vous vous serez querellé avec elle, méchant Ernest ! »

Éveline se mit à rire, et rejeta en arrière les boucles dorées de sa chevelure.

« Je crois que Sophie a raison, dit-elle avec une simplicité charmante ; faisons la paix ! » Et elle tendit la main à Maltravers.

Maltravers porta cette blanche main à ses lèvres.

« Hélas ! dit-il, ému par différents sentiments qui firent trembler sa voix mâle, le seul défaut que je vous reproche, c’est que votre société me rend mécontent de mes foyers déserts : et comme la solitude doit être la destinée de ma vie, je cherche à m’y endurcir. »

En ce moment, mistress Merton fit sa rentrée au salon ; heureusement ou non, c’est au lecteur à en décider.

Elle s’excusa de son absence, parla de mistress Hare, et de ses petits garçons : de beaux enfants, mais trop turbulents. Puis elle demanda à Maltravers s’il avait vu lord Vargrave, depuis que ce dernier se trouvait dans le comté !

Maltravers répondit froidement qu’il n’avait pas eu cet honneur ; que Vargrave lui avait fait visite en se rendant au presbytère quelques jours auparavant, mais qu’il n’était pas chez lui, et qu’il ne l’avait pas vu depuis plusieurs années.

« C’est un homme qui a des manières fort séduisantes, dit mistress Merton.

— Assurément ; fort séduisantes.

— Et c’est un homme d’un grand mérite…

— Oui, il a beaucoup de moyens.

— Il paraît fort aimable. »

Maltravers s’inclina, et regarda du côté d’Éveline ; mais le visage de la jeune fille n’était pas tourné vers lui.

Le tour qu’avait pris la conversation était pénible au visiteur, et il se leva pour partir.

« Peut-être nous ferez-vous le plaisir de vous trouver à dîner ici demain avec lord Vargrave, dit mistress Merton ; il doit venir passer avec nous quelques jours, autant que le lui permettront ses affaires. »

Maltravers se trouver avec Vargrave, l’heureux Vargrave ! le fiancé d’Éveline ! Maltravers être témoin des droits affectueux, des privilèges enchanteurs accordés à un autre ! et à un autre encore qu’il ne croyait pas digne d’Eveiine ! Les images qu’évoqua l’invitation de mistress Merton le firent frémir.

« Vous êtes trop bonne, ma chère mistress Merton, mais j’attends un hôte à Burleigh ; un ancien et bien cher ami, M. Cleveland.

M. Cleveland ! nous serons enchantés de le voir aussi. Nous l’avons connu il y a bien des années, pendant votre minorité, lorsqu’il venait visiter Burleigh deux ou trois fois l’an.

— Il a bien changé depuis lors, il est souvent malade. Je crains de ne pouvoir prendre d’engagement en son nom ; mais, aussitôt après son arrivée, il viendra vous faire visite, et vous adresser lui-même ses excuses. »

Maltravers prit alors congé à la hâte. Il ne se sentit pas assez maître de lui pour adresser à Éveline autre chose qu’un froid salut, elle lui jeta un regard plein de reproches. Ainsi donc son éloignement du presbytère était prémédité, résolu d’avance : et pourquoi ? elle était affligée ; elle était froissée, mais plus affligée que froissée. C’était peut-être parce que l’estime, l’intérêt, l’admiration sont plus tolérants et plus charitables que l’amour.


CHAPITRE VIII

Aréthuse. C’est bien, mylord, de faire ainsi sa cour aux dames !

. . . . . . . . . . . . . . .

Claremont. Assurément, on rend un beau service à cette dame contre son gré.

(Philaster.)

Le même jour, et presque à la même heure où se passaient la scène et la conversation rapportées au chapitre précédent, lord Vargrave et Caroline étaient assis tout seuls après déjeuner dans la salle à manger de Knaresdean. La société qui y était réunie s’était, comme d’habitude, dispersée à midi. On entendait au loin le bruit du jeu de billard. Lord Doltimore jouait avec le colonel Legard, un des meilleurs joueurs de l’Europe, mais qui, heureusement pour Doltimore, avait pris pour règle de ne jamais jouer de l’argent. Mistress Cipher, ses filles et la plupart des invités étaient dans la salle de billard, et suivaient la partie. Lady Raby écrivait des lettres. Lord Raby était parti à cheval pour visiter une de ses fermes. Depuis quelque temps Caroline et Lumley étaient absorbées dans une conversation sérieuse. Miss Merton était assise dans un grand fauteuil, fort émue, et elle tenait son mouchoir sur ses yeux. Lord Vargrave, le dos appuyé contre la cheminée, se penchait au-dessus d’elle, et lui parlait à voix basse, tandis que son coup d’œil rapide errait alternativement du visage de la jeune personne à la porte et aux fenêtres, afin d’être en garde contre toute interruption.

« Non, ma chère amie, disait-il, croyez à ma sincérité. Mes sentiments pour vous sont véritablement de telle nature qu’il n’y a pas de paroles qui puissent les décrire.

— Alors pourquoi….

— Pourquoi souhaiter de vous voir mariée à un autre ? Pourquoi épouser moi-même une autre femme ? Caroline, je vous ai déjà expliqué qu’en cette circonstance nous sommes l’un et l’autre victimes d’une inévitable destinée. Il est absolument nécessaire que j’épouse miss Cameron. Je ne vous ai jamais trompée à ce sujet. Je l’aurais aimée, mon cœur aurait accompagné ma main, sans votre trop séduisante beauté, votre esprit supérieur ! Oui, Caroline, votre esprit m’a charmé plus encore que votre beauté. Je l’ai trouvé sympathique au mien ; il m’a paru animé, comme le mien, de cette juste et sage ambition qui nous fait regarder les sots dont le monde est peuplé comme des marionnettes, comme des jetons, comme les pions d’un jeu d’échecs. Pour ma part, un ange venu du ciel ne pourrait me faire renoncer au grand jeu de la vie ! Moi, céder à mes ennemis ! moi, glisser du haut en bas de l’échelle ! moi, défaire la trame que j’ai ourdie ! Partagez mon cœur, mon amitié, mes projets ; voilà l’affection vraie, pleine de dignité, qui doit exister entre des esprits comme les nôtres ; tout le reste n’est que préjugé d’enfant.

— Vargrave, je suis ambitieuse, mondaine, je l’avoue ; mais je serais capable de tout sacrifier pour vous !

— Vous le croyez parce que vous ne connaissez pas l’étendue de ce sacrifice. Vous me voyez maintenant riche, en apparence, puissant, adulé, voilà le destin que vous voulez bien partager ; et voilà le destin que vous partageriez en effet, si c’était véritablement la position que je pusse vous donner. Mais regardez le revers de la médaille. Destitué de mes fonctions… ma fortune dissipée… criblé de dettes criardes… ma pénurie devenue notoire… moi-même objet du ridicule qui suit l’embarras des affaires et du mépris qui s’attache à la pauvreté et à l’ambition déçue… exilé dans quelque ville étrangère où je vivrais de la mesquine pension à laquelle seule j’aurais droit… vivant comme un mendiant de l’aumône du trésor public… ce trésor lui-même tellement dévoré par ses charges et ses dettes que pas un épicier de la ville voisine n’envierait le revenu d’un ministre en retraite… Moi, destitué, tombé, méprisé dans la force de l’âge, au zénith de mes espérances ! En supposant que je puisse m’y résigner pour moi-même, comment m’y résignerais-je pour vous ? Vous, née pour être l’ornement des cours !… Et vous ? pourriez-vous me voir ainsi ? ma vie empoisonnée, ma carrière perdue ; et vous dire, généreuse comme vous l’êtes, que c’est votre amour qui nous aurait condamnés, moi, vous, nos enfants, à ce sort misérable ! Impossible, Caroline ! Nous avons trop de sagesse tous deux pour admettre des idées aussi romanesques. Ce n’est pas parce que nous aimons trop peu, c’est parce que dans notre amour nous sommes dignes l’un de l’autre que nous dédaignons de faire de l’amour une malédiction ! Nous ne sommes pas de force à lutter contre le monde, mais nous pouvons lui donner la main, et persuader à cet avare de nous livrer ses trésors. Mon cœur vous appartiendra toujours ; ma main doit appartenir à miss Cameron. Il me faut de l’argent ! toute ma carrière en dépend. C’est positivement pour moi l’alternative du voleur de grand chemin : la bourse ou la vie. »

Vargrave s’arrêta, et prit la main de Caroline.

« Je ne puis discuter avec vous, dit-elle ; vous connaissez l’étrange empire que vous avez obtenu sur moi, et certainement, malgré ce qui s’est passé (ici Caroline pâlit), je saurai tout souffrir plutôt que d’être exposée à ce que vous me reprochiez un jour d’avoir par égoïsme compromis vos intérêts, votre juste ambition.

— Ma noble amie ! Je ne vous dirai pas que je vous verrai épouser un autre homme sans éprouver une vive douleur ; mais je serai consolé par la pensée que j’aurai contribué à vous faire obtenir une position plus digne de votre mérite que celle que je pourrais vous offrir. Lord Doltimore est riche : vous lui enseignerez le bon usage des richesses ; il est faible : vous le gouvernerez par votre intelligence ; il vous aime : votre beauté suffira à vous conserver son amour. Ah ! nous resterons éternellement de tendres amis, vous et moi !

Ce misérable fourbe continua longtemps de parler ainsi à Caroline. Tantôt il l’apaisait, tantôt il l’irritait ; tantôt il la flattait, tantôt il l’indignait. Elle l’aimait, à n’en pouvoir douter, autant qu’elle était capable d’aimer. Mais peut-être étaient-ce le rang, la réputation de Vargrave qui avaient gagné son cœur ; et, ne connaissant pas l’embarras de ses affaires, peut-être avait-elle conçu l’espérance ambitieuse, que, dans le cas où Éveline refuserait la main de lord Vargrave, il la lui offrirait à elle-même. Sous cette impression, elle avait cherché à le charmer, elle avait fait la coquette, elle avait joué avec le serpent, et le serpent avait fini par la fasciner et l’enlacer de ses replis. Elle avait dit vrai ; elle était capable de faire de grands sacrifices pour lord Vargrave ; mais le tableau qu’il déroula devant ses yeux l’épouvanta. Elle était préparée à faire face à des difficultés dans un palais ; peut-être même à endurer quelques privations dans une chaumière élégante, mais cela n’allait pas jusqu’à souffrir de la pénurie dans un logement garni. Par degrés elle écouta plus attentivement la description que lui faisait Vargrave du pouvoir dont elle disposerait, et des hommages qu’on lui adresserait, si elle pouvait épouser lord Doltimore ; elle écouta, et se trouva presque consolée ; mais la pensée d’Éveline lui revint à l’esprit ; et, à la jalousie naturelle qu’elle éprouva, peut-être se mêla-t-il quelque regret du sort auquel lord Vargrave condamnait aussi froidement cette belle et innocente enfant.

« Mais, Vargrave, dit-elle, ne vous fiez pas trop à vos espérances ; Éveline pourrait bien vous refuser. Elle ne vous voit pas avec les mêmes yeux que moi ; ce n’est qu’un sentiment d’honneur qui jusqu’à présent l’empêche de se refuser ouvertement à remplir un engagement qui lui répugne, je le sais. Et si elle vous refusait, si vous vous trouviez libre, et que moi je fusse mariée…

— Même dans un cas pareil, interrompit Vargrave, il me faudra encenser le Veau d’Or ; mon rang et mon nom m’achèteront une héritière, sinon aussi bien dotée qu’Éveline, du moins assez riche pour dégager les roues de mon char embourbé dans la fange de mes dettes. Mais je ne veux pas douter d’Éveline ; son cœur est libre encore.

— C’est vrai ; jusqu’à présent personne n’a son amour.

— Et ce Maltravers ? Elle est romanesque, j’imagine ; a-t-il paru captivé par sa beauté ou sa fortune ?

— Non, vraiment, je ne le pense pas ; nous ne l’avons pas vu souvent dans ces derniers temps. Il lui parlait plutôt comme on parle à un enfant ; il y a une si grande disproportion d’âge entre eux !

— J’ai plusieurs années de plus que Maltravers, murmura Vargrave tristement.

— Vous !.. mais vous avez l’air plus gai, plus animé, et par conséquent plus jeune.

— Belle flatteuse ! Maltravers ne m’aime pas ; je crains que ce qu’il dira de moi…

— Je ne l’ai jamais entendu parler de vous, Vargrave ; et je dois dire, à l’honneur d’Éveline, que si elle ne vous aime pas, elle vous estime et vous respecte.

— L’estime, le respect, voilà les sentiments qui conviennent à un prudent hymen, dit Vargrave en souriant. Mais écoutez ! je n’entends plus le bruit du billard ; on pourrait nous trouver ici. Il vaut mieux nous séparer. »

Lord Vargrave entra dans la salle de billard. Les jeunes gens venaient d’achever leur partie, et se disposaient à rendre visite à Thunderer, qui avait gagné le prix aux courses, et qui maintenant appartenait à lord Doltimore.

Vargrave les accompagna à l’écurie ; et après avoir dissimulé, aussi bien que possible, son ignorance en matière de chevaux sous une profusion de compliments à propos du poitrail, du train de derrière, de la race, de la force, du bon état, et des qualités éminentes de Thunderer, il s’arrangea de manière à attirer Doltimore dans la cour, tandis que le colonel Legard restait en conférence sérieuse avec le groom.

« Doltimore, je quitte Knaresdean demain ; vous retournez à Londres sans doute ? Voulez-vous vous charger de remettre pour moi un petit paquet au ministère de l’Intérieur ?

— Certainement, aussitôt que j’irai à Londres ; mais je pense passer quelques jours chez l’oncle de Legard, le vieil amiral. Il a un pavillon de chasse dans ce voisinage, et il nous y a invités tous deux.

— Oh ! je devine l’attrait qui vous retient ! et c’est assurément un attrait charmant : la plus belle fille du comté. C’est dommage qu’elle n’ait pas de fortune.

— Je ne tiens pas à la fortune, dit Doltimore, en rougissant, et en se redressant dans sa cravate ; mais vous vous trompez ; je n’y songe pas. Miss Merton est une fort jolie personne ; mais je doute qu’elle se soucie beaucoup de moi. Je n’épouserais jamais une femme qui ne serait pas très amoureuse de moi. »

Et lord Doltimore fit entendre un petit rire niais.

« Vous êtes plus modeste que clairvoyant, dit lord Vargrave en souriant, mais retenez ceci : je vous prédis, moi, que la beauté qui fera sensation à la saison prochaine sera une certaine Caroline, lady Doltimore. »

La conversation en resta là.

« Je crois que voilà une affaire qui s’arrangera, se dit Vargrave, en s’habillant avant le dîner. Caroline disposera de Doltimore, et moi je disposerai d’un vote à la Chambre des Pairs et de trois à la Chambre des Communes. Je l’ai déjà amené à des opinions politiques convenables. Tout ceci n’est assurément qu’une bagatelle, mais je n’avais que cela pour m’amuser ici, et il ne faut jamais laisser perdre une occasion. D’ailleurs Doltimore est riche, et il est toujours utile d’avoir des amis qui aient de la fortune. Je tiens Caroline aussi en mon pouvoir, et elle pourra me servir auprès de cette Éveline, que je déteste presque, au lieu de l’aimer. Elle m’a lésé dans mes intérêts, elle m’a volé l’héritage auquel j’avais droit ; et maintenant, si elle me refuse… mais non, je ne veux pas admettre cette pensée !


CHAPITRE IX

Les Dieux ont mis les événements de l’avenir hors de la portée de nos regards ; et ils rient quand ils voient des sots qui s’épouvantent des choses qu’inventent les fripons.
(Sedley. — Lycophron.)

Le lendemain Caroline revint au presbytère dans la voiture de lady Raby ; et deux heures après son retour, lord Vargrave arriva. M. Merton avait invité les principaux personnages d’alentour à se trouver avec cet hôte distingué. Lord Vargrave, qui s’appliquait à briller aux yeux d’Éveline, les charma tous par son esprit et ses manières affables. Éveline pourtant lui sembla pâle et triste. Il s’attacha à elle avec persistance pendant toute la soirée. L’intelligence mûrie de la jeune fille était plus en état que naguère d’apprécier le mérite de Lumley ; elle faisait intérieurement entre sa conversation et celle de Maltravers des comparaisons, qui n’étaient pas à l’avantage de Vargrave. L’élocution facile de ce dernier avait le don d’amuser souvent, sans intéresser jamais. Lorsqu’il se lançait dans les questions de sentiment, on voyait que ses paroles ne s’appuyaient sur rien ; il ne se sentait à l’aise qu’en traitant des sujets mondains. Caroline était gaie, elle l’était toujours lorsqu’elle se trouvait en société, mais son rire semblait forcé, et son regard distrait.

Le lendemain après le déjeuner, lord Vargrave s’achemina seul vers Burleigh. Au moment où il traversait le taillis qui formait la lisière du parc, un grand lévrier de Perse s’élança sur lui, en aboyant ; il leva les yeux, et il aperçut un homme qui suivait à pas lents un des sentiers dont le bois était sillonné. Il reconnut Maltravers. C’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis le jour où ils s’étaient rencontrés chez Florence, quelques semaines avant sa mort. Un remords de conscience fit tressaillir le cœur froid de l’intrigant. Les années s’écartèrent pour lui laisser voir le passé ; il se rappela le jeune homme généreux et ardent auquel il avait donné le nom d’ami, avant que le caractère et la carrière de l’un ou de l’autre se fussent dessinés. Il se souvint de leurs fantasques aventures, de leurs joyeuses folies dans de lointaines contrées, où ils avaient été tout l’un pour l’autre. L’adolescent imberbe, dont le cœur et la bourse lui étaient toujours ouverts, et que lui, le plus âgé et le plus sage, avait entraîné à des fautes de jeunesse et de passion inexpérimentée, se dressa devant lui en contraste avec l’air grave et mélancolique de l’homme désenchanté et solitaire qui s’avançait lentement vers lui en ce moment : l’homme dont il avait contribué à briser la glorieuse carrière ; l’homme dont ses intrigues avaient prématurément aigri le cœur ; l’homme dont les plus belles années s’étaient écoulées dans l’exil, sacrifiées à cette tombe qu’avait creusée un égoïste et infâme complot ! et Cesarini… Cesarini enfermé dans un hôpital de fous ! telles furent les visions que l’aspect de Maltravers évoqua. Une voix prophétique qu’éveilla ce remords momentané et inaccoutumé murmura au fond de l’âme de Vargrave : « Oses-tu croire que tes manœuvres réussiront, et que ton ambition sera couronnée de succès ? » Pour la première fois de sa vie peut-être, cet homme à l’imagination froide et calme éprouva un pressentiment mystérieux et sinistre.

Ils se rencontrèrent donc en face. Avec une émotion qui semblait émaner d’un sentiment honnête et vrai, Lumley tendit silencieusement la main à Maltravers, en détournant la tête à demi.

« Lord Vargrave ! dit Maltravers avec une égale agitation, il y a longtemps que nous ne nous sommes rencontrés.

— Oui, bien longtemps, répondit Lumley en s’efforçant de retrouver son sang-froid, les années nous ont changés l’un et l’autre ; mais j’espère qu’elles vous ont laissé, comme à moi, le souvenir de notre ancienne amitié. »

Maltravers garda le silence, Vargrave continua :

« Vous vous taisez, Maltravers. Les dissidences politiques, les occupations opposées, ou simplement les années ont-elles donc suffi à creuser un abîme entre nous ? Pourquoi ne serions-nous plus amis ?

— Amis ! répéta Maltravers : à notre âge on ne doit pas prononcer ce mot-là à la légère ; l’amitié ne se forme plus aussi étourdiment que lorsque nous étions plus jeunes.

— Mais ne pouvons-nous la renouveler ?

— Les sentiers que nous suivons dans la vie sont différents ; et si je devais analyser vos motifs et votre carrière avec l’œil scrutateur de l’amitié, cela ne servirait sans doute qu’à nous séparer davantage. Je suis las de la grande jonglerie de l’ambition ; et je n’ai pas de sympathie de reste pour les charlatans qui se glissent dans une bouteille, ou qui avalent un sabre nu.

— Si vous méprisez cette comédie, alors rions-en ensemble, car je suis aussi sceptique que vous.

— Ah ! dit Maltravers avec un sourire moitié triste moitié amer ; si vous n’étiez pas vous-même un de ces charlatans !

— Qui donc serait plus capable qu’un initié de juger des mystères d’Éleusis ? Mais, sérieusement, pourquoi donc les dissidences politiques entraveraient-elles les amitiés particulières ? Grâce au ciel, cette doctrine-là n’a jamais été la mienne.

— Si ces différences résultent, de part et d’autre, de convictions honnêtes, non certes ! Mais êtes-vous convaincu, Lumley ?

— Ma foi, j’ai pris l’habitude de le croire ; et l’habitude est une seconde nature. Néanmoins, comme je pense bien que nous nous rencontrerons encore un jour dans l’arène, il ne faut pas que je vous révèle mes côtés faibles. Comment se fait-il, Maltravers, qu’on vous voie si peu au presbytère ? Vous y êtes très-bien vu. Avez-vous quelque bon bénéfice que Charles Merton pourrait occuper en même temps que le sien ?… Vous secouez la tête… Que pensez-vous de ma future, miss Cameron ?

— Vous parlez légèrement. Peut-être….

— Que je sens profondément, alliez-vous dire. Oui, effectivement. En obtenant la main de ma pupille, Éveline Cameron, j’espère obtenir en même temps le bonheur domestique que je n’ai jamais connu, et la fortune nécessaire à ma carrière. »

Lord Vargrave continua après un moment de silence :

« Quoique mes affaires m’aient beaucoup éloigné d’Éveline, je ne doute pas de la constance de son affection pour moi ; et je dois ajouter de son sentiment de l’honneur. Car elle seule peut réparer vis-à-vis de moi ce qui serait sans cela une injustice de la part de mon oncle. »

Il répéta alors à Maltravers les obligations morales que le défunt lord avait imposées à Éveline, obligations dont il exagéra beaucoup la portée. Maltravers l’écouta attentivement, et ne dit pas grand’chose.

« Et en face de ces obligations, ajouta Vargrave en souriant, je crois qu’eussé-je même des rivaux, ils ne pourraient guère en tout honneur essayer de rompre un engagement Si formel.

— Non certes, tant que cet engagement durerait, répondit Maltravers ;… à moins que l’un ou l’autre de vous deux refuse de le remplir, et que, par conséquent, vous vous trouviez tous deux libres. Mais j’espère que ce sera une alliance où l’affection ne sera pas sacrifiée ; car le lien de l’honneur, tout seul, serait bien dur.

— Assurément, » dit Vargrave ; et comme satisfait de ce qu’il venait d’entendre, il changea de conversation. Il parla en termes élogieux de Burleigh ; il causa des affaires du Comté, il reprit sa gaieté habituelle, bien qu’elle fût un peu moins bruyante que de coutume ; et après avoir promis de renouveler bientôt sa visite, il prit enfin congé.

Maltravers continua sa promenade solitaire ; il s’examina lui-même d’un regard Scrutateur et sévère.

« Ainsi donc, pensait-il, ce trésor est réservé à Vargrave ! De quel droit l’en jugerais-je indigne ! Dans tous les cas, n’en est-il pas plus digne que moi, avec mon caractère aigri, et mon cœur agité ? Et puis, il est sûr de l’affection de cette jeune fille. Pourquoi ce sentiment de jalousie ? Pourquoi donc la source qui est en moi, ne se tarit-elle pas ? Pour quoi, après tant d’événements et de souffrances ai-je conservé ces vains égarements de ma jeunesse, cette faculté d’aimer qui me poursuit sans cesse ? C’est ma dernière folie ! »



LIVRE IV.


CHAPITRE I


Mal à l’aise chez les autres, mécontent chez lui…

. . . . . . . . . . . . . . .

La sagesse nous montre le mal sans nous montrer le remède.

(Hammond. — Élégies.)


Deux ou trois jours après l’entrevue de lord Vargrave avec Maltravers, la solitude de Burleigh fut animée par l’arrivée de Cleveland. Dans les intervalles de répit qui lui laissait sa goutte, dont les attaques étaient maintenant plus fréquentes que jadis, le bon vieillard était aussi gai, aussi intelligent que jamais. Aimable, indulgent, bienveillant, instruit, Cleveland avait, dans ses opinions, juste assez de l’homme du monde pour les rendre sensées, mais aussi pour en borner l’étendue. Tout ce qu’il disait était parfaitement rationnel ; néanmoins sa conversation laissait à désirer aux personnes d’imagination ; sa philosophie leur paraissait froide.

« Je ne puis vous dire combien je suis surpris et charmé du soin que vous mettez à embellir cet antique et beau domaine, dit-il à Maltravers, pendant que, appuyé d’un côté sur sa canne et de l’autre sur le bras de son ci-devant pupille, il visitait attentivement le parc. Je reconnais partout ici la présence du maître. »

Certes l’éloge était mérité. Les jardins étaient maintenant en ordre, les vieilles clôtures réparées ; les mauvaises herbes n’envahissaient plus les allées. La nature était partout secondée et embellie par l’art, sans être étouffée par le secours trop officieux de ce serviteur exigeant. Dans la maison elle-même, on avait fait quelques réparations et quelques embellissements convenables et bien entendus. Des meubles, qui unissaient au bien-être moderne les formes pittoresques d’autrefois, avaient enlevé à la maison toute apparence de tristesse et d’abandon, en conservant cependant à ses vieux appartements le caractère qui convenait à leur architecture et à leurs souvenirs. Que de choses on peut faire avec un peu de goût !

« Je suis content que vous approuviez ce que j’ai fait, dit Maltravers. Je ne saurais dire pourquoi, mais l’état d’abandon de ces lieux quand j’y suis revenu, m’a semblé comme un reproche. Nous contractons de l’amitié pour les lieux aussi bien que pour les êtres humains, et nous nous imagimons qu’ils ont des droits sur nous ; du moins c’est là une de mes faiblesses.

— C’est une faiblesse respectable, et je la partage. Quant à moi, je regarde Temple Grove avec les sentiments qu’éprouve un mari amoureux pour une belle épouse. Je suis toujours empressé d’embellir ma propriété, et je suis aussi fier de sa beauté, que si elle pouvait me comprendre et me remercier de mon admiration. Je me propose, en vous quittant, d’aller à Paris, pour y assister à la vente des effets et tableaux de Monsieur de ***. Les ventes sont pour moi ce qu’est la boutique d’un bijoutier pour un amant. Mais moi, Ernest, je suis un vieux garçon.

— Et moi aussi je suis Arcadien, dit Maltravers en souriant.

— Oh ! mais vous n’êtes pas trop vieux pour vous amender. Burleigh n’a plus besoin à présent que d’une châtelaine.

— Peut-être en aura-t-il une bientôt. Je suis encore incertain si je dois ou non vendre cette propriété.

— La vendre !… Vendre Burleigh ! Le dernier vestige qui vous reste de la famille de votre mère ! La retraite classique des élégants Digby ! Vendre Burleigh !

— J’y étais presque décidé quand je suis arrivé ici, puis j’en ai abandonné le dessein ; mais maintenant je reviens parfois, avec tristesse, à ma première idée.

— Et, au nom du ciel, pourquoi ?

— C’est mon ancienne humeur vagabonde qui me reprend. En vain je m’occupe ici, j’y trouve mon cercle d’action restreint et monotone ; j’ai commencé trop tôt à me placer au milieu de la vaste circonférence de la littérature et de la vie active, et m’enfermer dans cette étroite sphère de province me semble un mouvement singulièrement rétrograde. Peut-être ne m’en apercevrais-je pas si ma maison était moins déserte ; mais dans l’état actuel… non, je suis fatalement condamné à la vie errante, et c’est vers les régions pleines d’aventures et d’émotions que je me tourne.

— Je comprends cela, Ernest : mais pourquoi vos foyers sont-ils déserts ? Vous êtes encore dans l’âge où l’on forme le plus fréquemment des unions sages et bien assorties. La vie domestique convient à votre caractère ; votre fortune suffisante, votre ambition maintenant tempérée vous permettent de choisir, sans vous préoccuper de considérations d’intérêt. Regardez autour de vous ; allez davantage dans le monde, et donnez à Burleigh la maîtresse qu’il lui faut. »

Maltravers hocha la tête et soupira.

« Je ne vous dis pas d’épouser une toute jeune fille, continua Cleveland, entraîné par l’intérêt palpitant de son sujet ; mais une femme aimable, qui aurait, comme vous, connu le monde, et qui saurait s’arranger des soucis de la vie, et se contenter des jouissances qui s’y trouvent.

— Vous en avez dit assez, s’écria Maltravers avec impatience ; une femme du monde, remplie d’expérience, et qui aurait perdu toute la jeunesse de ses espérances et de son cœur ! Quel portrait ! Non ; il y a pour moi un charme indicible dans l’innocence et la jeunesse. Mais vous avez raison ; à mon âge l’union avec une jeune fille ne serait ni bien assortie, ni désirable.

— Je ne dis pas cela, fit Cleveland en prenant une prise de tabac, mais je dis qu’il faut éviter une trop grande disproportion d’âge ; non à cause de cette disproportion elle-même, mais parce qu’elle entraîne à sa suite une incompatibilité d’humeur et de goûts. Une très-jeune femme, qui connaît à peine le monde, ne se contentera pas facilement de rester toujours chez elle, vous êtes à la fois trop indulgent pour résister à son désir, et trop sévère, trop réservé (pardonnez-moi si je vous dis cela) pour être d’une société bien sympathique à une femme qui serait encore dans la première ardeur de sa jeunesse et de ses espérances.

— C’est vrai, dit Maltravers d’un ton qui indiquait combien il était frappé de la vérité de cette observation ; mais comment nous sommes-nous laissé entraîner à discuter cette question ? Changeons d’entretien, je ne songe pas à me marier ; le triste souvenir de Florence Lascelles m’enchaîne au passé.

— Pauvre Florence ! Il fut un temps où c’était bien là l’épouse qui vous convenait ; mais maintenant que vous êtes plus âgé, il vous faudrait une femme d’un caractère plus souple et plus calme.

— Paix ! je vous en conjure ! »

On changea d’entretien. À midi M. Merton, qui avait appris l’arrivée de Cleveland, vint faire visite à Burleigh, pour renouveler leur ancienne connaissance. Il l’invita ainsi que Maltravers à passer la soirée au presbytère, et Cleveland, en apprenant qu’on y faisait tous les soirs le Whist, accepta pour son hôte et pour lui. Mais quand vint le soir, Maltravers prétexta une indisposition, et Cleveland fut obligé d’y aller seul.

Quand le vieux gentilhomme rentra vers minuit, il trouva Maltravers qui l’attendait dans la bibliothèque. Cleveland, qui avait gagné quatre robres, était de très-bonne humeur, et par conséquent fort communicatif.

« Ermite incorrigible, allez ! dit-il ; vous parlez de solitude, lorsqu’il y a une famille aussi charmante à cent pas de chez vous ! Vous méritez votre isolement ; vraiment, je n’y puis compatir. On se plaint amèrement de votre désertion au presbytère, et l’on dit que vous étiez, dans les premiers temps, comme l’enfant de la maison.

— Ainsi la famille Merton vous plaît ? Le ministre a du bon sens, mais c’est un esprit ordinaire.

— C’est un homme très-agréable, en dépit de votre dédaigneuse définition, et il joue fort bien le whist. Mais Vargrave y est de première force.

— Vargrave est encore au presbytère ?

— Oui, il vient déjeuner avec nous demain. Il s’est invité lui-même.

— Ah !

— Il n’a fait qu’un robre. Pendant tout le reste de la soirée il s’est consacré à la plus ravissante jeune fille que j’aie jamais vue, miss Cameron. Quelle charmante physionomie ! si modeste, et pourtant si intelligente ! Je lui ai beaucoup parlé entre les parties, quand je ne tenais pas les cartes. J’ai failli perdre mon cœur auprès d’elle.

— Et vous dites que lord Vargrave s’est consacré à miss Cameron ?

— Mais certainement ; vous savez qu’ils doivent se marier bientôt. C’est Merton qui me l’a dit. Elle est très-riche. Il a un bonheur incroyable, ce Vargrave ! Mais il est beaucoup trop âgé pour elle, elle m’a paru être de cet avis aussi. Je ne puis vous dire pourquoi j’ai cette idée ; mais j’ai cru voir qu’avec les plus jolies manières du monde, sa réserve cherchait à tenir à distance le brillant ministre ; mais cela ne servait à rien. Si vous aviez seulement dix ans de moins, ou que miss Cameron eût dix ans de plus, vous auriez quelque chance de supplanter votre ancien ami.

— De sorte que, moi aussi, vous me trouvez trop vieux pour un amoureux ?

— Pour l’amoureux d’une jeune fille de dix-sept ans, assurément. Vous me paraissez susceptible à l’endroit de l’âge, Ernest.

— Moi ? pas du tout, dit Maltravers en riant.

— Non ? Il y avait là aussi un jeune gentilhomme qui pourrait véritablement devenir un rival dangereux pour Vargrave ; c’est un certain colonel Legard, un des plus beaux garçons que j’aie jamais vus, précisément le genre d’homme qu’il faut pour tourner la tête à une jeune fille romanesque : un mélange du sauvage et de l’homme parfaitement bien élevé ; des cheveux noirs et bouclés, des yeux superbes, et les plus gracieuses manières du monde. Mais il est vrai qu’il a toujours fréquenté la meilleure société. Il n’en est pas de même de son ami lord Doltimore, ce dernier a certaines façons de coulisses et de café français un peu trop prononcées pour mon goût.

— Doltimore, Legard ! voilà des noms que je ne connais pas ; je n’ai jamais rencontré ces messieurs au presbytère.

— C’est possible ; ils sont chez l’amiral Legard, dans le voisinage. Miss Merton a fait leur connaissance à Knaresdean. J’ai rencontré aussi une excellente vieille dame, une vraie mistress Grundy, qui s’appelle du nom monosyllabique de Hare (et qui, étant ma partenaire au whist, m’a coupé mon roi !). Cette dame m’a assuré que lord Doltimore était amoureux fou de Caroline Merton. À propos, voilà une demoiselle qui vous conviendrait bien, sous le rapport de l’âge ! Et puis elle a de la beauté et de l’esprit.

— Vous me parlez là d’un antidote contre le mariage. Et vous disiez donc que miss Cameron…

— Oh ! ne me parlez plus de miss Cameron, ou je n’irai pas me coucher de la nuit ; elle m’a presque tourné la tête. Je ne puis m’empêcher de la plaindre ; mariée à un homme indifférent et ambitieux comme lord Vargrave ; jetée, si jeune, au milieu du tourbillon de Londres. Pauvre enfant ! elle aurait mieux fait de se prendre d’amour pour Legard ; ce qui finira par arriver, sans doute, de façon ou d’autre. Allons, bonsoir !


CHAPITRE II

La passion, quand elle se calme, se change en amertume ; c’est pourquoi j’ai fui les querelles de parti, les considérant comme le fléau de la vie.
(Matthew Green.)
En ces lieux, du fond des chênes creux, des nymphes rendent les obscurs oracles du destin.
(Le même.)

Vargrave déjeuna le lendemain à Burleigh, comme il en était convenu. Maltravers s’efforça d’abord de répondre à ses avances familières et cordiales par une égale urbanité. Il se reprocha d’avoir nourri des soupçons mal fondés ; il lutta contre des sentiments qu’il ne pouvait ou qu’il ne voulait pas analyser, mais qui lui rendaient Lumley un convive désagréable, en l’associant à des impressions pénibles, tant dans le passé que dans le présent. Mais il y avait certains points où la perspicacité de Maltravers servait à justifier ses préventions.

La conversation, soutenue principalement par Cleveland et Vargrave, tomba sur les affaires politiques. Comme ils appartenaient à des opinions contraires, Vargrave fit un exposé de ses motifs et de ses vues. Il laissa si bien percer l’ambition toute personnelle du fonctionnaire de profession, que tout homme ayant une certaine exaltation chevaleresque dans ses idées politiques devait nécessairement en être froissé.

Maltravers écoutait avec un singulier mélange de sentiments. Tantôt il se félicitait, il se glorifiait d’avoir abandonné une carrière où de semblables opinions pouvaient si bien réussir ; tantôt des sentiments meilleurs et plus justes réveillaient chez lui l’énergie du combat si longtemps assoupie, et il lui tardait de se retrouver dans l’arène turbulente mais glorieuse où la vérité trouve des vengeurs et l’humanité des bienfaiteurs.

Cette entrevue n’amena pas le retour d’intimité que paraissait souhaiter Vargrave, et lorsqu’il prit congé, Maltravers en éprouva un véritable soulagement.

Lumley, qui comptait aller rendre visite à lord Doltimore, avait emprunté le Stanhope de M. Merton, parce que c’était un meilleur véhicule pour parcourir rapidement les chemins de traverse qui conduisaient à la maison de l’amiral Legard que tout autre équipage plus fastueux. Lorsqu’il s’y assit à côté de son domestique, il dit en riant :

« Je me figure presque être encore ce méchant gamin de Lumley quand je me trouve dans ce petit bateau monté sur deux roues. Ce n’est pas majestueux, mais ça va vite, hein ? »

Le visage de Lumley, pendant qu’il parlait, respirait tant de franche gaîté, ses manières avaient tant de simplicité, que Maltravers avait de la peine à croire que ce fût là le même homme qui, cinq minutes auparavant, exprimait des sentiments dignes de l’intrigant le plus consommé qu’eussent jamais produit les serres-chaudes de l’ambition.

Aussitôt que Lumley fut parti, Maltravers quitta Cleveland qui avait des lettres à écrire (Cleveland était un correspondant exemplaire et intarissable) ; et, accompagné de ses chiens, il s’achemina vers le village. L’effet que produisait la présence de Maltravers au milieu de ses paysans ne manquait jamais de reposer et de calmer ses pensées amères et agitées. Les villageois s’étaient bientôt aperçus (car les pauvres ne s’y trompent guères) de son esprit de justice, qualité plus belle que tant d’autres qui sont revêtues de dehors plus aimables. Ils sentaient que le but de Maltravers était de les rendre meilleurs et plus heureux ; et ils avaient appris par expérience que les moyens dont il se servait étaient propres, en général, à lui faire atteindre ce but. D’ailleurs, s’il se montrait parfois sévère, il n’était jamais ni capricieux, ni exigeant ; et puis il écoutait tout le monde avec patience, et donnait d excellents conseils. Il inspirait une certaine frayeur, mais cette frayeur ne servait qu’à rendre ses paysans plus laborieux et plus rangés ; à stimuler les paresseux, à réformer les ivrognes. Maltravers était partisan du système des petites propriétés ; non pas assurément comme panacée universelle, mais comme stimulant au travail et à l’indépendance. Il récompensait de préférence la bonne conduite par des augmentations de bien-être, qui servaient à ranimer chez des êtres jusque-là passifs, endurcis et insouciants, le désir d’améliorer leur condition. Sans avoir reçu d’aumônes et sans trop savoir comment, plus d’une ménagère trouvait que les petites épargnes qu’elle avait serrées dans une théière fêlée, ou dans un vieux bas, s’étaient augmentées considérablement depuis le retour du squire ; tandis que son mari, moins ami du cabaret, revenait de meilleure humeur au logis. Et puis quand on a commencé à mettre quelque chose de côté, c’est une raison pour continuer à en mettre davantage. La nouvelle école, d’autre part, était mieux dirigée que l’ancienne ; les enfants aimaient positivement à la fréquenter : et de temps à autre il y avait de petites fêtes de village, associées à leurs travaux ; de sorte que le plaisir et le travail marchaient de concert.

Maltravers allait donc visiter ses cottages, et jeter un coup d’œil sur les petits fonds de terre qu’il y avait attachés ; il trouvait doux de se dire :

« Je ne suis pas complétement inutile en ce monde. »

Mais à mesure qu’il poursuivait son chemin solitaire, et que ce mouvement d’approbation de sa conscience se dissipait en s’éloignant des lieux qui l’avaient fait naître, son front redevenait sombre ; et il sentit que dans l’isolement les passions vous rongent le cœur. Tandis qu’il s’acheminait ainsi le long d’un vert sentier, écoutant le bourdonnement des insectes dans les haies qui ombrageaient le chemin, et dans les longues herbes qui poussaient de chaque côté, il arriva soudain au milieu d’un petit groupe qui arrêta son attention.

Une femme vêtue de haillons, ensanglantée, et sans connaissance, était soutenue par l’inspecteur des pauvres et par un laboureur.

« Qu’est-ce donc ? demanda Maltravers.

— C’est une pauvre femme qui a été renversée par le cabriolet d’un monsieur, répondit l’inspecteur. Il s’est arrêté, il y a une demi-heure, chez moi pour me dire qu’elle était étendue sur la route, et il m’a donné deux souverains pour elle, monsieur. Mais la pauvre créature était trop lourde pour que je pusse la porter tout seul, et j’ai été forcé de la quitter et d’appeler Tom à mon aide.

— Le monsieur aurait bien pu attendre pour voir quelles étaient les conséquences de sa maladresse, dit Maltravers entre ses dents, tout en examinant une blessure à la tempe, dont le sang coulait abondamment.

— Il m’a dit qu’il était très-pressé, monsieur, dit le fonctionnaire villageois, qui avait entendu les paroles de Maltravers. Je crois que c’était un des grands personnages qui sont au presbytère ; car j’ai reconnu le cheval bai de M. Merton, il est joliment fougueux !

— Cette pauvre femme est-elle du voisinage ? La connaissez-vous ? demanda Maltravers, cherchant à bannir de sa pensée cette nouvelle preuve de l’égoïsme de Vargrave.

— Non ; la pauvre vieille me semble tout-à-fait étrangère ici ; c’est une mendiante, je crois, monsieur. Mais nous pouvons la recevoir sans que ce soit une charge pour la paroisse, en la portant là-haut hors du village, à l’auberge de l’Échiquier.

— Quelle est la maison la plus proche ? la vôtre, n’est-ce pas ?

— Oui ; mais nous avons tant à faire dehors, dans ce moment-ci !

— Elle n’ira pas chez vous pour y être mal soignée. Et quant à l’auberge, on y fait trop de bruit ; il faut que nous la transportions chez moi.

— Chez vous, monsieur ! s’écria l’inspecteur, en ouvrant de grands yeux.

— Ce n’est pas bien loin ; elle est dangereusement blessée. Allez chercher une claie ; étendez-y un matelas. Dépêchez vous tous deux, je vais attendre ici votre retour. »

On déposa avec soin la pauvre femme sur le gazon au bord du chemin, et Maltravers lui soutint la tête pendant que les deux hommes se hâtaient d’obéir à ses ordres.


CHAPITRE III

On entend pourtant aussi les murmures menaçants de l’indignation s’échapper de cette haute citadelle, siège tant vanté de la paix studieuse et de la douce philosophie.
(West.)

M. Cleveland eut la fantaisie d’enrichir une de ses lettres d’une citation de l’Arioste, dont il ne se souvenait qu’imparfaitement. Il avait vu la veille, dans le petit cabinet de travail, le livre où se trouvait le passage en question ; et il quitta la bibliothèque pour aller le chercher.

Pendant qu’il remuait des volumes qui se trouvaient rangés sur le bureau, il éprouva la curiosité, naturelle chez un homme d’étude, de savoir quelles étaient maintenant les lectures favorites de son hôte. Il remarqua avec étonnement que la plupart des livres qui, à en juger par les feuilles repliées et les notes au crayon, semblaient avoir été le plus fréquemment consultés, n’étaient pas d’un caractère littéraire. C’étaient principalement des ouvrages scientifiques ; et l’astronomie paraissait être devenue sa science de prédilection. Cleveland se rappela alors qu’il avait entendu Maltravers parler à un architecte employé aux récentes réparations, de la construction d’un observatoire.

« Voilà qui est fort singulier, se dit-il en lui-même ; il abandonne la littérature, dont les succès lui étaient assurés, et se consacre à la science, à un âge où il est trop tard pour soumettre son esprit à l’austère discipline des travaux scientifiques. »

Hélas ! Cleveland ne comprenait pas qu’il y a des moments dans la vie où les esprits ardents cherchent à endormir, à émousser leur imagination. Encore moins comprenait-il que lorsqu’on refuse obstinément de consacrer ses facultés actives aux intérêts universels du monde, ces facultés se retournent vers les sentiers des recherches les moins sympathiques à leur véritable génie. Ce n’est que par le choc des esprits que chaque intelligence apprend à connaître ce qu’elle est capable de produire. Quand nous sommes abandonnés à nous-mêmes, nos talents ne deviennent que des excentricités intellectuelles.

Quelques notes éparses, de l’écriture de Maltravers, tombèrent de l’un des volumes. Plusieurs de ces papiers n’étaient que des calculs algébriques, ou de concises remarques scientifiques, que la nature des études de M. Cleveland ne lui permettait pas d’apprécier ; mais d’autres contenaient des fragments détachés de poésie triste et passionnée, qui prouvaient que l’ancienne source d’inspiration poétique existait encore chez Maltravers, quoiqu’elle fût cachée à tous les yeux. Cleveland crut pouvoir se permettre de parcourir ces vers : ils semblaient attester un état d’esprit qui l’intéressa profondément, et l’attrista beaucoup. Ils exprimaient, à la vérité, une ferme résolution de lutter courageusement contre le souvenir aussi bien que contre l’appréhension du malheur ; mais, çà et là, des allusions vagues et mystérieuses semblaient dénoter quelque lutte récente, peut-être encore existante révélée, seulement au génie par le cœur. Dans ces méditations et ces confessions inachevées, imparfaites, on devinait les affections perdues, l’existence dévastée, les foyers déserts de l’homme solitaire. Pourtant Maltravers se montrait si calme, même aux yeux de son vieil ami, que Cleveland ne savait s’il devait croire à la vérité des sentiments décrits dans les vers. Ce cœur ardent et romanesque avait-il, une fois encore, été touché par un objet vivant ? S’il en était ainsi, où l’avait-il rencontré ? Les dates qui accompagnaient ces vers étaient toutes récentes. Mais quelle femme Maltravers avait-il pu voir ? Les pensées de Cleveland se tournèrent vers Caroline Merton, vers Éveline ; pourtant, lorsqu’il lui avait parlé de ces deux jeunes filles, rien dans la physionomie ou dans les manières de Maltravers n’avait trahi son émotion. Lui dont naguère le cœur se trahissait si facilement ! Cleveland ignorait combien l’orgueil, les années, et la douleur immobilisent les traits, et enseignent à réprimer tous les signes extérieurs de ce qui se passe au fond de l’âme. Pendant qu’il était ainsi absorbé, la porte du cabinet de travail s’ouvrit soudain, et le domestique annonça M. Merton.

« Mille pardons, dit le recteur avec courtoisie. Je crains que nous ne vous dérangions ; mais l’amiral Legard et lord Doltimore sont venus nous rendre visite ce matin, et ils avaient un si grand désir de voir Burleigh que j’ai pensé pouvoir prendre cette liberté. Nous sommes venus tout à fait en nombreuse société ; nous avons pris la place d’assaut. J’apprends que M. Maltravers est sorti ; mais peut-être nous permettrez-vous de visiter la maison. Mes confédérés sont déjà dans le vestibule à examiner les armures. »

Cleveland, toujours aimable et plein d’urbanité, fit une réponse honnête, et se rendit avec M. Merton dans la salle d’entrée, où se trouvaient réunis Caroline, ses petites sœurs, Éveline, lord Doltimore, l’amiral Legard et son neveu.

« Je suis très-flatté d’être en cette circonstance le représentant de mon hôte, et votre cicerone, dit Cleveland. Votre visite, lord Doltimore, est assurément une surprise fort agréable. Lord Vargrave nous a quittés, il y a une heure environ, pour aller vous faire visite chez l’amiral Legard ; nous achetons notre plaisir au prix de son désappointement.

— C’est bien malheureux, dit l’amiral, vieux gentilhomme à l’aspect franc, brusque et dur, mais nous ignorions, jusqu’au moment où nous avons vu M. Merton, que lord Vargrave dût nous faire tant d’honneur. Je ne puis comprendre comment il se fait que nous ne l’ayons pas rencontré en route.

— Mon cher oncle, dit le colonel Legard d’une voix singulièrement douce et agréable, vous oubliez que nous avons fait un détour de trois milles en prenant la grande route ; et M. Merton dit que lord Vargrave a pris le chemin de traverse par Langley. Il faut vous dire, monsieur Cleveland, que mon oncle ne se sent jamais à l’aise sur terre, à moins que la route ne soit aussi large que la Manche, et que les chevaux ne coupent le vent au pas rapide de deux nœuds et demi à l’heure !

— Je voudrais bien vous tenir en mer, dans ce moment-ci, mauvais sujet, dit l’amiral, en regardant son beau neveu d’un air courroucé, et en faisant semblant de le menacer de sa canne. »

Le neveu sourit, puis il se retira à l’écart et se mit à causer avec Éveline.

On visita la maison, et lord Doltimore loua tout avec excès. Cela ressemblait à un château, disait-il, qu’il avait jadis loué en Normandie, il avait bien le cachet français ; ces vieilles chaises étaient d’un goût achevé, tout à fait le style de la Renaissance.

« Je ne connais pas d’homme que je respecte plus que M. Maltravers, dit l’amiral. Depuis qu’il est revenu parmi nous, il nous sert de modèle à nous autres gentilshommes campagnards. Ce serait un excellent collègue pour sir John. Il faut réellement que nous le décidions à se présenter aux élections en concurrence avec ce jeune muscadin, qui n’est membre de la Chambre des Communes que parce qu’il est fils d’un pair d’Angleterre, et qui ne vote pas plus de deux fois pendant la session. »

M. Merton prit un air grave.

« Plût au Ciel que vous pussiez lui persuader de rester parmi vous, dit Cleveland. Il est presque décidé à vendre Burleigh.

— Vendre Burleigh ! s’écria Éveline en quittant soudain le beau colonel, dont la conversation avait jusque-là paru la captiver.

— Voilà précisément l’exclamation que j’ai poussée, lorsqu’il m’a annoncé son intention, ma chère demoiselle.

— Je voudrais bien qu’il s’y décidât, dit vivement lord Doltimore, en jetant à la dérobée un regard vers Caroline. J’aimerais beaucoup à acheter cette propriété. Quelle en est, pensez-vous, la mise à prix ?

— Ne parlez donc pas de cela avec tant de sang-froid, dit l’amiral, en laissant tomber avec force le bout de sa canne sur le plancher. Je ne puis souffrir de voir de vieilles familles abandonner leurs vieux châteaux ; c’est très-mal ! Vous, acheter Burleigh ! n’avez-vous pas une terre à vous, mylord ? Allez donc y demeurer, et prenez-y M. Maltravers pour exemple, vous ne sauriez en avoir de meilleur. »

Lord Doltimore ricana, rougit, rajusta sa cravate, et, se tournant vers le colonel Legard, il lui dit tout bas :

« Legard, votre excellent oncle est fort ennuyeux. »

Legard parut un peu froissé, et ne répondit pas.

« Mais, dit Caroline, venant au secours de son admirateur, si M. Maltravers veut absolument vendre sa terre, il ne pourrait assurément avoir un plus digne successeur.

— Il ne vendra pas, madame ; c’est positif ! s’écria l’amiral. Tout le comté signera une circulaire pour lui signifier que ce serait honteux, et s’il se présente quelqu’un qui ose acheter Burleigh, nous l’enverrons au diable ! »

Miss Merton se mit à rire, mais elle considéra les vieilles murailles lambrissées avec un intérêt inusité ; elle pensait qu’il serait beau d’être dame de Burleigh !

« Quel est ce portrait si soigneusement recouvert ? demanda l’amiral, lorsqu’ils se trouvèrent dans la bibliothèque.

— C’est celui de mistress Maltravers, la mère d’Ernest, répondit lentement Cleveland. Il n’aime pas qu’on le fasse voir… à des personnes étrangères ; l’autre tableau est le portrait d’un Digby. »

Éveline leva les yeux vers le portrait voilé ; et songea à sa première entrevue avec Maltravers ; mais la voix mélodieuse du colonel Legard murmura quelques mots à son oreille, et sa rêverie se dissipa.

Cleveland jeta un coup d’œil sur le colonel, et se dit tout bas.

« Vargrave ferait bien de surveiller ces jeunes gens. »

On avait enfin terminé la visite des appartements de réception (qui du reste n’avaient guère de remarquable que leur antiquité et quelques vieux portraits) et l’on se trouvait dans un vestibule situé derrière la maison, et conduisant à une cour dont deux côtés étaient occupés par les écuries. La vue des écuries rappela à Caroline les chevaux arabes ; et au mot de chevaux lord Doltimore saisit le bras de Legard, et l’entraîna pour passer l’examen des animaux. Caroline, son père, et l’amiral les suivirent. M. Cleveland était chaussé légèrement ; les dalles qui pavaient la cour paraissaient humides ; et M. Cleveland, comme presque tous les vieux célibataires, avait toujours une crainte prudente de s’enrhumer. Il s’excusa donc, et ne s’aventura pas au dehors. Il causait avec Éveline au sujet des Digby, et lui racontait une foule d’anecdotes relatives à sir Kenelm, au moment où les autres partirent si subitement. L’intérêt d’Éveline se trouvait éveillé, et elle insista pour lui tenir compagnie. Le vieux gentilhomme se sentit flatté ; il jugea que miss Cameron était fort bien élevée. Les enfants se sauvèrent pour aller renouer connaissance avec le paon qui, perché sur une marche de pierre, étalait son riche plumage au soleil.

« Il est étonnant, dit Cleveland, combien certains traits de famille se transmettent de génération en génération ! On retrouve encore chez Maltravers le front et les sourcils des Digby, ce front singulièrement pensif et rêveur, que vous avez observé dans le portrait de sir Kenelm. Naguère il avait aussi la même tendance à la rêverie, mais il l’a perdue, en partie du moins. Il a de grandes qualités, miss Cameron. Je l’ai connu depuis sa naissance. J’espère bien que sa carrière n’est pas encore terminée. S’il pouvait seulement former des liens qui l’attachassent à l’Angleterre, j’augurerais plus favorablement encore de son avenir, que je ne le faisais lorsque c’était un ardent adolescent, qui embrasait toutes les têtes de l’université de Gottingen !

« Mais nous parlions de portraits de famille. Il y en a un dans la salle d’entrée que vous n’avez peut-être pas remarqué. Il est à moitié effacé par le temps et l’humidité ; pourtant c’est le portrait d’un personnage remarquable, parent de la famille de Maltravers par le mariage d’un de ses ancêtres, lord Falkland, le Falkland de Clarendon. Un homme d’un caractère faible, mais que l’histoire a rendu intéressant. Il n’était nullement fait pour les rudes épreuves de l’époque orageuse au milieu de laquelle il vivait ; il soupirait après la paix, quand son âme aurait dû être tout entière à la guerre ; toujours également consumé de remords, qu’il embrassât la cause du parlement ou celle du roi. Néanmoins c’est un personnage environné de certains souvenirs élégants et attachants ; c’était un soldat philosophe, doué d’un noble cœur et d’une âme généreuse. Venez regarder ses traits ; c’est un visage fatigué, et dont on ne peut louer la beauté, mais qui a un certain cachet d’élégance et de rêverie mélancolique. »

Tout en causant de la sorte, l’aimable vieillard entraîna Éveline dans la salle d’entrée. En y arrivant par un petit corridor qui y débouchait, ils y trouvèrent, à leur grand étonnement, la vieille femme de charge et une autre servante, debout auprès d’un lit grossier, sur lequel était étendue la pauvre femme dont nous avons parlé au chapitre précédent. Maltravers s’y trouvait aussi, accompagné de deux hommes. Penché sur la blessée, qui, revenue à elle, commençait à avoir conscience et de son état douloureux, et du service qui lui était rendu, Maltravers donnait lui-même ses ordres à ses domestiques. Au moment où Éveline s’arrêta soudain, tout étonnée, en face et presque au pied de l’humble litière, la vieille femme se souleva sur un bras, et la regarda avec des yeux égarés ; puis, murmurant quelques paroles incohérentes qui semblaient être l’effet du délire, elle retomba en arrière, et perdit de nouveau connaissance.


CHAPITRE IV

Souvent pour fléchir le cœur d’une cruelle, le dieu malin revêt l’air martial, la brillante cocarde, le sabre, l’épaulette et la plume.
(Marriott.)

On avait emporté la blessée, et Maltravers était resté seul avec Cleveland et Éveline.

Il raconta simplement et brièvement l’aventure du matin ; mais il ne dit pas que Vargrave était l’auteur du coup qu’avait reçu la pauvre femme. Or, cet événement avait servi à faire une impression mutuelle et sympathique sur Éveline et Maltravers. L’humanité de ce dernier, toute naturelle et tout ordinaire qu’elle fût, laissa un souvenir affectueux à Éveline, précisément parce que c’était une preuve que sa froide théorie d’indifférence vis-à-vis de la foule n’affectait en rien sa conduite vis-à-vis des individus. De son côté Maltravers avait été peut-être plus vivement ému encore par la sympathie prompte et ingénue qu’Éveline avait témoignée à la blessée ; sa première impulsion aimable et féminine avait été évidemment de s’empresser auprès de l’humble étrangère. Elle en avait presque oublié la présence même de Maltravers ; et tandis que la jeune Éveline se penchait avec une compassion pleine de grâce au-dessus de la pauvre femme pâle et inanimée, Maltravers pensait qu’il ne l’avait jamais vue si jolie, si séduisante ; en effet, la pitié est une grande enchanteresse pour embellir une femme.

Lorsque Maltravers eut fini son récit succinct, les yeux d’Éveline étaient fixés sur lui avec une expression d’approbation si franche et pourtant si suave, que ce regard lui alla droit au cœur. Il détourna vivement son visage, et changea brusquement de conversation.

« Mais depuis quand êtes-vous ici, miss Cameron, vous et votre société ?

— Nous sommes encore des indiscrets ; mais cette fois ce n’est pas de ma faute.

— Non, dit Cleveland : par miracle, c’est la curiosité masculine, et non la curiosité féminine, qui a franchi cette fois le seuil de la chambre de Barbe-Bleue. Néanmoins, pour apaiser votre ressentiment, sachez que miss Cameron vous a amené un acquéreur. Maintenant nous allons pouvoir mettre à l’épreuve la sincérité de votre désir de vendre Burleigh. En attendant, je vous assure que cette idée a scandalisé miss Cameron, tout autant que moi. N’est-il pas vrai ?

— Mais vous n’avez pas véritablement l’intention de vendre Burleigh, n’est-ce pas ? dit Éveline d’un ton inquiet.

— J’ai peur de ne pas bien connaître moi-même mes intentions.

— Eh bien, voici venir votre tentateur, dit Cleveland. Lord Doltimore, permettez-moi de vous présenter M. Maltravers. »

Lord Doltimore s’inclina.

« Je viens d’admirer vos chevaux, monsieur Maltravers. Je n’ai jamais rien vu d’aussi parfait que votre cheval noir ; pourrais-je vous demander où vous l’avez acheté ?

— On m’en a fait présent, répondit Maltravers.

— On vous en a fait présent ?

— Oui ; il m’a été donné par un homme qui ne l’eût pas vendu pour la rançon d’un roi ; un vieux chef Arabe, avec qui je me suis lié d’une sorte d’amitié, dans le désert. Une blessure lui interdit de monter à cheval, et il me fit présent de son cheval avec autant de solennelle tendresse que s’il m’eût donné sa fille en mariage.

— J’ai le projet de voyager en Orient, dit lord Doltimore avec beaucoup de gravité ; vous vous décideriez difficilement, je pense, à vendre votre cheval noir ?

— Lord Doltimore ! s’écria Maltravers d’un ton d’étonnement plein de hauteur.

— Le prix ne m’effraierait pas, continua le jeune gentilhomme, un peu déconcerté.

— Non, je ne vends jamais un cheval qui a appris à me connaître. J’aimerais autant vendre un ami. Dans le désert le cheval est l’ami. Je suis presque Arabe moi-même sous ce rapport.

— Mais à propos de vente et d’échange, je reviens à Burleigh, dit Cleveland avec malice. Lord Doltimore est un acquéreur universel. Il convoite tous vos biens ; il prendra votre maison, s’il ne peut avoir vos écuries.

— Je voulais dire simplement, reprit lord Doltimore avec un peu d’humeur, que, si vous désirez vendre Burleigh, je serais bien aise d’en être averti, dans le cas où je voudrais l’acheter.

— Je m’en souviendrai, si je me décide à vendre, répondit Maltravers en souriant gravement ; pour le moment, je suis dans l’incertitude. »

Tout en parlant, il se tourna du côté d’Éveline, et il tressaillit en observant qu’elle avait été abordée par un étranger, dont il n’avait pas remarqué l’approche. Cet étranger possédait des avantages extérieurs si remarquables, que, si Maltravers se fût trouvé dans la position de Vargrave, il aurait pu raisonnablement en éprouver un mouvement de jalouse appréhension. D’une taille un peu au-dessus de l’ordinaire, élancé quoique vigoureux, rehaussé par tous les avantages du costume, de la tournure, et de ce ton, de cette élégance indicible, qui résulte souvent (mais pas toujours) de la fréquentation habituelle d’une société de femmes distinguées, le colonel Legard, à l’âge de vingt-huit ans, avait acquis une réputation de beauté presque aussi populaire et aussi bien établie que celle que les hommes se font en général par leurs talents ou leur mérite. Pourtant il n’y avait rien d’efféminé dans sa figure, dont les traits symétriques étaient rendus mâles et expressifs par un teint très-brun, et par les boucles moires et serrées de sa chevelure d’Antinoüs.

Debout, côte à côte, Éveline et Legard paraissaient si bien assortis sous le rapport des avantages physiques, leurs différents genres de beauté formaient un contraste si heureux, et Legard en ce moment regardait Éveline avec tant de respectueuse admiration, il lui murmurait des compliments d’une voix si douce, que l’observateur le moins clairvoyant aurait pu se hasarder à faire une prophétie, fort peu favorable aux espérances de Lumley, lord Vargrave.

Mais ce n’était ni un sentiment, ni une crainte de cette nature qui avait fait tressaillir Maltravers, et qui lui fit pousser une exclamation d’étonnement.

Legard leva les yeux en entendant cette exclamation, et vit Maltravers, qui jusque-là lui avait tourné le dos. Il parut également surpris, et même troublé, le rouge lui monta au visage ; puis il redevint pâle.

« Je vous dois mille excuses, monsieur le colonel, dit Cleveland ; je n’avais vraiment pas remarqué que vous fussiez entré ; vous aurez probablement fait le tour par la grande porte. Permettez-moi de vous faire faire la connaissance de M. Maltravers. »

Legard s’inclina profondément.

« Nous nous sommes déjà rencontrés, dit-il avec embarras : à Venise, je crois ? »

Maltravers inclina la tête, avec un peu de raideur d’abord, puis, se ravisant, il tendit franchement la main au colonel.

« Oh ! monsieur Ernest, vous voilà donc ! » s’écria Sophie, qui arrivait en bondissant, Suivie de M. Merton, du vieil amiral, de Caroline et de Cécile.

Cette interruption parut venir à propos. Le vieil amiral, avec une franche et rude cordialité, exprima le plaisir qu’il éprouvait à faire la connaissance de M. Maltravers.

La conversation devint générale ; on offrit des rafraîchissements qui furent refusés ; et la visite toucha bientôt à sa fin.

Il arriva que, lorsque les visiteurs prirent congé de leur hôte, Éveline, dont le constant colonel s’était insensiblement éloigné, se trouva la dernière, à part l’amiral qui discutait avec Cleveland d’un nouveau remède contre la goutte. Éveline se tourna vers Maltravers, debout sur les marches du perron, et lui dit avec sa gracieuse naïveté, mélange adorable de timidité et de bonté :

« Ainsi donc nous ne devons plus vous revoir ? nous ne devons plus entendre les récits que vous nous faisiez de l’Égypte et de l’Arabie ? nous ne devons plus causer du Tasse ou de Dante ? Plus de livres, plus de conversations, plus de discussions, plus de querelles ? Qu’avons-nous donc fait ? J’ai cru que nous nous étions raccommodés ; et pourtant vous n’avez pas encore pardonné. Grondez-moi bien, et soyons amis !

— Amis !… mais vous n’avez pas d’ami plus dévoué, plus rempli de sollicitude que moi. Jeune, riche, séduisante comme vous l’êtes, jamais vous ne ferez sur des cœurs humains une impression plus profonde que celle que vous avez faite ici ! »

Entraîné par le charme de la familiarité enfantine et de la douceur enchanteresse d’Éveline, Maltravers avait été plus loin qu’il ne l’aurait voulu ; et pourtant, ses yeux et son émotion en disaient encore plus que ses paroles.

Éveline rougit beaucoup, et changea tout à coup de mamières. Néanmoins elle dit, en détournant son visage, et avec une gaîté forcée :

« Eh bien alors, vous ne nous abandonnerez plus ; nous vous reverrons, n’est-ce pas ? »

Puis elle descendit précipitamment les degrés du perron, et courut rejoindre ses compagnons.


CHAPITRE V

Voyez comment un amant habile dispose ses filets.
(Stillingfleet.)

Il n’y avait pas longtemps qu’on était de retour au presbytère, et l’on venait de faire demander la voiture de l’amiral, lorsque lord Vargrave arriva. Il raconta, avec gaîté et bonhomie, sa longue promenade en voiture, le mauvais état des routes, et le contre-temps qui l’attendait chez l’amiral. Puis, prenant à l’écart le colonel Legard, qui paraissait singulièrement silencieux et distrait, il lui dit :

« Mon cher colonel, ma visite de ce matin était plutôt pour vous que pour Doltimore. Je vous avoue que je tiendrais à voir vos talents consacrés au service du gouvernement ; et sachant que la place de garde-magasin de l’artillerie sera vacante d’ici à deux ou trois jours grâce à la promotion de M. ***, j’ai écrit qu’on refusât de la donner à d’autres. Maintenant je vous offre cette place, et j’espère avant longtemps pouvoir vous procurer également un siège au parlement. Mais il faut que vous alliez à Londres immédiatement. »

Une semaine auparavant cette place aurait comblé la plus haute ambition de Legard ; à présent il hésitait.

« Mon cher lord, dit-il, je ne puis vous exprimer à quel point je vous suis reconnaissant de votre bonté ; mais… mais…

— Il suffit, pas de remercîments, mon cher Legard. Pouvez-vous partir demain pour Londres ?

— Vraiment, je crains que cela soit impossible, dit Legard ; il faut que je consulte mon oncle.

— Je puis vous répondre de son consentement ; je l’ai sondé avant d’écrire. Voyons, réfléchissez ! Vous n’êtes pas riche, mon cher Legard ; c’est une excellente occasion qui se présente à vous. Et puis, plus tard, un siège au parlement ! Quelle raison d’hésiter pouvez-vous donc avoir ? »

Il y avait dans le ton dont cette question lui était faite quelque chose de significatif et d’inquisitorial, qui fit monter le rouge au visage du colonel. Il ne savait trop que répondre ; et il commençait, de son côté aussi, à penser qu’il aurait tort de refuser cette place. Son oncle d’ailleurs dont il dépendait, consentirait-il à un pareil refus ? Lord Vargrave vit cette irrésolution, et poursuivit son succès. Il passa dix minutes à combattre tous les scrupules, toutes les objections de Legard ; il lui présenta tous les avantages réels ou fictifs qu’offrait la place en question sous leurs aspects les plus favorables. Il s’efforça de flatter Legard, de l’enjôler, de le persuader, de l’importuner, jusqu’à ce qu’il acceptât ; et il finit par réussir en partie. Le colonel demanda trois jours pour réfléchir ; Vargrave les lui accorda à contre-cœur ; et Legard remonta dans la voiture de son oncle de l’air d’un martyr bien plus que d’un débutant fonctionnaire.

« Ah ! ah ! se dit en riant tout bas Vargrave qui était allé faire un tour de jardin : ah ! ah ! me voilà débarrassé de ce beau mirliflor ; maintenant je vais avoir Éveline à moi tout seul !


CHAPITRE VI

Je suis voué à un opprobre éternel, si vous n’avez compassion de moi.

. . . . . . . . . . . . . . .

Allons, relevez-vous, réhabilitez-vous, alors.

(Ben Jonson. — Le Rimailleur.)

Le lendemain matin l’amiral Legard et son neveu causaient ensemble dans la petite cabine connue sous le nom de la « chambre de l’amiral ».

« Oui, disait le vétéran, ce serait folie de refuser l’offre de Vargrave, quoiqu’il suffise de la moitié d’un œil pour voir à travers une meule de moulin comme celle-là. Mylord est jaloux d’un grand beau garçon comme vous ; et il a raison. Mais tant qu’il sera sous le même toit que miss Cameron, il ne vous sera pas possible de faire votre cour à la jeune personne. Quand il sera parti, vous pourrez toujours vous arranger de façon à vous trouver dans le voisinage ; et alors, vous savez bien, jeune fat, que ce sera une affaire bientôt réglée. »

Et l’amiral considéra le beau colonel d’un regard de rude tendresse.

Legard soupira.

« Avez-vous des ordres pour *** ? dit-il ; je vais y aller à cheval, avant que Doltimore soit levé.

— Il est diablement paresseux, votre ami !

— Je serai de retour à midi.

— Qu’allez-vous donc faire à *** ?

— Brookes, le maréchal ferrant, a un petit épagneul, un king-Charles ; miss Cameron aime les chiens. Je voudrais le lui envoyer avec mes compliments ; ce sera comme un présent d’adieu.

— Ah ! le rusé compère ! ah ! ah ! ah ! le rusé compère ! ah ! ah ! »

Et l’amiral pinça la taille svelte de son neveu, en riant jusqu’aux larmes.

« Adieu, monsieur.

— Arrêtez, Georges ; j’oubliais de vous faire une question. Vous ne m’avez jamais dit que vous connaissiez M. Maltravers. Pourquoi ne vous liez-vous pas davantage avec lui ?

— Nous nous sommes rencontrés, par hasard, à Venise. Je ne savais comment il se nommait alors, il partait au moment où j’arrivais. Comme vous dites, je devrais me lier davantage avec lui.

— C’est un homme supérieur !

— Sans aucun doute, » dit Legard ; et il quitta précipitamment la chambre.

Georges Legard était orphelin. Son père, frère aîné de l’amiral, avait été un homme à la mode, grand dépensier, et possesseur de biens-fonds assez considérables. Il épousa la fille d’un duc qui n’avait pas un sou de dot. Les propriétés territoriales sont souvent gênantes ; M. Legard vendit la sienne. L’argent que rapporta cette vente servit à faire vivre l’heureux couple dans un grand bien-être, pendant quelques années ; puis M. Legard mourut d’une fièvre cérébrale. Sa veuve inconsolable resta seule au monde, avec un beau petit garçon, à la chevelure frisée, et une pension viagère de mille livres sterling par an, qu’on lui avait faite en échange du douaire qui lui avait été reconnu. Tout le restant de la fortune était parti, découverte qu’on ne fit qu’après la mort de M. Legard. Lady Louisa ne survécut pas longtemps à la perte de son mari et de sa position dans le monde, son revenu, comme de raison, s’éteignit avec elle. Son unique enfant fut élevé dans la famille de son grand-père, le duc, jusqu’à ce qu’il eût l’âge d’entrer dans les pages du roi ; en quittant le service, on lui donna, selon la coutume, un grade dans les gardes. La famille ducale ajouta généreusement à la paie magnifique qu’il recevait une pension annuelle de deux cents livres[14] ; ce revenu aida le porte-étendard Legard à s’endetter galamment. Sa beauté physique extraordinaire, ses relations de famille et ses manières lui valurent toute la célébrité que peut donner la mode, mais la pauvreté est une vilaine chose. Heureusement pour lui, son oncle l’amiral quitta le service à cette époque, et vint se fixer en Angleterre pour y finir ses jours.

Jusque-là l’amiral ne s’était pas du tout occupé de Georges. Lui-même, il avait épousé la fille d’un négociant, qui lui avait apporté une assez belle dot ; il en avait eu deux enfants qui absorbaient toute son affection. Mais la mort semblait s’être acharnée sur la famille Legard. Une année après être revenu s’établir dans le comté de B***, l’amiral se trouva sans femme et sans enfants. Il tourna alors ses affections vers son neveu, et bientôt il l’aima plus encore qu’il n’avait aimé ses enfants. Quoique l’amiral fût à son aise, il n’était pas opulent : néanmoins il déboursa l’argent nécessaire à l’avancement de Georges dans l’armée, et doubla la pension que lui allouait le Duc. Celui-ci, en apprenant cet acte de générosité, s’avisa tout à coup qu’il avait une nombreuse famille ; que le marquis, son fils, était sur le point de se marier, allait avoir besoin qu’on augmentât son revenu : qu’il s’était déjà conduit très-généreusement à l’égard de son neveu ; et le résultat de ces découvertes fut que le duc retira à ce dernier les deux cents livres qu’il lui faisait. Legard néanmoins, qui considérait son oncle comme une mine inépuisable, continua de faire des victimes et des dettes ; si bien qu’un beau matin il se réveilla en prison. On fit appeler précipitamment l’amiral à Londres. Il arriva ; il paya les créanciers, munificence qui lui causa une gêne sérieuse ; il jura, il tempêta, il cria ; et finalement il insista pour que Legard quittât ce diable de régiment, où il était maintenant capitaine, qu’il se retirât en demi-solde, et qu’il apprît à devenir économe et à changer d’habitudes en voyageant sur le continent.

L’amiral, brave homme quoique un peu bourru, avait deux ou trois singularités. D’abord il se piquait d’indépendance ; puis il était tant soit peu démocrate (étrange anomalie chez un amiral) ; peut-être était-ce par suite de ce que deux ou trois jeunes lords lui avaient passé sur le corps, dans le commencement de sa carrière. Il exigea que son neveu (dont il voulait posséder exclusivement les affections) rompît avec toutes ses grandes connaissances, qui le précipitaient dans un océan de dépenses, et ne lui tendaient jamais la moindre planche pour l’empêcher de se noyer.

En second lieu, sans être avare, l’amiral avait une bonne dose d’économie dans le caractère. Il n’était pas homme à se laisser ruiner par son neveu : le jeu (l’une des habitudes élégantes de Georges) lui inspirait un sentiment d’horreur extraordinaire et suranné, il déclara positivement à son neveu qu’il fallait, tant qu’il serait garçon, qu’il apprît à se contenter de sept cents livres sterling de revenu[15].

Troisièmement, l’amiral pouvait se montrer inflexible, opiniâtre, emporté, brutal, quand il le voulait ; et lorsqu’il dit froidement à Georges : Écoutez-moi, jeune fat : si vous vous endettez encore, si vous excédez la fort jolie pension que je vous alloue ; je vous déshérite — Georges savait bien que son oncle était homme à lui tenir strictement parole.

Néanmoins c’était quelque chose que de se trouver libéré de ses dettes, et de rester un des plus beaux hommes de son temps. Georges Legard, à qui son grade dans les gardes permettait de prendre le titre de colonel dans la ligne, quitta l’Angleterre assez satisfait de l’état des choses.

En dépit des erreurs de sa jeunesse, Georges Legard avait de grandes et généreuses qualités. Le monde avait fait son possible pour gâter une nature noble et franche, un esprit bien au-dessus de la médiocrité, mais le monde n’avait réussi qu’imparfaitement. Malheureusement cependant Georges avait pris l’habitude de la dissipation ; et tous ses talents étaient de nature à avoir du succès en ce genre. À son âge, il était naturel que les louanges des salons eussent pour lui de la douceur.

En sus des qualités qui plaisent aux femmes, Legard jouait bien le whist ; il était de première force au billard ; il tirait le pistolet mieux que personne ; comme écuyer il n’avait pas de rivaux ; en somme, c’était un de ces hommes accomplis qui font tout bien. Des talents de ce genre ne lui servaient pas à grand’chose en Italie ; et, bien qu’il en éprouvât du regret et des remords, il se remit à jouer, parce qu’il n’avait véritablement pas autre chose à faire.

Il y eut une année où l’on forma à Venise une société dans le genre du salon de Paris. Quelques riches Vénitiens en faisaient partie ; mais la société était spécialement composée d’étrangers : Français, Anglais, et Autrichiens. On jouait dans l’une des salles, tandis qu’une autre servait de club. Bon nombre de personnes qui ne jouaient jamais faisaient partie de cette société ; mais pourtant ce n’étaient pas là les habitués.

Legard joua. Il gagna d’abord ; puis il perdit ; puis il gagna de nouveau ; c’était un plaisir plein d’émotions. Un soir, après avoir gagné une somme considérable à la roulette, il s’assit à une table d’écarté vis-à-vis d’un Français de haut rang. Legard était fort à l’écarté, comme à tous les jeux de calcul ; il crut qu’il lui serait facile de faire fortune aux dépens du Français. La partie qui se jouait excita bientôt le plus vif intérêt ; on se pressa autour de la table ; on ouvrit des paris considérables : la vanité, aussi bien que l’intérêt de Legard, se trouva engagée dans la lutte. Il devint bientôt manifeste que le Français jouait aussi bien que l’Anglais. Les enjeux, considérables au début, furent doublés. Legard jouait gros jeu. Les cartes lui furent contraires : il perdit beaucoup ; il perdit tout ce qu’il possédait ; il perdit plus qu’il ne possédait ; il perdit plusieurs centaines de livres, qu’il promit de payer le lendemain matin. La partie cessa ; les spectateurs se dispersèrent. Parmi ceux-ci se trouvait un Anglais, qu’on avait présenté au cercle pour la première fois ce soir-là. Il n’avait ni joué, ni parié ; mais il avait suivi le jeu avec un intérêt vigilant et silencieux. Cet Anglais logeait au même hôtel que Legard. Il n’était à Venise que pour un jour. Le désir de voir des journaux anglais l’avait conduit au cercle ; l’excitation générale l’avait attiré auprès de la table de jeu ; et une fois là, le spectacle des émotions humaines avait exercé sur lui sa fascination habituelle.

En montant l’escalier qui conduisait à son appartement, l’Anglais entendit un gémissement douloureux sortant d’une chambre dont la porte était entre-baillée. Il s’arrêta ; le même bruit se renouvela. Il poussa doucement la porte ; il vit Legard assis devant une table ; un miroir suspendu à la muraille en face réfléchissait son visage agité et contracté, ainsi que ses mains qui tremblaient visiblement, en retirant de leur boîte une paire de pistolets.

L’Anglais reconnut le joueur malheureux du club, et devina sur-le-champ l’attentat que lui inspirait sa folie ou son désespoir. Legard saisit deux fois les pistolets, et deux fois il les posa, indécis ; la troisième fois, il se leva brusquement, porta son arme au niveau de son visage… et à l’instant elle lui fut violemment arrachée.

« Asseyez-vous, monsieur, asseyez-vous, » dit l’étranger d’un ton d’autorité.

Legard, étonné, troublé, se laissa retomber sur son siège, et, l’œil fixe, terne, presque hébété, il considéra son compatriote.

« Vous avez perdu votre argent, dit l’Anglais, après avoir tranquillement renfermé les pistolets dans leur boîte, dont il mit la clef dans sa poche, voilà bien assez de malheurs pour une soirée. Si Vous aviez gagné, si vous aviez ruiné votre adversaire, vous seriez extrêmement heureux, et vous iriez vous coucher avec la pensée que le hasard (qui représente pour vous la Providence) vous était favorable. Pour ma part, je trouve que vous devez lui être reconnaissant de n’avoir pas gagné.

— Monsieur, dit Legard, qui commençait à se remettre de sa surprise, et à éprouver du ressentiment ; je ne comprends pas cette irruption dans mon appartement. Vous m’avez empêché de mourir, c’est vrai ; mais la vie pour moi est plus cruelle que la mort.

— Non, jeune homme. Il y a dans la vie des moments pleins d’angoisse, mais la vie elle-même est un bienfait. La vie est un mystère qui déroute toutes nos prévisions. Nul ne peut dire : « Aujourd’hui je suis malheureux, par conséquent je le serai demain encore ! » Et vous, dans toute la force de votre jeunesse, vous qui avez l’avenir devant vous, vous oseriez, parce que vous avez perdu un peu d’or, vous précipiter au milieu des incertitudes de l’éternité ! Vous qui peut-être n’avez jamais réfléchi à l’éternité ! Et pourtant, ajouta l’étranger d’une voix douce et triste, vous êtes jeune et beau ; peut-être êtes-vous l’orgueil et l’espoir de quelqu’un ! N’avez-vous aucun lien, aucune affection ? N’avez-vous pas de famille ? Êtes-vous libre de disposer de vos jours ? »

Legard se sentit touché par le ton de l’étranger aussi bien que par ses paroles.

« Ce n’est pas la perte de mon argent qui me désespère, dit-il avec tristesse, c’est la perte de mon honneur. Demain je serai un homme avili, montré au doigt ! Moi qui suis gentilhomme et soldat ! On aura le droit de m’insulter, et je n’aurai rien à répondre ! »

L’Anglais parut réfléchir, car son front se contracta, et il ne répondit pas. Legard se rejeta en arrière, et vaincu par la force de ses émotions, il se mit à pleurer comme un enfant. Cette crise de douleur dissipa la rêverie de l’étranger qui se croyait (dans son orgueil) bien au-dessus de pareilles faiblesses. Il considéra d’abord Legard (je l’écris à regret) avec une expression de mépris, que trahissait le pli de sa lèvre hautaine, mais cette expression s’évanouit promptement, et cet homme froid se ressouvint que, lui aussi, il avait été jeune et faible, et que ses fautes avaient peut-être été plus graves que celles de l’homme qu’il osait mépriser. Il arpenta la chambre, toujours sans dire un mot. À la fin il s’approcha du joueur et lui prit la main.

« Combien devez-vous ? demanda-t-il avec douceur.

— Qu’importe ?… plus que je ne puis payer.

— Si la vie est un dépôt qui nous est confié, il en est de même des richesses. Vous avez votre vie à conserver pour d’autres, moi j’ai peut-être les richesses en dépôt. Combien devez-vous ? »

Legard tressaillit. Il y eut en lui une lutte violente entre la honte et l’espérance.

« Si je pouvais emprunter cette somme, je la rembourserais plus tard… je sais que je le pourrai ; autrement je n’admettrais pas la pensée d’un emprunt.

— Fort bien, qu’il en soit ainsi. Je vous prêterai cet argent à une condition. Jurez-moi solennellement, sur votre honneur de gentilhomme et de soldat, que d’ici à dix ans, dussiez-vous même devenir riche, et en état de ruiner les autres, vous ne toucherez ni cartes, ni dés ; jurez-moi que vous éviterez toujours le jeu comme moyen de vous enrichir, sous quelque déguisement ou sous quelque nom qu’il se cache. J’accepterai votre parole comme garantie. »

Legard, ivre de joie, et croyant presque rêver, donna sa parole.

« Dormez donc tranquille cette nuit, plein d’espoir et de confiance pour demain, dit l’Anglais. Que cette circonstance vous soit une preuve que tant qu’on a l’avenir devant soi, on ne doit pas se désespérer. Un mot encore : je ne veux pas de remerciements ; il est facile de se montrer généreux aux dépens de la justice. Peut-être le suis-je en ce moment. Cette somme qui doit vous sauver la vie, une vie dont vous faites si peu de cas, aurait pu faire le bonheur de cinquante êtres humains, meilleurs peut-être que vous et moi. Ce qui est donné pour réparer une faute est peut-être un tort fait à la vertu. Quand vous serez sur le point de demander à d’autres de fournir aux exigences d’une vie de dissipation aveugle et égoïste, arrêtez-vous, et songez aux lèvres sans pain que cet or gaspillé aurait nourries ! aux cœurs sans joie que cet or aurait consolés ! Vous parlez de me rembourser : si l’occasion s’en présente, faites-le ; mais si nous ne sommes pas destinés à nous revoir jamais, et que vous en ayez les moyens, donnez pour moi cette somme aux pauvres ! Et maintenant, adieu !

— Arrêtez ! dites-moi le nom de mon sauveur ! Le mien est…

— Silence ! Qu’importe un nom ? C’est un sacrifice que nous faisons tous deux à l’honneur. Vous recouvrerez d’autant plus facilement l’estime de vous-même (et sans l’estime de soi, il n’y a mi foi, ni honneur) quand vous penserez que ni votre famille, ni vos amis, n’auront le regret de connaître votre faute ; que je puis en entendre parler, que je puis les rencontrer, sans me figurer qu’ils me doivent de la reconnaissance.

— Mais vous, dites-moi au moins votre nom, reprit Legard, vivement ému de la généreuse délicatesse de son bienfaiteur.

— Bah ! » murmura l’étranger avec impatience ; et il ferma la porte.

Le lendemain, en se réveillant, Legard trouva sur sa table un petit paquet, contenant une somme qui dépassait la dette qu’il avait contractée. Sur l’enveloppe se trouvaient ces mots : « Souvenez-vous de votre promesse. »

L’étranger avait déjà quitté Venise. Il avait parcouru l’Italie sous un nom d’emprunt ; car il revenait des solitudes de l’Orient, et il ne s’était pas encore accoutumé à la publicité babillarde qui environnait un nom aussi bien connu que le sien, dans les villes italiennes remplies de ses compatriotes. Legard n’avait jamais entendu prononcer, et eut bientôt oublié le nom, dénaturé par la prononciation italienne, que lui donna l’aubergiste. Le jeune homme paya ses dettes, et tint scrupuleusement sa promesse. Du reste l’aventure de ce soir-là contribua beaucoup à réformer et à ennoblir l’esprit et les habitudes de Georges Legard. Le temps s’écoula, et jamais il ne revit son bienfaiteur, jusqu’au jour où il le reconnut à Burleigh, dans la personne de Maltravers.


CHAPITRE VII

Alors, pourquoi attacher tant de prix à cette force d’âme dont ils se vantent, qui varie si souvent, et si souvent se perd ?
(Hawkins Browne.)

Maltravers était couché tout de son long sous un hêtre qui étendait ses grands rameaux sur l’une des tranquilles pièces d’eau, dont les épais massifs de Burleigh étaient entrecoupés, lorsque le colonel Legard l’aperçut de la route qui serpentait dans le parc, et conduisait à la maison. Le colonel mit pied à terre, et passa les rênes sous son bras ; en entendant les pas du cheval, Maltravers se tourna, aperçut le visiteur, et se leva. Il tendit la main à Legard, et commença sur-le-champ à causer de choses indifférentes.

Legard éprouvait de l’embarras ; mais il n’était pas d’un caractère à profiter du silence d’un bienfaiteur.

« Monsieur Maltravers, dit-il, avec une gracieuse émotion, quoique vous ne m’ayez pas donné l’occasion d’en parler, ne que pensez pas que je sois ingrat, et que j’oublie le service vous m’avez rendu. »

Maltravers prit un air sérieux, mais ne répondit rien. Legard reprit en rougissant :

« Je ne saurais vous dire à quel point je regrette qu’il ne soit pas encore en mon pouvoir de m’acquitter envers vous, mais…

— Vous le ferez quand cela vous sera possible. Ne vous en préoccupez pas, je vous en prie. Allez-vous au presbytère ?

— Non, pas ce matin ; le fait est que je quitte le comté de B***, demain. C’est une charmante famille que celle de M. Merton.

— Et miss Cameron…

— Est assurément fort jolie et fort riche. Comment peut-elle songer à épouser ce lord Vargrave !… une si grande disproportion d’âge ! Elle qui pourrait choisir au milieu de tant d’admirateurs !

— Cela ne se peut guère tant qu’elle sera promise à un autre, assurément ? »

C’était là un raffinement de délicatesse que Legard ne comprenait pas complètement, bien qu’il fût homme d’honneur autant qu’on l’est en général dans le monde.

« Oh ! elle a été promise seulement par un certain vieux parent excentrique, dit-il ; son beau-père, je crois. Pensez vous qu’elle soit liée par un pareil engagement ? »

Maltravers ne répondit rien ; il s’amusa à jeter un bâton dans l’eau, et à l’envoyer chercher par un de ses chiens. Legard le regardait, et son caractère affectueux le poussait à faire des avances qu’arrêtait le maintien froid et réservé de Maltravers.

Lorsqu’il se retira, Maltravers le suivit des yeux.

« Et voilà l’homme que Cleveland juge capable de se faire aimer d’Éveline ! Je pourrais pardonner à celle-ci d’épouser Vargrave. Indépendamment du sentiment consciencieux que lui inspire peut-être l’engagement qui la lie, Vargrave a de l’esprit, des moyens, de l’intelligence, tandis que cet homme n’a rien que la fourrure lustrée de la panthère. Ai-je eu tort de le sauver ? Non. Toute existence humaine a, je pense, son utilité. Mais Éveline ?… je serais capable de la mépriser si son cœur était la dupe de ses yeux. »

Ces réflexions étaient fort injustes envers Legard ; mais elles respiraient précisément ce genre d’injustice dont l’homme de talent se rend souvent coupable vis-à-vis de l’homme qui brille par les avantages physiques : injustice que plus souvent encore ce dernier rend à l’homme de talent. Les réflexions de Maltravers furent interrompues par l’arrivée de M. Cleveland.

« Voyons, Ernest, il faut absolument que vous cessiez de fuir ces infortunés Merton ; si vous continuez à les éviter de la sorte, savez-vous ce que diront mistress Hare et le monde ?

— Non, quoi donc ?

— Que miss Merton vous a refusé sa main.

— Ce serait en effet une bien grande calomnie, dit Ernest en souriant.

— Ou bien que vous êtes amoureux fou de miss Cameron. »

Maltravers tressaillit ; son cœur orgueilleux se gonfla. Il tira son chapeau sur ses yeux, et, après un moment de silence :

« Allons, dit-il, il ne faut pas encourager les folies de mistress Hare et du monde ! Ainsi donc, toutes les fois que vous irez au presbytère, emmenez-moi. »


CHAPITRE VIII

Plus il cherchait à se faire aimer, plus il en était éloigné.
(Dryden. — Théodore et Honoria.)

La ligne de conduite qu’avait adoptée Vargrave dans ses rapports avec Éveline, était habilement tracée, et suivie avec un soin prudent. Il ne risquait pas un seul mot qui pût lui attirer un refus de reconnaître ses droits ; mais en même temps nul amant n’eût pu se montrer plus constant, plus empressé dans ses attentions. En présence du monde, il avait un air de familière intimité, qui semblait revendiquer un droit ; mais il évitait scrupuleusement de l’invoquer vis-à-vis d’Éveline. Rien ne pouvait être plus respectueux, plus timide même que son langage ; et en même temps rien n’était plus calme, plus confiant que son attitude. N’ayant pas beaucoup de vanité, ni un amour-propre très-développé, il ne se faisait pas illusion au point de s’imaginer qu’il pût gagner le cœur d’Éveline. Il cherchait plutôt à embarrasser son jugement, à l’enlacer dans ses toiles, d’autant plus dangereuses qu’elles étaient invisibles. Il semblait considérer leur mutuel engagement comme un fait acquis, comme quelque chose que rien au monde ne pouvait ébranler : la main d’Éveline lui appartenait de droit, mais c’était son cœur seul qu’il cherchait avec tant de sollicitude à gagner. Néanmoins cette distinction était indiquée par insinuation avec tant de délicatesse, elle était présentée sous une forme si peu saisissable, que, malgré le vif désir qu’éprouvait Éveline d’en venir à une explication, une femme de beaucoup plus d’expérience qu’elle eût été embarrassée pour savoir comment en amener une.

Éveline brûlait de se confier à Caroline, de la consulter. Mais Caroline, quoiqu’elle fût toujours bonne pour elle, était devenue froide et réservée.

« Je voudrais bien savoir quel ton je dois prendre avec lord Vargrave, dit Éveline, un soir qu’elle était assise dans la chambre de Caroline. Je suis de plus en plus convaincue tous les jours que notre union est impossible ; et pourtant je n’ai jamais l’occasion de le lui dire, précisément parce qu’il ne m’en parle jamais. Je voudrais bien que vous fussiez assez bonne pour vous charger de cette tâche, vous paraissez si bien avec lui.

— Moi ! dit Caroline en changeant de visage.

— Oui, vous ! Voyons, ne rougissez pas ainsi, ou je croirai que vous enviez mon sort. Ne pourriez-vous pas nous épargner à tous deux le chagrin qui nous attend nécessairement l’un et l’autre, si vous ne nous venez en aide ?

— Lord Vargrave m’en aurait fort peu de reconnaissance. D’ailleurs, Éveline, réfléchissez ; il vous est presque impossible de rompre cet engagement, maintenant.

— Maintenant ! et pourquoi donc ? dit Éveline avec étonnement.

— Le monde y croit si implicitement ; ne remarquez-vous pas que quiconque est assis auprès de vous se lève dès que lord Vargrave s’approche ? Dans tout le voisinage il n’est question que de votre mariage ; et si l’on en parle tant, ce n’est pas pour vous plaindre, Éveline.

— Je veux quitter ces lieux ! Je veux retourner chez ma mère ! Je ne puis endurer plus longtemps ce supplice ! s’écria Éveline, en se tordant les mains avec angoisse.

— Vous n’avez d’amour pour nul autre, j’en suis convaincue ; vous n’aimez ni le jeune M. Hare, avec son habit vert et ses favoris jaunes ; ni Sir Henri Foxglove, qui vous dit bonjour comme s’il sonnait un hallali ; peut-être serait-ce le colonel Legard ? il est beau. Quoi ! son nom vous fait rougir. Non, dites-vous ; — ce n’est pas Legard ; qui donc est-ce alors ?

— Vous êtes cruelle ; vous vous raillez de moi, » dit Éveline d’un accent douloureux et plein de reproche. Elle se leva pour regagner son appartement.

« Ma chère enfant ! dit Caroline émue par la douleur évidente d’Éveline ; apprenez de ma bouche (s’il m’est permis de parler ainsi) que les mariages ne se font pas au ciel. Le vôtre sera aussi heureux que peuvent l’être les unions de la terre. Les mariages d’amour sont généralement les moins heureux qu’il y ait. Notre sexe crédule demande trop à l’amour ; et l’amour après tout n’est pas le seul dieu de ce monde. La fortune et le rang règnent encore quand l’amour n’est plus qu’un monceau de cendres. Pour ma part, j’ai choisi ma destinée et mon mari.

— Votre mari !

— Oui ! Voyez-le en la personne de lord Doltimore. Nous serons, j’ose dire, aussi heureux que des amoureux : Corydon et Philis, si vous voulez. »

La voix de Caroline avait pris un accent ironique, et elle poussa un profond soupir. Éveline ne prit pas au sérieux ses paroles, et les deux amies se séparèrent pour la nuit.

« J’ai un étrange destin ! se dit Caroline ; l’homme que j’aime, et qui prétend m’aimer, me demande d’accorder ma main à un autre, et de plaider sa cause auprès d’une fiancée plus jeune et plus belle. Allons ! j’obéirai à sa première injonction ; la seconde est une tâche plus pénible, et je ne puis la remplir consciencieusement. Pourtant Vargrave à un singulier empire sur mon esprit, et quand je regarde autour de moi, je vois qu’il a raison. Dans ces artifices vulgaires, il y a cependant une étrange majesté qui me charme et me fascine. C’est un triomphe après tout que de commander au monde ; et nous avons l’un et l’autre le caractère qu’il faut pour cela. »


CHAPITRE IX

Une fumée formée par la vapeur des soupirs.
(Shakespeare. — Roméo et Juliette).

Il est certain qu’Éveline éprouvait pour Maltravers un sentiment qui, si ce n’était pas de l’amour, y ressemblait fort. Mais qu’il s’agisse de cette passion souveraine, ou simplement de sa fantastique ressemblance, l’amour, dans la première jeunesse, et chez des natures innocentes, s’il se développe rapidement, est longtemps à se faire connaître. Éveline était toute disposée à s’intéresser à son solitaire voisin. L’esprit de Maltravers, répandu dans ses ouvrages, avait contribué à développer celui d’Éveline. L’aventure de son enfance, sa première rencontre avec l’étranger, n’avait jamais été oubliée. Sa connaissance actuelle de Maltravers était une combinaison de souvenirs dangereux, et souvent contraires : l’idéal et la réalité.

L’amour, sous sa première forme vague et imparfaite, n’est que l’imagination concentrée sur un seul objet. C’est un génie du cœur semblable à celui de l’esprit ; il s’adresse aux sentiments et aux sympathies qui dorment ensevelis dans les profondeurs de notre nature ; il les réveille, il les évoque. Son soupir est l’esprit qui glisse sur les vagues de l’océan et communique le souffle de la vie à l’Anadyomène. Voilà pourquoi l’esprit produit des affections plus profondes que celles de la forme extérieure ; voilà pourquoi les femmes sont idolâtres de la gloire, ce représentant palpable et visible d’un génie, dont elles ne comprennent pas toujours les opérations. Le génie a tant de choses en commun avec l’amour, l’imagination qui anime l’un est si bien la propriété de l’autre, qu’il n’y a pas de signe plus certain de l’existence du génie que l’amour qu’il crée et qu’il donne. Il pénètre plus avant que la raison : il enchaîne un plus noble captif que le caprice. Semblable au soleil sur le cadran, il donne à la fois au cœur humain son ombre et sa lumière. Les nations l’adorent et l’encensent ; et grâce à ses oracles la postérité apprend à rêver, à aspirer, à adorer !

Si Maltravers eût déclaré la passion qui le consumait, il est probable que cet aveu eût allumé un sentiment réciproque. Mais ses absences fréquentes, la continuelle réserve de ses manières, avaient servi à réprimer les sentiments qui agitent rarement avec beaucoup de force un cœur jeune et vierge, jusqu’à ce qu’ils y soient sollicités et éveillés. Le besoin d’aimer chez les jeunes filles est peut-être puissant par lui-même ; mais il est alimenté par un autre besoin, celui d’être aimée. Voilà pourquoi, si Éveline éprouvait en ce moment de l’amour pour Maltravers, cet amour n’avait pas encore pénétré dans toutes les fibres de son existence ; l’arbre n’avait pas encore poussé des racines assez longues pour lui interdire d’être transplanté. Elle possédait assez de la fierté de son sexe pour reculer à la pensée de donner son amour à un homme qui ne cherchait pas ce trésor. Capable d’un attachement plus confiant, et par conséquent plus beau et plus durable, s’il était moins violent, que celui qui avait animé la courte tragédie de Florence Lascelles, Éveline n’aurait pu être la correspondante anonyme, elle n’aurait pu révéler son âme, en cachant ses traits sous un masque.

Il faut convenir aussi que, sous bien des rapports, Éveline était trop jeune et trop inexpérimentée pour bien apprécier tout ce qu’il y avait de tout à fait aimable et séduisant chez Maltravers. À vingt-quatre ans peut-être la crainte ne se serait pas mêlée au respect qu’il lui inspirait. Mais quel abîme entre dix-sept et trente-six ans ! Elle n’avait jamais eu le sentiment de cette différence d’âge, jusqu’au jour où elle avait rencontré Legard ; alors elle le comprit soudain. Avec lui elle s’était sentie sur un pied d’égalité ; il n’avait ni trop de sagesse, ni trop d’élévation pour les pensées habituelles de la jeune fille. Il excitait moins son imagination, il attirait moins son respect. Mais, je ne sais comment, cette voix qui proclamait l’empire d’Éveline, ces yeux qui ne quittaient pas les siens arrivaient plus près de son cœur. Ainsi qu’elle l’avait dit un jour à Caroline : « C’était une grande énigme. » Les sentiments qu’elle éprouvait étaient un mystère pour elle-même ; et elle se penchait au dessus des « Cascades d’Or », sans apercevoir son image réfléchie dans le miroir de l’étang qui se déroulait au-dessous d’elle.

Maltravers reparut au presbytère. Il y passa ses soirées comme auparavant, et s’associa le jour aux parties de plaisir de la famille. Je ne sais pas précisément quels étaient ses motifs pour agir ainsi ; il est possible qu’il ne les connût pas bien lui-même. Peut-être sa fierté s’était-elle réveillée ; peut-être ne pouvait-il supporter l’idée de faire deviner son secret à lord Vargrave par l’effet d’une absence presque inexplicable autrement ; il ne pouvait endurer avec patience la pensée de donner à Vargrave ce triomphe ; peut-être un amour-propre austère lui faisait-il croire qu’il avait vaincu tout autre sentiment pour Éveline qu’un intérêt affectueux, et se fiait-il ainsi trop orgueilleusement à ses forces ; peut-être aussi ne pouvait-il résister à l’envie de voir si elle était contente de son sort, et si Vargrave se montrait digne du bonheur qui lui était réservé. Était-ce un seul de ces motifs ou tous ces motifs réunis qui l’avaient décidé à braver le danger ? ou bien n’avait-il fait que céder à une faiblesse, et se soumettre à ce qu’il reconnaissait, surtout après l’invitation d’Éveline, comme une nécessité sociale. C’est au lecteur, et non à l’auteur, à en décider.

Legard était parti ; mais Doltimore était resté dans le voisinage ; il y avait loué un pavillon de chasse, à peu de distance de la propriété de sir John Merton, dans laquelle il avait facilement obtenu le droit de chasser. Quand il ne dînait pas ailleurs, il trouvait toujours son couvert mis à la table hospitalière du recteur ; et c’était généralement à côté de Caroline. M. et Mistress Merton avaient renoncé à tout espoir de mariage entre M. Maltravers et leur fille aînée ; et cette conviction leur était venue dès le premier jour où ils avaient fait connaissance avec le jeune lord.

« Ma chère, dit le recteur, en remontant sa montre avant d’entrer dans le lit conjugal, ma chère, je ne crois pas que M. Maltravers soit homme à se marier.

— J’allais justement faire la même observation, dit mistress Merton, en tirant de son côté la couverture. Lord Doltimore est un bien beau jeune homme, une fortune claire et liquide. Il me plaît énormément, cher ami. Il est épris de Caroline, c’est évident : c’est ce que m’ont dit lord Vargrave et mistress Hare.

— C’est une femme extrêmement sensée et très-fine que mistress Hare. À propos, nous lui enverrons un ananas. Caroline est née pour être une femme de qualité !

— Tout à fait ; elle a tant d’assurance !

— Et si M. Maltravers voulait bien louer ou vendre Burleigh !…

— Ce serait charmant.

— Ne feriez-vous pas bien d’en souffler un mot à Caroline ?

— Elle a tant de jugement, cher ami, qu’il vaut mieux la laisser agir à sa guise.

— Vous avez raison, ma chère Betsy. Je ne cesserai jamais de répéter qu’il n’y a personne qui ait plus de bon sens que vous ; vous avez admirablement élevé vos enfants.

— Mon bon Charles !

— Il fait un peu frais ce soir, chérie, » dit le recteur ; et il éteignit la lumière.

Dès ce moment, lord Doltimore dut s’en prendre à lui-même, s’il ne trouva pas la maison de M. et mistress Merton la plus charmante qu’il y eût dans tout le comté.

Un soir les hôtes du presbytère étaient assemblés dans le riant salon. Cleveland, M. Merton, sir John, et Vargrave (contraint, à regret, de faire un quatrième) étaient réunis autour d’une table de whist. Éveline, Caroline et Lord Doltimore étaient assis autour du feu, et mistress Merton brodait un tabouret. Le feu était clair, les rideaux tirés et les enfants couchés. C’était un tableau de famille plein d’élégance et de bien-être.

On annonça M. Maltravers.

« Je suis charmée que vous soyez enfin venu, dit Caroline, en lui tendant sa blanche main, M. Cleveland n’avait pas osé répondre de vous. Nous sommes tous en train de discuter quelle est la manière de vivre la plus agréable.

— Et quelle est votre opinion ? demanda Maltravers, s’asseyant dans un fauteuil vide, qui se trouvait par hasard auprès d’Éveline.

— Mon opinion est décidément en ſaveur de Londres. J’aime la vie métropolitaine, avec ses perpétuels et gracieux sujets d’intérêt : la meilleure musique, la meilleure société, les meilleures choses en somme. La vie de province est si triste, ses plaisirs sont si monotones : récapituler des nouvelles surannées et user les robes de l’an passé ; cultiver les parterres d’une serre chaude, et jouer au loto avec des enfants ! c’est insupportable !

— Je partage l’avis de miss Merton, dit lord Doltimore d’un ton solennel ; cependant j’aime la campagne pendant deux ou trois mois de l’année, à l’époque de la chasse, quand on se trouve dans une grande maison remplie d’une nombreuse société, indépendamment des connaissances du voisinage. Mais si j’étais condamné à choisir un endroit pour y vivre, je prendrais Paris.

— Ah ! Paris ! je ne suis jamais allée à Paris. J’aurais tant de plaisir à voyager, dit Caroline.

— Mais on est si mal dans les hôtels à l’étranger ! dit lord Doltimore ; je ne comprends pas l’enthousiasme qu’on a pour l’Italie, Je n’ai jamais tant souffert de ma vie qu’en Calabre ; et à Venise peu s’en est fallu que je ne devinsse la proie des moustiques. Je vous assure qu’il n’y a rien de comparable à Paris. N’êtes-vous pas de cet avis, monsieur Maltravers ?

— Peut-être serai-je plus à même de vous répondre dans quelque temps d’ici. Je me propose d’accompagner M. Cleveland qui va à Paris.

— En vérité ! dit Caroline. Eh bien, vous me faites envie ; mais c’est une résolution bien imprévue.

— Pas précisément.

— Resterez-vous bien longtemps à Paris ? demanda lord Doltimore.

— La durée de mon séjour est indéterminée.

— Et vous ne voudriez pas louer Burleigh pendant votre absence ?

— Louer Burleigh ? Non ; si jamais Burleigh change de maître, ce sera pour tout à fait ! »

Maltravers avait parlé avec gravité, et la conversation changea de direction. Lord Doltimore proposa à Caroline une partie d’échecs.

Ils s’assirent, et lord Doltimore se mit à disposer les pièces.

« C’est un homme de mérite que M. Maltravers, dit le jeune lord ; mais il ne me revient pas trop ; Vargrave est plus agréable. N’êtes-vous pas de mon avis ?

— Mais… Oui…

— Lord Vargrave est charmant pour moi ; je ne me souviens pas d’avoir jamais rencontré quelqu’un qui le fût davantage. Il a procuré cette place à Legard uniquement pour m’être agréable ; c’est un bien aimable garçon. Je compte me ranger sous sa bannière à la session prochaine.

— Vous ne pourriez faire mieux, j’en suis convaincue, dit Caroline. Il jouit d’une si haute considération ! Il sera premier ministre un de ces jours, je n’en doute pas.

— Je prends votre fou… Croyez-vous ? Vous vous entendez un peu à la politique.

— Oh ! non ; pas trop. Mais mon père et mon oncle s’en occupent beaucoup ; les messieurs s’y connaissent infiniment mieux que les dames. Nous devons toujours nous conformer à leurs décisions sur ces questions. Je crois que je vais vous prendre le pion de la reine. — Vous partagez les opinions politiques de lord Vargrave ?

— Oui, je le pense ; du moins je compte me laisser diriger entièrement par lui, je suis content que vous n’aimiez pas la politique ; c’est bien ennuyeux.

— Certes, jeune comme vous l’êtes, et avec vos relations… »

Caroline s’arrêta court, et joua de travers.

« Je voudrais bien que nous pussions aller à Paris ensemble ; nous nous amuserions tant ! »

Et le cavalier de lord Doltimore fit échec à la tour et à la reine.

Caroline toussa ; elle étendit vivement la main pour avancer sa pièce.

« Pardon ; vous perdrez la partie si vous faites cela ? »

Lord Doltimore posa sa main sur celle de Caroline ; leurs yeux se rencontrèrent, Caroline détourna la tête, et Doltimore rajusta son col de chemise.

« Il est donc vrai ? Vous allez donc réellement nous quitter ? » dit Éveline. Elle se sentait bien triste. Mais pourtant cette tristesse pouvait bien n’être pas celle de l’amour ; elle s’était sentie toute triste aussi après le départ de Legard.

« Je ne pense pas rester longtemps absent, dit Maltravers en s’efforçant de parler avec indifférence. Burleigh m’est devenu plus cher qu’il ne me l’était dans ma jeunesse ; peut-être parce que je m’y suis créé des devoirs. En tout autre lieu je ne suis qu’un atome inutile et isolé du grand tout.

— Vous ! partout vous devez vous créer des occupations et des ressources ; vous ne devez vous trouver seul nulle part. Mais vous ne partez pas encore ?

— Non, pas encore. (La tristesse d’Éveline se dissipa en partie.) Avez-vous lu le livre que je vous ai envoyé ? »

C’était un ouvrage de Mme de Staël.

« Oui ; mais je n’en suis pas contente.

— Pourquoi ? c’est un ouvrage éloquent.

— Mais est-il vrai ? Y a-t-il tant de tristesse dans la vie ? tant d’amertume dans les affections ? Pour moi, je suis si heureuse avec les personnes que j’aime ! Quand je suis auprès de ma mère, l’air me semble plus embaumé, le ciel plus bleu. Ce ne sont pas, à coup sûr, les affections qui nous attristent, mais, au contraire, l’absence d’affections.

— Peut-être, mais si on n’avait jamais connu l’affection, on ne s’apercevrait pas de son absence. La spirituelle Française parle de souvenir, tandis que vous parlez d’espérance. Le souvenir, c’est l’ombre, le revenant du bonheur. Pourtant, même au sein de l’affection, on est saisi parfois d’une certaine mélancolie, d’une certaine crainte. N’avez-vous jamais éprouvé cela, même auprès… auprès de votre mère ?

— Oh ! oui ! quand je l’ai vue souffrir, ou quand il m’est arrivé de penser qu’elle m’aimait moins que je ne l’aurais voulu.

— Ce devait être là une bien vaine et futile pensée. Votre mère !… Vous ressemble-t-elle ?

— Je voudrais bien le croire. Ah ! si vous la connaissiez ! Que de fois j’ai souhaité que vous vous connussiez l’un l’autre ! C’est elle qui m’a enseigné à chanter vos romances. »

« Ma chère mistress Hare, nous ferions aussi bien de jeter nos cartes, dit la voix claire et aiguë de lord Vargrave. Vous avez admirablement joué, et je sais que votre dernière carte sera l’as de trèfle, néanmoins la chance nous est contraire.

— Non, non ; finissons la partie, de grâce, mylord.

— C’est tout à fait inutile, madame, dit sir John, en montrant deux honneurs. Nous n’avons besoin que d’une levée.

— C’est tout à fait inutile, » répéta Lumley, en jetant ses souverains sur la table ; et il se leva avec un bâillement plein d’insouciance.

« Comment vous portez-vous, Maltravers ? »

Maltravers se leva ; et Vargrave, se tournant vers Éveline, lui parla à voix basse. L’orgueilleux Maltravers s’éloigna, en étouffant un soupir ; un instant après il vit lord Vargrave installé à la place qu’il venait de laisser vacante. Il posa la main sur l’épaule de Cleveland.

« La voiture nous attend ; êtes-vous prêt ? »


CHAPITRE X

Obscuris vera involvens.
(Virgile).

Deux ou trois jours après la date du chapitre précédent, Éveline et Caroline en revenant d’une promenade à cheval, accompagnées de lord Vargrave et de M. Merton, traversèrent le village de Burleigh.

« Je suppose que Maltravers vise à se faire nommer représentant du comté, un de ces jours, dit lord Vargrave, qui s’imaginait de bonne foi qu’on devait toujours viser à servir son intérêt ou son ambition ; autrement pourquoi s’occuperait-il tant de maisons de refuge et d’asiles pour les pauvres ? Qui se serait jamais figuré que mon romanesque ami deviendrait un jour un simple gentilhomme campagnard ?

— C’est prodigieux ce qu’il met de talent et d’énergie dans tout ce qu’il entreprend ! dit le recteur. Je n’aurais jamais supposé qu’un homme de génie pût être un aussi excellent homme d’affaires.

— C’est flatteur pour votre humble serviteur à qui tout le monde accorde le talent des affaires, et refuse le génie. Mais votre observation fait voir à quel point le génie est un triste patrimoine, puisque vous vous imaginez avec tout le monde qu’il ne peut servir à quoi que ce soit. Si l’on qualifie quelqu’un du titre d’homme de génie, cela signifie qu’il faut le priver de tout ce qu’il y a de bon à prendre. Il n’est propre à rien qu’à mourir dans un grenier. Faire d’un homme de génie un fonctionnaire ! ou un évêque ! ou un grand chancelier ! Mais ce serait le monde renversé. Vous voyez : vous êtes vous-même tout stupéfait qu’un homme de génie puisse être même un simple magistrat de campagne, et sache reconnaître la différence qu’il y a entre une pelle et un fourgon. Bref, on se figure généralement qu’un homme de génie est le bipède le plus ignorant, le moins pratique, le plus bon-à-rien, le plus inutile de ce monde. Pour moi, lorsque j’ai commencé ma carrière, j’ai pris grand soin que personne ne m’accusât de génie ; et ce n’est que depuis un an ou deux que je me suis hasardé à sortir de ma coquille. Encore ne m’en suis-je pas mieux trouvé ; je faisais plus de chemin quand je n’étais qu’une médiocrité. Le monde aime tant cette fable burlesque du lièvre et de la tortue ; il croit véritablement, parce qu’une fois (en supposant que la fable soit vraie) il est arrivé à un lièvre d’être vaincu à la course par une tortue, que toutes les tortues courent plus vite que les lièvres. Les hommes médiocres ont le monopole de la multiplication des pains ; et même lorsqu’un homme de talent fait son chemin, c’est que son talent ne diffère de la médiocrité que par un surcroît d’énergie et d’activité.

— Vous parlez avec amertume, lord Vargrave, dit Caroline en riant ; pourtant vous n’avez pas tant de raisons de vous plaindre qu’on n’apprécie pas le talent !

— Eh ! eh ! si j’avais eu par malheur un atome de talent de plus, c’était assez pour m’écraser. Il y a une allégorie fine dans l’histoire de ce poète décharné qui avait mis du plomb dans ses poches, afin de n’être pas enlevé par le vent. Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à Maltravers. Supposons qu’il n’ait eu que des moyens, et pas une parcelle de ce qu’on est convenu d’appeler du génie, qu’il n’eût été simplement qu’un gentilhomme intelligent, travailleur, riche et de bon renom ; il serait bien près d’être arrivé aujourd’hui. Tandis que maintenant, qu’est-ce qu’il est ? Moins aux yeux du public que lorsqu’il avait vingt-huit ans : un anachorète mécontent, un rêveur oisif !

— Non, il n’est pas ce que vous dites ! » s’écria Éveline avec chaleur, puis elle s’arrêta soudain.

Lord Vargrave lui lança un regard perçant. Sa connaissance du monde lui disait que Legard était un rival bien plus dangereux que Maltravers. De temps à autre, il est vrai qu’un soupçon contraire lui avait traversé l’esprit, mais sans y laisser d’appréhensions sérieuses. Pourtant il n’aimait pas beaucoup l’accent avec lequel Éveline venait de lui jeter ce brusque démenti ; et il lui dit, en riant du bout des dents :

« S’il n’est pas ce que je dis, qu’est-il donc ?

— Un homme qui par les plus nobles travaux a acquis le droit d’être oisif, mais à qui son génie même ne permettra pas de l’être longtemps, dit Éveline avec chaleur.

— D’ailleurs il s’est acquis une haute réputation, qu’il ne peut perdre simplement parce qu’il ne cherche pas à l’augmenter, dit M. Merton.

— De la réputation ! oh ! oui ; nous donnons à des hommes tels que lui, des hommes de génie enfin, de vastes domaines dans les nuages, enfin d’avoir le droit de les écarter de notre route ici-bas. Mais s’ils savent se contenter de la gloire, ma foi ! ils méritent bien leur sort. Fi de la gloire ! j’aime mieux la puissance !

— N’est-ce pas une puissance que le génie ? dit Éveline avec une ardeur croissante : une puissance sur l’esprit, sur le cœur, sur la pensée ; une puissance sur le siècle, sur la postérité, sur les nations qui ne sont pas encore civilisées, sur les générations qui ne sont pas encore nées ? »

Cet élan d’enthousiasme de la part d’une personne aussi simple et aussi jeune qu’Éveline parut si surprenant à Vargrave qu’il resta quelques instants à la considérer sans dire un mot.

« Vous allez rire de vous trouver en face d’un pareil champion, ajouta-t-elle avec un sourire et en rougissant ; mais c’est vous qui avez provoqué le combat.

— Et vous avez gagné la bataille, dit Vargrave avec une prompte galanterie. Chaque jour voit se développer en vous quelque nouveau don de la nature, ma charmante pupille ! »

Caroline fit un mouvement d’impatience, et mit son cheval au galop.

En ce moment un cavalier déboucha sur la grande route par un chemin de traverse : c’était Maltravers. On fit halte, et l’on échangea des salutations.

« Vous venez sans doute de vous livrer aux douces occupations d’un seigneur châtelain, dit gaîment Vargrave : Atticus et sa ferme : des souvenirs classiques ! Voici un temps charmant pour les agronomes, n’est-ce pas ? Quelles nouvelles du blé et de l’orge ? Je suppose que notre habitude anglaise de parler du temps nous est venue à l’époque de Georges III, quand nous étions tous fermiers et gentilshommes campagnards. Le temps est effectivement une affaire sérieuse pour les personnes qui s’intéressent au blé, aux foins et aux haricots. Vous faites dépendre votre bonheur des phases de la lune !

— Et vous des sourires d’un ministre. L’atmosphère d’une cour est plus capricieuse que celle des cieux ; en tous cas nous sommes de meilleurs cultivateurs que vous autres, qui semez le vent pour récolter la tempête.

— Bien répondu ; véritablement quand je jette les yeux autour de moi, je suis presque disposé à envier votre sort. Si je n’étais Vargrave, je voudrais être Maltravers. »

C’était en effet un tableau calme et paisible, unissant, comme cela se voit en Angleterre, la vie féodale à la vie pastorale. La verte place du village, environnée de chaumières proprettes éparpillées ça et là ; les champs et les pâturages qui s’étendaient au-delà ; plus loin les pelouses du parc, coupées par les ombres que projetaient les mouvements du terrain et les massifs d’arbres vénérables d’où s’élevaient les tourelles du vieux manoir, avec leurs fenêtres gothiques étincelant au soleil couchant ; tout cela formait un tableau qui respirait le calme et le contentement et qui devait charmer également l’humble philosophie et l’orgueil héréditaire.

« Je n’ai jamais vu de maison qui eût un cachet plus remarquable que Burleigh, dit le recteur. Les vieux manoirs qui nous restent en Angleterre appartiennent pour la plupart à la haute noblesse. Il est rare de voir une demeure, qui n’a pas d’autre prétention que d’être la résidence d’un particulier, conserver, comme celle-ci, tout les caractères du siècle des Tudors.

— Puisque, d’après le testament de mon oncle, dit Vargrave en se tournant vers Éveline, votre fortune doit être consacrée à l’achat de terres, il me semble que nous ne pourrions trouver un meilleur placement que Burleigh. Ainsi quand il vous prendra fantaisie de vendre, Maltravers, je crois qu’il nous faudra enchérir sur l’offre de Doltimore. Qu’en dites-vous, ma belle pupille ?

— Laissez donc Burleigh en paix, je vous en conjure, dit Maltravers avec emportement.

— Voilà qui est parler en Digby, répondit Vargrave. Allons, vous allez revenir au presbytère avec nous.

— Je vous remercie, pas aujourd’hui.

— Nous nous reverrons chez lord Raby, jeudi prochain. C’est un bal donné presque uniquement en l’honneur de votre retour à Burleigh, nous y allons tous. C’est le début de ma jeune cousine à Knaresdean. Ses conquêtes nous intéressent tous. »

En levant les yeux pour répondre, Maltravers rencontra le regard d’Éveline, et sa voix s’altéra.

« Oui, dit-il, nous nous reverrons… une fois encore. Adieu ! »

Il tourna la bride de son cheval, et l’on se sépara.

« Je ne puis endurer plus longtemps ce supplice, se dit Maltravers ; j’ai trop compté sur mes forces. La voir ainsi, jour après jour, et savoir qu’elle appartient à un autre ! Me tordre d’angoisse quand j’entends Vargrave invoquer tranquillement ses droits ! Heureux Vargrave ! Et pourtant… elle… sera-t-elle heureuse ? Ah ! que je voudrais le croire ! »

En rêvant ainsi, il laissa tomber les rênes sur le cou de son cheval, qui revint tranquillement vers le village, où il s’arrêta comme par la force de l’habitude à la porte d’une chaumière située à quelques pas de la loge de Burleigh. En effet, Maltravers s’était arrêté régulièrement pendant plusieurs jours de suite à cette porte ; la chaumière était maintenant occupée par la pauvre femme dont nous avons précédemment raconté l’entrevue avec lui. Elle était remise des premières suites de ses blessures ; mais sa constitution, déjà éprouvée par les souffrances et l’épuisement qu’elle avait subis précédemment, avait reçu un ébranlement mortel. Elle était blessée intérieurement ; et le médecin avait déclaré à Maltravers qu’elle n’avait que peu de mois à vivre. Il l’avait placée sous le toit d’un de ses tenanciers favoris, où elle recevait tout le soulagement et tous les secours que pouvaient lui donner des soins empressés et les conseils d’un médecin.

Cette pauvre femme, qui s’appelait Sarah Elton, intéressait vivement Maltravers. Elle avait connu des jours plus fortunés : il y avait une certaine convenance dans ses expressions qui indiquait une éducation supérieure à sa position ; et ce qui le touchait le plus, elle semblait plus affligée de la mort de son mari que de ses propres souffrances : chose assez rare chez une veuve qui a passé la quarantaine. On a coutume de dire que la jeunesse se console facilement des larcins de la tombe, l’âge mûr sait se consoler bien mieux encore. Quand mistress Elton se vit installée dans la Chaumière, elle regarda tout autour d’elle, puis elle fondit en larmes.

« Et William n’est pas ici ! dit-elle. Des amis !… Si nous avions seulement eu un ami pareil avant qu’il mourût ! »

Maltravers fut content que sa première pensée eût été plutôt de regret pour les morts que de reconnaissance pour les vivants. Pourtant mistress Elton était reconnaissante ; simplement, franchement, et profondément reconnaissante. Ses manières, sa voix, tout l’indiquait. Elle paraissait si heureuse quand son bienfaiteur venait la voir pour lui parler et lui demander de ses nouvelles avec une cordiale bonté, que Maltravers prit l’habitude de venir constamment, d’abord par compassion, et ensuite par des motifs égoïstes ; car il n’y a personne qui n’ait du plaisir à faire des heureux. Il avait vu si peu de gens qui se souciassent de lui, qu’il était peut-être flatté du respect plein de gratitude de cette humble étrangère.

Quand son cheval s’arrêta, la fille du paysan qui habitait la chaumière vint ouvrir en faisant une révérence ; c’était l’inviter à entrer. Il jeta les rênes sur la palissade de l’enclos, et il entra. Mistress Elton, qui était assise à la fenêtre ouverte, se leva pour le recevoir. Mais Maltravers la fit rasseoir, et la mit bientôt à l’aise. La femme qui occupait la chaumière et sa fille se retirèrent dans le jardin, et mistress Elton qui les avait regardées s’éloigner, dès qu’elles furent parties, s’écria soudain :

« Oh ! monsieur, je mourais d’envie de vous voir ce matin. Pardonnez-moi si je ne puis résister au désir de vous demander si j’ai rêvé… ou bien si… le jour où vous m’avez fait porter dans votre maison… j’ai vu… »

Elle s’arrêta soudain, et, bien qu’elle cherchât à se maîtriser, son émotion trop violente triompha de tous ses efforts ; elle se rejeta en arrière, pâle comme une morte, et respirant avec peine.

Maltravers surpris attendit qu’elle se fût remise.

« Je vous demande pardon, monsieur… je pensais aux jours passés ; et… mais je voulais vous demander si, lorsque j’étais étendue, presque sans connaissance, dans votre vestibule, il se trouvait d’autres personnes que vous et vos domestiques ?… ou bien ai-je vu, ajouta-t-elle en frissonnant, ai-je vu une morte ?

— Je me souviens, dit Maltravers, vivement ému par la question et le ton de cette femme, je me souviens qu’il y avait là une demoiselle.

— C’est cela ! c’est cela même ! s’écria la femme en se levant à demi, et en joignant les mains. Elle a passé devant cette chaumière il n’y a pas longtemps ; son voile était rejeté de côté, au moment où elle a tourné par ici son jeune et charmant visage. Son nom, monsieur ! oh ! dites-moi son nom ! C’était la même… la même figure qui a rayonné devant moi dans cette heure de douleur ! Je n’ai pas rêvé ! Je n’étais pas folle !

— Calmez-vous ; je ne crois pas que vous ayez jamais dû voir cette demoiselle auparavant. Elle se nomme miss Cameron.

— Cameron… Cameron ! » La femme secoua tristement la tête. « Non ! je ne connais pas ce nom-là. Et sa mère, monsieur ?… elle est morte ?

— Non ; sa mère vit encore. »

Une ombre s’étendit sur le visage de la malade ; après un moment de silence, elle dit :

— Mes yeux alors me trompent, monsieur ; et je sens en effet quelquefois que ma tête est malade, et que mes idées s’égarent. Mais la ressemblance était si grande ! et pourtant cette jeune demoiselle est encore plus jolie !

Les ressemblances sont bien trompeuses et bien capricieuses ; et elles dépendent plus de l’imagination que de la réalité. Quelquefois on découvre, entre deux figures tout à fait différentes, une ressemblance invisible aux autres. Mais à qui miss Cameron ressemble-t-elle ?

— À une personne qui est morte, monsieur ; morte depuis bien des années. Mais c’est une longue histoire qui pèse cruellement à ma conscience. Un jour, si vous voulez bien me le permettre, monsieur, j’allégerai ce fardeau, en vous la racontant.

— Si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi. Mais n’avez-vous pas d’amis, de parents, d’enfant qu’il Vous serait agréable de voir ?

— Des enfants ! non, monsieur ; je n’ai jamais eu qu’un enfant à moi (elle appuya sur ces derniers mots), et il est mort en pays étranger !

— Et vous n’avez pas d’autres parents ?

— Non, monsieur. Mon histoire est courte et simple. J’ai été élevée avec soin : j’étais fille unique. Mon père était un petit fermier ; il mourut lorsque j’avais seize ans, et j’entrai en service chez une bonne vieille dame. Elle et sa fille me traitèrent plus en compagne qu’en domestique. J’étais alors une jeune fille vaniteuse et étourdie, monsieur. Un jeune homme, fils d’un fermier des alentours, me faisait la cour, et je lui étais fort attachée ; mais nous n’avions d’argent ni l’un ni l’autre, et ses parents refusèrent leur consentement à notre mariage. Je fus assez sotte pour penser que si William m’eût aimée, il aurait dû tout braver pour moi, et sa prudence me froissa de telle sorte que j’épousai un autre homme que je n’aimais point. J’en fus bien punie, car ce dernier me maltraita, et s’adonna à la boisson. Je rentrai en service chez mes anciennes maîtresses pour lui échapper, car j’étais enceinte, et ses violences mettaient mes jours en danger. Il mourut subitement, ne laissant que des dettes. Après cela, un monsieur, un homme riche, à qui j’avais rendu service (ne vous méprenez pas, monsieur, si je vous dis que c’est un service dont je me repens), me donna de l’argent ; il m’en donna assez pour que je pusse épouser mon premier amant. William et moi, nous partîmes pour l’Amérique. Grâce à notre petit avoir, nous vécûmes plusieurs années à New-York, dans l’aisance ; et je fus longtemps heureuse, car j’avais toujours tendrement aimé William. Mon premier chagrin fut causé par la mort de l’enfant que j’avais eu de mon premier mari ; mais je ne pus longtemps me livrer à ma douleur. William spécula, comme tout le monde en Amérique, et nous perdîmes tout ce que nous possédions. Il était d’une santé délicate et ne pouvait travailler. À la fin il obtint une place de maître d’hôtel à bord d’un bâtiment qui faisait la traversée de New-York à Liverpool, et on me prit pour servir dans la cabine. Nous voulions venir à Londres, car je pensais que mon ancien bienfaiteur pourrait nous venir en aide, quoiqu’il n’eût jamais répondu aux lettres que je lui avais écrites. Mais mon pauvre William tomba malade en mer, et mourut en vue du port. »

Mistress Elton se mit à pleurer amèrement, mais tranquillement, comme une personne qui s’est familiarisée avec les larmes. Lorsqu’elle se fut remise, elle eut bientôt achevé son humble récit.

Rendue incapable de tout travail par le chagrin et une santé délabrée, elle se trouva seule dans les rues de Liverpool, sans autres moyens d’existence que les dons charitables des passagers et des marins du bâtiment par lequel elle était venue. Grâce à la petite somme qu’elle avait recueillie, elle était allée à Londres, où elle avait appris que son vieux protecteur était mort depuis longtemps, elle n’avait aucun droit à invoquer auprès de sa famille. Lors qu’elle avait quitté l’Angleterre, il lui restait un parent établi dans une ville du nord. Elle s’y rendit, pour voir s’évanouir sa dernière espérance : ce parent était mort aussi. Elle avait dépensé tout son argent, et il lui fallut mendier sur les routes et le long des chemins, ne sachant guère où elle allait, jusqu’au jour de l’accident qui lui avait valu un si généreux ami.

« Et telle est, monsieur, l’histoire de ma vie, dit-elle en terminant, à part quelques épisodes que je pourrai vous mieux raconter si je deviens plus forte. Mais vous m’excuserez maintenant.

— Et êtes-vous bien ici ? êtes-vous heureuse, ma pauvre amie ? Les gens avec qui vous êtes sont-ils bons pour vous ?

— Oh ! bien bons ! Chaque soir nous prions tous pour vous, monsieur. Si les bénédictions des pauvres peuvent porter bonheur aux riches, vous devez être heureux, monsieur ! »

Maltravers remonta à cheval, et revint chez lui le cœur plus léger que lorsqu’il était entré dans la chaumière. Mais le soir Cleveland se mit à parler de Vargrave et d’Éveline, de la bonne fortune du premier, et des charmes de l’autre ; et la blessure que Maltravers cachait si bien se remit à saigner.

« J’ai eu des nouvelles de Montaigne l’autre jour, dit Ermest, au moment où ils se retiraient pour la nuit, et sa lettre me décide. Si vous voulez bien de moi pour compagnon de voyage, je vous accompagne à Paris. Êtes-vous décidé à quitter Burleigh samedi prochain ?

— Oui ; cela nous donnera un jour pour nous remettre du bal de lord Raby. Votre offre me ravit. Il ne sera pas nécessaire que nous restions plus d’un jour ou deux à Londres. Cette excursion vous fera du bien, mon cher Ernest ; vous me paraissez plus triste que dans les premiers temps de votre retour en Angleterre. Vous vivez trop isolé ici ; Burleigh vous plaira davantage à votre retour. Et peut-être alors ouvrirez-vous plus volontiers les portes de votre vieux manoir à vos voisins et à vos amis. On s’y attend ; on compte sur vous pour représenter le comté aux élections prochaines.

— Je suis las de la politique, et je ne soupire qu’après la tranquillité.

— Mariez-vous à Paris ; et alors vous apprendrez que la tranquillité est un bien chimérique, » dit en riant le vieux garçon.



LIVRE V


CHAPITRE I


Faites comme ont fait les cieux ; oubliez votre faute, ils vous ont pardonné, pardonnez-vous vous-même.
(Shakespeare. — Conte d’hiver).
La plus douce compagne qu’ait jamais espérée l’homme.
(Le même).

Le pasteur de Brook-Green était assis sur le seuil de sa porte. La cure qu’il habitait était un bâtiment irrégulier, sans ensemble, mais pittoresque ; assez modeste pour être en rapport avec les ressources du prêtre, et pourtant assez vaste pour loger le titulaire. Cette maison avait été construite dans un siècle où les indigentes et pauperes, pour qui les universités ont été fondées, alimentaient plus que de nos jours les sources du ministère chrétien, et où il existait plus d’égalité entre le pasteur et son troupeau.

La porte, placée sous un porche rustique en ogive, où s’abritait de chaque côté un banc de chêne destiné aux visiteurs pauvres, donnait de plain-pied dans un antique parloir. Cette salle, bien simple, mais riante, était éclairée par une grande fenêtre basse, devant laquelle reposait, sur une table luisante d’un bois foncé, une grande Bible recouverte d’une housse de serge verte, et à côté, la Concordance, et le sermon du dimanche précédent, dans son enveloppe noire. À côté de l’âtre se trouvait un vaste fauteuil, vrai fauteuil de vieux garçon, garni d’un coussin de tapisserie. Un bureau en noyer, une ou deux autres tables, six chaises communes complétaient l’ameublement, avec deux ou trois cents volumes, rangés en ordre sur des rayons qui garnissaient les murailles, propres et lambrissées. Ce parloir était contigu à une autre pièce, à laquelle on montait par deux marches ; celle-ci était plus petite, mais plus luxueuse ; elle n’était habitée que les jours de fête, quand lady Vargrave, ou quelque autre paisible habitant du voisinage, venait prendre le thé chez le bon pasteur.

Le personnel domestique de l’humble ministre se composait d’une vieille femme de charge et de son petit-fils, jeune homme d’environ vingt-deux ans, à qui on confiait le soin de cultiver le jardin, de traire la vache, en un mot de faire tout ce qu’on lui demandait.

Cette digression nous a entraînés loin de M. Aubrey.

Le prêtre était donc assis, par une belle matinée d’été, sur le banc à gauche du porche, abrité des rayons du soleil par les branches épaisses d’un châtaignier, dont les larges rameaux ombrageaient la moitié de la petite pelouse qui séparait la maison des domaines silencieux de la mort et de l’éternelle espérance. Au-dessous d’une palissade ébréchée et envahie par la mousse, s’élevait le clocher du village ; à travers les arbres on apercevait, au-delà du cimetière, les murailles blanches du cottage de lady Vargrave, et plus loin, à l’horizon, quelques voiles sillonnaient les « vagues toujours agitées du majestueux océan ». Le vieillard jouissait paisiblement de la beauté de cette riante matinée, de la fraîcheur de l’air, de la chaleur des rayons vacillants, et peut-être plus encore des sereines pensées qui occupaient son esprit : fruits spontanés d’une âme contemplative et d’une conscience sans trouble. Il était à l’âge où l’on savoure avec le plus de volupté le simple sentiment de l’existence ; où l’aspect de la nature, et une conviction passive de la bonté de notre Père Tout-Puissant, suffisent à donner un bonheur ineffable et paisible, qu’on ne possède guère que lorsque le feu des passions s’est éteint, lorsque les souvenirs, plus vivants peut-être que naguère, se confondent dans les nuances adoucies du passé, et que la foi a poli leurs contours en émoussant leurs aspérités, lorsqu’il n’y a plus rien au-dedans qui puisse jeter de l’ombre sur les choses du dehors. À mesure que nous approchons du terme de la vie, les anges sont plus près de nous qu’auparavant. Il y a une vieillesse qui a plus de jeunesse de cœur que la jeunesse elle-même !

Le vieillard était donc assis là, quand la petite porte par laquelle il passait les dimanches pour se rendre de son humble demeure à la maison de Dieu, s’ouvrit sans bruit ; lady Vargrave entra.

Le prêtre se leva dès qu’il l’aperçut ; et les traits charmants de la dame s’illuminèrent d’une expression de doux plaisir, lorsqu’elle lui serra la main, et lui rendit ses salutations.

Il y avait une particularité dans la physionomie de lady Vargrave que j’ai rarement vue chez d’autres. Son sourire, singulièrement expressif, venait moins des lèvres que des yeux ; c’était en quelque sorte son front qui semblait sourire ; on eût dit que le nuage léger mais triste qui, malgré leur sérénité, voilait généralement ses traits, s’évanouissait tout à coup pour un moment.

Ils s’assirent sur le banc rustique ; la brise de mer se jouait dans les feuilles tremblantes du châtaignier qui les ombrageait.

« Je suis venue, comme de coutume, consulter mon excellent ami, dit lady Vargrave ; et, comme de coutume encore, c’est au sujet de notre Éveline absente.

— Avez-vous de ses nouvelles, ce matin ?

— Oui ; et sa lettre accroît l’inquiétude que fit d’abord naître en moi votre perspicacité, bien plus clairvoyante que la mienne.

— Vous parle-t-elle donc beaucoup de lord Vargrave ?

— Pas beaucoup, mais le peu qu’elle en dit laisse voir à quel point l’union que souhaitait tant mon pauvre mari lui répugne ; plus que jamais, assurément ! Mais ce n’est pas tout, ni ce qu’il y a de pis ; car vous savez que le feu lord avait prévu ce cas (il l’aimait avec tant de tendresse que son ambition pour elle ne prenait sa source que dans son affection). La lettre qu’il a laissée lui pardonne et la dégage, dans le cas où elle se révolterait contre le choix de l’époux qu’il aurait préféré lui donner.

— Lord Vargrave est peut-être un homme généreux ; il a l’air du moins d’un homme honnête et loyal ; il doit sentir que son oncle a déjà fait tout ce que réclamait la justice.

— Je le crois. Mais, comme je vous le disais, ce n’est pas tout ; je vous ai apporté la lettre d’Éveline pour vous la faire voir. Il me semble qu’il arrive ce que vous redoutiez. Ce M. Maltravers s’est emparé de toutes ses pensées, plus qu’elle ne le croit elle-même. Voyez comme elle s’arrête longuement sur tout ce qui le concerne, et comme, après s’être interrompue, elle revient encore et toujours au même Sujet. »

Le pasteur mit ses lunettes, et prit la lettre. C’était une chose étrange que de voir ce vieux prêtre aux cheveux blancs témoigner un intérêt si grave aux secrets d’un jeune cœur ! Mais ceux qui veulent se charger de diriger les âmes ne sauraient jamais avoir trop d’expérience pour sonder les cœurs !

Lady Vargrave regardait par-dessus son épaule tandis qu’il lisait, et de temps en temps elle posait le doigt sur les passages qu’elle désirait lui signaler. Le vieux prêtre inclinait la tête chaque fois, mais ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre jusqu’à ce qu’ils eussent achevé leur lecture.

Le pasteur alors replia la lettre, ôta ses lunettes, toussa et prit un air grave.

« Eh bien ? dit lady Vargrave avec inquiétude, eh bien ?

— Ma chère amie, cette lettre demande à être méditée, En premier lieu, il est évident pour moi, en dépit de la présence de lord Vargrave au presbytère, qu’il arrange les choses de manière à ne pas laisser la pauvre enfant maîtresse de rien conclure. Et en effet, pour un esprit d’une délicatesse et d’une droiture aussi remarquables, ce n’est pas une tâche facile.

— Écrirai-je à lord Vargrave ?

— Nous y réfléchirons. En attendant, ce M. Maltravers…

— Ah ! oui, ce M. Maltravers !

— L’enfant nous dévoile plus l’état de son cœur qu’elle ne le croit ; et pourtant je suis moi-même embarrassé. Observez qu’elle ne nous parle qu’une ou deux fois de ce colonel Legard dont elle a fait la connaissance ; tandis qu’elle nous parle longuement de M. Maltravers, et nous avoue l’effet qu’il a produit sur son esprit. Pourtant savez-vous que je redoute plus sa réserve au sujet du premier que toute la franchise avec laquelle elle trahit l’influence du dernier ? Il y a une grande différence entre une première fantaisie et un premier amour.

— Vraiment ? dit la dame d’un ton distrait.

— Et puis nous ne connaissons ni l’un ni l’autre cet homme singulier ; je veux dire Maltravers. Nous ne connaissons ni sa réputation, ni son caractère, ni ses principes : toutes choses dont Éveline me peut juger par elle-même, parce qu’elle est trop jeune et trop innocente. Il y a cependant une chose dans sa lettre qui milite en faveur de Maltravers.

— Laquelle ?

— Il s’éloigne d’elle. C’est là, s’il a découvert le secret d’Éveline, ou bien s’il s’est aperçu que sa présence a trop de charmes pour lui, c’est là, dis-je, la ligne de conduite que devait suivre une âme loyale et courageuse.

— Pourquoi ? s’il l’aime !

— Oui ; mais tant qu’il croira que sa main est promise à un autre…

— C’est juste. Que faire, si Éveline aime, et qu’elle aime seule ? Ah ! c’est le malheur de toute une existence !

— Peut-être serait-il préférable qu’elle revînt ici, dit M. Aubrey ; et pourtant, s’il est déjà trop tard, si ses affections sont engagées, nous resterions toujours dans l’ignorance des principes et des qualités morales de l’objet de son affection. Lui-même il ne connaîtrait peut-être jamais la véritable nature de l’obstacle que lui opposent les droits de lord Vargrave.

— Si j’allais la rejoindre ? Vous savez combien je redoute de me rencontrer avec des personnes étrangères, combien je crains la curiosité, les doutes, les questions, combien… (la voix de lady Vargrave devint tremblante) combien je suis peu propre à… à… »

Elle s’arrêta court, et une légère rougeur colora ses joues.

Le curé la comprit et se sentit tout attendri.

« Chère amie, dit-il, voulez-vous me confier cette mission ? Vous savez combien certains souvenirs rendent Éveline chère à mon cœur ! Peut-être serai-je, mieux que vous, à même d’observer en silence si cet homme est digne d’elle, s’il est capable de faire son bonheur ; peut-être, mieux que vous, pourrai-je découvrir exactement la nature des sentiments qu’elle éprouve pour lui ; peut-être aussi, mieux que vous, pourrai-je arriver à une explication avec lord Vargrave.

— Vous avez toujours été mon meilleur ami, dit la dame avec émotion ; combien ne vous dois-je pas déjà ? Quelles espérances au-delà de la tombe ! Quelles…

— Chut ! interrompit le curé avec douceur ; c’est votre bon cœur, c’est la pureté de vos intentions, qui ont accompli votre expiation ; permettez-moi d’espérer aussi qu’elles vous ont réconciliée avec vous-même. Mais revenons à notre Éveline. Pauvre enfant ! combien le ton de découragement de cette lettre rappelle peu sa gaîté, l’enjouement qu’elle montrait quand elle était auprès de nous ! Nous avons cru bien faire ; et pourtant nous avons peut-être eu tort de l’abandonner à des étrangers. Et ce Maltravers ! Éveline, par son enthousiasme et sa vive admiration du génie, était déjà à demi préparée à se l’imaginer telle qu’elle le dépeint. Il doit y avoir un charme dans ses ouvrages que je n’y ai point aperçu, car vous-même, par moments, vous paraissez en subir l’influence.

— Parce qu’ils me rappellent la manière dont il parlait, dont il pensait, lui. Si ce Maltravers lui ressemblait sous d’autres rapports, Éveline serait certainement bien heureuse !

— Et si, maintenant que vous êtes libre, il vous arrivait de le rencontrer, lui, demanda le prêtre avec intérêt ; si son souvenir vous était resté fidèle comme lui est resté le vôtre, et s’il vous offrait la seule compensation qui lui soit possible en dédommagement de tout ce que vous a coûté la faute de sa jeunesse, si un pareil hasard se présentait parmi les vicissitudes de la vie, vous… »

Le prêtre s’arrêta soudain, frappé de l’extrême pâleur de lady Vargrave, et du tremblement qui agitait ses membres délicats.

« S’il arrivait une pareille chose, dit-elle à voix très basse ; si nous devions nous revoir, et qu’il fût (ainsi que vous et mistress Leslie semblez le penser) pauvre et d’une naissance obscure ; si ma fortune pouvait lui venir en aide, et que mon amour pût encore, toute changée, toute vieillie que je sois… oh ! ne me parlez pas de cela ! je ne puis supporter la pensée d’un pareil bonheur !… Et pourtant, s’il m’était seulement permis de le revoir avant de mourir ! »

Elle joignit les mains avec ferveur en prononçant ces paroles, et la rougeur qui couvrit son visage y répandit tant d’éclat et de fraîcheur, qu’Éveline même, en ce moment, n’eût guère paru plus jeune.

« Assez ! dit-elle, après un moment de silence, lorsque cet éclat passager se fut évanoui. Ce n’est là qu’une vaine espérance. Tout amour terrestre est enseveli pour moi ; et mon cœur est là-haut ! »

Elle montra le ciel, et tous deux gardèrent le silence.


CHAPITRE II

Quibus otio vel magnificè, vel molliter, vivere copia erat ; incerta pro certis malebant.
(Salluste.)

Lord Raby, un des plus riches et des plus magnifiques patriciens de l’Angleterre, était peut-être plus fier de ses distinctions provinciales que de l’élévation de son rang et du grand ton de sa femme. Les superbes châteaux, les immenses domaines de notre noblesse anglaise, tendent, en dépit de la liberté, de l’activité et de la grandeur commerciale de notre peuple, à conserver chez nous, plus que chez toute autre nation, les attributs de l’aristocratie normande. Dans son comté, le grand seigneur est un petit prince ; sa maison est une cour ; et tous les propriétaires d’alentour tirent vanité de ses domaines et de sa munificence. Ils se plaisent à parler des amusements et des fêtes du comte ou du duc, tout autant que Dangeau se plaisait aux commérages de Versailles.

Lord Raby, tout en affectant, en sa qualité de lieutenant du comté, de me faire aucune distinction politique entre tel squire et tel autre, également hospitalier et affable vis-à vis de tous, donnait pourtant, par cette absence même d’exclusion, le ton à la politique de tout le comté ; et il ralliait à son parti beaucoup de personnes, qui jadis pensaient tout différemment quant aux mérites respectifs des Whigs et des Tories. Un homme puissant ne se déprécie jamais autant que lorsqu’il montre de l’intolérance, ou qu’il affiche le droit de persécuter les gens.

« Mes tenanciers voteront absolument comme il leur plaira, » disait lord Raby ; et jamais on n’avait vu un de ses vassaux voter contre son désir. Il surveillait d’un œil vigilant tous les intérêts du comté, et se conciliait tous les propriétaires. Non-seulement il n’avait jamais perdu un ami, mais il maintenait en bonne intelligence un faisceau de partisans dont le nombre s’accroissait constamment.

Le collègue de Sir John Merton au parlement était un jeune homme, lord Nelthorpe, qui ne pouvait plus dire trois mots dès qu’on lui retirait son chapeau ; un habitué infatigable d’Almacks, qui non-seulement ne se faisait pas entendre au parlement, mais y était même invisible. Il n’y avait aucune probabilité qu’il fût réélu. Le comte de Mainwaring, père de lord Nelthorpe, avait été récemment élevé à la pairie ; et, après lord Raby, c’était le plus riche patricien du comté. Or, bien qu’ils eussent, à peu de chose près, les mêmes opinions politiques, lord Raby haïssait lord Mainwaring. Ils étaient trop rapprochés l’un de l’autre ; ils se gênaient mutuellement ; ils avaient la jalousie de deux souverains limitrophes.

La pensée de se débarrasser de lord Nelthorpe ravissait lord Raby ; ce serait un coup bien sensible porté à l’influence des Mainwaring. Le parti de lord Raby cherchait donc un nouveau candidat ; et l’on avait beaucoup parlé de Maltravers. Il est vrai que, lorsqu’il était au parlement, quelques années auparavant, Maltravers différait dans ses opinions politiques de lord Raby et de son parti. Mais il y avait longtemps qu’il ne s’était occupé de politique ; il n’avait émis aucune opinion ; il était intimement lié avec les Merton, fort actifs dans les élections ; de plus on le supposait mécontent, et les hommes politiques ne croient qu’au mécontentement politique. On se répétait tout bas que Maltravers était devenu plus sage, qu’il avait changé de manière de voir. On citait, à l’appui de cette assertion, quelques remarques, plus théoriques que pratiques, qu’on lui avait entendu faire. Puis les partis s’était bien modifiés depuis que Maltravers avait quitté la scène d’action ; de nouvelles questions s’étaient présentées, tandis que les anciennes avaient cessé d’être.

Lord Raby et ses partisans pensaient que si Maltravers voulait bien s’unir à eux, nul ne pouvait faire mieux leur affaire. Les partis aiment encore mieux les nouveaux convertis que les adhérents fidèles : l’élévation d’un homme dans sa carrière date généralement du jour où il a su changer de bord au bon moment. La haute réputation de Maltravers, son rang dans sa province comme représentant de la plus ancienne famille non titrée du comté, son âge qui unissait à l’énergie de la jeunesse l’expérience de l’âge mûr, tout s’accordait, pour lui faire donner la préférence sur des hommes plus riches. Lord Raby avait témoigné au seigneur de Burleigh une courtoisie flatteuse et marquée. Il fit en sorte que la fête brillante qu’il allait donner parût un hommage offert à cet illustre voisin, revenu pour fixer sa demeure dans son domaine patrimonial, tandis qu’en réalité cette fête devait seconder les desseins électoraux de lord Raby, servir à présenter Maltravers au comté comme sous le patronage du marquis, et enfin étayer des projets politiques qui allaient bien plus avant que la représentation du comté.

Lord Vargrave, pendant son séjour au presbytère de Merton, avait fait plusieurs visites à Knaresdean, et avait eu plusieurs entretiens particuliers avec le marquis. Le résultat de ces entretiens fut une étroite union de desseins et d’intérêts entre les deux gentilshommes. Mécontent de la conduite politique du gouvernement, lord Raby l’était aussi de ce que, par suite de diverses raisons de parti, un noble d’un rang inférieur au sien, et, selon lui, d’une moindre influence, avait obtenu sur lui la préférence dans une récente nomination à l’ordre des chevaliers de la Jarretière. Si Vargrave possédait un talent, c’était celui de découvrir la fibre sensible des hommes qu’il cherchait à gagner et de faire concourir les vanités des autres au service de son ambition.

Les fêtes de Knaresdean donnaient à lord Raby l’occasion de réunir chez lui les personnages les plus importants parmi Ceux qui pensaient et qui agissaient de concert avec lord Vargrave ; et, dans ce secret sénat, les opérations de la session suivante devaient être sérieusement discutées et gravement arrêtées.

Le jour qui devait se terminer par le bal de Knaresdean, lord Vargrave partit avant les autres membres de la famille Merton, car il était invité à dîner avec le marquis. À Knaresdean, il trouva lord Saxingham et plusieurs autres diplomates, arrivés de la veille, en conférence particulière avec lord Raby. Vargrave qui brillait toujours plus dans la diplomatie des combinaisons de parti que dans l’arène du parlement, apporta sa pénétration, son énergie et sa fermeté de décision, au milieu de conseils hésitants et timides. Il resta un instant dans le salon après que la première cloche eut fait partir les autres invités.

« Mon cher lord, dit-il alors, bien que personne ne fût plus content que moi de gagner Maltravers à notre cause, je doute beaucoup que vous y réussissiez. D’une part il me semble tout à fait dégoûté de la politique et du parlement ; et de l’autre, j’imagine que les bruits qu’on fait courir relativement à son changement d’opinions sont, sinon complètement dépourvus de fondement, du moins empruntés à de fausses interprétations. De plus, à dire toute la vérité, je ne le crois pas homme à se laisser aveugler par des flatteries et attirer dans le giron d’un parti quelconque ; vous verrez un beau jour votre oiseau s’envoler quand vous aurez gaspillé inutilement un baquet de sel sur sa queue.

— C’est bien possible, dit lord Raby en riant ; vous le connaissez mieux que moi. Mais nous avons plusieurs choses en vue dans cette affaire : des choses trop locales pour vous intéresser. En premier lieu, nous abaisserons l’influence des Nelthorpe, rien qu’en leur montrant que nous songeons à élire un nouveau candidat ; en second lieu, nous ferons naître une manifestation de sentiments qui serait impossible si nous ne possédions un centre d’attraction ; troisièmement, nous éveillerons une certaine émulation parmi les autres gentilshommes du comté, et si Maltravers refusait, nous aurions d’autres candidats ; quatrièmement enfin, en supposant que Maltravers n’ait pas changé d’opinions, nous le rendrons suspect au parti auquel il appartient véritablement, et qui deviendrait assez formidable s’il en était le chef. En somme, ce n’est là que de la tactique de comté, que naturellement vous ne devez pas trop comprendre.

— Je vois que vous avez raison. Dans tous les cas vous aurez l’occasion de présenter au comté une des plus jolies personnes qui aient jamais embelli les salons de Knaresdean, bien que ce ne soit peut-être pas à moi qu’il appartienne de le dire.

— Ah ! miss Cameron ! j’ai beaucoup entendu parler de sa beauté. Vous avez du bonheur, Vargrave ! À propos, devons-nous parler de cet engagement ?

— Mais vraiment, mylord, c’est une chose si généralement connue maintenant, que vouloir la cacher, ce serait affecter une fausse délicatesse.

— Fort bien ; je comprends.

— Que je vous ai donc retenu longtemps ! mille pardons ! Je n’ai que tout juste le temps de m’habiller. Dans quatre ou cinq mois d’ici il faudra que je me souvienne de vous laisser plus de temps pour votre toilette.

— Moi ?… comment ?

— Oh ! le duc de *** ne peut vivre longtemps. Et j’ai toujours remarqué que lorsqu’un bel homme a la Jarretière, il lui faut toujours beaucoup de temps pour tirer ses bas.

— Ah ! ah ! ah ! que vous êtes amusant, Vargrave !

— Ah ! ah ! Il faut que je me sauve ! »

« Plus on donnera de publicité à cet engagement, et plus il sera difficile pour Éveline de se montrer récalcitrante au moment critique, se dit tout bas Vargrave en fermant la porte. C’est ainsi que je fais tourner toutes choses à mon profit ! »

Les convives étaient assemblés dans le grand salon, quand on annonça Maltravers et Cleveland, également invités au banquet. Lord Raby reçut le premier avec un empressement marqué ; et l’imposante marquise l’honora de son plus gracieux sourire. On échangea de cérémonieuses présentations avec les autres invités ; et ce ne fut qu’après avoir fait le tour du salon que Maltravers aperçut, assis tout seul, dans un coin où il s’était réfugié quand Maltravers était entré, un vieillard aux cheveux blancs… c’était lord Saxingham ! La dernière fois qu’il s’étaient rencontrés, c’était auprès du lit de mort de Florence ; et le vieillard oublia, pour le moment, le titre de duc qu’il ambitionnait, et le rang de premier ministre qu’il rêvait ! Son cœur s’envola auprès de la tombe de son unique enfant ! Ils s’abordèrent et se serrèrent la main silencieusement. Vargrave, dont le regard les épiait, Vargrave dont les artifices avaient privé ce vieillard de son enfant, n’éprouva pas un remords ! Vivant toujours dans l’avenir, il semblait qu’il eût perdu la mémoire du passé. Il ne connaissait pas le regret. C’est une des conditions de l’existence des hommes qui appartiennent complétement au monde, qu’ils ne regardent jamais en arrière.

Le signal fut donné. Les invités passèrent, selon l’ordre voulu, dans la salle de banquet, pièce spacieuse et élevée, qui avait été décorée en dernier lieu par Inigo Jones, bien que le plafond massif, avec ses mascarons antiques et grotesques accusât une date bien plus ancienne, et fît contraste avec les pilastres corinthiens qui ornaient les murs et soutenaient la galerie de musique. Cette galerie était ornée de drapeaux et d’insignes guerriers. L’aigle de Napoléon, témoignage des services militaires du frère de lord Raby, officier de cavalerie qui s’était distingué à Waterloo, était placée à côté d’une bannière aux couleurs plus vives et plus brillantes, emblème de la gloire martiale de lord Raby lui-même, en sa qualité de colonel des volontaires du comté de B***.

La musique retentissait du haut de la galerie : la vaisselle plate étincelait sur la table : les ladies portaient des diamants, et les gentilshommes qui en avaient portaient des décorations. C’était une belle chose à voir que ce banquet ! Il était digne d’un lord-lieutenant, dont les ancêtres avaient fait trembler les rois quand ils ne s’étaient pas alliés à eux par des mariages. Mais il y avait peu de conversation, et point de gaîté. Quelques personnes à un bout de la table buvaient avec d’autres à l’autre bout ; les messieurs et les dames assis côte à côte échangeaient languissamment à voix basse quelques rares monosyllabes. D’un côté Maltravers était flanqué par une lady je ne sais quoi, qui était un peu sourde, et qui avait une peur affreuse qu’il ne lui parlât grec ; de l’autre côté, il avait pour voisin sir John Merton, fort poli, fort cérémonieux, et causant par intervalles des affaires du comté, d’un ton mesuré, avec la saccade parlementaire à chaque fin de phrase.

Vers la fin du dîner, sir John devint un peu plus diffus, quoique sa voix se fût abaissée jusqu’au chuchotement.

« Je crains que nous n’ayons une rupture dans le cabinet avant que le parlement s’assemble.

— Vraiment ?

— Oui ; Vargrave et le premier ministre ne pourront s’accorder longtemps. C’est un homme de moyens que Vargrave ! mais il n’a pas dans le pays des intérêts de fortune assez considérables en jeu pour un chef de parti.

— Tout homme met sa réputation en jeu ; et si cette réputation est bonne, je me suppose pas qu’on puisse rien hasarder de mieux ?

— Hum !… oui… c’est vrai. Mais cependant quand un homme a des terres et de l’argent, ses opinions, dans un pays comme celui-ci, ont à juste titre plus de poids. Si, par exemple, Vargrave avait la fortune de lord Raby, il n’y aurait pas d’homme préférable comme chef, comme premier ministre même. Nous pourrions être sûrs alors qu’il n’aurait pas d’intérêts personnels à servir ; il ne compromettrait pas son parti. Vous comprenez ?

— Parfaitement.

— Je ne suis pas un homme de parti, comme vous devez vous en souvenir ; en effet, vous et moi nous avons souvent voté de concert sur les mêmes questions. Les actes, et non les hommes : telle est ma maxime ; mais pourtant je n’aime pas à voir placer les gens au-dessus du rang qui leur appartient.

— Maltravers, un verre de vin, dit lord Vargrave de l’autre bout de la table. Voulez-vous vous joindre à nous, sir John ? » Sir John s’inclina.

« Vargrave est assurément un homme charmant, et un bon orateur, reprit-il ; mais pourtant on dit qu’il est loin d’être riche, et qu’il est même gêné. Cependant quand il épousera miss Cameron, cela pourra considérablement changer la face de ses affaires, lui donner une position plus respectable, plus considérée. Savez-vous le chiffre de la fortune de cette jeune personne ? quelque chose d’immense, n’est-ce pas ?

— Oui, je crois… je n’en sais rien.

— Mon frère dit que Vargrave est extrêmement aimable. La jeune personne est fort belle, presque trop belle pour qu’on en fasse sa femme ; n’êtes-vous pas de cet avis ? Les beautés font très-bien dans une salle de bal ; mais elles ne conviennent pas aussi bien dans la vie domestique. Je suis sûr que sur ce point vous êtes d’accord avec moi. J’ai entendu dire aussi que miss Cameron est un peu savante ; mais on dit tant de méchancetés dans une société de province ! On y est si malveillant ! Je suis bien tenté de croire qu’elle n’est pas plus savante que la plupart des jeunes demoiselles, la pauvre enfant ! Qu’en pensez-vous ?

— Miss Cameron est, je crois, fort… fort instruite. Ainsi donc vous croyez que le ministère actuel ne tiendra pas ?

— Je ne dis pas cela ; bien loin de là. Mais je crains qu’il n’y ait quelques changements. Cependant si les gentilshommes de province se tiennent par la main, je ne doute pas que nous ne puissions résister à la tempête. L’intérêt territorial, monsieur Maltravers, est le grand point d’appui de ce pays, son ancre de salut en quelque sorte ; je suppose que lord Vargrave, qui paraît, à vrai dire, avoir des idées saines, placera la fortune de miss Cameron en terres. Mais quoiqu’on puisse acheter un domaine, on ne peut acheter des ancêtres, monsieur Maltravers ! Vous et moi devons en rendre grâces au ciel. À propos qu’était donc la mère de miss Cameron, lady Vargrave ? Une personne de basse extraction, je le crains ; personne ne le sait.

— Je ne connais pas lady Vargrave. Votre belle-sœur en parle dans les termes les plus flatteurs. Et la fille est par elle-même une garantie suffisante des vertus de la mère.

— Oui, d’ailleurs Vargrave n’a pas lieu, lui non plus, de tirer grande vanité de sa famille ; d’un côté du moins. »

Les dames quittèrent la salle de banquet, les messieurs reprirent leurs sièges. Lord Raby fit à sir John une remarque sur les affaires politiques, et tous les convives suivirent sur-le-champ son exemple.

« Il est mille fois dommage, sir John, dit lord Raby, que vous n’ayez pas un collègue plus digne de vous. Nelthorpe ne fait jamais partie d’un comité, n’est-ce pas ?

— Je ne puis pas dire que ce soit un membre bien zélé ; mais il est jeune, et nous devons nous montrer indulgents à son égard, » dit sir John discrètement ; car il n’avait nul désir de se défaire de son collègue ; il lui était assez agréable d’être le seul membre utile du comté.

« Dans un moment comme celui-ci, dit lord Raby avec solennité, il ne doit pas y avoir d’indulgence pour une négligence systématique de ses devoirs. Nous aurons une session orageuse ; l’opposition n’est plus à mépriser ; peut-être une dissolution est-elle plus prochaine que nous ne le pensons : quant à Nelthorpe il ne peut être réélu.

— Pour cela j’en suis bien convaincu, dit un gros gentilhomme campagnard, dont l’influence était grande dans le comté. Non-seulement il s’est absenté le jour où l’on a discuté la grande question de la bière, mais il n’a jamais répondu à la lettre que je lui ai écrite au sujet de la Compagnie des Canaux.

— Il n’a pas répondu à votre lettre ! s’écria lord Raby, en levant les mains et les yeux au ciel d’un air plein de stupéfaction et d’horreur. Quelle conduite ! Ah ! monsieur Maltravers, vous êtes l’homme qu’il nous faudrait !

— Écoutez, écoutez ! s’écria le gros squire.

— Écoutez ! » répéta Vargrave ; et cette exclamation approbative fit le tour de la table.

Lord Raby se leva.

« Messieurs, dit-il, remplissez vos verres. À la santé de notre illustre voisin ! »

Toute la société applaudit, et chacun de ses membres, à tour de rôle, sourit, s’inclina, et but à la santé de Maltravers, qui, bien que pris à l’improviste, vit sur-le-champ la ligne de conduite qu’il devait suivre. Il remercia simplement et en peu de mots ; et sans relever particulièrement l’allusion de lord Raby, il dit incidemment qu’il s’était retiré de la vie politique, pour quelques années certainement, et peut-être pour toujours.

Vargrave lança à lord Raby un sourire significatif, et se hâta de diriger la conversation vers les discussions politiques. Concentré dans l’orgueilleux dédain que lui inspirait ce qu’il considérait comme des luttes de factions se disputant des jouets et des ombres, Maltravers demeura silencieux. Et bientôt on se leva de table pour se rendre à la salle du bal.


CHAPITRE III

Le plus grand défaut de la pénétration n’est pas de n’aller point jusqu’au bout, c’est de le passer.
(La Rochefoucauld.)

Éveline avait attendu le bal de Knaresdean avec des sentiments plus sérieux que ceux qui enflamment habituellement l’imagination d’une jeune fille, fière de sa toilette, et sûre de ses charmes. Qu’elle aimât ou qu’elle n’aimât pas Maltravers selon la véritable acception du mot amour, il est certain que celui-ci avait acquis un empire bien puissant sur l’esprit et l’imagination de la jeune fille. Elle prenait le plus profond intérêt à son bonheur, elle était on ne peut plus inquiète d’obtenir son estime ; elle éprouvait le plus cruel regret à la pensée qu’il pût y avoir de la froideur entre eux. À Knaresdean elle devait rencontrer Maltravers ; au milieu de la foule, il est vrai ; mais enfin elle le rencontrerait ; elle le verrait dominer de sa supériorité tout son entourage ; elle l’entendrait louer ; elle le verrait en butte à l’observation de tous. Mais il y avait en elle une autre source de joie plus profonde encore : elle avait reçu le matin même une lettre d’Aubrey dans laquelle il lui annonçait son arrivée pour le jour suivant. Cette lettre, bien qu’affectueuse, était courte. Éveline était absente depuis plusieurs mois : lady Vargrave était impatiente de la voir de retour ; cependant elle lui laissait le libre choix de revenir avec le pasteur, ou de rester. Or, sans compter le plaisir qu’elle éprouverait à revoir le cher vieillard, à apprendre de sa bouche que sa mère était heureuse et bien portante, Éveline saluait dans son arrivée les moyens de sortir de sa position vis-à-vis lord Vargrave. Elle confierait à Aubrey la répugnance croissante que lui inspirait cette union ; il parlerait au prétendant éconduit ; et puis… et puis… la pensée de Maltravers lui revint-elle à l’esprit ? Non ! Je crains bien que ce ne fût pas le souvenir de Maltravers qui la fit sourire et soupirer ! Étrange enfant, qui ne sais pas toi-même ce que tu désires ! Mais à ton âge il en est peu qui le sachent !

Avec l’enjouement de l’espérance, toute la satisfaction d’une élégante toilette et d’une beauté qui commençait à avoir conscience d’elle-même, Éveline entra rieuse et légère dans la chambre de Caroline. Miss Merton avait déjà renvoyé sa femme de chambre, et elle était assise près de son bureau, sa tête rêveuse penchée sur sa main.

« Est-il temps de partir ? dit-elle en levant les yeux. Allons ! nous mettrons papa, le cocher, et même les chevaux de bonne humeur. Que vous êtes bien ainsi ! Véritablement, Éveline, vous êtes bien belle ! »

Et elle contempla avec une admiration franche, mais non sans envie, cette taille de fée si arrondie et pourtant si mignonne, et ce visage qui semblait rougir de ses charmes.

« C’est un compliment que je puis vous renvoyer, assurément, dit Éveline, en riant, d’un air confus.

— Oh ! quant à moi, je suis assez bien aussi, dans mon genre : et plus tard, sans doute, nous serons des beautés rivales. J’espère que nous resterons bonnes amies, et que nous gouvernerons le monde, en nous en partageant l’empire. Ne soupirez-vous pas après le bruit, le mouvement, l’ambition de Londres ? Car l’ambition nous est possible comme aux hommes !

— Non vraiment, répondit Éveline en souriant ; je pourrais sans doute être ambitieuse ; mais ce ne serait pas pour moi ; ce serait…

— Pour un mari peut-être ; alors vous aurez amplement de quoi exercer cette ambition-là ; lord Vargrave…

— Encore lord Vargrave ? »

Le sourire d’Éveline s’évanouit, et elle détourna la tête.

« Ah ! dit Caroline, c’est moi qui aurais fait une excellente femme à lord Vargrave ! C’est dommage qu’il ne soit pas de cet avis ! Enfin, il faudra que je m’arrange sans lui, et que je devienne une maîtresse femme ! Ainsi vous trouvez que je suis bien, ce soir ? J’en suis contente, car lord Doltimore se laisse guider par ce qu’il entend dire autour de lui.

— Ce n’est pas sérieux ce que vous dites au sujet de lord Doltimore ?

— Si ; c’est malheureusement très-sérieux !

— Impossible ! vous ne parleriez pas ainsi si vous l’aimiez.

— L’aimer ! non !… j’ai seulement l’intention de l’épouser. »

Éveline était révoltée, mais pourtant incrédule encore.

« Vous aussi, vous épouserez un homme que vous n’aimez pas ?… C’est notre destin !

— Jamais !

— Nous verrons. »

Éveline sentit son cœur se resserrer, et sa gaîté s’évanouit.

« Voyons, dites-moi, dit Caroline en appuyant sur la plaie, ne trouvez-vous pas que cette surexcitation, tout imparfaite, toute provinciale qu’elle soit, le sentiment de sa beauté, l’espérance des conquêtes, la conscience de son empire, ne trouvez-vous pas que tout cela soit préférable à l’ennuyeuse monotonie d’un cottage dans le Devonshire ? Soyez franche…

— Non, non, certes ! répondit Éveline avec entraînement et en pleurant ; tout cela ne vaut pas une heure auprès de ma mère, un sourire de ses lèvres !

— Alors, dans vos visions de mariage, vous ne rêvez que roses et tourterelles !… L’amour dans une chaumière !

— L’amour au foyer domestique, que ce soit dans un palais ou une chaumière, répondit Éveline.

— Le foyer domestique ! répéta Caroline avec amertume ; le foyer domestique ! c’est le synonyme anglais du mot français ennui. Mais j’entends papa sur l’escalier. »

Une salle de bal ! quel tableau de lieux communs ! Vulgarisé dans les romans ; insipide dans la vie ordinaire. Et pourtant chaque salle de bal a pour tous les caractères et tous les âges un cachet, un sentiment qui lui est propre. Il y a quelque chose dans les lumières, dans la foule, dans la musique, qui sert à raviver mille pensées du domaine de la fantaisie et du roman. Pour les hommes qui ont passé un certain âge, c’est un spectacle plein de mélancolie. Il ressuscite ces images légères et gracieuses qui se rattachent aux désirs errants de la jeunesse : fantômes qu’on a rencontrés sur son chemin, qu’on a pris pour l’amour, mais qui n’étaient pas lui ; qui avaient la grâce et le charme, mais non la passion, le tragique du véritable amour. Que de vagues souvenirs, des premiers et des plus doux, sont éveillés par ces parquets frottés de craie, par cette musique douloureusement joyeuse, par ces recoins silencieux et isolés où l’on a échangé de ces paroles qui errent aux alentours du cœur sans y pénétrer. Isolés, sans sympathies, retirés dans cette sagesse plus austère qui vient à la suite des passions véritables, nous voyons les autres poursuivre à l’envi ces papillons brillants, qui ont cessé de nous éblouir, parmi ces fleurs qui ont perdu à tout jamais leur parfum pour nous.

C’est un des spectacles qui nous rappellent le plus vivement que nous ne sommes plus jeunes ! Nous nous y trouvons de si près en contact avec la jeunesse et les plaisirs éphémères qui nous plaisaient jadis, et qui ont désormais perdu pour nous tout leur charme : Heureux l’homme qui peut quitter les plaisirs bruyants du monde avec la pensée qu’un œil vigilant, qu’un cœur aimant l’attend chez lui. Mais ceux qui n’ont pas de famille (et le nombre en est grand !), ne se sentent jamais plus isolés, plus tristes, plus désenchantés qu’au milieu de ces foules joyeuses !

Rêveur et distrait, Maltravers s’appuyait contre la muraille, et quelques réflexions de ce genre occupaient peut-être son esprit, au milieu des plumes qui ondulaient et des diamants qui étincelaient autour de lui. Toujours trop fier pour être vaniteux, le monstrari digito ne l’avait pas flatté, même au début de sa carrière. Et maintenant il n’observait ni les yeux qui cherchaient son regard, ni les chuchotements qui souhaitaient d’être entendus. Riche, bien né, garçon, et jeune encore, Ernest Maltravers, dans la sphère étroite d’une province, eût été par lui-même un point de mire pour la diplomatie des mères et des filles ; l’éclat de sa réputation augmentait nécessairement l’intérêt et élargissait le cercle des curieux et des observateurs.

Tout à coup cependant, un nouvel objet d’attention excita une nouvelle sensation ; de nouveaux murmures traversèrent la foule, et firent sortir Maltravers de sa rêverie. Il leva les yeux, et vit que tous les yeux étaient fixés sur une femme ! Son regard rencontra celui d’Éveline Cameron !

C’était la première fois qu’il voyait cette belle jeune fille dans tout l’éclat et l’importance de son rang, comme héritière de l’opulent Templeton ; la première fois qu’il la voyait fêter par la foule, qui eût admiré sa fortune dans son visage, quand même elle eût été laide. Et lorsque, rayonnante de jeunesse, ses joues charmantes colorées par l’incarnat du plaisir, elle frappa ses regards, il se dit tout bas :

« Aurais-je pu souhaiter qu’une personne pour qui le monde est si nouveau, unît son sort à un homme rassasié, las de tout ce qui lui plaît et l’enchante ? Eût-il été juste que je l’arrachasse à une admiration qui, à son âge, et pour son sexe, a tant de charme et de douceur ? Ou, d’un autre côté, aurais-je pu redevenir jeune comme elle, et partager des sentiments que le temps m’a appris à mépriser ? Mieux vaut ce qui est ! »

Influencé par ces pensées, l’accueil de Maltravers désappointa et affligea Éveline, sans qu’elle sût pourquoi ; il était contraint et grave.

« N’est-ce pas que miss Cameron est jolie ? dit tout bas mistress Merton, qui donnait le bras à l’héritière. Remarquez-vous l’effet qu’elle produit ? »

Éveline entendit ces paroles, et rougit en regardant Maltravers à la dérobée. Il y avait quelque chose de triste dans l’admiration qui se lisait au milieu de ses regards profonds et sérieux.

« Partout, dit-il avec calme, et du même ton, partout où miss Cameron paraîtra, elle éclipsera les autres. »

Il se tourna vers Éveline, et dit en souriant :

« Il faudra vous accoutumer à l’admiration ; dans une année ou deux les avantages dont vous êtes douée ne vous feront plus rougir !

— Et vous aussi, vous contribuez à me gâter ! Fi donc !

— Est-il donc si facile de vous gâter ? Si jamais je vous rencontre plus tard, vous trouverez mes compliments bien froids auprès du langage habituel des autres.

— Vous ne me connaissez pas. Peut-être ne me connaîtrez-vous jamais.

— Je me contente des belles pages que j’ai déjà lues.

— Où donc est lady Raby ? demanda mistress Merton. Ah ! je la vois ; il faut, ma chère Éveline, que nous nous présentions à notre hôtesse. »

Les dames s’éloignèrent ; et lorsque Maltravers revit Éveline, elle était avec lady Raby ; lord Vargrave se tenait à ses côtés.

Les murmures qui se faisaient entendre autour de lui étaient devenus plus distincts.

« Elle est vraiment bien jolie ! et si jeune ! est-il bien vrai qu’elle va épouser lord Vargrave ? quelle différence d’âge ! c’est véritablement un sacrifice !

— Pas trop. Il est si aimable ; et puis c’est encore un bel homme. Mais êtes-vous sûr que ce soit une affaire arrangée ?

— Oh oui ! c’est lord Raby lui-même qui me l’a dit. Le mariage aura lieu très-prochainement.

— Savez-vous ce qu’était sa mère ? Je ne puis réussir à le découvrir.

— Mais rien d’extraordinaire. Vous savez que feu lord Vargrave était un homme de basse naissance. Je crois que lady Vargrave était une veuve de son rang. Elle vit dans une retraite absolue.

— Comment vous portez-vous, monsieur Maltravers ? Je suis bien charmée de vous voir, dit la voix aiguë de mistress Hare. Voici un bien beau bal. Personne ne fait les choses comme lord Raby. Ne dansez-vous pas ?

— Non, madame.

— Oh ! vous autres jeunes gens d’à-présent, vous êtes devenus si fiers ! (Mistress Hare, en soulignant le mot jeune, croyait avoir tourné un fort joli compliment ; et satisfaite d’elle-même, elle continua à jaser avec volubilité.) J’entends dire que vous allez louer Burleigh à lord Doltimore ; est-ce vrai ? Non ! Mais vraiment que de mensonges on fait ! C’est un homme bien élégant que lord Doltimore ; est-il vrai que miss Caroline soit sur le point de l’épouser ? C’est un fort beau parti ! Ce n’est pas médire, j’espère ; mais vous m’excuserez, n’est-ce pas ? Deux mariages sur le tapis ; cela fera sensation dans notre ennuyeux comté. Lady Vargrave et lady Doltimore, deux nouvelles pairesses. Quelle est la plus jolie selon vous ? Miss Merton est plus grande ; mais elle a quelque chose de farouche dans les yeux. Qu’en pensez-vous ? À propos, je devrais vous féliciter ; vous excuserez cela de ma part.

— Me féliciter, madame !

— Oh ! vous êtes si discret. M. Hare dit qu’il vous appuiera. Vous aurez toutes les dames pour vous. Mais vraiment, voilà lord Vargrave qui va danser. Quel âge pensez-vous qu’il ait ? »

Maltravers articula un bah ! fort intelligible, et s’éloigna ; mais il n’avait pas encore achevé sa pénitence. Lord Vargrave, bien qu’il détestât la danse, crut qu’il était politique d’inviter Éveline ; et Éveline de son côté ne put refuser.

La foule se pressa autour des danseurs, et Maltravers dut subir de nouvelles exclamations sur la beauté d’Éveline et le bonheur de Vargrave. Il s’éloigna avec impatience, en proie à ce mal qui ronge le cœur et que les jaloux seuls connaissent. Il brûlait de s’en aller, et pourtant il n’osait. Il ne devait plus revoir Éveline de bien des années peut-être ; c’était la dernière fois qu’il la voyait sous le nom de miss Cameron !

Il passa dans une autre pièce, abandonnée de tous, excepté de quatre vieux messieurs, dont Cleveland faisait partie, et qui étaient absorbés par le whist. Il se jeta sur un divan placé dans l’embrasure d’une fenêtre gothique. Là, à demi caché par les draperies, il se mit à méditer et à se raisonner. Son cœur était plein de tristesse ; jusqu’à ce jour il n’avait jamais su de quel amour profond et passionné il aimait Éveline, et à quel point cet amour avait pris possession de son cœur ! N’était-ce pas bien étrange qu’une enfant si jeune, qu’il avait si peu vue, et dans des situations d’un intérêt si paisible et si ordinaire, excitât une passion aussi forte chez un homme qui avait passé par de violentes émotions et de rudes épreuves ! Mais l’amour est toujours inexplicable. L’isolement où vivait Maltravers et l’absence de tout autre stimulant avaient peut-être largement contribué à alimenter sa flamme. Ses affections avaient sommeillé longtemps ; et après le sommeil les passions se réveillent avec une force irrésistible ! Il sentait maintenant trop bien que la dernière rose de la vie s’était épanouie pour lui ; elle était flétrie en naissant, mais rien ne pourrait la remplacer. Désormais il serait véritablement seul ; l’espérance d’un foyer domestique avait fui à jamais ; et les autres intérêts de l’esprit et de l’âme, la littérature, le plaisir, l’ambition, étaient par lui repoussés, à l’âge où la plupart des hommes s’y livrent avec le plus d’ardeur ! Ô jeunesse ! ne commence pas trop tôt ta carrière ; et souviens-toi que les passions doivent se succéder avec ordre les unes aux autres, afin que chaque saison de la vie possède une occupation et un charme qui lui soit appropriés !

Les heures s’écoulaient, et Maltravers ne bougeait pas. Ses méditations n’étaient troublées que par les exclamations fortuites des quatre vieux messieurs, qui, entre chaque partie, moralisaient sur les caprices du jeu.

À la fin il entendit tout près de lui cette voix dont la plus légère intonation faisait refluer tout son sang dans ses veines ; et de sa retraite il put voir Caroline et Éveline assises tout à côté de lui.

« Je vous demande pardon, dit la première à voix basse, je vous demande pardon, Éveline, de vous avoir entraînée à l’écart ; mais j’avais quelque chose sur le cœur qu’il me tardait de vous dire. Le sort en est jeté. Lord Doltimore m’a fait une offre de mariage, et j’ai accepté ! Hélas ! hélas ! je voudrais presque pouvoir me rétracter !

— Ma bien chère Caroline ! dit la voix argentine d’Éveline ; pour l’amour du ciel, ne sacrifiez pas ainsi de gaîté de cœur tout votre bonheur ! Vous vous faites injure, Caroline ! oui, vraiment ! Vous n’êtes pas la femme vaine et ambitieuse dont vous affectez les dehors ! Ah ? qu’est-ce donc que vous désirez ? La fortune ? N’êtes-vous pas mon amie ? Ne suis-je pas assez riche pour nous deux ? Le rang ? eh ! que pourra-t-il vous donner qui vous dédommage de l’angoisse d’une union sans amour ? Pardonnez-moi, je vous en prie, de vous parler ainsi ; ne m’accusez pas d’être présomptueuse ou romanesque ; mais, croyez-moi, je juge d’après mon cœur de ce que doit souffrir le vôtre ! »

Caroline émue pressa la main de son amie.

« Vous savez mal me consoler, Éveline. Ma mère, mon père me tiendront un langage tout différent. Je suis certes bien sotte d’éprouver tant de tristesse lorsque j’obtiens précisément ce que je cherchais ! Pauvre Doltimore ! il connaît peu le caractère et les sentiments de celle qu’il croit avoir rendue la plus heureuse des femmes, il ne sait pas… »

Caroline s’arrêta, devint pâle comme une morte, puis continua rapidement :

« Mais vous, Éveline, vous aurez le même sort ; nous serons deux à souffrir ensemble.

— Non, non ! ne le croyez pas ! Lorsque je donnerai ma main, c’est que j’aurai aussi donné mon cœur. »

En ce moment Maltravers se leva et poussa un profond soupir.

« Silence ! » dit Caroline avec effroi. Au même moment les joueurs de whist se levèrent, et Cleveland s’approcha de Maltravers.

« Je suis à vos ordres, dit-il ; je sais que vous ne resterez pas à souper. Vous me retrouverez dans la pièce voisine ; j’ai deux mots à dire à lord Saxingham. »

Le vieux gentilhomme, toujours galant, fit quelques compliments aux jeunes personnes, et s’éloigna.

« Vous aussi, vous quittez la salle de bal ! dit miss Merton à Maltravers, en se levant.

— Je suis un peu souffrant ; mais que je ne vous chasse pas d’ici.

— Oh non ! j’entends la musique ; c’est le dernier quadrille avant le souper, et voilà mon heureux cavalier qui est à ma recherche.

— Je vous ai cherchée partout, dit lord Doltimore d’un accent de tendre reproche ; venez, je crains que nous ne soyons en retard. »

Caroline prit le bras de lord Doltimore, qui l’entraîna précipitamment dans la salle de bal.

Miss Cameron resta un moment indécise, ne sachant si elle devait ou non les suivre, lorsque Maltravers vint s’asseoir à côté d’elle. Le cœur de la jeune fille s’émut sur-le-champ de la pâleur de son front et de l’expression de souffrance que trahissait la compression de ses lèvres. Dans sa tendresse enfantine, elle aurait donné tout au monde pour avoir ce privilège d’une sœur, le droit de consoler. Le salon était maintenant désert ; ils s’y trouvaient seuls.

Maltravers ne donnait qu’une seule interprétation aux paroles d’Éveline : « Lorsque je donnerai ma main, c’est que j’aurai aussi donné mon cœur. » Elle aimait son fiancé ! Et, tout singulier que cela puisse paraître, à cette pensée qui mettait le dernier sceau à sa destinée, il éprouva moins d’égoïste angoisse que de profonde compassion. Jeune comme elle l’était, adulée, exposée à la tentation comme elle le serait, et avec un pareil protecteur ! Vargrave, cet homme froid, sans sympathie, sans cœur ! Elle surtout, de qui les yeux et les lèvres révélaient les sentiments pleins d’ardeur ! Lorsqu’elle se réveillerait de son rêve, lorsqu’elle connaîtrait l’homme qu’elle avait aimé, quel serait son sort, quel serait peut-être son danger !

« Miss Cameron, dit Maltravers, laissez-moi vous retenir un moment ; je n’abuserai pas longtemps de vos instants. Me permettez-vous, une seule et dernière fois, de m’arroger les droits austères de l’amitié ? Je connais beaucoup la vie, miss Cameron, et cette expérience m’a coûté bien cher. Tout sévère, tout insociable que je sois devenu, je ne suis pas encore à l’abri des sentiments que vous êtes si bien faite pour inspirer… Rassurez-vous, ajouta-t-il en souriant tristement, je ne veux ni vous complimenter ni vous flatter. Je ne vous parle pas comme un jeune homme à une jeune fille ; la différence d’âge qui existe entre nous, et qui enlève à la flatterie toute sa douceur, laisse cependant à l’amitié toute sa sincérité. Vous m’avez inspiré un profond intérêt ; je ne croyais pas qu’il y eût de femme au monde qui pût encore m’en faire éprouver d’aussi profond ! Il est possible qu’un je ne sais quoi dans les intonations de votre voix, et dans vos manières une grâce indicible que je ne puis définir, me rappelle une personne que j’ai connue dans ma jeunesse ; une personne qui ne possédait pas vos avantages d’éducation, d’opulence, de naissance, mais envers qui la nature s’était montrée plus généreuse que la fortune. »

Il s’arrêta un moment, et, sans regarder du côté d’Éveline, il reprit :

« Vous entrez dans la vie sous de brillants auspices. Ah ! permettez-moi d’espérer que le midi de votre existence tiendra les promesses de l’aurore. Vous êtes sensible, vous avez l’imagination vive ; ne vous montrez pas trop exigeante, et ne vous livrez pas trop à vos rêves. Quand vous serez mariée, n’allez pas vous figurer que la vie conjugale soit exempte d’épreuves et de soucis. Si vous vous savez aimée, et vous devez l’être, ne demandez pas à l’esprit actif et inquiet de l’homme tout le bonheur que promet l’imagination, et que la vie réelle donne si rarement. Et si jamais, continua Maltravers avec une véhémence passionnée, qui donnait à son langage une rapidité fiévreuse, si jamais votre cœur se révoltait, si jamais il se sentait mécontent, désenchanté, fuyez le faux sentiment comme vous fuiriez un crime ! Jetée, comme vous le serez forcément, par votre rang, au milieu d’un monde rempli d’écueils, et n’y trouvant pas de guide plus constant ou plus sûr que votre innocence même, que ce monde ne vous devienne pas trop cher. S’il était possible que vous vous trouvassiez jamais seule et triste à votre foyer, réfléchissez que, même lorsqu’elle y serait malheureuse, la femme trouve toujours plus de bonheur chez elle que dans les jouissances du dehors. Combien de femmes j’ai connues, belles et pures comme vous, qui se sont laissé perdre par leurs affections mêmes, par ce qu’il y avait de plus beau et de meilleur en elles ! Écoutez-moi comme un mentor, comme un frère, comme un pilote, qui a navigué sur les mers où votre barque va être lancée. Que je sache toujours, en quelques contrées que votre nom me parvienne, que la femme qui m’a rendu ma foi dans la perfection humaine, a pu rester l’idole de notre sexe, sans cesser d’être la gloire du sien. Pardonnez-moi ce zèle indiscret ; mon cœur était plein, il a débordé. Et maintenant, miss Cameron, Éveline Cameron, voilà ma dernière offense, et mon dernier adieu ! »

Il lui tendit la main ; Éveline involontairement, presque à son insu, s’en saisit comme pour le retenir jusqu’à ce qu’elle trouvât des paroles pour lui répondre. Tout à coup il entendit derrière lui la voix de lord Vargrave ; le charme était rompu : un instant après Éveline était seule, la foule envahissait le salon où elle se trouvait, pour se rendre à la salle du banquet ; un bruit de rires et de voix joyeuses se faisait entendre, et lord Vargrave était à côté d’Éveline.


CHAPITRE IV

Ce voyage vous est consacré.
(Le chemin de l’amant, acte IV, sc. 1.)

Cleveland et Maltravers s’en retournaient chez eux, lors que ce dernier interrompit brusquement l’aimable babil de son ami.

« J’ai une faveur, une grande faveur à vous demander.

— Laquelle ?

— Quittons Burleigh demain ; peu m’importe à quelle heure ; nous ne ferons que deux ou trois relais si vous êtes fatigué.

— Et pourquoi donc, cher hôte ?

— C’est pour moi une torture, une angoisse inexprimable que de respirer l’air de Burleigh, s’écria Maltravers avec égarement. Ne devinez-vous pas mon secret ? L’ai-je donc si bien caché ? J’aime, j’adore Éveline Cameron, et elle est fiancée à un autre, à un autre qu’elle aime ! »

M. Cleveland resta pétrifié d’étonnement. C’est qu’en effet Maltravers avait bien caché son secret ; et son émotion était devenue si impétueuse, que le vieillard en fut frappé d’épouvante, lui qui n’avait jamais éprouvé de passion, quoiqu’il se fût parfois jadis permis un sentiment. Il s’efforçait de consoler, de réconforter ; mais, après le premier élan de sa douleur, Maltravers reprit bientôt son empire sur lui même, et dit avec douceur :

« Ne revenons jamais sur ce sujet. Il est de mon devoir de vaincre cette folle passion, et je la vaincrai. Maintenant que vous connaissez ma faiblesse, vous la traiterez avec indulgence. Ma guérison ne peut commencer que du jour où je ne verrai plus de mes fenêtres le toit qui abrite la fiancée d’un autre.

— Alors, mettons-nous en route dès demain. Mon pauvre ami ! est-il vraiment…

— Ah ! cessez, de grâce, interrompit l’orgueilleux Ernest ; point de compassion, je vous en conjure. Accordez-moi seulement du temps et le silence : ce sont là les seuls remèdes. »

Avant midi, le jour suivant, Burleigh était encore une fois abandonné de son seigneur. Au moment où la voiture traversait le village, mistress Elton l’aperçut de sa fenêtre ouverte. Mais son protecteur était trop préoccupé dans ce moment-là, même pour songer encore à la charité, et il avait oublié l’existence de la pauvre femme. Pourtant la trame du destin est si compliquée, que cette humble étrangère enfermait dans son sein un secret de la plus haute importance pour lui.

« Où va-t-il ? où va donc le squire ? demanda mistress Elton avec anxiété.

— Mon Dieu, on dit qu’il va passer un peu de temps en pays étranger, dit la villageoise. Mais il sera de retour à Noël.

— À Noël je serai peut-être partie sans retour, murmura la malade. Mais que lui importe, à lui, ou à qui que ce soit ? »

Au premier relais Maltravers et son ami furent retenus quelque temps, faute de chevaux. Le château de lord Raby avait été rempli d’invités la veille, et les écuries de cette petite auberge (qui portait fièrement pour enseigne les armes du marquis de Raby, et qui était située à deux milles environ de la demeure de ce grand personnage) avaient été vidées par de nombreux convives de Knaresdean qui s’en retournaient chez eux. C’était une maison de poste silencieuse et isolée. Il n’y avait d’autre ressource que d’espérer patiemment le retour de quelques chevaux fatigués. L’aubergiste assura aux voyageurs qu’il attendait quatre chevaux d’un moment à l’autre, et les invita à entrer dans son auberge. La matinée était froide, et M. Cleveland ne trouvait pas qu’un bon feu fût à dédaigner ; ils entrèrent donc dans le petit parloir. Ils y trouvèrent un vieux monsieur, d’un aspect fort avenant, qui attendait comme eux des chevaux. Il s’éloigna poliment de l’âtre lorsque les voyageurs entrèrent, et il tendit à Cheveland la chronique du comté de B*** ; Cleveland répondit par un salut plein d’urbanité.

« Il fait bien froid, monsieur, aujourd’hui ; l’automne commence à s’annoncer.

— C’est vrai, monsieur, répondit le vieux monsieur ; et je sens le froid d’autant plus vivement que je viens de quitter la douce atmosphère du midi.

— De l’Italie ?

— Non, de l’Angleterre seulement. J’apprends par ce journal (en général je m’occupe peu de politique) qu’il pourrait bien y avoir une dissolution du parlement, et que dans ce cas M. Maltravers se présenterait probablement comme candidat aux électeurs de ce comté ; le connaissez-vous ?

— Un peu, dit Cleveland en souriant.

— C’est un homme qui m’inspire un très-grand intérêt, dit le vieux monsieur ; et j’espère avoir bientôt l’honneur de faire sa connaissance.

— Vraiment ? Et vous vous rendez sans doute dans le voisinage du pays qu’il habite ? » demanda Cleveland, qui regarda plus attentivement l’étranger et fut fort satisfait d’un certain air de simplicité et de franchise qui régnait sur sa physionomie et dans ses manières.

« Oui ; je vais au presbytère de Merton. »

Maltravers, qui jusque-là était resté auprès de la fenêtre, se retourna.

« Au presbytère de Merton ? répéta Cleveland. Vous connaissez M. Merton alors ?

— Pas encore ; mais je connais une partie de sa famille. Cependant ma visite est plutôt à l’adresse d’une jeune personne qui est en visite au presbytère : miss Cameron. »

Maltravers poussa un profond soupir ; le vieux monsieur le regarda avec curiosité.

« Si vous venez de cet endroit, monsieur, peut-être avez-vous vu…

— Miss Cameron ? Assurément ; c’est un honneur qu’on n’oublie pas aisément. »

Le vieux monsieur parut enchanté.

« La chère enfant ! » s’écria-t-il dans un élan de sincère affection, et il passa la main sur ses yeux. Maltravers se rapprocha de lui.

« Vous connaissez miss Cameron ; vous êtes digne d’envie, monsieur, dit-il.

— Je l’ai connue depuis son enfance. Lady Vargrave est ma meilleure amie.

— Lady Vargrave doit être digne d’une pareille fille. Ce n’est que dans l’atmosphère d’un caractère charmant et d’un cœur pur qu’on a pu élever et diriger une nature aussi heureuse que la sienne. »

Maltravers avait parlé avec enthousiasme ; et comme s’il craignait de ne pas rester maître de lui, il quitta la salle.

« Ce monsieur parle avec chaleur, mais il ne dit rien que de vrai, dit le vieillard un peu surpris. Si l’on peut s’en rapporter à la science des physionomistes, il a une expression de figure qui annonce que ses éloges me sont pas des compliments d’une banalité vulgaire. Pourrais-je vous demander son nom ?

— Maltravers, » répondit Cleveland, un peu flatté de l’effet que devait produire le nom de son ex-pupille.

Le pasteur (car c’était lui) tressaillit et changea de visage.

« Maltravers ! Mais il ne va pas quitter le comté ?

— Si ; pendant quelques mois. »

En ce moment l’aubergiste parut. Quatre chevaux qui n’avaient fait que quatorze milles venaient de rentrer. M. Maltravers voulait-il bien en céder deux à ce monsieur, qui du reste les avait retenus à l’avance ?

« Certainement, dit Cleveland ; mais dépêchez-vous.

— Lord Vargrave est-il toujours chez M. Merton ? demanda le prêtre d’un air préoccupé.

— Oui ; je le pense. Miss Cameron doit l’épouser bientôt, n’est-ce pas ?

— Je ne saurais vous dire, répondit Aubrey, un peu déconcerté. Vous connaissez lord Vargrave, monsieur ?

— Beaucoup !

— Et vous le croyez digne de miss Cameron ?

— C’est à elle qu’il faut adresser cette question. Mais je vois qu’on a attelé. Bonjour, monsieur ! Voulez-vous dire à votre charmante jeune amie que vous avez rencontré un vieux gentilhomme qui lui souhaite toutes sortes de bonheurs ? et si elle vous demande son nom, vous lui direz qu’il s’appelle Cleveland. »

En même temps, M. Cleveland salua et remonta en voiture. Mais Maltravers n’était pas encore là. Le fait est qu’il était rentré dans la maison par la porte de derrière, et qu’il s’était acheminé vers le petit parloir. C’était quelque chose que de revoir une personne qui serait bientôt auprès d’Éveline.

« Si je ne me trompe, dit-il, vous êtes M. Aubrey, dont j’ai entendu plus d’une fois miss Cameron se plaire à louer les vertus ? Croyez bien que je regrette de ne pas faire avec vous plus ample connaissance. »

Tandis que Maltravers articulait ces simples paroles, il y avait dans sa physionomie comme dans sa voix une douceur mélancolique qui lui concilia la faveur du bon prêtre. En contemplant ses traits et son aspect pleins de noblesse et de grandeur, Aubrey ne s’étonna plus de la séduction qu’il avait paru exercer sur la jeune Éveline.

« Et ne puis-je espérer, monsieur Maltravers, dit-il, que notre connaissance se renouvellera avant longtemps ? Miss Cameron ne saurait-elle vous attirer jusque dans le Devonshire ? » ajouta-t-il avec un sourire et un regard pénétrant.

Maltravers hocha la tête, murmura quelques paroles inintelligibles, et quitta la chambre. Le pasteur entendit le bruit des roues, et l’aubergiste vint lui annoncer que sa voiture était prête aussi.

« Il y a dans tout ceci quelque chose que je ne comprends pas, pensa Aubrey. Ses manières, sa voix tremblante, tout chez lui trahissait des émotions qu’il s’efforçait en vain de cacher. Lord Vargrave aurait-il atteint son but ? Éveline ne serait-elle plus libre ? »


CHAPITRE V

Certes, c’est un grand cas, Icas,
Que toujours tracas ou fracas
Vous faites d’une ou d’autre sorte ;
C’est le diable qui vous emporte !

(Voiture.)

Lord Vargrave avait passé la nuit du bal et la matinée suivante à Knaresdean. Il était nécessaire d’amener à une conclusion complète et définitive les conseils de ce conclave d’intrigues, et l’on finit par y réussir. Il semblait véritablement, lorsque les forces en furent calculées, après avoir examiné et considéré le nombre des amis et des ennemis, après avoir tenu compte des incertains qu’il faudrait gagner, il semblait véritablement, dis-je, même aux esprits les moins ardents, que le parti Saxingham ou plutôt Vargrave fût en état d’aspirer à destituer le ministère ou du moins à lui dicter des ordres. Il ne restait à décider maintenant que l’heure la plus favorable pour agir. Fort satisfait, lord Vargrave revint vers le milieu du jour au presbytère.

« Ainsi, pensait-il, en se rejetant dans le fond de sa voiture, ainsi en politique mon horizon s’éclaircit, comme le soleil qui se dégage des brouillards. Le parti auquel je me suis attaché doit être le plus solide, parce qu’il possède le plus de richesses, et les préjugés les plus enracinés. Quels éléments pour un parti ! Tout ce qu’il me faut maintenant, c’est une fortune suffisante pour étayer mon ambition. Il n’y a plus d’obstacles sur mon chemin que ces maudites dettes, ce honteux besoin d’argent. Et pourtant Éveline m’effraie ! Si j’étais plus jeune, ou bien si je n’avais pas fait ma position trop tôt, je l’épouserais de ruse ou de force : je l’enlèverais, je m’enfuirais avec elle à Gretna Green, et je ferais de Vulcain le ministre de Plutus. Mais un pareil coup de tête ne conviendrait ni à mon âge ni à ma réputation. Une jolie histoire à mettre dans les journaux, que le diable confonde ! Allons ! qui ne risque rien n’a rien ; je me fierai à mon étoile. En attendant, Doltimore m’appartient ; Caroline le gouvernera, et moi je gouverne Caroline. Son vote et ses bourgs électoraux, c’est déjà quelque chose, mais c’est son argent qui me sera le plus immédiatement utile. Il faut que je lui fasse l’honneur de lui emprunter quelques milliers de livres ; Caroline se chargera d’arranger cela pour moi. Il est avare, cet imbécile, tout dissipateur qu’il est, et il a fait une triste figure l’autre jour quand je lui ai délicatement insinué que j’avais besoin d’un ami, id est, d’un prêt ! L’argent et l’amitié c’est la même chose Sous deux noms différents. » C’est dans ces réflexions que Vargrave passa le temps jusqu’au moment où la voiture s’arrêta à la porte du presbytère.

En entrant dans le vestibule, il rencontra Caroline qui venait de quitter Son appartement.

« Quel heureux hasard que vous ayez votre chapeau ! Il me tarde de faire un tour de jardin avec vous.

— Et moi aussi je suis bien aise de vous voir, lord Vargrave, dit Caroline en lui prenant le bras.

— Acceptez mes sincères félicitations, ma douce amie, dit Vargrave lorsqu’ils se trouvèrent dans le jardin. Vous ne sauriez croire à quel point Doltimore est heureux. Il est venu à Knaresdean hier pour m’apprendre la nouvelle, et sa cravate était plus irréprochable que jamais. C’est un bon enfant !

— Ah ! comment pouvez-vous parler ainsi ? N’éprouvez-vous donc aucun chagrin en pensant que… que je suis à un autre ?

— Votre cœur m’appartiendra à tout jamais ; voilà la vraie fidélité ; d’ailleurs que pouvions-nous faire ? Quant à Doltimore, nous nous le partagerons. Voyons, prenez courage, ma mie ; Ce que je vous dis-là, c’est pour vous empêcher de vous attrister. Ne croyez pas que je sois heureux ! »

Caroline laissa couler quelques larmes, mais sous l’influence des sophismes et des flatteries de lord Vargrave, elle recouvra par degrés l’ordre d’idées froides et mondaines qui lui était habituel.

« Où donc est Éveline ? demanda Vargrave. Savez-vous que cette petite sorcière m’a paru à moitié folle le soir du bal ? Elle avait la tête à l’envers, et non-seulement elle répondait à tort et à travers à toutes les questions que je lui adressais, mais à chaque moment je me figurais qu’elle allait fondre en larmes. Pouvez-vous me dire ce qu’elle avait ?

— Elle s’affligeait de la pensée que je vais épouser un homme que je n’aime pas. Ah ! Vargrave, elle a plus de cœur que vous !

— Mais elle ne se doute pas que c’est moi que vous aimez, j’espère ? demanda Lumley avec effroi. Vous autres femmes, vous vous faites tant de confidences !

— Non, elle ne soupçonne pas notre secret.

— Alors, votre prochain mariage ne me semble pas une cause suffisante pour expliquer tant de distraction.

— Peut-être a-t-elle entendu quelques-unes des impertinences qu’on disait tout bas au sujet de sa mère. — Qui donc était lady Vargrave ? et — Quel était donc ce Cameron, le premier mari de lady Vargrave, car j’ai entendu faire plus de cent fois ces sottes questions ; les provinciaux chuchotent si haut !

— Ah ! voilà qui explique probablement le mystère. Quant à moi, je suis aussi embarrassé que n’importe qui de savoir ce qu’était lady Vargrave !

— Votre oncle ne vous l’a-t-il pas dit ?

— Il m’a dit qu’elle n’était pas d’une naissance ou d’un rang bien élevé : voilà tout ; et elle-même, avec son air tranquille et simple, elle élude mes questions les plus adroites avec l’agile souplesse d’une anguille. Elle est encore admirablement jolie, plus régulièrement belle même qu’Éveline. Le vieux Templeton était friand, sans avoir l’air d’y toucher.

— Dans tous les cas, elle a toujours dû être irréprochable, à en juger par son air, qui même à présent rappelle plutôt une enfant qu’une matrone.

— Oui ; elle n’a guère la mine d’une veuve, la pauvre femme ! Mais son éducation n’a pas été très-soignée, excepté pour ce qui est de la musique ; et elle connaît le monde à peu près aussi bien que l’évêque d’Autun connaît la Bible. Si elle n’était si simple, elle serait sotte ; mais la sottise n’est jamais simple ; elle est toujours rusée. Néanmoins il y a une certaine ruse à cacher si bien les annales caméromiennes de son passé. Peut-être en apprendrai-je davantage sur son compte dans quelque temps d’ici, car je me propose d’aller à C***, où mon oncle a demeuré naguère, afin de voir si je ne pourrais pas raviver sous le manteau (puisque les pairs me sont que des électeurs de contrebande) son ancienne influence parlementaire dans cette ville. Peut-être m’en dira-t-on là plus que je n’en sais maintenant.

— Le feu lord s’est-il marié à C*** ?

— Non ; dans le Devonshire. Je ne sais même pas si mistress Cameron est jamais allée à C***.

— Vous devez être curieux de savoir ce qu’était le père de votre futur ?

— Son père ? Non ; je n’ai point de curiosité de ce côté. Et, pour vous dire vrai, je suis beaucoup trop occupé du présent pour m’amuser à remuer ce tas de décombres qu’on appelle le passé. J’imagine que votre bonne grand’mère, aussi bien que cet aimable vieux prêtre de Brook Green, connaissent à fond toute l’histoire de lady Vargrave, et puisqu’ils la tiennent en si haute estime, j’admets sans examen qu’elle doit être sans tache.

— Ah ! que je suis étourdie ! à propos du vieux pasteur, j’oubliais de vous dire qu’il est ici. Il est arrivé il y a deux heures environ, et depuis, il est enfermé avec Éveline.

— Ah diable ! qu’est-ce qui l’amène donc, ce vieux bonhomme ?

— Je n’en sais rien. Papa a reçu une lettre de lui hier, qui lui annonçait son arrivée. Peut-être lady Vargrave pense-t-elle qu’il est temps qu’Éveline s’en retourne.

— Que dois-je faire ? dit Vargrave avec inquiétude. Faut-il risquer si tôt ma déclaration ?

— Je suis sûre que ce serait inutile, Vargrave. Il faut vous préparer à un désappointement.

— Et à la ruine, murmura Vargrave d’un air sombre. Écoutez-moi, Caroline. Elle peut me refuser, si bon lui semble. Mais je ne suis pas homme à me laisser déposséder. Il faut qu’elle soit à moi, n’importe par quel moyen ; la vengeance m’y pousse aussi bien que l’ambition. Le fil de la vie de cette jeune fille a été comme une ligne noire dans le tissu de ma vie : elle m’a volé ma fortune, à présent elle entrave ma carrière, elle m’humilie dans mon orgueil. Mais comme un chien qui a flairé le sang, je poursuivrai à mort mon gibier, quelque tortueuse que soit sa route !

— Vargrave, vous m’épouvantez ! Réfléchissez ; nous me vivons pas dans un siècle où la violence…

— Bah ! interrompit Lumley, en lançant un de ces regards sombres qui de temps à autre, quoique rarement, faisaient disparaître le caractère ordinaire de sa figure placide et fine. Bah ! nous vivons dans un siècle aussi favorable au développement de l’intelligence et de l’énergie que toutes les époques décrites dans les romans. J’ai assez foi en moi-même et en ma bonne fortune pour vous dire, avec la voix d’un prophète, qu’Éveline remplira le vœu de mon oncle mourant. Mais la cloche nous rappelle. »

Au moment où lord Vargrave rentrait dans la maison, son valet lui remit une lettre arrivée le matin. Elle était de M. Gustave Douce, et elle contenait ces mots :

« Fleet Street, le 20 … 18..
« Mylord,

« C’est avec le plus grand regret que je vous préviens, en mon nom et celui de mes associés, qu’il nous sera impossible, dans l’état actuel des fonds publics, de renouveler votre billet de dix mille livres sterling, qui échoit le 28 courant. J’appelle avec respect votre attention sur cet avis et j’ai l’honneur d’être,

« Mylord,

« En mon nom et celui de mes associés, votre très-obéissant, reconnaissant et humble serviteur.

Gustave Douce.

« Au très-honorable lord Vargrave, etc. etc. »

Cette lettre accrut l’anxiété et confirma la résolution de lord Vargrave ; elle parut même aiguiser aussi ses traits déjà aigus, pendant qu’il ajustait sa cravate devant le miroir, tout en grommelant force imprécations à l’adresse de MM. Douce et Cie.


CHAPITRE VI

Sol. — Eh ! bien, ne vous déplaise, honorable mylord, nous parlions de ceci, de cela et de l’autre.
(L’Étranger.)

Aubrey était resté enfermé toute la matinée avec Éveline. En même temps que son arrivée, celle-ci avait appris le départ de Maltravers. Cette nouvelle l’avait beaucoup agitée et abattue ; en rattachant cette circonstance aux paroles solennelles que Maltravers lui avait adressées la veille, elle se demandait avec étonnement quels sentiments elle avait pu lui inspirer. Se pouvait-il qu’il l’aimât, elle si jeune, si ignorante, si inférieure à lui ? Impossible ! Hélas ! hélas ! pauvre Maltravers ! son génie, ses facultés brillantes, ses nobles qualités, tout ce qui lui valait l’admiration et le respect craintif d’Éveline ne servait qu’à l’éloigner davantage de son cœur ! Au moment même où elle se demandait s’il avait de l’amour pour elle, elle ne songeait pas à se demander si elle n’en ressentait pas pour lui. Mais cette question même qu’elle s’adressait, sa raison abusée y répondait négativement. S’il l’aimait, pourquoi la fuirait-il ? Elle ne comprenait pas ses scrupules exagérés, elle ignorait la conviction erronée qui s’était emparée de son esprit. Aubrey se sentit plus embarrassé qu’éclairé par sa conversation avec son élève. Une seule chose lui parut évidente : le plaisir qu’elle éprouvait à la pensée de revenir au cottage, près de sa mère.

Éveline ne put recouvrer assez de calme pour prendre part au dîner de la famille, et lorsqu’on sonna le second coup de cloche, Aubrey la laissa seule, et alla porter ses excuses à mistress Merton.

« Mon Dieu ! que j’en suis fâchée, dit la bonne dame. Il m’a semblé en effet à déjeuner que miss Cameron paraissait fatiguée, et qu’il y avait quelque chose de nerveux, d’agité, dans ses manières. C’est, sans doute, la surprise de votre arrivée qui l’aura bouleversée. Ma chère Caroline, vous feriez bien d’aller voir ce qu’elle voudrait qu’on lui portât dans sa chambre : un peu de potage peut-être, avec une aile de poulet.

— Je crois, ma chère, dit M. Merton d’un ton cérémonieux, que, par respect pour miss Cameron, vous devriez vous-même accompagner Caroline.

— Je vous assure, dit le pasteur, effrayé de l’avalanche de politesses qui menaçait la pauvre Éveline, je vous assure que miss Cameron préférerait qu’on la laissât seule en ce moment. Comme vous le disiez, mistress Merton, elle a les nerfs un peu agités. »

Mais déjà Mistress Merton avait quitté la chambre, en faisant une profonde révérence, et Caroline avec elle.

« Revenez, Sophie ! Cécile, revenez ! dit M. Merton en arrangeant son jabot.

— Oh ! ma chère Éveline ! pauvre chère Éveline ; Éveline est malade, dit Sophie. Moi je puis aller auprès d’Éveline ! Il faut que j’y aille, papa !

— Nom, ma chère, vous êtes trop bruyante ; vous voyez là des enfants complètement gâtés, monsieur Aubrey. »

Le vieillard les regarda avec bienveillance, et les attira sur ses genoux. Pendant que Cécile caressait ses longs cheveux blancs, et que Sophie babillait sans fin sur la beauté et la bonté de sa chère Éveline, lord Vargrave entra dans le salon.

En voyant le pasteur, sa figure ouverte s’épanouit de surprise et de plaisir, il s’approcha de lui avec empressement, il lui saisit les deux mains, il manifesta le plus grand contentement de le revoir, il lui demanda avec sollicitude des nouvelles de Lady Vargrave, et ce me fut que lorsqu’il se trouva à bout d’haleine, et que mistress Merton et Caroline en revenant lui apprirent l’indisposition de miss Cameron, que ses ravissements cessèrent. Un instant auparavant il était plein de joie ; à présent, au Contraire, il se montrait accablé de chagrin.

Le dîner se passa assez tristement. Les enfants, tolérés au dessert, égayèrent un peu tout le monde, lorsqu’ils s’en allèrent avec les dames, Aubrey se leva aussi sur-le-champ pour retourner auprès d’Éveline.

« Allez-vous auprès de miss Cameron ? dit lord Vargrave ; dites-lui, je vous en prie, combien je suis malheureux de son indisposition. Je crois que ce raisin (il est si beau) ne pourrait lui faire du mal. Oserai-je vous prier de le lui offrir avec mes compliments les plus affectueux et les plus empressés ? Je serai bien tourmenté jusqu’à votre retour. Maintenant, Merton (ajouta-t-il dès que la porte se fut refermée derrière le pasteur), faites-nous servir une autre bouteille de ce fameux bordeaux ! Quel drôle de vieux bonhomme ça fait, ce prêtre ! un véritable original !

— Lady Vargrave et miss Cameron l’aiment beaucoup, m’a-t-on dit, reprit M. Merton. Ce n’est qu’un simple prêtre de village, je présume, sans talent, sans énergie ; autrement il ne serait pas vicaire, à son âge.

— C’est vrai ; votre observation est très-juste ; l’église est une aussi bonne profession que toute autre pour faire son chemin quand on a des moyens. Je vous verrai évêque, vous, un de ces jours ! »

M. Merton hocha la tête.

« Mais oui, mais oui, quoique vous ayez dédaigné jusqu’à ce jour de déployer une seule des trois conditions orthodoxes qui donnent droit à la mitre.

— Et quelles sont-elles, mylord ?

— Il faut éditer une tragédie grecque, écrire un pamphlet politique, et apostasier au bon moment.

— Ah ! ah ! mylord est sévère à notre égard.

— Non pas ; j’ai souvent regretté qu’on ne m’ait pas destiné à l’église. C’est une excellente profession, quand elle est bien comprise. Par Jupiter ! j’aurais fait un fameux évêque ! »

En sa qualité d’ecclésiastique, M. Merton s’efforça de prendre un air grave ; en sa qualité d’homme du monde, tolérant et bon enfant, il abandonna cette tentative ; il rit de bon cœur de la plaisanterie de l’homme d’avenir.


CHAPITRE VII

Rien ne vous fait-il plaisir ? Que pensez-vous de la cour ?
(L’homme franc.)

Aubrey n’eut pas de peine à s’assurer de l’état d’esprit et des désirs d’Éveline. En ce qui concernait les espérances de lord Vargrave, l’expérience qu’on avait tentée, en envoyant Éveline chez les Merton, avait complétement échoué. Elle ne pouvait envisager sans répugnance la pensée de son mariage avec lui, et elle avoua au pasteur, franchement et sans réserve, le désir qu’elle éprouvait de se libérer de son engagement. Comme il était décidé qu’elle s’en retournerait à Brook Green avec Aubrey, il était, en effet, nécessaire d’en venir, avec son fiancé, à un éclaircissement trop longtemps différé, mais c’était chose difficile ; Vargrave s’était si peu avancé, il n’avait fait que des allusions si indirectes à l’engagement en question, qu’il y aurait eu une espèce d’effronterie, d’inconvenance de la part d’Éveline à prévenir l’explication qu’elle souhaitait si ardemment, et qu’elle ne redoutait guère moins. Mais ce fut Aubrey qui se chargea de cette mission ; et à cette promesse Éveline éprouva le soulagement d’un esclave dont on vient de briser les fers.

À déjeuner, le lendemain, M. Aubrey fit part aux Merton de l’intention qu’avait Éveline de s’en retourner avec lui à Brook Green, le jour suivant. Lord Vargrave tressaillit, se mordit les lèvres, mais ne dit rien.

Il n’en fut pas de même de M. Merton.

« S’en retourner avec vous !… Mon cher monsieur Aubrey, y pensez-vous ? c’est impossible ! C’est que, voyez-vous, le rang de miss Cameron, sa position… cela paraîtrait si singulier ; elle n’a pas de domestiques ici, excepté sa femme de chambre ; pas même de voiture ! Vous ne voudriez pas qu’elle fît en chaise de poste un si long voyage. Lord Vargrave, vous n’y consentirez jamais, j’en suis sûr ?

— Ne fût-ce qu’en qualité de tuteur de miss Cameron, dit lord Vargrave d’un air fin, je m’opposerais, assurément, à cette façon de voyager. Peut-être M. Aubrey se propose-t-il de couronner son projet en prenant deux places d’impériale ?

— Pardonnez-moi, dit le prêtre avec douceur ; je ne suis pas aussi ignorant des égards dus à miss Cameron que vous paraissez le croire. La voiture de Lady Vargrave, qui m’a amené ici, doit être un moyen de transport convenable pour la fille de Lady Vargrave. Et miss Cameron n’est pas à ce point gâtée, j’espère, par toutes vos aimables attentions, qu’elle ne puisse accomplir un voyage de deux jours sans autre protection que la mienne.

— J’oubliais la voiture de Lady Vargrave, ou plutôt je ne savais pas que vous vous en fussiez servi, mon cher monsieur, dit M. Merton. Mais il ne faut pas nous en vouloir si nous regrettons de perdre miss Cameron d’une façon aussi imprévue ; j’espérais que vous aussi vous resteriez au moins une semaine avec nous. »

M. Aubrey salua, en réponse à cette politesse pleine de condescendance ; il allait parler, lorsque mistress Merton dit à son tour :

« Et puis, voyez-vous, je m’étais bercée de l’espoir que miss Cameron serait demoiselle d’honneur de Caroline. »

Caroline pâlit, et lança un regard à Vargrave, qui paraissait uniquement occupé à rompre des rôties dans son thé, gourmandise qu’on ne lui avait encore jamais connue.

Il y eut un silence gênant ; le domestique entra fort à propos, tenant quelques livres, un billet pour M. Merton, et la plus bénie de toutes les choses bénies à la campagne, le sac aux lettres.

« Qu’est-ce que cela ? dit le recteur en dépliant son billet, tandis que Mistress Merton ouvrait le sac et en distribuait le contenu, qu’est-ce ? il quitte Burleigh pendant quelques mois… un jour ou deux plus tôt qu’il ne s’y attendait… il nous prie d’excuser cette façon de prendre congé… il renvoie les livres de miss Merton… fort reconnaissant… Son garde-chasse a l’ordre de mettre la chasse de Burleigh à ma disposition. De sorte que nous avons perdu notre voisin !

— Ne saviez-vous pas que M. Maltravers était parti ? dit Caroline. Jenkins me l’a dit hier au soir. Il accompagne M. Cleveland à Paris.

— Vraiment ? dit Mistress Merton, en ouvrant de grands yeux, qu’est-ce qui peut l’attirer à Paris ?

— Son plaisir, je pense, répondit Caroline. Pour ma part je me serais plutôt demandé ce qui pouvait le retenir à Burleigh. »

Pendant tout ce temps Vargrave rompait des cachets, et parcourait des yeux divers griffonnages avec la rapidité habituelle à un homme d’affaires ; quand il en vint à la dernière lettre, sa figure s’épanouit.

« Invitation, ou plutôt ordre royal de me rendre à Windsor, s’écria-t-il. Je crains que, moi aussi, je ne sois obligé de vous quitter aujourd’hui même.

— Mon Dieu ! s’écria Mistress Merton ; est-ce que cette lettre vient du roi ? Laissez-moi voir, je vous en prie !

— Pas précisément du roi, mais c’est à peu près la même chose.

Lord Vargrave tendit d’un air insouciant l’invitation royale vers la main impatiente et le regard avide de Mistress Merton, mit soigneusement les autres lettres dans sa poche, et s’approcha de la fenêtre d’un air préoccupé.

Aubrey saisit cette occasion pour s’approcher de lui.

« Mylord, pouvez-vous m’accorder quelques moments d’entretien ?

— Moi ! certainement ; voulez-vous m’accompagner dans ma chambre ? »


CHAPITRE VIII

Jamais pauvre gentilhomme n’eut si brusques revirements de fortune.
(Beaumont et Fletcher. — Le capitaine, ac. V, sc. 5.)

« Mylord, dit le prêtre à Vargrave, qui, étendu dans son fauteuil, paraissait examiner la forme de ses bottes, tandis qu’en réalité ses regards étaient à la dérobée, mais non pas amoureusement fixés sur son interlocuteur, mylord, il est presque superflu de vous rappeler le vœu du feu Lord, votre oncle, relativement à miss Cameron et à vous-même ; il me paraît également superflu d’ajouter, en m’adressant à un esprit généreux comme le vôtre, qu’un engagement ne saurait être valide qu’autant que les deux parties dont le bonheur est en jeu, sont disposées à le remplir au moment stipulé.

— Monsieur ! fit Vargrave, en l’interrompant par un geste d’impatience ; car l’irritation qu’il éprouvait en prévoyant ce qui allait suivre lui faisait perdre son sang-froid habituel. Je ne sais pas ce qu’il y a de commun entre vous et tout ceci ; assurément vous empiétez là sur un terrain qui nous est exclusivement réservé à miss Cameron et à moi. Quelque chose que vous ayez à me dire, je vous prierai d’aborder immédiatement la question.

— Je vous obéirai, mylord. Miss Cameron (je dois ajouter que c’est avec le consentement de Lady Vargrave), miss Cameron me charge de vous dire que, bien qu’elle se trouve dans la nécessité de refuser l’honneur de votre alliance, si elle pouvait toutefois, par une autre disposition de la fortune qui lui a été léguée, vous témoigner, mylord, son respect et son amitié, elle en éprouverait une vive satisfaction. »

Lord Vargrave tressaillit.

« Monsieur, dit-il, je ne sais si je dois vous remercier de cette communication dont la nouvelle coïncide aussi singulièrement avec votre arrivée. Mais permettez-moi de vous dire qu’entre miss Cameron et moi il n’est pas besoin d’ambassadeur. Il est dû à mon rang, monsieur, à la parenté qui existe entre elle et moi, à mon caractère de tuteur, à ma longue et fidèle affection, à toutes ces considérations enfin que comprendraient les hommes du monde, et qu’admettraient les hommes capables de quelque sentiment, il m’est dû, je le répète, de recevoir de la bouche même de miss Cameron le refus de mes prétentions à sa main.

— Ne doutez pas, mylord, que miss Cameron vous accorde l’entrevue que vous êtes en droit de solliciter d’elle ; mais pardonnez-moi d’avoir pensé que cette entrevue vous serait moins pénible à l’un et à l’autre si elle était préparée par une tierce personne. Pour toute question d’affaires, de dédommagement par exemple offert à mylord…

— De dédommagement ! Qu’est-ce qui peut me dédommager ? s’écria Vargrave en arpentant sa chambre dans la plus grande agitation. Pouvez-vous me rendre mes années d’espérance et d’attente ? la maturité de ma vie gaspillée, perdue à la poursuite d’un vain rêve ? Si l’on ne m’avait fait espérer cette récompense, aurais-je repoussé toutes les occasions de former une alliance convenable, pendant qu’il me restait encore un peu de jeunesse et que mon cœur n’était pas entièrement occupé ? me serais-je même livré à une carrière haute et brillante, à laquelle ma fortune est loin d’être proportionnée ? Un dédommagement ! un dédommagement ! À d’autres, monsieur, à d’autres ! Je ne suis plus un enfant ! Vous voyez devant vous un homme dont le bonheur privé est anéanti, dont l’avenir public est compromis, dont la vie est dévastée, la fortune détruite, dont tous les projets, fondés sur une seule et légitime espérance, sont renversés !.. Et vous venez me parler de dédommagement ! »

Malgré l’égoïsme qui formait le fond de ces lamentations, Aubrey fut frappé de leur justice.

« Mylord, dit-il avec un peu d’embarras, je ne puis nier qu’il y ait du vrai dans ce que vous dites. Hélas ! cela prouve à quel point il est insensé pour l’homme de compter sur l’avenir, et quelle fatale erreur votre oncle a commise, en imposant des conditions que pouvaient renverser à tout moment les hasards de la vie et les caprices de l’affection ! Mais à qui la faute ? ce n’est pas aux vivants, il faut s’en prendre aux morts.

— Monsieur, je me suis considéré comme engagé par la prière de mon oncle à conserver libres ma main et mon cœur, afin que ce titre, cette misérable et stérile distinction, pût appartenir un jour à Éveline, ainsi qu’il le souhaitait si ardemment. J’avais le droit de m’attendre à un égal honneur de sa part !

— Assurément, mylord, vous à qui le feu lord, à son lit de mort, a confié les motifs de sa conduite et le secret de sa vie, vous devez savoir que, tout en désirant seconder votre fortune, et unir dans une seule maison son rang et ses richesses, le désir le plus cher à son cœur était le bonheur d’Éveline ; vous devez savoir que si ce bonheur était compromis par son mariage avec vous, ce mariage ne devenait plus pour lui qu’une considération secondaire. Le testament même de lord Vargrave en est la preuve. Il n’a pas imposé à Éveline, comme condition absolue, son union avec vous ; il ne prononce pas, en punition de son refus, la confiscation de toute sa fortune. En fixant une limite au dédit qu’elle vous devra, il établit une différence entre un ordre et un désir. Ainsi, tout bien considéré, vous devez reconnaître, mylord, qu’avec un dédit et le majorat attaché à votre titre votre oncle a fait pour vous tout ce que pouvaient réclamer au point de vue du monde l’équité et l’affection. »

Vargrave sourit avec amertume sans dire un mot.

« Si vous en doutiez, j’ai des preuves encore plus positives de ses intentions. Telle était sa confiance en lady Vargrave, que, dans une lettre qu’il lui adressa avant sa mort, et que je vous soumets maintenant, mylord, vous verrez que, non-seulement il laisse à lady Vargrave pleine liberté de confier à Éveline l’histoire qu’elle ignore en ce moment, mais qu’il y détermine aussi de la manière la plus claire la ligne de conduite qu’il veut qu’on adopte avec Éveline et vous-même. Permettez-moi de vous signaler le passage en question. »

Lord Vargrave parcourut avec impatience la lettre qu’Aubrey avait placée entre ses mains, jusqu’à ce qu’il arrivât à ces mots :

« Lorsqu’elle atteindra l’âge où elle sera capable de juger par elle-même, si Éveline se décidait contre les prétentions de Lumley, vous savez que je ne voudrais, sous aucun prétexte, sacrifier son bonheur ; tout ce que je demande, C’est qu’on ne gêne en rien les vues de Lumley et qu’on favorise le dessein qui me tient depuis si longtemps au cœur. Qu’elle soit accoutumée à considérer Lumley comme son futur époux, qu’on ne l’influence pas contre lui, qu’on la laisse juger librement par elle-même quand le moment sera venu. »

— Vous pouvez voir, mylord, dit M. Aubrey en reprenant le document, que cette lettre porte la même date que le testament de votre oncle. Ce qu’il désirait qu’on fit, on l’a fait. Soyez juste, mylord !.. soyez juste et déchargez-nous de tout blâme ; qui saurait commander aux affections ?

— Ainsi, vous m’annoncez que je n’ai aucune chance, ni maintenant ni plus tard, d’obtenir l’affection d’Éveline ! Assurément, à votre âge, M. Aubrey, Vous ne pouvez encourager les idées folles et romanesques qui ne sont pas rares chez les jeunes filles de l’âge d’Éveline. Les personnes de notre rang me se marient pas comme Corydon et Philis dans les pastorales. Je n’ai jamais été assez niais pour m’imaginer qu’à mon âge je pusse inspirer à une jeune fille de dix-sept ans ce qu’on appelle un amour passionné. Mais les mariages heureux sont fondés sur la convenance des fortunes, sur une mutuelle connaissance, sur une indulgence réciproque, sur le respect et l’estime. Voyons, monsieur, laissez-moi espérer encore ; laissez-moi espérer que le même jour où j’aurai à vous féliciter de votre avancement dans l’église, vous me féliciterez aussi de mon mariage. »

Vargrave accompagna ces paroles d’un sourire gai et franc ; le ton dont il avait parlé était celui d’un homme qui veut déguiser un sens profond sous l’accent de la plaisanterie.

M. Aubrey, tout débonnaire qu’il était, sentit l’insulte contenue dans cette insinuation corruptrice, et il me put s’empêcher de rougir, par l’effet d’un ressentiment aussitôt réprimé que conçu.

« Excusez-moi, mylord ; je vous ai dit maintenant tout ce que j’avais à vous dire ; il vaut mieux laisser le reste à la décision de votre pupille elle-même.

— Comme vous voudrez, monsieur. Je vous prierai alors de porter à Éveline ma prière de vouloir bien m’accorder l’honneur d’une dernière entrevue. »

Vargrave se jeta dans un fauteuil, et Aubrey le quitta.


CHAPITRE IX

C’est ainsi que l’aérien Strephon accordait sa lyre.
(Shenstone.)

Dans son entrevue avec Éveline, Vargrave déploya certainement au plus haut point toute son habileté et tous ses artifices. Il sentait que la violence, le sarcasme, les lamentations intéressées ne serviraient de rien de la part d’un homme qui n’était pas aimé, quoique, entre les mains d’un homme qui l’est, ce soient d’excellentes cartes. Comme son cœur était parfaitement intact, qu’il n’était ému que de rage et de désappointement, sentiment qui n’étaient jamais de bien longue durée chez lui, il pouvait jouer de sang-froid la partie qu’il était en train de perdre. Son intelligence prompte et fine lui disait que tout ce qu’il pouvait désormais ambitionner, c’était de laisser dans le cœur d’Éveline des sentiments de généreuse compassion et d’intérêt amical, de faire sur elle une impression favorable, dont il pourrait plus tard tirer parti ; de se réserver enfin quelque poste avantageux dans le pays qu’il devait avoir l’air d’évacuer avec toutes ses troupes. Dans son expérience des femmes, — et, soit comme acteur, soit comme spectateur, il en avait beaucoup, quoiqu’il ne l’eût pas puisée dans un cercle de dames bien délicates ou bien raffinées, — il avait vu qu’une femme s’éprend souvent d’un soupirant lorsqu’elle l’a éconduit ; et que précisément parce qu’elle l’a jadis refusé, elle finit par l’accepter quelquefois. Dans des circonstances aussi désespérées, il ne voulait pas négliger même cette éventualité. Il prit donc la physionomie, l’attitude, la voix qui convenaient à un désespoir navré, mais soumis. Il affecta une noblesse, une magnanimité dans sa douleur, qui toucha profondément Éveline, et la prit au dépourvu.

« Il me suffit, Éveline ! dit-il d’une voix altérée et triste ; il me suffit de savoir que vous me pouvez m’aimer, que je me réussirais pas à vous rendre heureuse. N’en dites pas davantage, Éveline, n’en dites pas davantage ! Permettez-moi du moins de vous épargner la douleur que doit faire éprouver à votre généreuse nature le spectacle de mon angoisse !… J’abandonne toutes mes prétentions à votre main : vous être libre !… puissiez-vous être heureuse !

— Oh ! Lord Vargrave ! Oh ! Lumley ! dit Éveline toute en larmes, attendrie par mille souvenirs de son enfance. Si je pouvais vous prouver de toute autre manière combien j’apprécie avec reconnaissance votre mérite, l’opinion trop indulgente que vous avez de moi, combien je respecte la mémoire de mon bienfaiteur, c’est alors, et seulement alors, que je pourrais être heureuse. Oh ! que je voudrais que cette fortune, que j’ai si peu souhaitée, fût à ma disposition ! Mais soyez convaincu que, du jour où j’en prendrai possession, elle sera placée entre vos mains, sous votre direction. Ce n’est que de la justice, de la simple justice, envers vous. Vous étiez le plus proche parent du défunt. Je n’avais aucun droit sur lui, aucun, si ce n’est son affection. Son affection ! et pourtant je lui désobéis ! »

Tout ceci faisait un secret plaisir à Vargrave, mais semblait seulement redoubler sa douleur.

« Ne parlez pas ainsi, ma pupille, mon amie !… Ah ! oui, mon amie toujours, dit-il en portant son mouchoir à ses yeux. Je ne me plains pas ; je suis plus que satisfait. Laissez-moi conserver mon privilège de tuteur, de conseiller ; celui-là m’est plus précieux que tous les trésors de l’Inde ! »

Lord Vargrave avait quelque vague soupçon que Legard avait éveillé un intérêt trop tendre dans le cœur d’Éveline ; et il chercha délicatement et indirectement à la sonder de ce côté. Ses réponses le convainquirent que, si Éveline avait conçu un sentiment favorable à Legard, ce sentiment n’avait eu ni le temps ni l’occasion de mûrir et de se changer en un profond attachement. Maltravers ne lui inspirait pas de craintes. L’empire habituel que cet homme réservé exerçait sur lui-même abusait en partie Lumley, et la médiocre estime où il tenait le genre humain l’abusait encore davantage. Car si Maltravers avait éprouvé de l’amour pour Éveline, pourquoi ne serait-il pas resté sur le terrain, pourquoi ne se serait-il pas déclaré ? Lumley n’aurait pas admis comme possible l’idée qu’un respect scrupuleux pour des engagements si facilement rompus pût réprimer la passion éveillée par la beauté, ou réprimer l’intérêt personnel en quête d’une héritière. Il avait connu Maltravers ambitieux ; et pour Lumley l’ambition et l’intérêt personnel étaient synonymes. Ainsi, grâce à sa finesse même, Vargrave qui jugeait les gens du monde avec un tact d’observation infaillible, une fois en face de natures et de caractères d’un ordre plus élevé, manquait toujours son but parce qu’il le dépassait. D’ailleurs s’il avait eu quelque défiance de Maltravers, les assurances de Caroline l’auraient dissipée. Il était en effet bien singulier que Caroline ne se fût aperçue de rien ; il n’en eût pas été de même si elle eût été moins absorbée par ses projets et le soin de sa propre destinée. Toute sa pénétration habituelle avait fini par se concentrer sur elle-même. D’ailleurs un sentiment de malaise, produit par la répugnance de sa conscience à seconder les projets de Vargrave, et aussi par une irritation jalouse à la pensée que Vargrave allait épouser une autre femme, l’avait empêché de rechercher avec autant d’empressement les entretiens intimes et les confidences d’Éveline.

La conférence tant redoutée était passée. Éveline s’était séparée de Vargrave animée des sentiments qu’il avait voulu lui laisser. Du moment où il cessa d’être son amant, elle reprit pour lui toute son ancienne amitié d’enfance. Elle compatissait à son abattement ; elle respectait sa générosité, elle lui était profondément reconnaissante de sa modération. Mais pourtant… pourtant elle était libre, et son cœur tressaillait de joie à cette pensée.

Cependant Vargrave, après ses adieux solennels à Éveline, s’était retiré dans sa chambre, où il resta jusqu’à l’arrivée de ses chevaux de poste. Lorsqu’il descendit au salon, il fut bien aise de n’y trouver ni Aubrey ni Éveline. Il savait qu’il serait inutile de dépenser beaucoup d’affectation hypocrite vis à vis de M. et de Mistress Merton. Il les remercia de leur hospitalité avec une cordialité sérieuse et laconique ; puis il se tourna vers Caroline, qui se tenait à l’écart près de la fenêtre.

« C’est fait de moi à présent, lui dit-il à voix basse. Je vous laisse, Caroline, dans l’attente de la fortune, du rang et de la prospérité ; c’est là une consolation. Pour moi, je ne vois que difficultés, embarras, et pénurie dans l’avenir ; mais je ne désespère de rien ; plus tard vous me servirez peut-être comme je vous ai servie. Adieu !… Je viens de conseiller à Caroline de ne pas trop gâter Doltimore, mistress Merton ; il a déjà bien assez de vanité comme ça. Adieu ! que Dieu vous bénisse tous ! Mes amitiés à vos petites filles. Faites-moi savoir si je puis vous être utile en quelque chose, Merton. Encore une fois, adieu ! »

Et Vargrave parla ainsi par phrases saccadées jusqu’à ce qu’il montât en voiture. En passant devant les fenêtres du salon, il aperçut Caroline debout, immobile à l’endroit où il l’avait quittée. Il lui envoya un baiser de la main ; les yeux de Caroline étaient fixés tristement sur lui.

Toute sèche, toute capricieuse, toute mondaine que fût cette âme, Vargrave n’était pas digne de l’affection qu’il lui avait inspirée ; car elle était capable de sentir, et il ne l’était pas ; c’est peut-être la différence qui existe entre les deux sexes.

Oui, Caroline Merton était encore là, se rappelant les derniers accents de cette voix indifférente, lorsqu’elle se sentit saisir la main ; elle se retourna, vit lord Doltimore, et sourit à l’heureux amant, convaincu qu’on l’adorait !



LIVRE VI.


CHAPITRE I


Cette antique cité, comme elle prend des airs coquets au milieu des grâces de la nature qui l’environne ! Les nations diverses s’y confondent comme les flots de la mer ; pourtant on n’y est pas à l’étroit, et l’on y circule librement dans des rues spacieuses.
(Young.)
Il faisait encore entendre des grincements de dents et de vaines menaces de vengeance.
(Spencer.)

« Paris est un lieu charmant ; tout le monde en convient. Charmant pour la jeunesse, pour les gens qui s’amusent, et pour les oisifs ; charmant pour un littérateur à la mode qui aime à être encensé, ou pour un épicurien plus sage, qui se livre à un appétit plus excusable. C’est un lieu charmant pour les dames qui aiment à vivre à l’aise, et à s’acheter de beaux bonnets ; charmant pour les philanthropes qui ont besoin qu’on écoute leurs projets de coloniser la lune ; charmant pour les gens qui fréquentent les bals et les ballets, les petits théâtres et les cafés resplendissants, où des hommes ornés de barbes de toutes grandeurs et de toutes formes lancent des regards farouches aux Anglais, et s’abîment au milieu des combinaisons séduisantes du jeu de dominos. Pour ces gens-là, et pour beaucoup d’autres, Paris est un lieu charmant. Je n’ai pas de mal à dire d’eux. Mais, pour mon compte, j’aimerais mieux vivre dans un grenier à Londres que dans un palais de la Chaussée d’Antin. Chacun a son mauvais goût.

« Je n’aime pas les rues de Paris, où je ne puis marcher que dans le ruisseau ; je n’aime pas ses boutiques qui ne contiennent absolument que ce qu’on expose dans la vitrine ; je n’aime pas ses maisons, semblables à des prisons, dont les fenêtres donnent sur des cours ; je n’aime pas ces beaux jardins où il ne pousse jamais autre chose qu’un amour en plâtre ; je n’aime pas les feux de bois qui exigent autant de petits soins que les femmes, et qui ne vous chauffent que les paupières ; je n’aime pas la langue française avec ses grandes phrases à propos de rien, qui vibrent comme un balancier de pendule entre le ravissement et le désespoir ; je n’aime pas l’accent qu’on ne peut attraper sans parler du nez ; je n’aime pas le bruit et l’embarras qu’on fait éternellement à Paris à propos de livres sans naturel et de révolutions sans résultats ; je ne m’intéresse pas à des histoires dont le héros est un âne mort, ni à des constitutions qui donnent le scrutin aux représentants, sans permettre le suffrage au peuple ; je n’ai pas mon plus grande foi dans un enthousiasme pour les beaux-arts qui ne produit d’autres fruits qu’une musique exécrable, d’affreux tableaux, une sculpture abominable, et quelque chose d’assez drôle que les français décorent, je crois, du titre de Poésie. La danse et la cuisine, voilà les arts où les Français excellent, j’en conviens, et ce sont d’excellentes choses. Mais, ô Angleterre ! ô Allemagne ! Vous auriez tort d’être jalouses de votre rivale ! »

Ce ne sont pas là les opinions de l’auteur ; il les désavoue complètement ; elles appartiennent à M. Cleveland ; M. Cleveland était un homme plein de préjugés. Maltravers était plus libéral ; mais aussi Maltravers n’avait pas la prétention d’être un bel esprit.

Maltravers était déjà depuis plusieurs semaines dans la ville par excellence, et pour le moment il habitait seul un appartement du sombre mais intéressant faubourg Saint-Germain. Car Cleveland, après avoir pendant huit jours suivi une vente, bouleversé tous les magasins de curiosités de Paris, et expédié assez de bronzes, de bahuts, de soieries de Gênes, et d’objets d’art de toute espèce, pour meubler à demi Fonthill, avait accompli sa mission, et s’en était retourné dans sa villa. Avant de partir, le vieux gentilhomme s’était flatté que le changement d’air et de lieux avait déjà fait du bien à son ami, et que le temps achèverait la guérison de ce mal si fréquent, un amour sans espoir, ou un caprice mal placé.

En effet, Maltravers, habitué à vaincre aussi bien qu’à cacher ses émotions, s’efforçait courageusement et sans relâche de détrôner l’image qui avait pris possession de son cœur. Toujours fier de son empire sur lui-même, et toujours adorateur de sa vertu de prédilection, le courage moral, il ne voulait pas se livrer lâchement à une passion dont il avait stoïquement voulu fuir l’objet. Mais pourtant l’image d’Éveline le poursuivait partout ; elle se présentait à lui à l’improviste, dans la solitude, au milieu de la foule. Ce sourire, si réconfortant et si doux, qui avait toujours le pouvoir de chasser les nuages de son âme, cet épanouissement jeune et riche de pensées pures et éloquentes, semblable à la floraison du génie, avant qu’il ait porté ses fruits amers et doux à la fois ; cette rare alliance de la vivacité des sentiments et de la sérénité du caractère, qui forme l’idéal même de ce qu’on rêve chez sa maîtresse et de ce qu’on exige chez sa femme : tout cela lui revenait à la mémoire, après chaque nouveau combat qu’il se livrait, plus même, bien plus, que les formes exquises ou les grâces délicates d’une beauté moins durable. Le temps ne servait qu’à graver plus profondément dans son cœur cette impression ineffaçable.

Maltravers renouvela connaissance avec quelques personnes que le lecteur connaît déjà.

Valérie de Ventadour ! Que de souvenirs des beaux jours de sa vie étaient, pour lui, associés à ce nom ! Précisément parce qu’elle ne lui avait jamais inspiré d’amour véritable, et qu’elle n’avait fait qu’éveiller son imagination (l’imagination d’un jeune homme de vingt-deux ans !), son image avait conservé pour lui une teinte aimable et charmante. À ce souvenir il ne se mêlait ni amère douleur, ni austère regret, ni sombre remords, ni honte cuisante.

Ils se revirent. Mme de Ventadour était encore belle, et encore admirée ; peut-être plus admirée que jamais, car la mode et la célébrité donnent aux grands une seconde jeunesse plus fêtée que la première. Mais si Maltravers se réjouit de voir avec quelle mansuétude le temps avait traité la belle Française, il fut encore plus heureux d’apercevoir sur ses traits charmants une expression plus sereine, plus satisfaite que naguère. Valérie de Ventadour avait précédé son jeune admirateur dans les mystères de la vie ; elle avait appris à en connaître le véritable but ; elle savait distinguer le réel du chimérique, l’ombre de la réalité ; elle avait acquis le contentement du présent, et elle regardait l’avenir avec un calme sentiment d’espérance. Sa réputation était toujours sans tache ; ou plutôt chaque année de tentation et d’épreuve y ajoutait un plus pur éclat. L’amour, qui aurait pu la perdre, une fois vaincu, l’avait protégée contre tout nouveau danger. La première entrevue de Maltravers avec Valérie fut, à la vérité, accompagnée d’un peu d’embarras et de réserve ; mais non la seconde. Une seule fois, indirectement, ils firent allusion au passé ; et à partir de ce moment, comme par un accord tacite il naquit entre eux une véritable amitié. Ni l’un ni l’autre n’éprouva d’humiliation en songeant à une illusion qui s’était dissipée ; ils n’étaient plus les mêmes aux yeux l’un de l’autre. Tous deux s’étaient perfectionnés, sans doute ; mais la Valérie, mais l’Ernest de Naples étaient parmi les choses mortes et ensevelies. Peut-être le renouvellement de leur connaissance réconciliait-il encore mieux le cœur de Valérie avec la guérison de son mal si doux et si plein de charmes. Ce logicien mûr et plein d’expérience, chez qui l’enthousiasme avait subi sa commune métamorphose, et qui avait le front calme et l’aspect imposant qui siéent à l’âge mûr, était un être tout différent de l’adolescent romanesque pour qui le monde réel, avec ses travaux et ses plaisirs civilisés, était tout nouveau, et qui revenait de l’Orient l’esprit plein des rêves dorés de la poésie, de la poésie libre encore de tout poème et de toute action. Valérie ne retrouvait plus en lui les erreurs brillantes, les aspirations hardies, les gestes animés et la brûlante éloquence qui l’avaient intéressée et charmée sur les rivages de Baïa, et dans les salles sépulcrales de Pompéi. La belle Française aurait pu de tout temps éprouver sans danger de l’amitié pour le Maltravers qu’elle voyait aujourd’hui devant elle, bien qu’il fût plus sage, meilleur, plus noble, et même plus beau que jadis, car c’était un de ces hommes auxquels l’âge mûr sied mieux que la jeunesse. Il ne lui apparaissait pas comme il l’était véritablement, le développement naturel, mais le contraste même du jeune homme ardent, variable, plein d’imagination à côté de qui elle avait contemplé les vagues éclairées par la lune et les cieux rosés de la suave Parthénope. Comment se fait-il que le temps, après une longue absence, nous montre de pareils contrastes entre l’être dont nous nous souvenons et celui que nous voyons ? Quelle douloureuse raillerie de nos pauvres cœurs qui rêvent des impressions que rien ne doit changer et des affections que rien ne peut éteindre ?

Combien, lorsqu’ils causaient avec toute l’aisance d’une cordiale et innocente amitié, combien Valérie se réjouissait que cette amitié ne fût souillée d’aucune honte ! comme elle s’applaudissait de n’avoir pas sacrifié d’avance ces consolations qui la dédommageaient maintenant d’une vie sans amour, mais désormais saintement résignée, ces consolations qui ne se trouvent que dans la conscience satisfaite et dans un légitime orgueil.

M. de Ventadour n’avait pas changé, sauf que son nez s’était allongé, et qu’il portait une perruque frisée, au lieu de ses cheveux plats. Mais, je ne sais comment, peut-être uniquement par le charme de l’habitude, il était devenu plus agréable aux yeux de Valérie. L’habitude l’avait réconciliée avec ses travers, ses lacunes, ses défauts ; et, en le comparant à d’autres, elle avait appris à apprécier ses bonnes qualités : sa générosité, sa belle humeur, sa bonhomie, et son indulgence sans bornes envers elle. Le mari et la femme ont tant d’intérêts en commun, que, lorsqu’ils ont traversé ensemble les vicissitudes de la vie pendant un temps suffisant, le collier qui les blessait d’abord finit par leur devenir léger et presque nécessaire, et, à moins que l’humeur ou plutôt le caractère et le cœur de l’un ou de l’autre ne soient insupportables, ce qui était jadis un joug pénible ne devient plus qu’un lien amical. Quant au reste, maintenant que le sentiment et l’imagination de Valérie s’étaient calmés, elle pouvait prendre plaisir à mille choses que lui faisait méconnaître et dédaigner naguère le vide de son cœur. Elle était reconnaissante des avantages que lui procuraient son rang et son opulence et elle cueillait les roses qui se trouvaient à sa portée, sans soupirer après les amarantes de l’Élysée.

Si les grands ont plus de tentations que les gens de la classe moyenne, et si leur sentiment de la jouissance devient plus facilement émoussé et apathique, du moins, lorsqu’ils peuvent surmonter leur satiété, ils ont bien plus de ressources à leur disposition. Il y a beaucoup de vrai dans ce vieux vers, tout déplaisant qu’il soit à ceux qui rêvent l’amour dans une chaumière : « Il vaut mieux se repentir dans un carrosse à six chevaux. » Si parmi les Eupatrides, les Bien-Nés, il y a moins d’amour dans le mariage, moins de paisible bonheur sous le toit conjugal, du moins les époux sont moins enchaînés l’un à l’autre, ils ont plus d’indépendance, la femme aussi bien que le mari, et ils trouvent plus facilement au dehors des occupations et des distractions. Mme de Ventadour, en se tenant à l’écart des frivoles passe-temps de la société, des salons encombrés, des conversations insipides et des sourires du monde, apprécia davantage les plaisirs que pouvaient procurer à son intelligence élégante et cultivée l’art, le talent et les relations de l’amitié. Elle attira autour d’elle les esprits les plus cultivés de son époque et de son pays. Ses connaissances, son esprit, et les grâces de sa conversation non-seulement la plaçaient sur un pied d’égalité avec les hommes les plus éminents, mais aussi la mettaient à même de mêler harmonieusement les différentes variétés de talent. Les mêmes personnes, quand on les rencontrait ailleurs, semblaient avoir perdu leur charme ; sous le toit de Valérie chacun respirait une atmosphère qui lui était favorable. Puis la musique, les lettres, et toutes les choses qui peuvent élever et embellir la vie civilisée, offraient leur contingent de ressources à cette femme belle et heureusement douée. Voilà comme elle découvrit que l’esprit a ses stimulants et ses occupations aussi bien que le cœur, avec cette différence que la culture qu’on lui donne produit toujours des fruits. On parle de l’éducation des pauvres, et l’on oublie combien les riches en ont besoin aussi. Valérie était une preuve vivante de l’avantage qu’il y a pour les femmes à posséder des connaissances et des ressources intellectuelles. C’était grâce à cette supériorité qu’elle avait épuré son imagination, qu’elle avait surmonté son découragement, qu’elle s’était réconciliée avec son sort ! Quand le poids du cœur faisait pencher la balance, l’esprit rétablissait l’équilibre.

Le charme de Mme de Ventadour attira Maltravers dans le cercle enchanté de ce qu’il y avait de plus élevé, de plus pur, de mieux doué dans la société parisienne. Il n’y rencontra pas, comme il y aurait rencontré sous l’ancien régime, de brillants abbés tout préoccupés d’intrigues, ou de vieilles douairières amoureuses, parlant de Rousseau avec éloquence, ou des courtisans poudrés, lançant des épigrammes contre les rois et les religions, tous ces fétus de paille qui s’élevaient dans l’air comme pour présager l’ouragan. Paul-Louis Courier avait raison : Les Français sont toujours Français ; ils sont pleins de belles phrases, et leurs pensées sentent le théâtre ; ils prennent le clinquant pour des diamants, le grotesque pour le naturel, l’exagéré pour le sublime. Cependant, je le répète, Paul-Louis Courier avait raison : il y a plus d’honnêteté maintenant dans un seul salon de Paris qu’il n’y en avait dans toute la France aux jours de Voltaire. De grands intérêts et des causes solennelles ne sont plus de vaines matières à caquets lancés comme des volants par les raquettes des langues frivoles. Dans le bouleversement des révolutions les Français sont retombés sur leurs pieds.

En rencontrant des hommes de tous les partis et de toutes les classes, et en comparant l’état actuel de Paris à ses premiers souvenirs, Maltravers fut frappé du diapason plus élevé de la moralité publique, de la profonde sincérité de sentiments qui animait toute la société. Il vit que les véritables éléments de la sagesse nationale étaient à l’œuvre, quoiqu’il s’aperçût aussi qu’il n’est pas de pays où les opérations en soient plus lentes et plus irrégulières dans leurs effets. Les Français sont comme les Israélites du désert, qui, selon la tradition juive, semblaient être, chaque matin, au bord du Pisgah, et tous les soirs s’en trouvaient aussi éloignés que jamais. Mais cependant le temps marche, le pèlerinage touche à son terme, et la terre de Canaan viendra pourtant à la fin !

Chez Valérie, Maltravers revit les Montaigne. Ce fut une rencontre pénible, car ils pensèrent à Césarini en se voyant.

Il est temps maintenant de revenir à cet infortuné. On l’avait transféré à Paris, à l’époque où Maltravers avait quitté l’Angleterre, après la mort de lady Florence. Maltravers avait cru devoir communiquer à Montaigne toutes les circonstances qui avaient causé le malheur de Césarini. L’orgueil et l’honneur du noble français furent profondément blessés au récit de cette suite d’artifices et de crimes, tout adouci qu’il était ; mais le spectacle du malheureux criminel et de son épouvantable châtiment dissipa tout autre sentiment que la compassion. Confié aux soins des plus habiles médecins de Paris, Césarini inspira d’abord de grandes espérances de guérison. Il témoigna une entière conscience de la bonté de ses parents, et un souvenir très-restreint du passé ; mais aux incohérences frénétiques du délire avait succédé une mélancolie profonde, encore plus affligeante. Néanmoins, dans cet état il redevint le commensal de la maison de son beau-frère, et, quoiqu’il évitât toute société, excepté celle de Teresa dont le caractère affectueux ne se lassait jamais de lui prodiguer des soins, il reprit quelques-unes de ses anciennes occupations. Il parut trouver quelque plaisir dans des études sans suite et sans profit, et dans le culte de cette consolatrice des hommes solitaires, la muse ingrate ! En évitant avec soin de parler de tout ce qui avait rapport à la triste origine de son infortune, et en l’entretenant plutôt des doux souvenirs de son enfance et de l’Italie, sa sœur put adoucir ses heures de sombre tristesse, et conserver quelque influence sur ce malheureux. Un jour cependant il tomba entre ses mains un journal anglais rempli de l’éloge de lord Vargrave ; et l’article en question, dans les éloges prodigués au noble pair, rappelait ses services lorsqu’il était à la chambre des Communes sous le nom de Lumley Ferrers.

Cet incident, tout insignifiant qu’il semblât, produisit sur Césarini un effet visible, mais parfaitement incompréhensible pour ses parents ; trois jours après il tenta de se suicider. Cette tentative échoua et fut suivie des plus terribles accès de démence. Son mal lui revint dans toute son épouvantable violence. Il devint nécessaire de le soumettre à une surveillance plus étroite encore qu’auparavant. Puis, une année environ avant l’époque dont nous parlons, il avait paru se rétablir de nouveau, et on l’avait rappelé dans la maison de Montaigne. Les parents de Césarini ignoraient l’influence que le nom de lord Vargrave exerçait sur lui ; dans le triste récit que leur avait fait Maltravers, ce nom n’avait pas été mentionné. S’il avait pendant un moment vaguement soupçonné Lumley d’avoir usé de perfidie à l’égard de Florence, ce soupçon s’était depuis longtemps dissipé, faute de preuve qui le confirmât ; de sorte que, ni lui, ni par conséquent les Montaigne, n’associaient lord Vargrave au malheur dont était frappé Césarini. Or il arriva qu’un jour à dîner Montaigne lui-même, en faisant allusion à une question de politique étrangère qui s’était présentée le matin à la Chambre, dans un débat auquel il avait pris une part active, parla incidemment d’un discours de lord Vargrave sur le même sujet, qui avait fait sensation à l’étranger aussi bien qu’en Angleterre. Teresa lui demanda innocemment ce que c’était que lord Vargrave. Montaigne, qui connaissait la biographie des principaux diplomates anglais, lui répondit qu’au début de sa carrière lord Vargrave s’appelait M. Ferrers, et rappela à Teresa qu’il leur avait été jadis présenté à Paris. Césarini se leva brusquement et quitta l’appartement ; on n’y fit pas attention, car ses mouvements étaient toujours bizarres et imprévus. Teresa se retira bientôt après avec ses enfants, et Montaigne, un peu fatigué de ses travaux et de l’excitation du matin, s’étendit dans son fauteuil pour dormir quelques instants. Il fut réveillé soudain par une sensation douloureuse de strangulation, réveillé juste à temps pour lutter contre une étreinte vigoureuse qui lui serrait la gorge. Les ombres du soir avaient plongé la chambre dans l’obscurité, et à part deux yeux flamboyants et sauvages fixés sur lui, il pouvait à peine distinguer son assaillant. À la fin pourtant, il réussit à se dégager, et à lancer par terre l’homme qui voulait l’assassiner. Il appela du secours ; les domestiques accoururent avec des flambeaux ; il reconnut son beau-frère ! Césarini, quoique en proie à de violentes convulsions, poussait des cris et des imprécations de vengeance ; il traitait Montaigne de traître et d’assassin. Dans le sombre désordre de son esprit, il avait pris son protecteur pour l’ennemi absent, dont le nom seul évoquait les fantômes de la tombe et plongeait sa raison dans les fureurs de la démence.

Il était dès lors évident que l’état de Césarini offrait du danger pour les jours de ses proches. Il fut déclaré que sa folie n’était pas susceptible d’une guérison certaine et permanente. On le plaça dans un nouvel établissement d’aliénés, situé à peu de distance de Versailles, et dont les directeurs étaient célèbres par leur humanité et leur habileté. C’est là qu’il était encore à l’époque dont nous parlons. Récemment ses intervalles de lucidité étaient devenus plus longs et plus fréquents ; mais des circonstances insignifiantes, qui prenaient subitement naissance dans son esprit, et que nulle précaution ne pouvait prévoir ou empêcher, suffisaient à ramener ses accès dans leur violence la plus terrible. Dans ces moments-là on était obligé de le surveiller avec la plus étroite vigilance. Car sa folie revêtait toujours un effrayant caractère de férocité ; et s’il n’eût été attaché, le plus fort et le plus intrépide de ses gardiens aurait redouté d’entrer désarmé dans sa cellule.

Ce qui faisait paraître cette maladie mentale plus triste et plus incurable, c’était le développement physique de sa santé et de ses forces. Ce phénomène n’est pas rare dans certains cas de folie, et c’est en général un très-mauvais symptôme. Dans sa première jeunesse Césarini avait été fort délicat, efféminé même ; mais à présent ses proportions s’étaient développées, son corps, quoique toujours maigre et svelte, était devenu plus nerveux et plus vigoureux. On eût dit que dans les moments de torpeur qui succédaient à ses accès de frénésie, la partie animale profitait chez lui de la somnolence ou de la désorganisation de la partie intellectuelle. Dans ses jours de calme, où les hommes de l’art pouvaient seuls s’apercevoir de sa maladie, son occupation de prédilection était la lecture. Mais il se plaignait amèrement, quoique laconiquement, de l’emprisonnement auquel il était condamné, et de l’injustice dont il était victime. Et lorsque, évitant ses compagnons d’infortune, il se promenait d’un air sombre dans les jardins qui entouraient cette maison de douleur, tantôt ses gardiens invisibles le voyaient serrer les poings et menacer un ennemi imaginaire ; tantôt ils l’entendaient accuser quelque fantôme, créé par son cerveau, des tourments qu’il endurait.

Bien que le lecteur puisse aisément reconnaître que Lumley Ferrers était la cause de sa démence et l’objet de ses imprécations, il n’en était pas de même des Montaigne, ni des gardiens et des médecins du patient ; car dans son délire il ne donnait jamais un nom aux ombres qu’il évoquait, pas même à celle de Florence. En effet il n’est pas rare de voir les fous éviter, comme par une espèce de ruse, toute mention des noms des personnes qui ont causé leur folie. On dirait que ces infortunés se figurent qu’ils pourront mieux dissimuler leur égarement, en ne révélant pas les images qui s’y rattachent.

Telle était à cette époque la misérable condition de cet homme, dont les talents promettaient une belle et honorable carrière, n’eût été la malheureuse disposition de son esprit, depuis l’enfance, à encourager tous les sentiments malsains et mauvais de son âme comme autant de témoignages de son génie. Montaigne, quoiqu’il abordât aussi brièvement que possible cette sombre calamité domestique dans ses premières entrevues avec Maltravers (dont la conduite dans cette funèbre histoire de crimes et de douleurs avait été, selon lui, marquée du sceau de la générosité la plus admirable), trahit néanmoins une émotion qui faisait bien voir que le repos de son existence avait été empoisonné.

« Je cherche à consoler Teresa, dit-il en détournant son mâle visage, en lui montrant toutes les bénédictions que le ciel lui laisse encore. Mais ce frère trop aimé, dont les talents lui avaient fait concevoir tant de vaines espérances ! Bien qu’elle cherche à me le cacher, je vois que cette affliction lui revient constamment à l’esprit et empoisonne toutes ses joies. Oh ! mieux vaudrait mille fois qu’il fût mort ! Quand la raison, le jugement, l’âme presque, ne sont plus, combien le débris d’existence qui reste est sombre et infernal ! Et si ce mal était dans le sang, si les enfants de Teresa… horrible pensée ! »

Montaigne s’arrêta vaincu par l’émotion.

« Cher ami, ne vous exagérez pas aussi cruellement votre malheur, tout grand qu’il soit. Le mal de Césarini ne tient pas évidemment à sa constitution physique, ce n’est que la crise, le développement d’une maladie morale contractée dès longtemps ; c’est le résultat de passions non combattues, et du mépris obstiné des facultés du raisonnement ; d’ailleurs il en guérira peut-être. Plus sa mémoire s’éloignera du choc qui a ébranlé tout son être, plus son esprit aura de chances pour revenir à son état normal. »

Montaigne étreignit la main de son ami.

« Il est singulier que ce soit de vous que me vienne la sympathie et la consolation ! Vous à qui il a tant fait de mal ! Vous que sa folie ou son crime a détourné d’une noble carrière et exilé du pays natal ! Mais la Providence réparera, je l’espère, le mal qu’a fait sa coupable créature, et j’aurai un jour la joie de vous voir rendu à l’espérance et au bonheur, heureux époux et citoyen considéré. Jusque-là il me semble qu’une malédiction pèse sur ma race.

— Ne parlez pas ainsi ; quel que soit mon destin, je suis guéri de la blessure à laquelle vous faites allusion. Et pourtant, Montaigne, je trouve que dans la vie la souffrance succède à la souffrance, le désappointement au désappointement, comme la vague suit la vague. Endurer, voilà la seule philosophie possible ; et croire que nous revivrons dans une planète plus favorisée, voilà la seule espérance que notre raison doive accepter de nos désirs.


CHAPITRE II

Monstra evenerunt mihi,
Introit in aedes ater alienus canis,
Anguis per impluvium decidit de tegulis,
Gallina cecinit !

(Térence.)

Avec toute la force d’âme qui lui était naturelle, et fidèle à ses théories, Maltravers continuait à lutter contre la dermière et la plus violente passion de sa vie. On pouvait voir, à la pâleur de son front, et à cette indescriptible expression de souffrance qui se révèle dans les lignes de la bouche, que sa santé était altérée par ce conflit intérieur. Plus d’une absence soudaine, plus d’un mouvement de distraction, plus d’un soupir impatient, suivi d’une gaieté forcée et contrainte, signalait à la clairvoyance de Valérie qu’il était en proie à une douleur que sa fierté l’empêchait de révéler. Il s’efforçait néanmoins de prendre, ou d’affecter de l’intérêt pour les singuliers phénomènes de l’état social qui l’environnait, phénomènes qui, dans une disposition d’esprit plus heureuse et plus sereine, auraient assurément fourni une ample matière à ses Conjectures et à ses réflexions.

L’état de transition est l’état actuel de presque toutes les sociétés éclairées de l’Europe. Mais nulle part il n’est aussi prononcé que dans ce pays qu’on peut appeler le cœur de la civilisation européenne. Là tous les liens sociaux paraissent brisés, flottants, incomplets : l’ancien ordre de choses ne présente plus que des ruines, le nouveau n’y est pas encore formé. C’est peut-être le seul pays où le principe organisateur n’ait pas marché du même pas que le principe de désorganisation. Ce qui fut est rayé de la page. Ce qui sera n’apparaît encore que comme la silhouette nébuleuse d’une terre lointaine, au-delà d’une mer vaste et houleuse.

Maltravers, qui depuis plusieurs années n’avait pas étudié la marche de la littérature moderne, examina avec un mélange de surprise, de dégoût, et parfois d’admiration involontaire mêlée de défiance, les divers ouvrages qu’ont produits les successeurs de Voltaire et de Rousseau, et qu’il leur convient de nommer les œuvres du mariage de la vérité avec le romantisme.

Profondément versé dans la connaissance du mécanisme et des éléments de ces chefs-d’œuvre de l’Allemagne et de l’Angleterre auxquels les Français ont si largement emprunté tout en prétendant à l’originalité, Maltravers fut révolté à la vue des monstres que ces Frankensteins avaient créés en exhumant les débris et les ossements des sépultures les plus sacrées : la tête d’un géant sur le corps d’un nain ; des membres incongrus mal rattachés ensemble ; des parties séparées d’une grande beauté, un ensemble hideux, contrefait, grimaçant.

« Il peut se faire, dit-il à Montaigne, que ces ouvrages trouvent des admirateurs ; mais il me semble complétement inconcevable qu’ils se puissent justifier de l’exemple de Shakespeare, de Gœthe, ou même de Byron, qui rachetait l’indigence de ses conceptions mélodramatiques par une vigueur d’exécution, une énergie, une persévérance dans ses vues que Dryden lui-même n’a jamais dépassées.

— J’admets qu’il y a un bizarre mélange de boursouflure et de platitude dans tous ces ouvrages, répondit Montaigne ; mais ce ne sont que des fruits que le vent a fait tomber d’arbres qui porteront peut-être une belle et abondante récolte quand la saison sera venue. En attendant, une école nouvelle, quelle qu’elle soit, vaut mieux que ces éternelles imitations de l’ancienne. Quant à la justification critique de ces œuvres par elles-mêmes, le siècle qui produit un phénomène n’est jamais celui où ce phénomène peut se classer et s’analyser : nous avons le déluge ; il faut attendre qu’une nouvelle création surgisse d’un sol nouveau.

— Excellente similitude ! Elles sortent de la fange et de la boue, fétides et rampantes, informes et monstrueuses. J’admets qu’il y a des exceptions ; et même, dans la nouvelle école, ainsi qu’on la nomme, je puis admirer le génie véritable, la puissance vitale et créatrice de Victor Hugo. Mais qu’une nation qui a produit un Corneille donne le jour à un Janin ! Et que votre public, en voyant ces avortons imbéciles, qui tous ont leurs disciples et leurs {{|flateurs|flatteurs}}, que votre public se laisse encore dire qu’il a fait un pas immense depuis le jour où il a donné des lois et des modèles à la littérature de l’Europe ! Qu’il puisse entendre proclamer *** un homme de génie, dans les mêmes cercles où l’on abîme Voltaire ! Voilà ce qui est inconcevable ! »

Voltaire n’est plus en vogue en France, mais Rousseau y maintient encore son influence et y trouve encore des imitateurs. Des deux, Rousseau était le pire comme homme, et peut-être aussi le plus dangereux comme écrivain. Mais sa réputation est plus durable, et se grave plus profondément au cœur de son pays ; de plus le péril qu’on pouvait craindre de ses doctrines vacillantes et capricieuses est passé.

Voltaire subit le destin de tous les écrivains purement destructeurs ; leur utilité cesse avec les maux qu’ils ont signalés. Mais Rousseau cherchait à reconstruire aussi bien qu’à renverser ; et, quoiqu’il n’y ait rien de plus absurde que ses constructions, l’homme se plaît à regarder en arrière, et à voir même des images trompeuses, des châteaux dans les nuages, se dressant au-dessus des solitudes où s’élevaient naguère de grandes cités. Plutôt que d’abandonner un cimetière à la solitude, on le peuple de fantômes.

Par degrés cependant, à mesure qu’il saisissait davantage tous les traits de la littérature française, Maltravers se montrait plus tolérant pour ses défauts, et concevait plus d’espérances en son avenir. Il trouvait que sous un rapport cette littérature portait en elle-même sa rédemption finale.

Son caractère général, c’est que, contrairement à la vieille école classique française, elle prend le cœur pour étude ; elle met en action les passions et les sentiments, et elle donne aux événements de l’âme intérieure leur histoire et leurs annales, tout comme aux faits du dehors. Dans tout cela notre contemplateur commençait à reconnaître que les Français n’avaient pas tout à fait tort lorsqu’ils soutenaient que Shakespeare était la source où ils puisaient leurs inspirations, source trop négligée par la plupart de nos romanciers anglais modernes. Ce n’est pas par des histoires tissues d’incidents intéressants, entremêlées de descriptions de caractères qui ne retracent que des traits visibles et superficiels, ornées d’une phraséologie spirituelle, et animées d’une philosophie vulgaire, que la fiction atteint son but le plus élevé.

Dans la littérature française ainsi caractérisée, il y a beaucoup de fausse moralité, de sentiment dépravé et de doctrines creuses. Mais pourtant elle porte en elle les germes d’une excellence qui devra tôt ou tard parvenir en suivant la marche du génie national, à son entier développement.

En attendant, il est consolant de savoir que rien de véritablement immoral ne s’empare de la popularité pour longtemps et n’est, par conséquent, longtemps dangereux ; ce qu’il y a de dangereux dans une œuvre de génie disparaît de soi-même dans l’espace de quelques années. Nous pouvons maintenant en lisant Werther instruire nos cœurs par ce tableau de la faiblesse et de la passion, et charmer notre goût par son exquise et incomparable simplicité de construction et de détails, sans crainte de nous brûler la cervelle en bottes à l’écuyère. Nous pouvons nous laisser emporter aux nobles sentiments exprimés dans les Brigands et en retirer une idée plus claire de la profonde immoralité des vertus hypocrites, sans pour cela courir le danger de devenir des bandits ou des assassins, par amour pour la vertu. La Providence, qui a voulu que de tout temps et en tout pays le génie de quelques-uns fût le guide et le prophète de la multitude, et qui nous a donné la littérature comme un agent de la civilisation, de l’opinion et de la loi, a doué les éléments dont elle se sert d’une puissance divine de purification intime. Avec le temps et le repos, le fleuve reprend de lui-même sa limpidité ; les gaz impurs s’évaporent ou sont neutralisés par les éléments plus sains qui les absorbent. Il n’y a que les sots qui traitent d’immorales les œuvres d’un maître. Il n’existe pas dans la littérature du monde un seul ouvrage populaire qui soit encore immoral deux siècles après avoir paru. Car, dans le cœur des nations, le faux ne vit pas si longtemps ; et le vrai reste moral jusqu’à la fin des temps.

Maltravers tourna son regard curieux et pensif de l’état littéraire à l’état politique de la France. Il fut frappé de la ressemblance qui existe sous un rapport entre cette nation, si civilisée, si complétement européenne, et les empires despotiques de l’Orient. Les convulsions de la capitale y décident du sort du pays ; Paris est le tyran de la France. Il vit, dans cette concentration inflammable du pouvoir, toujours grosse de menaces pour la France, une des causes qui font que les révolutions de cette nation puissante et policée sont si incomplètes et si peu satisfaisantes, et que, comme le cardinal Fleury, système après système, et gouvernement après gouvernement,

Floruit sine fructu,
Defloruit sine luctu.

Maltravers regardait comme une singulière preuve de l’obstination des sophismes la persistance des Français à perpétuer, en dépit des leçons de l’expérience, ce vice politique, à bâtir l’édifice de tout gouvernement sur le principe de la centralisation, qui peut bien assurer la force momentanée des États, mais qui amène invariablement leur brusque renversement. C’est en effet le tonique dangereux qui semble fortifier tout le système, mais qui, en appelant le sang à la tête, cause l’apoplexie et la folie. Par la centralisation les provinces sont affaiblies, c’est vrai ; mais elles le sont si bien qu’elles ne peuvent pas plus aider le gouvernement que le combattre ; elles n’ont pas même la force de résister à une émeute. Nulle part, de nos jours, l’émeute n’est si puissante qu’à Paris ; l’histoire politique de Paris, c’est l’histoire des émeutes. La centralisation est une excellente panacée pour un despote qui me tient pas à prolonger le pouvoir au delà de la durée de sa vie, qui n’a qu’un intérêt viager dans la prospérité de l’État. Mais, pour la véritable liberté, pour l’ordre permanent, la centralisation est un poison mortel. Plus les provinces gouvernent leurs affaires, plus chaque chose, même les routes et les chevaux de poste, est laissée à la direction du peuple, plus l’esprit municipal envahit toutes les veines du vaste corps de l’État, et plus on peut être assuré que les réformes et les changements devront provenir de l’opinion universelle, qui est lente à se former, et qui édifie avant de détruire, au lieu de sortir de la clameur publique, qui est soudaine et imprévue, et qui non-seulement renverse l’édifice, mais qui même en vend les pierres.

Une autre singularité de la Constitution française frappa Maltravers, et lui parut incompréhensible. Ce peuple si imbu de l’esprit républicain, ce peuple qui avait tant sacrifié à la liberté, ce peuple qui, au nom de la liberté, avait commis tant de crimes avec Robespierre, et s’était couvert de tant de gloire avec Napoléon, ce peuple se soumettait, comme peuple, à être exclu de tout pouvoir et privé de toute voix délibérative dans le gouvernement ! sur trente trois millions de sujets, moins de deux cent mille électeurs ! Y eut-il jamais oligarchie semblable ? Quelle anomalie dans l’architecture politique que de construire une pyramide renversée ! Où était la soupape de sûreté du gouvernement ? Où se trouvaient les issues naturelles par où sortirait la flamme d’une population aussi facile à embraser ? Le peuple lui-même restait populace ; pas de participation au gouvernement, pas d’influence sur ses affaires, pas d’intérêt législatif au maintien de la sécurité.

D’autre part il lui paraissait étrange de voir combien, lorsque l’aristocratie de la naissance avait été abaissée, l’aristocratie des lettres s’était élevée. Une pairie à demi composée de journalistes, de philosophes et d’auteurs ! c’était le beau idéal de la République aristocratique d’Algernon Sydney ; le beau idéal de ce que devait être la dispensation des honneurs publics. Pourtant était-ce après tout une aristocratie désirable ? La société y gagnait-elle ? La littérature n’y perdait-elle pas ? Le sacerdoce du génie devenait-il plus sacré et plus pur par suite de ces décorations mondaines et de ces titres vides ? Ou bien rendait-on ainsi l’aristocratie par elle-même un élément plus désintéressé, plus puissant ou plus sensé de l’administration de la loi, ou de la direction de l’opinion ? Ces questions qu’on ne pouvait résoudre à la légère devaient forcément éveiller les spéculations et la curiosité d’un homme qui s’était familiarisé avec les travaux du cabinet et du forum ; et à mesure qu’il s’acharnait davantage à ces problèmes que se donnait à résoudre une nation étrangère, le rêveur anglais sentait s’agiter plus vivement en lui ce vieil instinct qui rattache le citoyen à sa patrie.

« Vous-même, individuellement, vous êtes comme nous, dans un état de transition, dit un jour Montaigne à Maltravers. Vous avez pour jamais quitté les régions idéales, et vous portez votre contingent d’expérience vers les régions pratiques. Quand vous toucherez au port, vous aurez complété le développement de vos forces.

— Vous vous méprenez sur mon compte ; je ne suis que spectateur.

— Oui, mais vous voudriez bien aller dans les coulisses : et celui qui a pris l’habitude de fréquenter le foyer des acteurs, brûle bientôt d’être acteur à son tour. »

Maltravers passait la plus grande partie de son temps chez Mme de Ventadour, ou chez les Montaigne, qui savaient apprécier la noblesse de son caractère et aimer ses qualités. Son destin à venir leur inspirait à tous un chaleureux intérêt ; ils combattaient sa philosophie de l’inaction ; et ils sentaient qu’il ne faudrait que le rendre plus heureux pour le rendre plus sage. L’expérience produisait sur lui le même effet que l’ignorance avait produit sur Alice. Ses facultés étaient engourdies et comme dans un état de torpeur. L’affection est pour ceux qui désespèrent de tout, ce qu’elle est pour ceux qui ignorent tout. L’esprit de Maltravers était un monde sans soleil.


CHAPITRE III

Cœlebs quid agam ?
(Horace.)

Dans une chambre de l’hôtel Fenton lord Vargrave était assis à côté de Caroline, lady Doltimore, deux mois après le mariage de cette dernière.

« Doltimore est donc décidé à voyager à l’étranger aussitôt après votre retour de Cornwall ?

— Positivement : nous allons à Paris. Vous pourrez nous y rejoindre à Noël ? j’y compte.

— N’en doutez pas ; et avant cette époque j’espère avoir arrangé certaines affaires politiques qui, dans ce moment, me tourmentent et m’absorbent plus encore que mes affaires particulières.

— Vous avez fait entendre raison à M. Douce, n’est-ce pas, et vous avez obtenu un délai ?

— Oui, je l’espère, jusqu’au moment où je toucherai la fortune de miss Cameron, qui m’appartiendra, je pense, lorsqu’elle aura dix-huit ans.

— Vous voulez dire le dédit de trente mille livres sterling[16].

— Point du tout ; je veux dire ce que je dis.

— Pouvez-vous véritablement vous imaginer qu’elle acceptera votre main ?

— Oui, avec votre concours, je le crois assurément. Écoutez-moi. Il faut que vous emmeniez Éveline à Paris. Sans aucun doute elle sera charmée de vous y accompagner ; du reste j’ai préparé les voies. Car il va sans dire que, comme ami de la famille et comme tuteur d’Éveline, j’ai continué ma correspondance avec Lady Vargrave. Elle m’écrit qu’Éveline a été souffrante, qu’elle est triste ; elle craint que sa fille me s’ennuie à Brook Green, etc. Je lui ai répondu que plus ma pupille verrait le monde avant que d’y prendre la position qu’elle doit y occuper quand elle sera majeure, mieux elle remplira les intentions de feu mon oncle, relativement à son éducation, et ainsi de suite. J’ai ajouté que puisque vous alliez à Paris, et que vous aimiez tant Éveline, il ne pouvait se présenter de meilleure occasion pour elle de débuter dans le monde, sous les plus favorables auspices. La réponse de lady Vargrave m’est parvenue ce matin : elle consentira à cet arrangement, pourvu que vous le proposiez.

— Mais quel bien résultera-t-il pour vous de ce projet ? À Paris vous aurez bien certainement des rivaux, et…

— Caroline, interrompit lord Vargrave, je sais très-bien ce que vous allez dire ; je connais aussi le danger que je cours. Mais entre plusieurs maux, je choisis le moindre. Tant qu’elle sera à Brook Green, voyez-vous, et sous les yeux de ce finaud de vieux prêtre, je n’en pourrai venir à bout. Elle y est complétement soustraite à mon influence. Il n’en sera pas de même en pays étranger, sous le même toit que vous. Écoutez-moi encore un instant. Dans ce pays, et surtout dans la retraite protectrice de Brook Green, il me serait impossible d’employer aucun des moyens auxquels je serai forcé de recourir si j’échoue autrement.

— Quels sont donc vos desseins ? dit Caroline avec un léger frisson.

— Je n’en sais rien encore. Mais je puis toujours vous dire qu’il me faut la fortune de miss Cameron, et que je l’aurai. Je suis un homme aux abois, et je prendrai les grands moyens s’il le faut.

— Mais pensez-vous que je vous aiderai, moi ? que je serai votre complice ?

— Chut ! pas si haut ! Oui, Caroline, vous m’aiderez, vous serez ma complice dans tous les projets que je formerai ; il le faut.

— Il le faut ? Lord Vargrave !

— Oui, dit Lumley en souriant, et en baissant le ton jusqu’au chuchotement : oui ! Vous êtes en mon pouvoir !

— Traître !… Vous n’oseriez !… Vous ne pouvez vouloir…

— Je ne veux rien de plus que vous rappeler les liens qui existent entre nous ; ces liens-là doivent nous unir de l’amitié la plus étroite et la plus confiante. Voyons, Caroline, souvenez-vous qu’il n’est pas juste que tous les bienfaits viennent du même côté. Je vous ai procuré le rang et la fortune ; je vous ai fait avoir un mari ; il faut maintenant que vous m’aidiez à obtenir ma femme ! »

Caroline se renversa dans son fauteuil, et se couvrit le visage de ses mains.

« J’admets, continua Vargrave froidement, j’admets que votre beauté et vos talents soient suffisants par eux-mêmes pour charmer un homme plus sensé que Doltimore ; mais si je n’avais pas étouffé ma jalousie, sacrifié mon amour ; si j’avais glissé le plus petit avertissement à votre seigneur et maître ; je dirai plus, si je n’avais alimenté sa vanité de petit chien par toute la crème et le sucre de mes mensonges flatteurs, à l’heure qu’il est vous seriez encore Caroline Merton.

— Oh ! combien je voudrais qu’il en fût ainsi ! Combien je voudrais être tout autre chose que votre instrument, votre victime ! Folle que j’étais ! Misérable que je suis ! oh ! quelle juste punition !

— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, ma chérie, dit Vargrave d’un ton caressant ; j’ai eu tort, pardonnez-moi ; mais vous m’avez irrité, vous m’avez exaspéré par votre apparente indifférence pour ma prospérité, pour mon sort tout entier. Je vous le dis, et vous le répète, idole de mon âme, vous êtes le seul être que j’aime ! Et, si vous vouliez me le permettre, si vous vouliez vous montrer supérieure, comme je l’avais tant espéré, à tous ces préjugés de la convention et de l’éducation, vous seriez la seule femme que je pusse à la fois entourer de mon amour comme de mon respect. Oh ! plus tard, lorsque j’aurai atteint la haute position pour laquelle je sens que je suis né, laissez-moi croire que c’est à votre générosité, à votre affection, à votre zèle que j’aurai dû mon élévation. En ce moment je suis au bord d’un précipice ; si vous me retirez votre main, j’y tomberai. Ma fortune est dissipée ; le misérable dédit, qui me reviendra dans le cas où Éveline continuerait à repousser mon alliance lorsqu’elle atteindra l’âge de dix-huit ans, est gravement hypothéqué. Je suis engagé dans des projets vastes et hardis qui peuvent, ou me faire parvenir aux plus hautes positions, ou me faire perdre celle que j’ai en ce moment. Dans l’un ou l’autre cas l’argent m’est indispensable, soit pour soutenir mon rang, soit pour me relever de ma chute.

— Mais ne m’avez-vous pas dit qu’Éveline se proposait, qu’elle vous avait même promis de mettre sa fortune à votre disposition, tout en refusant votre main ?

— Quelle amère dérision ! s’écria Vargrave ; c’était là la folle promesse d’une jeune fille, une impulsion qui dépend du premier caprice. Pouvez-vous supposer que lorsqu’elle se lancera dans toutes les dépenses naturelles à son âge et nécessaires à sa position, elle ne trouvera pas mille moyens de dépenser son argent, auxquels elle ne songe pas en ce moment ? mille vanités, mille bagatelles, qui effaceront bientôt de sa mémoire mes titres si chétifs et si vides à sa munificence ? Pouvez-vous supposer que si elle en épouse un autre, son mari consentira à cette romanesque fantaisie d’enfant ? Et quand tout cela serait probable, s’il était possible que les jeunes filles ne fussent pas dépensières, et que les maris n’eussent pas le sens commun, pensez-vous qu’il m’appartiendrait, à moi, Lord Vargrave, de dépendre d’une charité faite à contre-cœur ? Jouer le rôle d’un cousin pauvre, d’un capitaine retraité ! Dieu sait que j’ai aussi peu de fausse fierté que qui ce soit, mais pourtant c’est là une humiliation à laquelle je ne saurais m’abaisser. D’ailleurs, Caroline, je ne suis pas un avare, un Harpagon ; je ne souhaite pas la richesse pour la richesse, mais pour les avantages qui en découlent : le respect, les honneurs, la position. Tout cela, je l’obtiendrai comme mari de la riche héritière. L’obtiendrais-je si je dépendais d’elle pour vivre ? Non ! Depuis six ans tous les desseins que j’ai formés, toutes les lois que je me suis faites dans ma conduite n’ont eu en vue qu’un seul objet assuré et défini, et cet objet, je ne le laisserai pas maintenant, à la dernière heure, échapper de mes mains. Il suffit. Vous passerez par Brook Green en revenant de Cornwall ; vous emmènerez Éveline avec vous à Paris ; quant au reste, laissez-moi faire. Ne craignez de ma part ni folie, ni violence, quels que soient mes desseins ; je travaille toujours dans les ténèbres. Et puis, je ne désespère pas encore de me faire aimer d’Éveline, de m’en faire accepter volontairement. Je suis naturellement porté à espérer ; j’envisage toujours les choses sous leur aspect le plus riant. Faites comme moi. »

Ici leur conférence fut interrompue par Lord Doltimore qui entra nonchalamment, le chapeau tout de côté.

« Ah ! Vargrave, comment vous portez-vous ? Vous n’oublierez pas ces lettres de recommandation, n’est-ce pas ? Où donc allez-vous, Caroline ?

— Je vais seulement dans ma chambre mettre mon chapeau ; la voiture sera en bas d’ici à quelques minutes. »

Et Caroline s’échappa.

« Vous allez en Cornwall demain, Doltimore !

— Oui ; c’est assommant ! mais lady Élisabeth veut absolument nous voir, et après tout je ne suis pas ennemi d’une semaine de bonne chasse. D’ailleurs la vieille dame a quelque chose à laisser après elle, et Caroline n’a pas eu de dot ; ce n’est pas que j’y tienne, mais enfin le mariage coûte cher.

— À propos, vous aurez besoin des cinq mille livres sterling[17] que vous m’avez prêtées ?

— Mais… aussitôt que cela ne vous gênera pas.

— Cela suffit ; je vais m’en occuper. Doltimore, je désire vivement que le début de lady Doltimore à Paris soit brillant ; tout dépend de la société dans laquelle on se trouve lancé dès l’abord. Quant à moi je ne me soucie pas de ce qui est fashionable, et je ne m’en suis jamais soucié ; mais si j’étais marié, et que je n’eusse rien à faire, comme vous, ce serait différent.

— Oh ! vous nous serez bien utile quand nous reviendrons à Londres. En attendant, vous savez que vous avez ma procuration à la chambre des Lords. Il y aura, sans doute, des débats fort orageux pendant les premières semaines qui suivront la réouverture.

— C’est probable. Il y a une chose sur laquelle vous pouvez compter, mon cher Doltimore ; c’est que, lorsque je ferai partie du ministère, un certain lord de mes amis obtiendra le titre de comte. Adieu.

— Adieu, mon cher Vargrave, adieu. Et dites donc… dites donc ; me vous préoccupez pas de cette bagatelle en question, ne me payez que dans quelques mois d’ici, si vous voulez ; cela m’est égal.

— Merci ; je vais examiner mes comptes, et j’userai, s’il est nécessaire, de votre obligeance, sans faire de façons. Allons, nous nous reverrons sans doute à Paris. Ah ! j’oubliais. Il paraît que vous avez renoué votre intimité avec Legard. C’est assurément un fort bon garçon, et je lui ai donné cette place pour vous obliger ; pourtant, comme vous êtes marié, maintenant….. mais peut-être vais-je vous offenser ?

— Point du tout. Qu’y a-t-il contre Legard ?

— Pas la moindre des choses ; seulement il est un peu vantard. Je crois qu’il doit avoir un Gascon parmi ses ancêtres, le pauvre garçon ! Il affecte de dire que vous ne pouvez choisir un habit, ni acheter un cheval sans son approbation et son avis ; qu’il peut faire de vous tout ce qu’il veut. Or, tout cela nuit à votre importance dans le monde ; on ne vous y reconnaît pas le mérite de votre bon sens et de votre bon goût. Suivez mon conseil ; évitez tous ces satellites de la mode, tous ces lions de clubs. N’ayant pas d’importance qui leur soit propre, ils se parent de l’importance de leurs amis. Verbum sap.

— Vous avez bien raison ; Legard est un vrai fat ; maintenant je vois pourquoi il parlait de nous rejoindre à Paris.

— Tâchez qu’il n’en fasse rien. Il dirait à tous les Français que mylady est amoureuse de lui ! ah ! ah !

— Ah ! ah ! la bonne plaisanterie ! cette pauvre Caroline !… la bonne plaisanterie !

— Allons, encore une fois, adieu. »

Et Vargrave ferma la porte.

« Legard aller à Paris ! quand Éveline y va ! non pas, murmura Lumley. D’ailleurs je n’ai pas envie de partager avec un autre le peu qu’on a tant de peine à tirer de cet animal. »


CHAPITRE IV

M. Bumblecase, un mot, s’il vous plaît ; j’ai deux mots à vous dire.

Adieu, beau manoir de Blackacre, avec tes bois, tes taillis et tes dépendances de toutes Sortes.

(Wicherley. — Le franc parleur.)

En quittant l’hôtel Fenton, lord Vargrave entra dans un des clubs de Saint James’s street. C’était une chose qui n’était pas dans ses habitudes ; ce n’était pas un amateur de clubs. Il n’avait pas pour système de dépenser son temps inutilement. Mais c’était un jour pluvieux du mois de décembre ; la chambre ne s’assemblait pas encore, et il avait terminé ses affaires officielles. Il était donc au club, en train de grignoter un biscuit, et de lire l’article principal d’un des journaux ministériels, dont il avait lui-même fourni la donnée, lorsque lord Saxingham s’approcha de lui, et l’entraîna vers une fenêtre.

« J’ai lieu de croire que votre visite à Windsor a bien fait, dit le comte.

— Ah ! vraiment ! je l’avais bien pensé.

— Je ne crois pas qu’un certain personnage consente jamais à la question de *** ; et le premier ministre que j’ai vu aujourd’hui m’a paru froissé et irrité.

— De mieux en mieux ; je suis convaincu que nous sommes dans la bonne voie.

— J’espère qu’il n’est pas vrai, Lumley, que votre mariage avec miss Cameron soit rompu. Le bruit en courait au club, comme vous y entriez.

— Démentez ce bruit, mon cher lord, il faut le démentir. J’espère, d’ici au printemps, vous présenter lady Vargrave. Mais qui donc a répandu ce bruit absurde ?

— Votre protégé Legard dit qu’il en tient la nouvelle de son oncle, qui lui-même la tenait de sir John Merton.

— Legard est un sot, et sir John Merton est un âne. Legard ferait bien mieux de s’occuper de son bureau, s’il veut faire son chemin ; et vous devriez bien le lui dire de ma part. J’ai entendu je ne sais où qu’il parle d’aller à Paris. Vous devriez bien lui faire entendre qu’il ferait bien de renoncer à de pareilles habitudes d’oisiveté. Les fonctionnaires publics ne sont pas maintenant ce qu’ils étaient jadis ; il faut gagner l’argent qu’on empoche. Du reste Legard ne manque pas de moyens, et mérite de l’avancement. Quelques mots d’avertissement de votre part lui feront le plus grand bien.

— Soyez sûr que je le sermonnerai. Voulez-vous dîner avec moi aujourd’hui, Lumley ?

— Non, j’attends mon co-administrateur, M. Douce, pour parler d’affaires….. un dîner en tête-à-tête. »

Lord Vargrave croyait avoir très-adroitement décidé M. Douce à laisser courir sa dette pour le moment ; et, en attendant, il l’accablait de marques de condescendance. Celui-ci avait dîné deux fois chez lord Vargrave, et lord Vargrave avait dîné deux fois chez lui. Le dîner plus intime de ce jour-là avait pour motif une lettre de M. Douce, dans laquelle il demandait à voir lord Vargrave, pour l’entretenir d’affaires sérieuses. Vargrave, qui n’aimait pas du tout le mot d’affaires de la part d’un monsieur à qui il devait de l’argent, pensa que le moyen de faire passer les choses en douceur c’était de les arroser de champagne.

En conséquence, il pria son « cher M. Douce » de venir sans cérémonie dîner avec lui le jeudi suivant à sept heures ; toutes ses matinées étaient occupées.

À sept heures M. Douce arriva. Aussitôt qu’il fut entré Vargrave cria à tue-tête : « Servez tout de suite. » Le petit homme saluait, s’agitait, se tordait, et se pliait en deux, en rendant à Vargrave une poignée de main comme s’il s’apprêtait lui-même à se laisser mettre à la broche.

« Avec votre permission, s’écria son hôte, nous ajournerons jusque après le dîner toute question de budget. C’est la mode aujourd’hui, vous savez, d’ajourner indéfiniment les discussions du budget. Eh ! bien, comment va-t-on chez vous ? Il fait diablement froid, n’est-ce pas ? vous allez donc à votre villa tous les jours ? C’est cela qui vous donne une si belle santé. Vous savez que, moi aussi, j’avais une villa ; mais je n’avais jamais le temps d’y aller.

— Ah !… oui… je crois m’en souvenir ; à Ful… Ful… Fulham, articula avec difficulté M. Douce. C’était à votre pauvre oncle… maintenant elle fait partie du douaire de… de… lady Var… Var… Vargrave. Ains… ainsi…

— Elle ne l’habite pas, interrompit brusquement Vargrave (qui était beaucoup trop impatient pour être poli). C’est trop près de Londres pour son goût ; elle me l’a abandonnée. C’est une bien jolie habitation, mais elle me coûtait les yeux de la tête. Mes moyens n’y suffisaient pas ; je n’y allais jamais, de sorte que je l’ai louée à mon marchand de vins ; le loyer paie sa facture. Vous allez en goûter aujourd’hui quelques chaises et quelques tables sous forme de champagne. Je ne sais pourquoi, mais je me figure toujours que mon Xérès a l’odeur du vieux fauteuil de cuir de mon oncle ; une drôle d’odeur ! une espèce d’odeur vénérable ! j’espère que vous avez faim ? Le dîner est prêt. »

Vargrave babillait ainsi afin de donner à entendre au bon banquier que ses affaires étaient dans l’état le plus florissant. Il continua de tenir la balle en main tout le temps du dîner ; et chaque fois qu’il voyait M. Douce sur le point d’ajouter à son monologue le perfectionnement eschyléen d’un second personnage, il fermait la malheureuse petite bouche essoufflée du digne homme par une exclamation de ce genre : — Encore un verre de vin, Douce ? — ou bien :

— À propos, Douce !

À la fin, quand le dîner fut complètement achevé, et que les domestiques se furent retirés, lord Vargrave sachant que tôt ou tard il faudrait bien laisser M. Douce s’expliquer, se rapprocha du feu, mit les pieds sur le garde-cendres, et s’écria, en avalant un verre de Bordeaux :

« Maintenant, Douce, que puis-je faire pour vous ? »

M. Douce ouvrit ses yeux de toute leur grandeur, puis il les referma aussi rapidement, et il répéta cette opération jusqu’à ce que, les ayant mouchés assez de fois pour qu’il fût impossible de leur donner plus de clarté, il resta convaincu qu’il n’avait pas mal entendu ce qu’avait dit lord Vargrave.

« Vraiment, dit-il alors de son air le plus effaré, vraiment je… je… En vérité, mylord est trop bon… Je… je… je… voulais vous parler d’affaires.

— Eh ! bien, que puis-je pour vous ? Vous aviez quelque petit service à me demander ? Voyons, une bonne sinécure pour un commis que vous affectionnez ? ou bien une place au Timbre pour votre gros laquais, John ; c’est, je crois, le nom que vous lui donnez ? Vous savez, mon cher Douce, que vous pouvez disposez de moi.

— Ah ! vraiment… vous êtes plein de bon… bon… bontés, mais… mais… »

Vargrave se rejeta en arrière, ferma les yeux, contracta ses lèvres, et laissa résolument M. Douce s’expliquer sans interruption. Il se sentit considérablement soulagé en apprenant que l’affaire dont il s’agissait était relative à miss Cameron. M. Douce, après avoir rappelé à lord Vargrave, ainsi qu’il l’avait déjà fait bien souvent, le désir de son oncle que la plus grande partie de l’argent qu’il avait légué à Éveline fût placé en terres, lui annonça qu’il se présentait une excellente occasion de faire une acquisition qui aurait certainement réjoui le cœur du feu lord. Un superbe domaine, dans le genre de Blickling, un parc de six milles de tour, rempli de daims, dix mille arpents de terre, d’un revenu net de huit mille livres sterling[18] : prix d’achat deux-cent-quarante mille livres[19]. La propriété entière était beaucoup plus grande ; elle avait dix-huit mille arpents ; mais on pourrait vendre les fermes les plus éloignées par lots séparés, afin de ne pas dépasser le chiffre juste que les tuteurs de miss Camerom pouvaient consacrer à cet achat.

« Bon ! dit Vargrave ; et où cela se trouve-t-il ? Mon pauvre oncle convoitait la terre de Clifford, mais les titres ne valaient rien.

— Celle-ci est… est… bien… bien… plus belle ; un fameux placement, mais c’est un peu éloigné, c’est dans… dans… le nord, Li… Li… Lisle-Court.

— Lisle-Court ! mais n’est-ce pas la propriété du colonel Maltravers ?

— Oui. Du reste c’est tout à fait, je puis le dire, tout à fait un secret… oui, vraiment… un… se… se… secret. On ne l’a pas encore mise en vente… pas encore… ce sera bientôt enlevé.

— Hum ! Le colonel Maltravers se serait-il par hasard mis dans l’embarras ?

— Non, mais il n’aime, à ce que j’entends dire… ou plutôt lady Ju… Julia, m’a-t-on dit, oui… vraiment… elle n’aime pas… pas… pas aller si loin… de… de sorte qu’ils passent l’hiver en Italie au lieu de… Oui, c’est… c’est très-singulier ; un si… si beau domaine.

Lumley connaissait un peu le frère aîné de son ancien ami. C’était un homme qui avait quelques-uns des défauts d’Ernest ; il était très-fier, très-exigeant, et très-dédaigneux. Mais ces défauts-là s’étaient développés par le contact avec le monde ordinaire et positif, ce n’étaient pas les abstractions élégantes et délicates qui distinguaient le plus jeune des deux frères.

Le colonel Maltravers, depuis son entrée dans la garde, était toujours resté essentiellement l’homme à la mode, et rien de plus. Mais, il avait beau être riche, bien-né, noblement apparenté, essentiellement à la mode, son orgueil le mettait mal à l’aise à Londres, comme son dédain le mettait mal à l’aise au fond de sa province. C’était un assez grand personnage ; mais il voulait être un très-grand personnage. Il l’était effectivement à Lisle-Court ; mais cela ne lui suffisait pas ; non-seulement il voulait être un très-grand personnage, mais il voulait l’être parmi d’autres personnages également importants ; et une société de squires et d’ecclésiastiques l’ennuyait. Sa femme lady Julia était une grande dame, insignifiante et jolie personne, qui voyait toutes choses par les yeux de son mari. Il était tout à fait maître chez lui, le colonel Maltravers. Il vivait principalement à l’étranger ; car sa fortune était une fortune de prince sur le continent, et de plus sa réputation irréprochable, ses manières de parfait gentilhomme et ses avantages physiques très-remarquables lui assuraient une position plus importante dans les cours étrangères qu’à la cour d’Angleterre. Il y avait deux choses qui l’avaient bien dégoûté de Lisle Court ; deux bagatelles pour d’autres, mais qui ne l’étaient pas pour Cuthbert Maltravers. En premier lieu un homme qui avait été le procureur de son père, et qui était l’incarnation même de la familiarité grossière et indiscrète, avait acheté une propriété voisine de Lisle Court, et horresco referens, il avait été créé baronnet ! Sir Grégory Gubbins prenait le pas sur le colonel Maltravers ! celui-ci ne pouvait faire une promenade à cheval sans rencontrer sir Grégory : il ne pouvait aller dîner en ville sans avoir le plaisir de se trouver derrière l’habit bleu à boutons de cuivre poli de sir Grégory.

La dernière fois qu’il était allé à Lisle Court, où il avait rassemblé une nombreuse et élégante compagnie, il avait vu, dès le premier jour qui suivit son arrivée, il avait vu, dis-je, de la fenêtre de son salon de réception, un grand objet blanc, rouge, bleu et or, fort apparent au bout de la majestueuse avenue plantée par sir Guy Maltravers, en l’honneur de la victoire remportée sur la flotte espagnole. Il considéra cet objet dans un muet étonnement, et tous ses invités en firent autant. Un comte allemand plein de courtoisie, mit son lorgnon pour le regarder, et dit :

— Ah ! voilà ce que vous appelez un caprice dans votre pays ! le caprice du colonel Maltravers !

Ce caprice était la pagode de sir Grégory Gubbins, érigée en imitation du Pavillon de Brighton. Le colonel Maltravers dès lors fut malheureux : le caprice le poursuivait ; il semblait posséder le don d’ubiquité, l’infortuné ne pouvait y échapper, car la pagode était construite sur le point le plus élevé du comté ; qu’il montât à cheval, qu’il marchât, qu’il restât chez lui, il l’apercevait de partout ; et il croyait voir de petits mandarins qui secouaient, en le regardant, leurs petites têtes rondes. C’était là un des grands fléaux de Lisle Court ; l’autre était encore plus amer. Les propriétaires de Lisle Court avaient depuis plusieurs générations possédé l’influence dominante dans la ville principale du comté. Le colonel lui-même s’occupait peu de politique, il était trop grand seigneur pour se plonger dans les travaux parlementaires. Il avait offert le siège dont il disposait à Ernest lorsque celui-ci avait commencé sa carrière politique, mais le résultat de leurs entretiens à ce sujet leur avait fait voir que leurs opinions politiques n’étaient pas les mêmes et la négociation fut rompue, sans rancune de part ni d’autre. Plus tard le siège se retrouva vacant ; le frère de lady Julia (qui venait d’être nommé lord de la Trésorerie) désirait entrer au Parlement : on lui offrit donc de représenter la ville de province en question. Or l’orgueilleux gentilhomme s’était marié dans la famille d’un pair aussi orgueilleux que lui, et le colonel Maltravers était fort content toutes les fois qu’il pouvait faire apprécier son importance aux parents de sa femme en leur rendant quelque service. Il écrivit à son régisseur qu’il s’occupât d’arranger convenablement cette affaire, et il arriva le jour de l’élection, pour « partager le triomphe et la peine ». Qu’on devine quelle fut son indignation, en trouvant que le neveu de sir Grégory Gubbins était déjà sur le terrain ! Le résultat de l’élection fut la nomination de M. Auguste Gubbins ; le colonel Maltravers fut poursuivi par une grêle de trognons de choux, et accusé d’avoir voulu vendre à un candidat du gouvernement les suffrages des dignes et libres électeurs de la ville de ***. Honteux et indigné le colonel Maltravers quitta Lisle Court, et se retira de nouveau sur le continent.

Une semaine environ avant la date de ce chapitre, il était arrivé à Londres, de retour de Vienne, avec lady Julia. Une nouvelle mortification y attendait le malheureux propriétaire de Lisle Court. On avait créé une compagnie de chemin de fer, dont sir Grégory Gubbins était le principal actionnaire ; et le spéculateur, M. Auguste Gubbins, « un des hommes les plus utiles de la Chambre, » s’était chargé d’en faire accepter le projet au parlement. Le colonel Maltravers reçut une lettre d’une grandeur démesurée, contenant la carte des lieux que devait traverser ce bienheureux chemin de fer ; et, ô stupeur ! au fond de son parc s’étendait une ligne qui lui indiquait le sacrifice auquel on s’attendait de sa part pour le bien public ; surtout pour le bien de cette ville même dont les habitants l’avaient assailli de trognons de choux ! Le colonel Maltravers perdit complétement patience. Ne connaissant pas nos sages procédés législatifs, il ignorait qu’un chemin de fer à l’état de projet est tout autre chose qu’un chemin de fer terminé ; et que d’ailleurs les comités parlementaires ne se montrent rien moins que favorables à des projets qui ont pour résultat d’amener le public dans le parc d’un gentilhomme.

« Il devient impossible de vivre dans ce pays, dit-il à lady Julia ; d’année en année l’état des choses s’y empire. Je vous assure que Lisle-Court ne m’a jamais causé la moindre satisfaction. J’ai bien envie de le vendre.

— Mais, effectivement, comme nous n’avons que des filles et pas de fils, et qu’Ernest est si bien pourvu, dit lady Julia, que Lisle-Court est si loin de Londres, et que le voisinage en est si désagréable, je crois que nous pourrions fort bien nous en passer. »

Le colonel Maltravers ne répondit pas ; mais il pesa le pour et le contre. Il commença à calculer ce que Lisle-Court lui coûtait en gardes-chasse, ouvriers, régisseurs, jardiniers, et Dieu sait quoi encore ; puis la pagode lui revint à l’esprit, puis les trognons de choux, et, en résumé il se rendit chez son avoué.

« Vous pouvez vendre Lisle-Court, lui dit-il tranquillement. »

L’avoué trempa sa plume dans son encrier.

« Les détails, colonel ?

— Les détails ! mais tout le monde, c’est-à-dire, tout gentilhomme connaît Lisle-Court.

— Le prix, monsieur ?

— Vous en connaissez les revenus ; calculez en conséquence. Ce sera une acquisition trop considérable pour un seul individu ; vous pourrez vendre séparément les fermes et les bois situés sur la lisière de la propriété.

— Il faut que nous annoncions la vente, colonel.

— Annoncer la vente de Lisle-Court ! Il n’y faut pas songer, monsieur. Je ne veux pas qu’on donne de publicité à mon intention. Parlez-en tranquillement à quelques capitalistes ; mais qu’on ne mette rien dans les journaux, jusqu’à ce que la chose soit arrangée. Dans une semaine ou deux vous aurez trouvé un acquéreur ; le plus tôt sera le mieux. »

En sus de l’horreur que lui inspiraient les commentaires et les réclames des journaux, le colonel craignait que son frère, alors à Paris, n’apprît sa résolution et n’essayât de la combattre. Car le colonel avait un peu peur d’Ernest, et il était un peu honteux du parti qu’il venait de prendre. Il ignorait que, par une singulière coïncidence, Ernest lui même avait songé à vendre Burleigh.

L’avoué n’était pas du tout content de cette façon de faire les affaires. Cependant il ébruita tout bas la nouvelle que Lisle-Court était à vendre ; et comme c’était véritablement un des domaines les plus célèbres de l’Angleterre, cette rumeur se répandit bientôt parmi les banquiers, les brasseurs, les fabricants de savon, et autres richards, les Médicis de la nouvelle noblesse qui s’élève chez nous, jusqu’à ce qu’enfin elle parvînt aux oreilles de M. Douce.

Lord Vargrave, tout mauvais qu’il fût, n’avait guère de ces vices de caractère qui appartiennent à ce que j’appellerai la catégorie des vices personnels ; c’est-à-dire qu’il ne nourrissait pas de mauvais vouloir contre les individus. Il n’était d’ordinaire ni jaloux, ni haineux, ni malveillant, ni vindicatif. Ses vices provenaient de sa complète indifférence pour tout homme et pour toute chose, excepté lorsque son propre intérêt était en cause. Il n’aurait pas fait de mal à un ver de terre s’il n’avait rien eu à y gagner ; mais il aurait mis le feu à une maison, s’il n’avait pas trouvé d’autre moyen de faire cuire ses œufs à la coque. Pourtant, s’il lui était possible de nourrir des sentiments de rancune personnelle, c’était d’abord contre Éveline Cameron ; puis contre Ernest Maltravers. Pour la première fois de sa vie il brûlait de se venger ; de se venger d’Éveline parce qu’elle lui avait dérobé son patrimoine et refusé sa main, et de Maltravers, moins parce qu’il le détestait que parce qu’il éprouvait auprès de lui un sentiment d’infériorité blessante. Quelque succès qu’il eût rencontré lui-même dans sa carrière, il enviait toujours la réputation d’un homme qu’il avait vu jeune et inexpérimenté ; il n’aimait pas à entendre louer Maltravers. Il s’imaginait d’ailleurs que ce sentiment était réciproque, et que Maltravers souffrait de chaque nouveau pas qu’il faisait dans sa carrière. En somme, c’était cette espèce de jalousie que certains hommes éprouvent souvent à l’égard des camarades de leur jeunesse, dont le caractère est plus élevé que le leur, et dont les talents sont d’un ordre qu’il ne peuvent pas bien comprendre. En ce moment lord Vargrave se disait que ce serait un beau triomphe sur M. Maltravers de Burleigh, que d’être lui-même seigneur de Lisle-Court, château héréditaire de la branche aînée de la famille ; d’avoir en quelque sorte les pieds dans les souliers du frère aîné de M. Ernest Maltravers. Il savait aussi que c’était un domaine d’une haute importance : Lord Vargrave de Lisle Court, tiendrait un tout autre rang dans la pairie que lord Vargrave de… Fulham ! personne ne traiterait d’aventurier le propriétaire de Lisle-Court ; personne ne soupçonnerait un homme dans cette position de convoiter les emplois et les gros traitements. Et s’il épousait Éveline, et qu’Éveline achetât Lisle-Court, Lisle-Court ne lui appartiendrait-il pas ? Il sauta d’un bond par-dessus tous ces si, bien que ce soient des monosyllabes peu accommodants. D’ailleurs quand même la chose ne réussirait pas, elle lui fournirait précisément le prétexte qu’il cherchait d’aller rejoindre Éveline à Paris, pour causer avec elle et pour la consulter. Il est vrai que le testament du feu lord laissait entièrement au jugement des administrateurs le choix de telles propriétés à acquérir qu’il leur semblerait convenable. Mais pourtant il était, sinon légalement nécessaire, du moins convenable et poli de consulter Éveline. Et les plans, les dessins, les explications, les revenus, tout cela lui servirait de prétexte pour passer toutes ses matinées seul auprès d’elle.

Tout en faisant ces réflexions, lord Vargrave laissait M. Douce bégayer ses phrases interminables. Enfin mylord fit demander le café, et s’étira de l’air d’un homme content de lui, en disant :

« Monsieur Douce, j’irai à Lisle-Court aussitôt que cela me sera possible ; je visiterai la propriété, et je m’informerai de tous les détails. Je vais songer avec plaisir à cette affaire. Je suis de votre avis ; je crois que cela nous conviendra à merveille.

— Mais il faut nous dépêcher, mylord, dit M. Douce, qui paraissait singulièrement impatient de voir conclure l’affaire ; car assurément… oui, vraiment, si… si… si le baron Roths… Rothschild apprenait… c’est-à-dire…

— Oh ! oui, je comprends. N’ébruitez pas la chose, mon cher Douce. Mettez-vous dans les bonnes grâces de l’avoué du colonel, et amusez-le un peu jusqu’à ce que je puisse courir à Lisle Court.

— D’ailleurs, vous savez… vous… vous entendez si bien aux affaires, mylord, que… que… que vous devez comprendre que… oui, vraiment… il faudra du temps pour retirer l’argent des fonds publics… pour… pour vendre les rentes à un taux… taux…

— Certainement, certainement. Mon Dieu ! qu’il est tard ! Je crains que ma voiture ne soit prête. Je dois aller chez madame de L***. »

M. Douce qui semblait avoir encore beaucoup de choses à dire fut forcé de les garder pour une autre fois, et de prendre congé.

Lord Vargrave alla chez madame de L***. Sa position dans ce qu’on appelle la société exclusive était assez singulière. Ceux qui affectaient d’être les meilleurs juges en pareille matière, trouvaient que la franchise de ses manières, que sa conversation facile et originale étaient contraires à la tranquille sérénité qui caractérise la haute distinction. Mais pourtant il était fort en faveur auprès des grandes dames et des dandys. Sa belle et intelligente figure, ses talents, ses opinions politiques, ses intrigues, et une hardiesse pleine de vivacité dans tout son maintien, rachetaient ses attentats continuels contre les minuties orthodoxes de la société.

Chez madame de L*** il rencontra le colonel Maltravers, et prit cette occasion de renouer connaissance avec lui. Il lui parla tout bas en confidence, de la nouvelle qu’il avait reçue au sujet de Lisle Court.

« Oui, dit le colonel, je suis, je crois, décidé à vendre, si je puis le faire sans éclat. Il est vrai que quand j’en ai parlé à mon homme d’affaires, c’était dans un moment de contrariété, en apprenant que le chemin de fer de *** devait traverser mon parc ; mais il paraît que je m’étais exagéré le danger. Cependant, si vous voulez me faire l’honneur d’y aller, et de visiter la propriété, vous y trouverez de quoi chasser ; et quand vous reviendrez, vous verrez si l’affaire vous convient. N’en parlez pas, quand vous serez là-bas ; il vaut mieux ne pas publier mon intention dans tout le comté. Si l’on ébruitait la chose, sir Gregory Gubbins ne manquerait pas de se présenter comme acquéreur !

— Vous pouvez compter sur ma discrétion. Avez-vous des nouvelles récentes de votre frère ?

— Oui ; j’imagine qu’il compte aller en Suisse. Il serait bientôt en Angleterre s’il apprenait que je suis sur le point de vendre Lisle Court !

— Quoi ! en serait-il si contrarié ?

— Je le crains ; mais il a une jolie propriété qui lui appartient, et qui n’est pas à beaucoup près aussi grande, ni par conséquent aussi gênante que Lisle Court.

— Oui ; et pourtant il parlait de vendre son vieux château.

— Vendre Burleigh ! vous m’étonnez. Mais après cela il est vrai que les biens de campagne en Angleterre sont terriblement gênants. Probablement il a son Gubbins comme moi ! »

En ce moment le premier ministre du gouvernement auquel lord Vargrave consacrait ses vertus, passa tout près d’eux, et Lumley se retourna pour le saluer.

Les deux ministres se parlèrent tout bas fort affectueusement : si affectueusement qu’on aurait pu voir d’un seul regard qu’ils se haïssaient à mort.


CHAPITRE V

Inspicere tanquam in speculum, in vitas omnium jubeo.
(Térence.)

Ernest Maltravers était toujours à Paris ; il avait renoncé au projet d’aller plus loin. Il était las des voyages. Mais il y avait une autre raison qui l’enchaînait à ce « nombril de la terre. » Il n’y a nulle part un meilleur écho aux bruits de Londres que le quartier anglais qui s’étend entre le boulevard des Italiens et les Tuileries. En ces lieux du moins il apprendrait plus tôt la fatale nouvelle ; et chaque jour il parcourait les journaux anglais, en tremblant de crainte et d’appréhension. Non ! jusqu’à ce que le lien fût scellé, jusqu’à ce que le Rubicon fût passé, jusqu’à ce que miss Cameron fût la femme de lord Vargrave, il ne pouvait ni revenir vers les lieux si remplis du souvenir d’Éveline, ni, en s’éloignant davantage de l’Angleterre, retarder le moment d’apprendre cette nouvelle qu’il se disait vainement préparé à recevoir.

Il continua à chercher, dans le domaine de la pensée, les distractions qui se trouvaient à sa portée ; et, comme son cœur était trop préoccupé pour se livrer à des plaisirs qui, du reste, avaient depuis longtemps perdu pour lui leur charme, ces distractions étaient revêtues de ce caractère noble et grave que l’intelligence a la prérogative de communiquer aux passions.

Montaigne n’était ni doctrinaire ni républicain ; et pourtant il était peut-être un peu l’un et l’autre. Il était de ceux qui pensent que la tendance des États européens est démocratique ; mais il était loin de considérer la démocratie comme une panacée à tous les maux législatifs. Il trouvait qu’un écrivain doit devancer son siècle, mais qu’un homme d’état doit se contenter de marcher avec lui ; qu’on ne peut mûrir un peuple, comme un fruit exotique, par des moyens artificiels ; qu’au contraire, on ne peut le développer que par des influences naturelles. Il ne croyait pas que les formes de gouvernement fussent jamais universelles dans leurs effets. Ainsi Montaigne considérait qu’on a tort d’attacher plus d’importance aux réformes législatives qu’aux réformes sociales. Par exemple, il jugeait que le signe le plus certain du progrès de la civilisation est la répugnance croissante qu’inspire la peine capitale. Il croyait, non pas à la perfection définitive de l’humanité, mais à sa perfectibilité progressive. Il pensait que le progrès est indéfini ; mais il ne prétendait pas que la forme républicaine lui fût plus favorable que la forme monarchique.

Pourvu que les freins que nous imposons au pouvoir soient bien entendus, disait-il souvent, il importe peu à quelles mains le pouvoir lui-même est confié.

Ægine et Athènes, selon lui, étaient des républiques, commerciales et maritimes, situées sous le même ciel, entourées des mêmes voisins, déchirées par les mêmes luttes entre l’oligarchie et la démocratie. Néanmoins tandis que l’une a laissé au monde un immortel héritage de génie, où sont les poètes, les philosophes, les législateurs qu’a produits l’autre ? Arrien parle de républiques dans l’Inde dont les recherches modernes supposent encore l’existence ; mais elles n’ont pas plus développé la liberté de la pensée ni les progrès de l’intelligence que les monarchies. En Italie il y avait des républiques aussi libérales que celles de Florence ; mais elles n’ont produit ni un Machiavel, ni un Dante. Que de pensées hardies, que de spéculations gigantesques, quelle démocratie du génie et de la sagesse, ont surgi au milieu des états despotiques de l’Allemagne ! On ne peut élever deux individus de façon à obtenir chez tous deux des résultats identiques ; de même on ne peut, par des constitutions semblables (qui sont l’éducation des nations) obtenir les mêmes résultats chez des communautés différentes. Le but d’un homme d’état devrait être de faciliter au peuple les moyens de se développer, et à la philosophie la liberté de discuter les objets ultérieurs qu’il s’agit d’obtenir. Mais un législateur pratique ne peut placer son pays sous une cloche à melons ; le pays doit pousser tout seul.

Je ne décide pas si Montaigne avait tort ou raison ; mais Maltravers voyait du moins qu’il était fidèle à ses théories ; que ses opinions étaient toujours sincères, et sa pratique toujours pure. Il ne pouvait s’empêcher de convenir que Montaigne paraissait éprouver une sublime jouissance dans ses occupations et ses travaux ; qu’en attachant toutes les puissances de son esprit à des objets d’activité et d’utilité, il était infiniment plus heureux qu’il ne l’était devenu lui-même par la philosophie de l’indifférence, ou le mépris de l’ambition. L’influence exercée sur sa destinée et sa vie par ce Français d’esprit pratique et élevé, était fort remarquable et fort singulière.

Montaigne n’avait pas visiblement et directement agi sur la destinée réelle de son ami. Peut-être était-ce lui qui avait confirmé les premières impulsions hésitantes et incertaines qui poussaient Maltravers vers les travaux littéraires ; c’était lui qui l’avait consolé dans les désenchantements de la première partie de sa carrière ; et peut-être maintenant réussirait-il à le réconcilier complètement, dans toute la vigueur de son intelligence, avec les exigences de la vie.

Effectivement Maltravers eut avec Montaigne certaines conversations, dont il est nécessaire que je place sous les yeux du lecteur le principe et l’esprit ; car j’écris l’histoire intérieure aussi bien que l’histoire extérieure d’un homme : et les grands évènements de la vie ne sont pas toujours produits par l’intervention dramatique d’autrui, mais aussi par nos propres raisonnements, et nos pensées habituelles. Ce que je suis sur le point d’écrire sera peut-être ennuyeux, mais ce n’est point un hors-d’œuvre ; et je promets que ce sera la dernière conversation didactique de cet ouvrage.

Un jour Maltravers racontait à Montaigne tout ce qu’il avait fait pour l’amélioration du sort de ses paysans, et lui expliquait ses théories au sujet des écoles de travail et de la taxe des pauvres ; Montaigne se tourna soudain vers lui, et lui dit :

« Ainsi vous avez donc trouvé réellement que dans votre petit village vos efforts, qui après tout ne sont pas bien pénibles et qui n’exigent pas la dixième partie de votre temps, ont produit un peu de bien pratique ?

— Assurément je le trouve, répondit Maltravers, un peu surpris.

— Et pourtant hier seulement vous déclariez que tous les travaux de la philosophie et de la législation sont de vains labeurs ; que les bienfaits en sont équivoques et incertains ; que, semblable à la mer qui, lorsqu’elle se retire d’un côté, envahit d’un autre, la civilisation ne nous profite que partiellement, nous dérobant une vertu lorsqu’elle nous en accorde une autre, et que les grandes proportions de bien et de mal restent éternellement les mêmes.

— C’est vrai ; mais je n’ai jamais dit que l’homme ne pût assister les individus par des efforts individuels ; quoiqu’il ne puisse pas, par des théories abstraites, ni même par son action pratique dans un vaste cercle, rendre service aux masses.

— N’employez-vous pas à l’égard des individus les mêmes influences morales qu’une sage législation, ou qu’une saine philosophie adopterait à l’égard de la multitude ? Par exemple vous trouvez que les enfants de votre village sont plus heureux, mieux disciplinés, plus obéissants, et promettent de devenir, dans leur rang social, des hommes meilleurs et plus sages, grâce au système d’enseignement nouveau, et excellent, je vous l’accorde, que vous avez établi dans vos écoles. Ce que vous avez fait dans un village, pourquoi la législation ne le ferait-elle pas dans un royaume ? De même, vous trouvez qu’en offrant l’espérance et l’émulation au travail, en faisant de rigoureuses distinctions entre les hommes énergiques et les hommes indolents, entre le labeur indépendant et le paupérisme mendiant, vous avez trouvé un levier au moyen duquel vous avez littéralement soulevé et retourné le petit monde qui vous environne. Mais quelle est ici la différence entre les règlements d’un seigneur de village et les lois d’une sage législature ? Les sentiments moraux auxquels vous avez fait appel existent partout : les remèdes moraux que vous avez employés sont aussi accessibles à la législation qu’à un particulier.

— Oui, mais quand on applique à une nation les mêmes principes qui régénèrent un village, de nouveaux principes s’élèvent par compensation. Si je donne de l’éducation à mes paysans, je les envoie dans le monde avec des avantages supérieurs à ceux de leurs confrères ; avantages qui, n’étant pas l’apanage général de leur classe, leur permettent de prendre le pas sur leurs semblables. Mais si cette éducation était commune à tous, nul homme n’aurait d’avantage sur les autres ; les connaissances qu’ils ont acquises étant l’apanage de chacun, tous resteraient ce qu’ils sont aujourd’hui : fendeurs de bois et porteurs d’eau. Le principe de l’espoir individuel, qui naît du savoir, serait bientôt anéanti par la concurrence que produirait le savoir universel. L’amélioration universelle n’engendrerait donc que le mécontentement universel.

Examinons le sujet sous un aspect moins étroit. Les avantages donnés au petit nombre qui m’environne, c’est-à-dire : des gages plus considérables, des travaux moins pénibles, un sentiment plus élevé de la dignité de l’homme, n’entraînent aucun bouleversement de la société. Qu’on donne ces avantages à toute la masse des classes ouvrières, et ce qui, dans un petit cercle, n’est que le désir de s’élever d’un seul individu, devient dans une vaste circonférence le désir de s’élever de toute une classe ; de là provient la fermentation sociale, puis le bouleversement social, puis la révolution et tous ses hasards. Car les révolutions ne sont produites que par les aspirations d’une classe et la résistance de l’autre. Le progrès législatif diffère donc considérablement de l’amélioration individuelle ; le même principe qui purifie un petit corps, devient destructif quand on l’applique à un grand. Mettez le feu à une bûche dans l’âtre, ou mettez-le à une forêt, le résultat ne sera-t-il pas bien différent ? La brise qui rafraîchit la source n’a qu’à souffler sur l’océan, et voilà le courant qui pousse le courant, le flot qui presse le flot ; la brise devient ouragan.

— S’il y avait du vrai dans votre argument, répondit Montaigne, si l’on s’était abstenu de faire participer la multitude aux jouissances et aux avantages du petit nombre ; si l’on avait reculé devant le bien, parce que le bien engendre le changement avec ses maux partiels ; que serait maintenant la société ? N’y a-t-il pas une différence de bonheur et de vertu collectifs entre l’état de votre patrie au temps des Pictes et des Druides, et l’harmonie, les lumières, et l’ordre dont resplendit de nos jours la grande nation anglaise ?

— Voilà ce que j’appelle une question populaire, dit Maltravers, en souriant, et si vous étiez mon antagoniste dans n’importe quelle élection du royaume de la Grande-Bretagne, vous seriez sûr d’être couvert d’applaudissements. Mais j’ai vécu parmi des tribus sauvages, aussi sauvages peut-être que la race qui résista à César, et leur bonheur m’a semblé sinon égal à celui du petit nombre de gens dont les sources de jouissance sont nombreuses, élevées, et sans autre alliage que celui de leurs passions, du moins égal à celui de la masse des hommes, dans les états les plus civilisés et les plus avancés. Les artisans qui se pressent dans l’atmosphère fétide des fabriques, rongés de maux physiques qui les consument depuis le berceau jusqu’à la tombe ; s’épuisant dans un travail pénible de l’aurore au coucher du soleil, et cherchant quelque distraction à leurs maux dans l’excitation fatale de la boisson, ou dans les vagues et extravagantes espérances du fanatisme politique, ne sont pas plus heureux à mes yeux que les sauvages Indiens dont les membres vigoureux et la sérénité d’humeur se sont endurcis par l’habitude à ces privations, si dignes de compassion à vos yeux, et dont l’esprit n’est pas tourmenté d’aspirations vers un état meilleur qu’ils ne doivent jamais connaître. L’Arabe du désert a contemplé le luxe du pacha dans son harem ; mais il ne lui envie rien. Il se trouve content de son coursier, de sa tente, de ses sables arides, et de sa source d’eau vive et fraîche.

Ne nous dit-on pas tous les jours, nos prêtres ne nous le répètent-ils pas du haut de la chaire, que dans la chaumière on trouve autant de bonheur que dans le palais ? Pourtant en quoi la distinction qui existe entre le prince et le paysan, diffère-t-elle de celle qui existe entre le paysan et le sauvage ? Il y a plus de jouissances et de privations dans un cas que dans l’autre ; mais si dans le dernier les jouissances quoique moins nombreuses, sont mieux senties, si les privations, quoique en apparence plus rudes éprouvent des sens plus émoussés et des tempéraments plus robustes, votre mesure de proportion perd sa valeur. Bien plus, dans la civilisation il y a pour la multitude un mal qui n’existe pas dans l’état sauvage. Le pauvre voit tous les jours et à toute heure les grandes inégalités produites par la société civilisée ; en renversant la parabole divine, c’est Lazare qui de loin, et du fond de la fosse où il languit, regarde Dives au milieu des délices du Paradis. Ses privations, ses souffrances deviennent plus acerbes s’il les compare au luxe des autres. Il n’en est pas de même dans le désert et dans la savane. Le sauvage et son chef n’y sont séparés que par de faibles distinctions, adoucies encore par l’usage immémorial et héréditaire, qui leur donne toute la sainteté de la religion. Le fait est que, dans la civilisation, nous contemplons un splendide ensemble : la littérature et les sciences, l’opulence et le luxe, le commerce et la gloire ; mais nous ne voyons pas les innombrables victimes écrasées sous les roues de la machine : la santé immolée, les bouches sans pain, les prisons regorgeant de malfaiteurs, et les hospices de malades, la vie humaine empoisonnée dans toutes ses sources, et répandue comme de l’eau ! Nous oublions aussi les ravages, les crimes, le sang versé qui ont signalé chacun des pas que l’humanité a fait pour atteindre à ce moment aride. Prenez l’histoire de tous les états civilisés : l’Angleterre, la France, l’Espagne avant qu’elle fût retombée dans une seconde enfance, les Républiques italiennes et celles de la Grèce, la reine des Sept-Collines ; quelles luttes, quelles persécutions, quels massacres ! À quelle page d’histoire pourrons-nous dire : « Ici le progrès a diminué la somme des maux ». Étendez aussi votre regard au-delà de l’état en lui-même ; chaque pays a gagné ce qu’il a acquis au prix des douleurs des autres nations. L’Espagne s’élève au-dessus du vieux monde sur les ruines ensanglantées du Nouveau-Monde ; ce sont les gémissements et l’or du Mexique qui produisent les splendeurs du règne de Charles-Quint.

Considérez l’Angleterre ; la sage, la libérale, la libre Angleterre, par quelles luttes n’a-t-elle pas passé ? et encore se trouve-t-elle enfin satisfaite ? La sombre oligarchie des Normands, nos invasions criminelles de l’Écosse et de la France, le peuple livré à de continuelles rapines, les rois massacrés, les persécutions dont furent victimes les premiers réformateurs, les guerres de Lancastre et d’York, la nouvelle dynastie des Tudors qui retarda le règne de la liberté en même temps qu’elle avança celui de la civilisation ! La réformation bercée sur le sein d’un affreux despote, et allaitée par la violence et la rapine, les bûchers de Marie Tudor, et les cruautés plus subtiles d’Élisabeth, l’Angleterre fortifiée par la désolation de l’Irlande, les guerres civiles, le règne de l’hypocrisie suivi par le règne du vice éhonté ; la nation qui avait décapité le gracieux Charles Ier, regardant indifférente l’échafaud du fier Sydney, l’inutile révolution de 1688 qui, si elle fut un jubilé en Angleterre, fut un massacre en Irlande ; les vains triomphes de Malborough, la corruption organisée de Walpole, nos guerres acharnées contre nos fils d’Amérique, nos luttes épuisantes avec Napoléon !

Eh ! bien, nous fermons le livre et nous disons : Voyez ! mille années de luttes et d’afflictions incessantes ! des millions d’hommes ont péri, mais l’art a survécu, nos paysans portent des bas, nos femmes boivent du thé, nos poètes lisent Shakespeare, et nos astronomes ont dépassé Newton ! Sommes-nous plus satisfaits ? Non ; au contraire, nous sommes plus inquiets que jamais. De nouvelles classes arrivent au pouvoir ; on exige de nouvelles formes de gouvernement. Toujours les mêmes mots d’ordre : la liberté ici ; la religion là ; l’ordre, pour une faction ; le progrès pour l’autre. Où est le but, et qu’avons-nous gagné ? On écrit des livres, on tisse des soieries, on construit des palais ! Ce sont de grandes acquisitions pour le petit nombre ; mais le paysan est toujours paysan ! La multitude est toujours en bas de la roue ; plus heureuse, dites-vous. Non, car elle n’est pas plus contente ! Jamais, serf n’eut plus soif de changement que l’artisan de nos jours ; et les machines à vapeur ont leurs victimes tout comme l’épée.

Vous parlez de législation. Toutes les lois isolées préparent les voies aux grands bouleversements dans la forme du gouvernement. Émancipez les catholiques, et vous ouvrez la porte au principe démocratique qui veut que l’opinion soit libre. Si elle est libre pour le sectaire, elle doit l’être aussi pour l’électeur. Le scrutin est le corollaire du bill d’émancipation catholique. Accordez le scrutin, et son nouveau corollaire, le suffrage étendu. Le suffrage étendu n’est séparé du suffrage universel que par une mince épaisseur : c’est le cercle qui s’étend sur l’eau. Le suffrage universel à son tour, c’est la démocratie. La démocratie est-elle préférable à la république aristocratique ? Voyez les Grecs, qui connaissaient ces deux formes de gouvernement, sont-ils restés d’accord sur la meilleure ? Platon, Thucydide, Xénophon, Aristophane : le rêveur, l’historien, l’homme d’action, avec ses principes philosophiques, l’homme d’esprit avec sa pénétration, ne placent pas leur idéal dans la démocratie ! Algernon Sydney, le martyr de la liberté, n’accorde pas le gouvernement à la multitude. Brutus mourut pour une république, mais une république de patriciens ! Quelle forme de gouvernement est la meilleure ? Tous se disputent, les plus sages ne peuvent s’accorder. Un grand nombre disent toujours : « La république ; » pourtant vous admettrez vous-même que la Prusse despotique fait tout ce que font les républiques. Oui ; mais un bon despote est un heureux accident ; c’est vrai, mais une république juste et bienfaisante est jusqu’ici un phénomène tout aussi passager. Quand le peuple n’a pas de tyran, l’opinion publique le devient. Nul secret espionnage n’est plus intolérable à un esprit libre que le regard curieux et perçant de l’œil américain.

Une république rurale n’est qu’une tribu patriarcale. Pas d’émulation, pas de gloire : la paix et la stagnation. Quel Anglais, quel Français voudrait être Suisse ? Une république commerciale n’est qu’une admirable machine à faire de l’argent. L’homme n’est-il donc créé pour rien de plus noble que de fréter des navires, et de spéculer dans les soies et les sucres ? La vérité c’est qu’il n’y a pas de but certain dans la législation ; on continue à coloniser Utopie, et à combattre des chimères dans les nuages. Contentons-nous donc de ne faire de mal à personne, et de ne faire de bien que dans l’étroite sphère qui nous environne. Laissons les états et les sénats remplir le tonneau des Danaïdes et rouler le rocher de Sisyphe.

— Mon cher ami, dit Montaigne, vous avez certainement tiré le meilleur parti possible d’un argument qui, s’il était admis, abandonnerait le gouvernement aux mains des imbéciles et des fripons, et plongerait les communautés de l’humanité dans l’abîme du découragement. Mais un aperçu très-vulgaire de la question suffirait peut-être pour ébranler votre système. La vie, simplement la vie animale, est-elle, en somme, un malheur ou un bienfait ?

— La généralité des hommes en tous pays jouissent de la vie et redoutent la mort, répondit Maltravers ; s’il en était autrement le monde serait l’œuvre d’un démon, et non d’un Dieu.

— Eh ! bien, alors, voyez combien les progrès de la société enlèvent de victimes à la tombe ! C’est dans les grandes villes, où les effets de la civilisation sont le plus visibles, que la diminution de la mortalité dans une proportion équivalente à l’accroissement de la civilisation, est le plus remarquable. À Berlin, de l’année 1747 à l’année 1755, la mortalité annuelle était de un sur vingt-huit ; mais de 1816 à 1822 elle était de un sur trente-quatre ! Vous demandez ce que l’Angleterre a gagné par ses progrès dans les arts et les sciences ? Je vous répondrai par la statistique de la mortalité. À Londres, à Birmingham, à Liverpool, le nombre des décès, en moins d’un siècle, a diminué de un sur vingt à un sur quarante (précisément de la moitié) ! D’autre part, toutes les fois que dans un pays, dans une seule ville même, la civilisation décroît, et avec elle ses accompagnements naturels, l’activité et le commerce, la mortalité y augmente immédiatement. Mais si la civilisation est favorable à la prolongation de la vie, ne doit-elle pas être favorable à tout ce qui rend la vie heureuse : à la santé du corps, au contentement de l’esprit, aux jouissances faciles ? Et combien la perspective de racheter ces vies humaines devient plus grande et plus sublime quand on réfléchit qu’à chacune d’elles se rattache une âme, un destin au delà du tombeau, des immortalités multipliées ! quel motif pour le progrès continu des états ! Vous dites que, en dépit des améliorations, on reste impatient et mécontent. Pouvez-vous supposer, parce que l’homme, dans toutes les situations, est mécontent de son sort, qu’il n’y a pas de différence dans le degré et la nature de son mécontentement ? Ne faites-vous pas de distinction entre un homme qui demande du pain, et un autre qui soupire après la lune ? Le désir est inhérent à notre être, comme le principe même de l’existence. Le désir physique remplit le monde, et le désir moral l’améliore ; où il y a désir, il doit y avoir mécontentement ; quand on est satisfait de toutes choses le désir s’éteint. Mais un certain degré de mécontentement n’est pas incompatible avec le bonheur ; loin de là, il possède un bonheur qui lui est propre. Quelle félicité est comparable à l’espérance ? Qu’est-ce que l’espérance ; sinon le désir ? Le serf européen, soumis à son seigneur qui pouvait disposer de ses jours, et réclamer comme un droit le déshonneur de sa fille, désire améliorer sa condition. Dieu a pitié de son sort ; la Providence fait agir l’ambition des chefs, les contestations des partis, le mouvement des espérances et des passions des hommes ; un changement s’opère dans la société et la législation, et le serf devient libre ! Il désire encore, mais quoi ? Ce n’est plus la sécurité personnelle, ce ne sont plus les privilèges de la vie et de la santé ; mais un salaire plus considérable, une augmentation de bien-être, une justice plus facile pour ses griefs d’ailleurs amoindris. N’y a-t-il pas de différence dans la nature de ce désir ? Ce tourment-là était-il plus grand que ne l’est celui-ci ? Montez un échelon de plus. Une nouvelle classe a surgi : la classe moyenne, la création expresse de la civilisation. Voyez le bourgeois et le citoyen, s’efforçant, luttant et désirant encore, et par conséquent encore mécontents. Mais ce mécontentement n’affecte pas les sources de la vie. C’est le mécontentement de l’espoir, non celui du désespoir ; il met en jeu des facultés, des passions, des puissances, dans lesquelles il y a plus de joie que de douleur. C’est ce désir qui fait du citoyen, dans la vie privée, un père plein de sollicitude, un maître vigilant, un homme actif, et par conséquent heureux. Vous convenez que les individus peuvent faire du bien individuellement ; cette inquiétude même, ce mécontentement de la place exacte qu’il occupe, fait du citoyen un bienfaiteur dans son étroite sphère. Le commerce, mieux que la charité, donne du pain à ceux qui ont faim, et des vêtements à ceux qui sont nus. L’ambition, mieux que la seule affection, donne de l’éducation à nos enfants, et leur enseigne l’amour du travail, la fierté de l’indépendance, le respect d’eux-mêmes et des autres ; en d’autres termes, la considération pour les qualités qui peuvent le mieux les faire parvenir dans le monde, et leur faire gagner le plus d’argent possible.

Envisagez la chose sous cet aspect, si vous voulez ; mais plus un état est sage, plus il est civilisé, et moins le fripon a de chances d’y faire ses affaires. Dans l’exemple paternel, dans l’enseignement professoral, il peut y avoir parfois de l’artifice, de l’hypocrisie, de l’avarice, et même de la dureté de cœur. Mais que sont ces petites infirmités auprès des vices qui naissent de la défiance et du désespoir ? Votre sauvage a ses vertus, mais elles sont presque toujours physiques : le courage, l’abstinence, la patience. Les vertus mentales et morales sont nombreuses ou rares, en proportion de l’extension des idées, et des exigences de la vie sociale. Chez le sauvage elles doivent donc être moins nombreuses que chez l’homme civilisé ; elles se bornent par conséquent à ces simples et grossiers éléments que la sécurité de sa position lui rend nécessaires. Il est généralement hospitalier, quelquefois honnête. Mais certains vices sont aussi nécessaires à son existence que des vertus : il est en guerre avec une tribu qui peut détruire la sienne ; et la perfidie sans scrupule, la cruauté sans remords, lui sont essentielles, il en sent la nécessité, et il les décore du nom de vertus ! Même l’homme à demi civilisé, l’Arabe dont vous faites l’éloge, s’imagine que votre argent lui est nécessaire ; et le vol lui devient une vertu. Mais dans les états civilisés les vices du moins ne sont pas nécessaires à l’existence de la majorité ; ils n’y sont donc pas encensés comme vertus. La société se ligue contre eux ; la perfidie, le vol, le meurtre ne sont pas essentiels à la puissance ou à la sécurité de la communauté ; ils existent, c’est vrai, mais loin d’être encouragés ils sont punis. Le voleur du quartier de Saint-Giles a les vertus de votre sauvage : il est fidèle à ses camarades, il est brave dans le danger, il est patient dans les privations ; il pratique les vertus nécessaires aux exigences de son métier, et aux lois tacites de sa vocation. Il eût fait un admirable sauvage ; ce qui n’empêche pas que la masse des hommes civilisés vaut mieux que le voleur. »

Maltravers, frappé de cette observation, réfléchit un moment avant de répondre ; puis il changea de terrain.

« Mais du moins toutes nos lois, tous nos efforts, n’en sont pas moins condamnés à laisser la multitude dans tous les pays, vouée à un labeur qui amortit l’intelligence, et à une pauvreté qui empoisonne l’existence.

— En supposant que cela fût vrai, cependant il y a des multitudes en dehors de la multitude. Dans tous les états la civilisation produit une classe moyenne, plus nombreuse aujourd’hui que toute la classe des paysans il y a mille ans. Le mouvement et le progrès n’auraient-ils donc pas encore une utilité divine, quand même leurs effets se borneraient à produire une pareille classe ? Considérez aussi le résultat des arts, de l’élégance, et des lois justes chez les classes plus riches et plus élevées. Voyez combien les habitudes de leur vie tendent à accroître la somme du bonheur général : voyez la puissante activité, que créent leur luxe même, et jusqu’à la frivolité de leurs occupations ! Sans aristocratie y aurait-il eu une classe moyenne ? sans classe moyenne, y aurait-il jamais eu d’intermédiaire entre le seigneur et l’esclave ? Avant que le commerce produisît une classe moyenne, la religion en créa une. Le sacerdoce, quelles qu’en fussent les erreurs, servit de frein au pouvoir. Mais, pour en revenir à la multitude, vous dites que de tout temps elle reste au même point. Est-ce vrai ? Voyons encore la statistique : je trouve que non-seulement la civilisation, mais la liberté aussi, a de prodigieux résultats sur la vie humaine. C’est, en quelque sorte, par l’instinct de la conservation que la multitude aspire si passionnément à la liberté. Par exemple, les nègres esclaves meurent annuellement dans la proportion de un sur cinq ou six, tandis que les Africains libres, au service de l’Angleterre, ne meurent annuellement que dans la proportion de un sur trente-cinq. La liberté n’est donc pas uniquement un rêve abstrait, un mot sonore, une aspiration platonique ; elle est intimement liée au plus pratique de tous les biens, à la vie elle-même ! Y a-t-il aussi justice de votre part à dire que les lois ne sauraient alléger le travail, et diminuer la pauvreté ? Nous sommes déjà convenus que puisqu’il y a différents degrés de mécontentement, il existe une différence entre le paysan et le serf : comment savez-vous ce que sera le paysan dans mille ans d’ici ? Mécontent, me direz-vous, toujours mécontent. Oui, mais s’il n’eût pas été mécontent, il serait toujours serf ! Loin d’étouffer chez lui le désir d’améliorer sa condition, nous devrions le saluer comme la source de son progrès perpétuel. Ce désir est souvent pour lui ce que l’imagination est pour le poëte : elle le transporte dans l’avenir :

Crura sonant ferro, sed canit inter opus.

C’est effectivement la transformation progressive du désir né du désespoir au désir né de l’espérance, qui constitue la différence entre les hommes, entre la misère et le bonheur.

Puis vient la crise. L’espoir se résout en actes : l’orageuse révolution, le despotisme armé peut-être ; puis la rechute, le retour à la seconde enfance des états.

Pouvons-nous avec tant de nouveaux moteurs à notre disposition, un nouveau code de moralité, une sagesse nouvelle, pouvons-nous prédire l’avenir d’après le passé ? Dans les états antiques, la multitude se composait d’esclaves ; la civilisation et la liberté dépendaient des oligarchies : à Athènes 20,000 citoyens, et 400,000 esclaves ! Combien la chute, la déchéance, la destruction de pareils états était facile ; une poignée de soldats et de philosophes, et pas de peuple ! Maintenant il n’y a plus d’obstacles à la circulation du sang dans les états. L’absence d’esclavage, l’existence de la presse, les saines proportions des royaumes, ni trop restreints, ni trop vastes, tout cela a créé de nouvelles espérances, que l’histoire ne saurait démentir. En voulez-vous la preuve ? voyez toutes les révolutions modernes : en Angleterre les guerres civiles, la réformation ; en France les effrayantes saturnales de 1793, et le despotisme militaire qui suivit. Ces deux nations sont-elles déchues ? Le déluge a passé, et voyez ! la face des choses est plus glorieuse qu’avant ! Comparez la France d’aujourd’hui avec la France de l’ancien régime. Vous vous taisez ; eh ! bien, si l’activité de tous les états offre invariablement quelques dangers, est-ce une raison pour vous endormir dans l’inaction ? pour laisser l’équipage se disputer le gouvernail ? Les individus, par la diffusion de leurs pensées, soit dans les lettres, soit dans la vie active, ne peuvent-ils pas régler l’ordre des grands événements ? tantôt les prévenir, tantôt les mitiger, tantôt les animer, tantôt les guider ? Et un homme que la Providence et la fortune ont doué de semblables prérogatives, doit-il se tenir à l’écart parce qu’il ne peut ni prévoir l’avenir, ni créer la perfection ? que me parlez-vous de n’avoir point un but certain et défini ! Comment savons-nous qu’il existe un but certain et défini, même dans le ciel ? comment savons-nous si le perfectionnement n’est pas illimité ? Il suffit que nous avancions, que nous marchions. Puisque nous voyons, dans le grand système de la terre que la bonté est l’attribut du créateur, laissons le reste à la postérité et à Dieu.

— Vous avez ébranlé plusieurs de mes théories, dit Maltravers avec franchise ; et je réfléchirai à notre conversation. Mais, après tout, chaque homme doit-il aspirer à influencer les autres ? à jeter ses opinions dans la grande balance où se pèsent les destinées humaines ? La vie privée n’est point criminelle. Il n’y a pas de vertu à écrire un livre ou à faire un discours. Peut-être serais-je aussi utilement occupé si je retournais dans mon village, surveiller mes écoles et me quereller avec les inspecteurs de la paroisse…

— Ah ! puisque je vous en ai amené là, dit le Français en riant, je ne veux pas aller plus loin. Chaque position de la vie a ses devoirs ; chaque homme doit être le juge de ce qu’il se sent en état de faire. Il suffit qu’il souhaite d’être actif, et qu’il cherche à être utile ; qu’il reconnaisse ce précepte : « Ne jamais se lasser de bien faire. » Que ce divin appétit, une fois qu’il est éveillé, cherche lui-même l’aliment qui lui convient le mieux. Mais l’homme qui, ayant à sa portée toutes les occasions de déployer ses capacités, après en avoir fait l’épreuve, demeure convaincu que la vie privée ne peut absorber entièrement ses facultés, cet homme, dis-je, n’a pas le droit de déplorer que la nature humaine ne soit point parfaite, lorsqu’il refuse lui-même de mettre en œuvre des dons qu’il possède.

Or, ces arguments ont été peut-être fort ennuyeux ; en quelques endroits ils ont été vieux, usés, banals ; en d’autres on a pu les accuser d’appartenir à la théorie abstraite des principes primitifs. Pourtant, ou je me trompe grandement, ou l’on peut tirer de ces arguments pour et contre des corollaires également pratiques et sublimes : la vertu de l’action, les obligations du génie ; enfin la philosophie qui nous enseigne à avoir foi dans les destinées de l’humanité, et à lui consacrer nos travaux. »


CHAPITRE VI

Je vous ferai tout à l’heure son portrait. Attendez ! oui, c’est bien cela ; c’est Lélia.
(Le Capitaine, act. V, sc. 1.)

Ce n’étaient pas des rêves fantasques ou maladifs, ce n’était pas un aveuglement obstiné, qui avait jeté Maltravers dans un système de fausse philosophie. Au contraire ses erreurs reposaient sur ses convictions ; les convictions ébranlées, les erreurs en reçurent un violent contre-coup.

Mais quand son esprit commença à se retourner inquiet vers les devoirs de la vie active, lorsqu’il se rappela tous les dégoûts, tout le pénible assujettissement de la carrière politique, ou toutes les énervantes fatigues de la littérature, avec ses petites inimitiés, ses fausses amitiés, et ses compensations mesquines et capricieuses, alors véritablement la pensée de son foyer solitaire l’épouvanta. Personne pour le consoler dans la tristesse et le découragement, point de cœur qui sympathisât avec lui dans ses succès, point d’amour au-dedans pour le dédommager de la haine au-dehors, et, ce qu’il y avait de meilleur en lui, ses affections domestiques desséchées, ou bien consacrées inutilement à d’idéales images, et perdues dans de tristes souvenirs.

En effet, on remarquera généralement (en dépit de l’opinion communément reçue) que les hommes qui ont le plus de bonheur chez eux, ont aussi le plus d’activité au dehors. Le contentement de l’esprit est nécessaire à une saine agitation ; la tristesse, le sentiment de l’isolement, changera en rêveurs les hommes les plus énergiques. L’ermite est l’antipode du citoyen ; et il n’y a point de dieux pour nous animer, pour nous inspirer autant que les dieux Lares.

Un soir, après s’être absenté de Paris près d’une quinzaine de jours, qu’il avait passés à la villa de Montaigne, dans le voisinage de Saint-Cloud, Maltravers qui ne s’occupait plus de musique, mais qui en avait conservé le goût passionné, était assis dans la loge de Mme de Ventadour, aux Italiens. Valérie, supérieure à toute jalousie de femme, lui vantait chaleureusement les charmes d’une jeune Anglaise, qu’elle avait rencontrée la veille au soir chez Lady G***.

« Elle réalise mon idéal de la véritable beauté anglaise, disait Valérie : ce n’est pas seulement l’exquise blancheur du teint, ni ses yeux d’un bleu si pur, que des cils noirs rachètent du reproche de froideur qu’on adresse aux yeux clairs des Écossaises et des Allemandes, ce n’est pas seulement tout cela que je trouve si admirablement national, mais c’est la simplicité de ses manières, l’ignorance de l’admiration qu’elle éveille, son expression à la fois pleine de modestie et de bon sens. J’ai vu des femmes plus belles, mais je n’en ai jamais vu de plus séduisante. Vous vous taisez ; j’attendais quelque élan de patriotisme en retour du compliment que j’adresse à votre compatriote.

— Pardon, je suis si occupé d’entendre cette admirable Pasta…

— Point du tout ; vos pensées sont loin d’ici. Mais pouvez vous me donner quelques renseignements sur ma belle étrangère et ses amis ? En premier lieu, il y a un certain lord Doltimore, que j’ai connu déjà, ainsi il est inutile que vous m’en parliez. Puis il y a une nouvelle mariée, une belle personne, brune… Mais vous êtes souffrant ?

— C’est le courant d’air qui vient de cette porte. Continuez, je vous en prie ; la jeune personne, l’amie, son nom ?

— Je ne m’en souviens pas ; mais elle devait épouser un de vos hommes d’état : Lord Vargrave ; le mariage est rompu. Je ne sais pas si c’est à cela qu’on doit attribuer une certaine mélancolie répandue sur sa physionomie ; une mélancolie qui n’est certainement pas naturelle à son visage d’Hébé. Mais qui donc vient d’entrer dans la loge en face de nous ? Ah ! Monsieur Maltravers, regardez donc, voilà la belle Anglaise ! »

Maltravers leva les yeux, et revit la charmante figure d’Éveline Cameron.



LIVRE VII


CHAPITRE I


Luce. — Le vent souffle-t-il de ce côté ? cela me convient à merveille.

Isab. — Voyons ; j’oublie une affaire.

(L’esprit sans l’argent.)


La voiture de voyage de Lord Vargrave attendait à sa porte, et lui-même était dans la bibliothèque, occupé à mettre sa redingote, lorsque Lord Saxingham entra.

« Quoi ! Vous partez pour la campagne ?

— Oui. Je vous l’ai écrit. Je vais visiter Lisle Court.

— Ah ! c’est vrai ; je l’avais oublié. Je ne sais comment cela se fait, mais je n’ai plus aussi bonne mémoire qu’autrefois. Mais, voyons ; Lisle Court est dans le comté de ***. Vous passerez à dix milles de C***.

— De C*** ! Vraiment ? Je ne suis pas très-versé dans la géographie de l’Angleterre ; je ne l’ai jamais apprise à l’école. Quant à la Pologne, au Kamschatka, au Mexique, à Madagascar, ou à tout autre pays dont la connaissance puisse m’être aussi utile, j’en connais la géographie sur le bout de mes doigts. Mais à propos de C***, c’est la ville où mon défunt oncle a fait sa fortune.

— Ah ! c’est vrai. Je me souviens que vous deviez représenter C***, mais que vous y aviez renoncé en faveur de Staunch ; c’était bien aimable de votre part ; y avez-vous conservé un peu d’influence ?

— Je crois que ma pupille y a des locataires ; elle y est propriétaire d’une ou deux rues, dont l’une s’appelle Richard Street, et l’autre Templeton Place. Il y a quelques semaines, j’avais l’intention d’y aller pour voir quelle influence y conservait notre famille ; mais Staunch lui-même m’a dit qu’il répondait de C***.

— Il le pensait, mais je l’ai vu ce matin, et il est très-tourmenté ; il craint maintenant d’être évincé. — Un certain M. Winsley, qui est tout-puissant à C***, et qui l’appuyait toujours, lui refuse aujourd’hui son concours à cause de la question de ***. Cela se trouve très-mal, parce que Staunch est tout à fait des nôtres ; et s’il venait à nous faire défaut dans ce moment, ce serait bien malheureux.

— Winsley ! Winsley ! c’était la main droite de mon pauvre oncle. Un grand brasseur, qui était toujours président du Comité Templeton. Je connais le nom, quoique je n’aie jamais vu l’homme.

— Si vous pouviez vous arrêter en route, à C*** ?

— Certainement. Il nous faut conserver Staunch. Nous ne pouvons perdre un seul vote, encore moins ceux qui ont autant de poids ; car il pèse au moins deux cent cinquante livres ! Je m’arrêterai à C***, sous prétexte de m’occuper des maisons de ma pupille, et j’aurai une petite conférence avec M. Winsley. Hum ! Les pairs ne doivent pas se mêler d’élections, hein ? Allons, adieu, soignez-vous bien. Je serai revenu d’ici à une semaine, je l’espère ; peut-être plus tôt. »

Une minute après, lord Vargrave roulait au travers des rues, sur la route de C***, accompagné de M. Georges-Frédéric-Auguste Howard, un svelte et mince jeune homme, bien né et bien apparenté, mais qui, en qualité de cadet de famille sans fortune, avait son chemin à faire, et daignait être le secrétaire particulier de lord Vargrave.

Il était tard lorsque lord Vargrave descendit à l’auberge principale de cette ville, si sérieuse et si respectable, où Richard Templeton, puritain, banquier et homme politique, avait jadis exercé sa puissance dictatoriale. Sic transit gloria mundi ! Pendant qu’il se chauffait les mains au feu, dans la grande pièce lambrissée où on l’avait fait entrer, son regard tomba sur une gravure représentant un portrait en pied de son oncle, tenant à la main une liasse de papiers, qui étaient censés un bill parlementaire en faveur des routes dans le voisinage de C***. Cette vue éveilla dans son âme le souvenir de ce pieux et grave parent, et par degrés les pensées du ministre se reportèrent au lit de mort de son oncle, et à l’étrange secret que, dans cette dernière heure, il avait révélé à Lumley : secret qui avait beaucoup contribué à augmenter le mépris de lord Vargrave pour les formes et les convenances de la vie décente. Et ici, il est à propos de mentionner ce que dans le courant de ce volume le lecteur clairvoyant a peut-être deviné, que, quel que fût ce secret, il ne se rapportait pas expressément ou exclusivement au mariage singulier et mal assorti du feu Lord. À ce sujet il restait encore assez d’obscurité pour éveiller la curiosité de Lumley, s’il eût été un homme d’une curiosité bien vive. Mais cette question lui inspirait peu d’intérêt. Il en savait assez pour croire que nul renseignement supplémentaire ne pourrait lui être d’aucun avantage personnel ; pourquoi se tourmenterait-il alors l’esprit de ce qui ne lui remplirait jamais les poches ?

Un bâillement fort peu dissimulé de la part du secrétaire maigre fit sortir lord Vargrave de sa rêverie.

« Vous me faites envie, mon jeune ami, dit-il avec bonhomie. C’est un plaisir que nous perdons à mesure que nous vieillissons, celui d’avoir sommeil. Cependant au lit, comme dit lady Macbeth. Ma foi ! Je ne m’étonne guère que ce pauvre diable de Thane[20] ne fût pas bien pressé d’aller se coucher avec une pareille tigresse. Bonsoir !


CHAPITRE II

Ma fortune va prendre une face nouvelle.
(Racine. — Andromaque, acte I, sc. 1.)

Le lendemain matin Vargrave se fit indiquer le chemin pour aller chez M. Winsley, et s’achemina seul vers la maison du brasseur. Le secrétaire maigre alla visiter la cathédrale.

M. Winsley était un petit homme épais, avec des manières polies, mais brusques et franches. Il tressaillit en entendant le nom de lord Vargrave, et il le salua avec beaucoup de raideur. Vargrave vit d’un coup d’œil qu’il y avait quelque cause de mécontentement dans l’esprit du digne homme ; du reste M. Winsley n’hésita pas longtemps à se décharger le cœur de ce qui lui pesait.

« Voici un honneur inattendu, mylord ; un honneur que j’ai de la peine à m’expliquer.

— Mais, monsieur Winsley, l’amitié qui vous unissait à mon défunt oncle pourra peut-être vous expliquer suffisamment, et vous faire excuser la visite d’un neveu qui chérit sa mémoire.

— Hum ! j’ai certainement fait tout ce qui dépendait de moi pour seconder les intérêts de M. Templeton. Nul homme, je puis le dire, n’a fait davantage, et pourtant je ne crois pas qu’il s’en soit souvenu longtemps, du jour où il eut tourné le dos aux électeurs de C***. Ce n’est pas que je lui en veuille pour cela ; je suis riche et je n’attache de prix à la faveur de personne, de personne, mylord !

— Vous m’étonnez ! j’ai toujours entendu mon pauvre oncle parler de vous dans les termes les plus flatteurs.

— Oh !… enfin, n’importe ; n’en parlons plus, je vous prie. Puis-je vous offrir un verre de vin, mylord ?

— Non, je vous remercie beaucoup. Mais il faut véritablement que nous éclaircissions cette petite affaire. Vous savez que mon oncle ne revint jamais à C*** après son mariage ; et que, peu de temps avant de mourir, il vendit la plus grande partie des biens qu’il avait dans cette ville. Sa jeune femme aimait mieux, je pense, le voisinage de Londres ; et lorsque les vieux messieurs se marient, vous savez qu’ils ne s’appartiennent plus. Mais si vous étiez jamais allé à Fulham, oh ! alors, assurément, mon oncle se serait réjoui de voir son vieil ami.

— Vous croyez cela, mylord ? dit M. Winsley avec un sourire sardonique. Vous vous trompez. J’y suis allé, à Fulham ; je fis porter ma carte à lord Vargrave (il était alors mylord), et son domestique revint me dire que mylord n’était pas chez lui.

— Mais c’était sans doute vrai ; il était sorti, soyez-en convaincu.

— Je l’avais vu à sa fenêtre, mylord, dit M. Winsley en prenant une prise de tabac.

— (Ah ! diable ! je m’embourbe, pensa Lumley.) C’est vraiment fort singulier ! Comment vous expliquez-vous cela ? Ah ! c’était peut-être à cause de la santé de sa femme ; lady Vargrave était si délicate alors, et mon pauvre oncle ne vivait que pour elle. Vous savez qu’il a laissé toute sa fortune à miss Cameron ?

— Miss Cameron ! Qui est-ce, mylord ?

— Mais sa belle-fille ! Lady Vargrave était veuve ; elle s’appelait mistress Cameron.

— Mistress Cam… Je me souviens maintenant ! On avait mis Cameron dans les journaux ; mais j’ai cru que c’était par erreur. Mais peut-être (ajouta Winsley avec un ricanement singulièrement malveillant), peut-être lorsque votre digne oncle pensa à se faire nommer pair, n’aimait-il pas qu’on sût qu’il s’était marié avec une personne de si bas étage.

— Vous vous trompez complétement, mon cher monsieur ; mon oncle n’a jamais nié que mistress Cameron fût une personne sans fortune et sans naissance, veuve de quelque pauvre gentilhomme écossais, mort, je crois, dans l’Inde.

— Il avait dû la laisser dans une triste position, la pauvre femme ! Mais elle avait beaucoup de mérite, et elle travaillait courageusement. C’est elle qui a enseigné la musique à mes filles…

— À vos filles ! Mistress Cameron a donc demeuré à C***.

— Assurément ; mais on l’appelait alors mistress Butler ; ce nom-là valait bien l’autre, selon moi.

— Vous devez vous tromper ; mon oncle épousa cette dame dans le Devonshire.

— C’est bien possible, répondit le brasseur d’un ton bourru. Mistress Butler quitta la ville avec sa petite fille quelque temps avant le mariage de M. Templeton.

— Je vois bien que vous en savez plus long que moi, dit Lumley en s’efforçant de sourire. Mais comment pouvez-vous être sûr que mistress Butler soit la même personne que mistress Cameron ? Vous n’êtes pas entré chez mon oncle, vous n’avez pu voir lady Vargrave, car ici Lumley devina, si l’histoire était vraie, pourquoi son oncle avait exclu de chez lui son vieil ami.

— Non ; mais j’aperçus mylady sur la pelouse, dit M. Winsley avec un autre sourire sardonique ; je demandai, en sortant, au portier de la grille, si c’était là lady Vargrave, et il me répondit : « oui. » Cependant, mylord, ce qui est passé est passé ; je n’ai pas de rancune. Votre oncle était un excellent homme, et s’il m’eût dit : « Winsley, pas un mot au sujet de mistress Butler, » il aurait pu compter sur ma discrétion, tout aussi bien que lorsque, dans ses élections, il me mettait cinq mille livres[21] dans la main, en me disant : « Winsley, pas de corruption ; c’est mal. Que cet argent soit consacré à des œuvres de charité. » Est-ce que personne a jamais su ce que devenait cet argent-là ? A-t-on jamais accusé votre oncle de corruption ? Mais, mylord, vous prendrez, j’espère, quelques rafraîchissements ?

— Non ; mais si vous voulez me permettre de dîner avec vous demain, vous m’obligerez beaucoup ; quelles qu’aient été les fautes de mon oncle (et dans les derniers temps le pauvre homme n’avait guère la tête à lui ; témoin le testament qu’il a fait), quelles qu’aient été ses fautes, que le neveu n’en souffre pas. Voyons, monsieur Winsley (et Lumley lui tendit la main avec une franchise enchanteresse), vous savez que mes motifs sont désintéressés ; je n’ai pas d’intérêt parlementaire à servir, car nous n’avons pas besoin des électeurs, nous autres de l’hospice des Incurables, et… ah ! Voilà qui est bien ! je vois que nous sommes amis ! Maintemant il faut que j’aille inspecter les maisons de ma pupille. Voyons, le nom de l’agent est… est…

— Perkins, je crois, mylord, dit M. Winsley, complètement gagné par le charme des paroles et des manières de Vargrave. Permettez-moi de prendre mon chapeau, pour vous montrer le chemin.

— Vraiment ! voilà qui est bien aimable. Donnez-moi, chemin faisant, toutes les nouvelles relatives aux élections. Vous savez qu’à une époque il s’en est fallu de bien peu que je ne fusse votre représentant. »

Vargrave recueillit de la bouche de son nouvel ami quelques autres détails relatifs à la vie simple et aux habitudes modestes de mistress Butler, lorsqu’elle habitait C*** ; ces renseignements servirent à lui expliquer complètement pourquoi son oncle, orgueilleux et mondain, s’était si soigneusement abstenu de toutes relations avec cette ville, et avait empêché son neveu de la représenter au parlement. Il paraissait néanmoins que Winsley, dont le ressentiment n’était ni bien actif ni bien violent, n’avait pas communiqué la découverte qu’il avait faite à ses concitoyens ; seulement, toutes les fois qu’il avait entendu parler du mariage de M. Templeton, il s’était contenté d’insinuations et d’aphorismes, qui avaient donné à penser aux mauvaises langues de l’endroit que le banquier avait fait un plus mauvais choix qu’on ne croyait. Quant à la justesse de l’assertion de Winsley, Vargrave, quoique surpris d’abord, n’en douta plus après réflexion, surtout quand il apprit que la principale protectrice de mistress Butler avait été cette mistress Leslie, maintenant l’amie intime de lady Vargrave. Mais quelles avaient été la vie, la première condition, les vicissitudes de cette simple et intéressante lady ? Tout ce que la supposition pouvait inventer ne commençait que du jour où on l’avait vue à C***. Le mystère qui environnait l’apparition de Manco Capac sur les bords du lac de Titicaca, n’était pas plus profond que celui qui enveloppait les lieux et les épreuves dont était sortie l’humble maîtresse de musique, avant qu’elle parût dans les rues de C***.

Fatigué de conjectures, et assez insouciant d’ailleurs, lord Vargrave, en dînant avec M. Winsley, dirigea la conversation vers l’affaire pour laquelle il avait principalement entrepris son voyage, savoir : l’acquisition projetée de Lisle Court.

« Je ne suis pas moi-même très-bon juge en fait de propriétés territoriales, dit Vargrave ; je voudrais bien connaître un arpenteur expérimenté, pour inspecter les fermes et les bois. Pouvez-vous m’en recommander un ? »

M. Winsley sourit, et jeta un regard vers une jeune fille aux joues vermeilles, qui se mit à rire en détournant la tête.

« Je crois que ma fille pourrait vous en indiquer un, mylord, si elle osait.

— Oh ! papa !

— Je vois. Eh bien ! miss Winsley, je n’accepterai d’autre recommandation que la vôtre. »

Miss Winsley fit un effort.

« En vérité, mylord, j’ai toujours entendu dire que M. Robert Hobbs était fort habile dans sa profession.

M. Robert Hobbs est l’homme qu’il me faut ! je bois à sa santé, et je lui souhaite une jolie femme. »

Miss Winsley regarda alternativement sa maman et une sœur plus jeune ; toutes se mirent à rire, puis toutes se troublèrent, puis toutes se levèrent de table, et M. Winsley, lord Vargrave et le secrétaire maigre restèrent seuls.

« Véritablement, mylord, dit l’hôte en se rasseyant et en poussant le vin vers ses convives, quoique vous ayez deviné notre petit arrangement de famille, et que j’aie quelque intérêt à cette recommandation, puisque Marguerite sera mistress Robert Hobbs d’ici à quelques semaines, cependant je dois vous dire que je ne connais nulle part de jeune homme plus habile et plus intelligent. Il est très-recommandable, et il possède une fortune indépendante ; son père, qui vient de mourir, avait amassé au moins trente mille livres sterling[22] dans le commerce. Son frère Édouard est mort aussi ; de sorte que la plus grande partie de cette fortune lui revient, et il n’exerce sa profession que pour son agrément. Ce serait pour lui un grand honneur.

— Où demeure-t-il ?

— Oh ! bien loin d’ici ; pas dans ce comté. Il demeure près de *** ; mais c’est sur votre route, mylord. Il habite une fort jolie maison. Je connais sa famille depuis mon enfance. Son père a embelli cette maison d’une manière étonnante ; ce n’était qu’un pauvre petit cottage de lattes et de plâtre quand feu M. Hobbs en a fait l’acquisition ; et maintenant c’est une belle et grande habitation.

— Eh bien, vous me donnerez son adresse avec une lettre de recommandation ; et voilà une affaire arrangée. Mais pour en revenir à la politique !… » Et ici lord Vargrave se mit à parler avec tant de volubilité et d’éloquence que M. Winsley finit par le croire le seul homme capable de sauver le pays d’un complet anéantissement, éventualité qu’il n’avait jamais envisagée jusque-là.

Il n’est peut-être pas hors de propos d’ajouter que M. Winsley, en souhaitant le bonsoir à lord Vargrave, lui dit tout bas à l’oreille :

« Que votre ami, lord Staunch soit sans crainte, mylord ; il peut compter sur nous ! »


CHAPITRE III

Voici la maison, monsieur.
(Le pèlerinage de l’amour, acte IV, sc. 2.)
Redeunt saturnia regna.
(Virgile.)

Le lendemain matin Lumley et son svelte compagnon parcouraient rapidement la même route où seize ans plus tôt, épuisée et découragée, Alice Darvil avait pour la première fois rencontré mistress Leslie. Ils parlaient d’une nouvelle danseuse de l’opéra, au moment où leur voiture passait au lieu même de cette rencontre.

Il était environ cinq heures de l’après-midi, le jour suivant, lorsque leur voiture s’arrêta devant une grille en fonte, sur laquelle on lisait cette inscription : Hobbs’Lodge. Sonnez S. V. P.

« Elle n’est pas mal, cette maison, dit lord Vargrave, pendant qu’ils attendaient que le laquais vînt ouvrir la porte.

— Mais non, dit M. Howard. Si un bourgeois retiré pouvait se transformer en maison, celle-ci conviendrait tout à fait à sa métamorphose. »

Pauvre Dale Cottage ! asile de la poésie et de l’amour ! Hélas ! le changement atteint sans choix ce qui est vulgaire comme ce qui est romanesque. Depuis qu’Alice avait pressé contre les froids barreaux de cette grille son visage plein d’anxiété, le temps avait accompli ses impitoyables révolutions. Les vieux étaient morts ; les jeunes avaient grandi. La mort avait frappé plusieurs des enfants qui jouaient sur cette pelouse, et le mariage en avait réclamé quelques autres. La joie de la jeunesse s’était évanouie pour tous.

Le domestique ouvrit la grille. M. Robert Hobbs était chez lui, mais il était occupé, il avait des amis. Lord Vargrave lui envoya sa carte, avec la lettre de M. Winsley. En deux secondes ces missives amenèrent à la grille M. Robert Hobbs en personne ; un jeune homme aux manières dégourdies, qui portait une cravate noire, des favoris rouges, et un lorgnon suspendu à une chaîne en cheveux ; probablement un gage d’amour de miss Marguerite Winsley.

Une profusion de saluts, de compliments, d’excuses, etc. ; puis la voiture enfila l’allée qui conduisait à la maison. Lord Vargrave mit pied à terre, et fut immédiatement conduit dans le cabinet particulier de M. Hobbs. Le secrétaire maigre suivit, et s’assit taciturne, mélancolique et roide, tandis que le pair expliquait avec affabilité son affaire à l’arpenteur.

M. Hobbs connaissait bien Lisle Court, qui n’était guère qu’à trente milles de distance, il serait fier d’y escorter lord Vargrave le lendemain matin. Mais oserait-il… se hasarderait-il… pourrait-il se permettre… un monsieur qui habitait la ville de *** devait dîner avec lui ce jour-là ; un monsieur qui était profondément versé dans les affaires agricoles ; un monsieur qui connaissait chaque ferme, chaque arpent pour ainsi dire, appartenant au colonel Maltravers. Si mylord voulait bien sans cérémonie consentir à dîner avec M. Hobbs, il lui serait réellement utile de se rencontrer avec ce monsieur. Le secrétaire maigre qui avait très-faim, et qui flairait un parfum singulièrement agréable, leva ses yeux, jusque-là fixés sur ses bottes. Lord Vargrave sourit.

« Mon jeune ami que voici est trop grand admirateur de la future mistress Hobbs, pour n’être pas charmé de faire la connaissance de tous les membres de la famille où elle doit entrer. »

M. Georges-Frédéric-Auguste Howard rougit d’indignation en entendant cette accusation calomnieuse. Vargrave continua :

« Quant à moi, je serai enchanté de me trouver avec un de vos amis, quel qu’il soit, et je vous remercie beaucoup de votre attention. Nous pouvons congédier les postillons, Howard. À quelle heure leur dirons-nous de revenir ? à dix heures ?

— Si mylord daignait aussi accepter un lit, nous pourrions lui en offrir un, ainsi qu’à monsieur ; et nous partirions de main matin à l’heure qui…

— C’est cela, interrompit Vargrave. Vous parlez en homme qui entend les affaires. Howard, ayez la bonté de commander les chevaux pour demain matin à six heures. Nous déjeunerons à Lisle Court. »

Cette affaire arrangée, on fit monter lord Vargrave et M. Howard à leurs appartements respectifs. Les habits de voyage furent changés ; le dîner retardé ; le poisson fut trop cuit ; mais qu’importait un poisson vulgaire quand M. Hobbs venait d’en attraper un de cette importance ? quel relief allait lui donner cette aubaine à tout jamais ! Un pair, un ministre, étranger à ce comté, venir de si loin pour le consulter ! pour être son commensal ! pour être exhibé, caressé, promené à la barbe de tous ses autres convives ! La position de M. Hobbs était faite. Indifférent à ces calculs, toujours à son aise avec tout le monde, et enchanté peut-être d’éviter le tête-à-tête avec M. Howard dans une auberge de province, Vargrave entra au salon, et fut présenté en grande cérémonie à la famille impatiente de le voir, et aux convives affamés.

Pendant les derniers jours de célibat de M. Robert Hobbs, sa sœur, mistress Tiddy (que le lecteur a vue jeune mariée, recueillant de la bouche de sa mère la science de l’économie et des grands rôtis), tenait l’emploi de maîtresse de maison. C’était une matrone avenante et bien conservée, sauf qu’elle avait perdu une dent de devant ; elle portait une robe de satinette tirant sur le jaune, une coiffure en blonde anglaise, avec un fichu idem : M. Tiddy était un homme austère, et ne voulait pas que les charmes opulents de son épouse fussent exposés d’une façon trop appétissante. Il y avait aussi M. Tiddy, que sa femme avait épousé par amour, et qui était maintenant dans une position fort aisée ; un bel homme, avec de grands favoris, et un nez romain un peu de travers. De plus, il y avait miss Brigitte Hobbs, une jeune personne de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, qui se demandait si elle devait se risquer à prier lord Vargrave d’écrire quelque chose dans son album, et qui jeta un regard de craintive admiration sur le secrétaire maigre, au moment où il entrait dans le salon, vêtu d’un habit noir, d’un gilet noir, d’un pantalon noir, et d’une cravate noire attachée par une épingle noire, et ressemblant fort à une canne d’ébène qu’on aurait fendue jusqu’au milieu. Miss Brigitte était une jeune personne blonde, un peu fanée, avec des bras d’une maigreur extraordinaire, et des souliers en satin blanc ; les yeux du secrétaire maigre tombèrent sur cette exhibition, et… il frémit !

Il faut ajouter à ce groupe de famille le recteur de ***, homme aimable, qui publiait des vers et des sermons ; puis sir William Jekyll, qui occupait M. Hobbs à lui dresser le plan d’une propriété qu’il venait d’acquérir ; puis deux squires provinciaux avec leurs femmes ; de plus le médecin de la ville voisine, un homme extraordinairement grand, qui portait des lunettes et racontait des anecdotes ; et, en dernier lieu, M. Onslow, la personne dont avait parlé M. Hobbs, un homme d’un certain âge, d’un extérieur avenant, qui jouissait d’une haute considération, attendu qu’il passait pour le magistrat le plus actif, le meilleur fermier, et l’homme le plus sensé du voisinage. L’homme puissant salua en souriant chaque individu de cette société, et le secrétaire de l’homme puissant daigna courber trois vertèbres de son épine dorsale.

On sonna la cloche ; on annonça le dîner. Sir William Jekyll prit les devants avec la femme d’un des squires, et lord Vargrave offrit le bras à la grosse mistress Tiddy.

Vargrave fut, comme d’habitude, l’âme du festin ; M. Howard, qui se trouvait assis à côté de miss Brigitte, causa avec elle, entre les services, en pantomime. M. Onslow et le médecin donnèrent alternativement la réplique à lord Vargrave. Lorsque le dîner fut achevé, et que les dames se furent retirées, Vargrave se trouva auprès de M. Onslow, et s’aperçut que son voisin était un homme des plus agréables. Ils parlèrent principalement de Lisle Court, et la conversation passa tout naturellement du colonel Maltravers à Ernest. Vargrave proclama son intimité d’autrefois avec ce dernier, se plaignit avec émotion que la politique les eût séparés depuis quelques années, et raconta deux ou trois épisodes de leurs aventures de jeunesse en Orient. M. Onslow l’écoutait avec attention.

« Je fis la connaissance de M. Maltravers il y a bien des années, dit-il, et dans une circonstance très-délicate. Il m’intéressa beaucoup. Je n’ai jamais vu quelqu’un de si jeune (car ce n’était alors qu’un enfant) manifester des sentiments aussi profonds. D’après les dates auxquelles vous venez de remonter, votre connaissance avec lui doit avoir commencé très-peu de temps après la mienne. Paraissait-il gai, content, à cette époque ?

— Non, au contraire il était des plus hypocondres.

— Votre intimité avec lui, mylord, et la confiance qui existe généralement entre des jeunes gens, me font supposer qu’il doit vous avoir communiqué le petit roman qui se rattache à ses années d’adolescence ? »

Lumley s’arrêta pour réfléchir ; en ce moment, cette conversation, qui se tenait à part, fut soudain interrompue par le grand docteur, lequel désirait savoir si mylord connaissait l’anecdote relative à lord Thurlow et au feu roi. L’anecdote était aussi longue que le docteur, et, lorsqu’elle fut terminée, les messieurs se rendirent au salon, et toute conversation fut immédiatement étouffée par « Ramez, frères, ramez, » qu’on n’avait différé de chanter que pour attendre l’arrivée de M. Tiddy, possesseur d’une belle voix de basse.

Hélas ! dix-huit ans plus tôt, dans ce même lieu, animée par le souffle du Génie et de l’Amour, la musique avait fait vibrer l’âme d’Alice Darvil ! Mais c’était meilleur maintenant : moins romanesque, mais plus convenable ; tout comme Hobbs Lodge qui était moins joli, mais mieux garanti des vents et de la pluie que Dale Cottage.

Miss Brigitte se hasarda à demander à l’aimable lord Vargrave s’il chantait.

« Non, miss Hobbs, pas moi ; mais Howard que voilà, ah ! si vous l’entendiez !

Grâce à cette insinuation, le malheureux secrétaire qui, seul, dans un coin éloigné, se rafraîchissait, à son insu, l’imagination en absorbant du café faible et tiède, fut obsédé des supplications de miss Brigitte, de mistress Tiddy et de M. Tiddy, qui le conjurèrent d’honorer la société d’un échantillon de son talent. M. Howard savait chanter ; il savait, même pincer de la guitare. Mais, chanter à Hobbs’Lodge ! chanter surtout accompagné par mistress Tiddy ! Consentir à laisser écraser, dans un morceau d’ensemble, sa douce voix de ténor par le mâle organe de M. Tiddy ! cette pensée était insoutenable ! Il bégaya mille assurances de son ignorance, et se hâta d’aller ensevelir son ressentiment dans la retraite d’un sofa isolé. Vargrave, qui avait oublié la question significative de M. Onslow, renouvela à voix basse sa conversation avec ce dernier, au sujet de l’acquisition qu’il projetait, tandis que M. et mistress Tiddy chantaient : « Viens demeurer avec moi. » Onslow fut si charmé de sa nouvelle connaissance qu’il offrit d’occuper la quatrième place dans la voiture de Lumley le lendemain matin, et de l’accompagner à Lisle Court. Cette affaire arrangée, la réunion se dispersa bientôt. À minuit lord Vargrave était profondément endormi ; et M. Howard s’agitait tristement dans son lit, réfléchissant aux vicissitudes auxquelles se trouve exposé un natif du quartier Saint-James qui se hasarde, au milieu « des anthropophages, et de ces hommes monstrueux qui ont la tête plus bas que les épaules ! »


CHAPITRE IV

Mais comment ces doutes pouvaient-ils se changer en certitude absolue ?
(Edgar Huntley.)

Le lendemain matin, il faisait encore nuit lorsque la voiture de lord Vargrave prit M. Onslow à la porte d’une grande et antique maison, située à l’entrée de la ville de… Les voyageurs restèrent silencieux et endormis jusqu’au moment où ils arrivèrent à Lisle Court. Le soleil commençait à luire, la matinée était claire, l’air froid et vif. Lorsque, après qu’ils eurent traversé un beau parc, le regard de lord Vargrave tomba sur un superbe édifice quadrangulaire, flanqué de quatre grosses tours carrées, et construit en briques, avec des corniches et des ornements en pierre, son cœur ambitieux se gonfla d’orgueilleuse convoitise, et l’image d’Éveline se présenta à son esprit plus belle, plus séduisante que jamais.

La femme de charge ne comptait pas voir arriver Vargrave à une heure aussi matinale ; cependant il était attendu de jour en jour. Bientôt les bûches flamboyèrent gaîment dans l’âtre immense de la salle à manger, l’eau siffla dans la bouilloire, les côtelettes fumèrent, et tandis que les autres voyageurs se pressaient autour du feu, et se débarrassaient de leurs manteaux et de leurs cache-nez, Vargrave, s’emparant de la femme de charge, traversa avec ravissement les salons, examina les tableaux, admira les chambres à coucher d’apparat, jeta un coup d’œil aux offices, et reconnut dans tout ce qu’il voyait une demeure digne d’un pair d’Angleterre. Un homme plus prudent aurait réfléchi, en soupirant, que pour l’entretien et l’équipement d’une pareille habitation, il faudrait une administration bien sage et bien économe des revenus de la propriété. Une pareille idée ne vint pas même à l’esprit de Vargrave. Il pensait seulement au respect et à l’envie qu’il exciterait lorsque, en qualité de secrétaire d’État, il rassemblerait chaque année dans ces salles féodales l’orgueil et la noblesse de toute l’Angleterre ! Il était naturel d’après le caractère de Vargrave, si prompt à l’espoir, si plein de confiance en lui-même, qu’il oubliât le petit obstacle qui s’opposait à la réalisation de ce rêve, savoir : le refus obstiné d’Éveline d’accepter l’hommage passionné qu’il offrait à… sa fortune !

Lorsque le déjeuner fut achevé, on appela le régisseur, et toute la société, montée sur des poneys, se mit en devoir d’aller visiter la propriété. Après qu’on eut passé fort agréablement la journée à examiner les jardins, le parc et la ferme attenante, après avoir décidé qu’on irait le lendemain inspecter les parties plus éloignées de la propriété, on revenait dîner, quand les yeux de Vargrave s’arrêtèrent tout à coup sur le caprice multicolore de sir Gregory Gubbins.

Il le fit remarquer à M. Onslow, et rit beaucoup en apprenant la contrariété qu’en avait éprouvée le colonel Maltravers.

« C’est ainsi, dit Lumley, qu’étendus sur la couche la plus moelleuse, nous nous plaignons d’une feuille de rose dont le pli nous blesse ! Quant à moi, je parierais que si cette propriété était à moi ou à ma pupille, en moins de trois semaines nous aurions gagné le cœur de sir Gregory, nous lui aurions fait abattre son caprice, et à force de cajoleries, nous l’aurions décidé à nous céder son influence électorale dans la ville de… Ce serait, un jour, un bon siège, pour vous, Howard.

— Sir Gregory a prodigieusement mauvais goût, dit M. Hobbs. Pour ma part, je trouve qu’une certaine simplicité modeste devrait toujours modérer l’étalage d’une fortune acquise ans les affaires. C’était la maxime de mon pauvre père.

— Ah ! dit Vargrave, Hobbs Lodge en est un échantillon. Quel était votre prédécesseur dans cette charmante retraite ?

— Dale Cottage, ainsi qu’on l’appelait alors, appartenait à un certain M. Berners, un négociant riche et garçon, qui était assez opulent pour ne pas se soucier de l’opinion publique, et qui y entretenait une femme. Celle-ci s’enfuit un beau jour, et M. Bermers loua sa maison à un jeune homme, un étranger, fort excentrique m’a-t-on dit, Monsieur… Monsieur Butler ; lui aussi il donna au Cottage un attrait illégal : une fille admirablement jolie, à ce qu’on m’a dit.

— Butler, répéta Vargrave. Butler !… Butler !… » Lumley se remémorait que tel avait été le nom de mistress Cameron.

Onslow regarda Vargrave d’un air intrigué.

« Vous reconnaissez ce nom, mylord, dit-il à voix basse, pendant que Hobbs se tournait pour parler à M. Howard. Je vous ai trouvé très-discret, lorsque je vous ai parlé hier au soir des folies de jeunesse de votre ami. »

Un soupçon traversa sur-le-champ l’esprit actif de Vargrave. Butler était un nom qui appartenait au côté maternel de la famille de Maltravers : la tristesse d’Ernest lorsqu’il l’avait d’abord connu, les demi-mots par lesquels le jeune homme lui avait donné à entendre que cette tristesse se rattachait aux affections, le talent extraordinaire et unique de lady Vargrave dans cet art où Maltravers était un maître si consommé ; la similitude de noms : tout cela, rapproché de la question significative de M. Onslow, suffit pour lui faire supposer qu’il était à la veille de découvrir un secret de famille, dont la connaissance pourrait lui être avantageuse. Il prit garde de me point dévoiler son ignorance, et chercha habilement à tirer de M. Onslow d’autres révélations.

« Mais, à la vérité, Maltravers et moi nous n’avions pas de secrets l’un pour l’autre, dit-il. Ah ! nous étions alors de jeunes fous ! Le nom de Butler est dans sa famille, n’est-ce pas ?

— En effet. Je vois que vous savez tout.

— Oui ; il m’a raconté cette histoire, mais il y a dix-huit ans de cela. Soyez donc assez bon pour me la remettre en mémoire. Howard, mon bon ami, veuillez prendre les devants, pour presser le dîner. M. Hobbs, voudriez-vous aller avec Monsieur… chose… le régisseur, pour examiner les plans, les registres, etc ? Maintenant, monsieur Onslow, vous disiez donc que Maltravers loua le cottage et y mit une dame ? Oui, oui, je m’en souviens. »

M. Onslow (qui était précisément le magistrat auquel Ernest avait confié son nom, en le chargeant de rechercher les traces d’Alice, et qui d’ailleurs était véritablement inquiet de savoir si l’on avait jamais eu des nouvelles de la pauvre fille), M. Onslow raconta l’histoire que le lecteur connaît déjà : le vol qui avait eu lieu au Cottage, la disparition d’Alice ; les soupçons qui rattachaient cette disparition à son infâme père ; le désespoir et les recherches de Maltravers. Il ajouta qu’Ernest avant de quitter l’Angleterre, et à son retour, lui avait écrit pour savoir si l’on avait appris quelque chose au sujet d’Alice, les réponses du magistrat avaient été négatives.

« Et pensez-vous, mylord, ajouta-t-il, que M. Maltravers n’ait pas encore découvert ce qu’était devenue la pauvre jeune femme ?

— Voyons, que je réfléchisse !… Comment s’appelait-elle ? »

Le magistrat réfléchit un moment, puis il répondit :

« Alice Darvil.

— Alice ! s’écria Vargrave, sachant que c’était là le nom de baptême de la femme de son oncle, et presque convaincu maintenant de la justesse du premier soupçon vague qu’il avait conçu — Alice !

— Vous paraissez connaître ce nom ?

— Le nom d’Alice, oui ; mais pas celui de Darvil. Non, non ; je crois bien qu’il n’a jamais eu de nouvelles de cette jeune fille. Ni vous non plus ?

— Non. Une certaine petite circonstance que me raconta M. Hobbs, le père de votre arpenteur, me donna quelque souci. Environ deux ans après la disparition de la jeune femme, une fille très-misérablement vêtue et de très-pauvre apparence se présenta à la grille de Hobbs’Lodge, et demanda M. Butler. En apprenant qu’il était parti, elle s’éloigna, et on ne la revit plus. Il paraît que cette fille portait un petit enfant dans ses bras, ce qui effaroucha un peu la vertu de M. et de mistress Hobbs. Le vieux monsieur me raconta cette circonstance quelques jours après, et je fis faire quelques démarches pour découvrir l’étrangère ; mais je ne pus rien apprendre. Je pensai d’abord que cette femme pouvait bien être Alice ; mais j’appris que, pendant son séjour au cottage, votre ami, en dépit de sa faute que nous ne chercherons pas à excuser, avait exercé une charité large et généreuse en vers les pauvres d’alentour, il était donc plus naturel de croire que la jeune fille en question appartenait à une des familles jadis secourues par lui, et qu’elle venait là plutôt en mendiante qu’en maîtresse délaissée. De sorte que, après mûre réflexion, je résolus de ne pas faire part de cette circonstance à M. Maltravers, lorsque je lui écrivis à son retour du continent. Un espace de temps considérable s’était écoulé depuis que la jeune fille s’était adressée à M. Hobbs ; on avait complétement perdu sa trace : cet incident rouvrirait peut-être des blessures que le temps devait avoir presque cicatrisées, lui donnerait de fausses espérances, ou, pis encore, lui causerait des remords nouveaux et mal fondés à la pensée qu’Alice était dans la misère, en somme cela ne pouvait lui faire aucun bien, et lui causerait sûrement beaucoup de chagrin inutile. Je me décidai donc à n’en pas parler.

— Vous avez bien fait. Ainsi la pauvre fille avait un petit enfant dans les bras ? hum ! Comment, était-elle cette Alice Darvil ? jolie, cela va sans dire ?

— Je ne l’ai jamais vue ; et il n’y avait que les personnes employées au Cottage qui la connussent : on la disait d’une beauté remarquable.

— Blonde et mignonne, avec des yeux bleus, sans doute ? Ce sont les attributs de rigueur d’une héroïne.

— Ma foi ! j’ai oublié. Le fait est que j’en aurais oublié bien davantage, si ce n’eût été la célébrité de M. Maltravers, et l’importance de sa famille dans le pays, qui, jointes au spectacle de son angoisse, la plus douloureuse que j’aie jamais vue, servirent à graver profondément dans mon esprit tous les détails de cette affaire.

— Vous a-t-on fait la description de la jeune fille qui s’était présentée à la grille de Hobbs’Lodge ?

— Non ; on avait à peine remarqué sa figure, si ce n’est qu’elle avait le teint trop blanc pour une bohémienne. Cependant, maintenant que vous m’y faites penser, mistress Tiddy qui était avec son père lorsqu’il me raconta cette aventure, me signala particulièrement qu’elle avait (comme vous le disiez en plaisantant), des cheveux blonds et des yeux bleus. Mistress Tiddy venait de se marier, et elle était romanesque à cette époque.

— Eh bien, c’est une drôle d’histoire. Mais la vie est remplie de drôles d’histoires. Nous voici arrivés. Ce vieux château est vraiment une merveille. »


CHAPITRE V

Pendent opera interrupta.
(Virgile.)

Lorsqu’il se retira le soir, Vargrave médita longtemps l’histoire qu’on lui avait racontée. Il ne pouvait s’empêcher de convenir qu’il y avait lieu seulement de conjecturer qu’Alice Darvil et Alice lady Vargrave étaient une seule et même personne. Mais il pouvait lui être d’une grande utilité de changer cette conjecture en certitude. La connaissance d’un mystère de honte et d’abjection dans la vie d’une femme aussi pure, aussi immaculée que lady Vargrave, pouvait lui être d’un grand secours, en lui donnant sur elle un pouvoir dont il saurait tirer parti auprès d’Éveline. Quel était le meilleur moyen d’en apprendre davantage ? Devait-il se rendre immédiatement à Brook Green, ou bien (cette pensée le frappa soudain) serait-il préférable de voir et de sonder mistress Leslie, la protectrice de mistress Butler à C***, l’amie de lady Vargrave ? Ce dernier parti valait la peine d’être tenté ; c’était d’ailleurs presque sur son chemin pour retourner à Londres. La manière dont il avait réussi à tirer le secret de M. Onslow, l’encourageait à espérer le même succès auprès de mistress Leslie. Il se décida donc pour ce parti, et s’endormit pour rêver de battues de Noël, de visiteurs royaux, de ministère, de portefeuille. C’est bien ; rêvez, mylord : il n’est pas de possession qui vaille les rêves ! Dormez, dormez, mylord ! Vous n’auriez guère de repos si vous possédiez tout ce que vous souhaitez !

Pendant les trois jours qui suivirent, lord Vargrave s’occupa à examiner les traits généraux du domaine, et le résultat de cet examen fut de l’engager à acquérir. Le troisième jour il se trouvait à plusieurs milles de distance de la maison, lorsqu’il fut surpris par une pluie battante. Lord Vargrave était d’un tempérament robuste ; et, n’ayant guère été exposé aux intempéries du ciel depuis quelques années, il ne savait pas, par expérience, qu’un homme qui a passé la quarantaine, ne peut supporter impunément des épreuves qui n’ont aucun danger pour une santé de vingt-six ans ; il ne se préoccupa donc point de la pluie qui le mouillait jusqu’aux os, et il négligea de changer de vêtements, jusqu’à ce qu’il eût achevé de lire des lettres et des journaux qui l’attendaient à son retour à Lisle Court. Le résultat de cette imprudence fut que le lendemain matin, en se réveillant, lord Vargrave se trouva, pour la première fois de sa vie, sérieusement malade. Il avait un mal de tête violent ; des frissons de fièvre agitaient tout son corps. La force même du tempérament auquel la fièvre s’était attaquée en augmentait le danger. Lumley (le dernier homme qui songeât à la possibilité de mourir) lutta contre les sensations qu’il éprouvait, commanda des chevaux de poste (car sa visite d’inspection était terminée), et ne parla presque point de son indisposition. Une heure environ avant de partir il reçut ses lettres ; il y en avait une qui lui apprenait que Caroline, accompagnée d’Éveline était déjà arrivée à Paris ; l’autre était du colonel Legard qui lui remettait respectueusement sa démission, attendu qu’il venait d’hériter, par suite de la mort subite de l’amiral, et qu’il avait l’intention de consacrer l’année suivante à faire un voyage sur le continent. Cette dernière lettre inquiéta sérieusement Vargrave ; le bel ex-officier lui avait toujours inspiré une profonde jalousie, et il devina sur-le-champ que Legard était sur le point de se rendre à Paris pour lui faire concurrence. Il soupira, jeta les yeux autour de l’appartement spacieux où il se trouvait, puis il regarda la vaste étendue de bois et de vertes prairies qui s’étendait devant les fenêtres, et se dit : « Un autre m’arrachera-t-il tout cela ? »

L’impatience qu’il éprouvait de voir mistress Leslie, de tenir lady Vargrave en sa puissance, de se rendre à Paris, d’intriguer, de manœuvrer, de triompher, accéléra les progrès du mal qui embrasait déjà ses veines. La main qu’il tendit à M. Hobbs en montant en voiture, brûla presque les doigts froids, moites et gras de l’arpenteur. Avant six heures du soir lord Vargrave s’avoua à regret qu’il était trop malade pour continuer sa route.

« Howard, dit-il alors, rompant un silence qui durait depuis plusieurs heures, me vous effrayez pas de ce que je vais vous dire : je sens que je vais être sérieusement malade. Je m’arrêterai à M*** (c’était une grande ville dont ils n’étaient pas éloignés) ; j’enverrai chercher le meilleur médecin de l’endroit ; si j’ai le délire demain, ou si je suis hors d’état de donner mes ordres, ayez la bonté d’envoyer un exprès pour me ramener le docteur Holland ; mais ne me quittez pas vous-même, mon bon ami. À mon âge il est dur de n’avoir personne qui s’occupe de moi quand je suis malade. Quand je me porte bien, au diable les affections ! »

Après cette étrange sortie, dont M. Howard fut fort effrayé, Lumley retomba dans un silence qu’il ne rompit plus jusqu’à ce qu’il fût arrivé à M***. On envoya chercher le meilleur médecin ; et le lendemain matin, comme il l’avait en quelque sorte prévu et prédit, lord Vargrave avait le délire.


CHAPITRE VI

Il n’y a rien sous le ciel qui séduise autant les sens de l’homme, et qui s’empare autant de toute son âme, que l’amoureuse amorce de la beauté.
(Spenser.)

Legard, comme je l’ai déjà dit, était un jeune homme d’un naturel généreux et excellent, quoique gâté par l’éducation qu’il avait reçue, et par la société joyeuse et insouciante qui avait administré des excitants à sa vanité et des narcotiques à son intelligence. L’effet qu’avait produit sur lui la beauté d’Éveline, sa grâce, son innocence, avait été aussi profond que salutaire. Depuis lors, la dissipation avait perdu pour lui tout charme et toute saveur, et il avait appris à examiner plus attentivement son cœur et les devoirs de la vie. L’ennui d’être à charge à un oncle à la fois généreux et bourru, la crainte, bien fondée, de ne pouvoir prétendre à la main de miss Cameron, qu’il faudrait disputer d’ailleurs aux droits antérieurs et reconnus de lord Vargrave, lui avaient fait accepter, presque par désespoir, la place qui lui avait été offerte ; mais il ne pouvait parvenir à bannir l’image qui avait, pour la première fois de sa vie, fait sur son cœur ardent et neuf une impression ineffaçable. Il s’irritait en secret de la pensée qu’il devait l’indépendance et la position dont il jouissait à un rival heureux, et il était résolu de saisir la première occasion de se débarrasser d’une obligation qu’il regrettait beaucoup d’avoir contractée. Enfin, il apprit qu’Éveline avait refusé lord Vargrave, qu’elle était libre ; quelques jours après la réception de cette nouvelle, l’amiral avait une attaque d’apoplexie, et Legard se trouvait soudain possesseur, sinon d’une grande opulence, du moins d’une fortune suffisante pour racheter son caractère de soupirant du soupçon qui s’attache à un chasseur d’héritières, à un aventurier. En dépit des nouveaux horizons que lui ouvrait la mort de son oncle, en dépit de l’humeur fantasque qui se mêlait à la bonté de l’amiral, et qui en diminuait le prix, Legard fut cruellement affligé de sa mort ; et son naturel reconnaissant et affectueux ne sentit d’abord que la douleur causée par la perte qu’il avait faite. Mais lorsque, remis de son premier chagrin, il se souvint qu’Éveline était libre, et que lui-même se trouvait dans une position à pouvoir honorablement prétendre à sa main, il ne put résister aux douces et tendres espérances qui se présentaient à lui. Comme nous l’avons vu, il se démit de ses fonctions, et il partit pour Paris. Il y arriva deux ou trois jours après lord et lady Doltimore. Le premier, qui n’avait pas oublié les avis de lord Vargrave, se montra d’abord froid et réservé à son égard ; mais, en partie par suite de l’habitude indolente qu’il avait prise de se soumettre aux arrêts de Legard dans toutes les questions de goût, en partie parce que la société de ce jeune homme lui plaisait, et surtout pour obéir aux suffrages de la mode qui n’avaient jamais manqué à Legard, et que sa nouvelle fortune n’était pas faite pour lui enlever, lord Doltimore, faible et vaniteux, eut bientôt cédé à l’influence de son ancien Camarade, et Legard devint tout naturellement l’enfant de la maison. En cette circonstance Caroline ne seconda pas très-fidèlement les vues et la politique de lord Vargrave. Dans sa singulière liaison avec lady Doltimore, l’astucieux diplomate avait commis la faute commune à tous les intrigants : il avait dépassé son but. Au commencement de leur étrange intimité, Vargrave n’avait peut-être pas eu d’autre pensée que celle de piquer Éveline, de satisfaire sa propre vanité, d’amuser son ennui, et de céder à son humeur galante plutôt que de poursuivre, en homme du monde, un but plus sérieux. Mais petit à petit, et surtout à Knaresdean, Vargrave lui-même se trouva sérieusement engagé dans une intrigue, à laquelle il n’avait pas d’abord attribué d’autre importance que celle d’une distraction passagère. Au lieu de s’être assuré une amie pour l’aider dans ses desseins sur Éveline, il découvrit tout à coup qu’il s’était donné une maîtresse, qui voulait son amour, et qui était jalouse de son hommage. Grâce aux ressources de son esprit et à son aplomb habituel, il trouva le moyen de se libérer du même coup de toutes les conséquences funestes de son imprudence : de se débarrasser de Caroline comme maîtresse, et de la conserver comme instrument, en la mariant à lord Doltimore. En se servant de l’empire puissant qu’il avait pris sur Caroline, et de l’ambition intéressée de cette jeune fille, il réussit à la décider à sacrifier toute la poésie de l’amour à une union qui devait lui donner le rang et la fortune. Vargrave alors s’estima certain que cette femme habile, non-seulement mettrait à sa discrétion l’influence politique et la fortune de son faible époux, mais encore qu’elle seconderait les manœuvres qu’il tramait afin de former, de son côté, une union également avantageuse. C’est en cela que Vargrave se trompa, égaré par l’incapacité où il était de comprendre les délicatesses et les scrupules de l’amour et de la nature d’une femme, quelque criminel que soit cet amour et quelque ambitieuse que soit cette nature. Caroline avait pu se résigner à devenir la femme d’un autre, mais elle ne pouvait envisager sans angoisse un lien semblable pour son amant. Puis, comme elle possédait encore quelques-unes des bonnes qualités de son sexe, elle reculait d’effroi à la pensée d’être complice de manœuvres qui devaient jeter la jeune fille innocente et sans expérience, dont elle recevait le nom d’amie, dans les bras d’un homme qui avouait ouvertement ses motifs mercenaires, et qui prenait à témoin les dieux et les hommes que son cœur appartenait sans partage à une autre. La présence de Vargrave faisait taire ces scrupules ; mais aussitôt qu’il n’était plus là, ils lui revenaient dans toute leur force. Elle n’avait cédé que par crainte à son ordre d’emmener Éveline à Paris ; mais elle tremblait lorsqu’elle songeait aux vagues insinuations et aux sourdes menaces que Vargrave avait laissé échapper relativement à ses intentions ultérieures ; et la pensée d’être impliquée dans quelque dessein insensé, ou dans quelque acte infâme, lui troublait l’esprit. Aussi, quand l’homme dont Vargrave redoutait le plus la rivalité, se trouva presque installé dans sa maison, elle ne fit plus qu’une faible résistance ; elle pensa que si Legard pouvait devenir un prétendant aimé et agréé avant l’arrivée de Lumley, ce dernier serait forcé de renoncer aux espérances qu’il nourrissait encore, et qu’elle se trouverait ainsi tirée d’un dilemme dont la prévision l’accablait et l’épouvantait. Caroline d’ailleurs s’apercevait, hélas ! un peu tard, qu’un sot n’est pas si facile à gouverner qu’on le croit ; la résistance qu’elle eût tenté de faire à l’intimité de son mari avec Legard n’eût pas servi à grand’chose. Doltimore avait, dans ces occasions, une volonté opiniâtre ; et quelle qu’eût été auparavant l’influence de Caroline sur son seigneur et maître, cette influence avait bien diminué depuis quelque temps, par le peu de souci qu’elle apportait à dissimuler un caractère irritable de tout temps, et que les regrets, le remords, son mépris pour son mari, et la triste certitude que ni la fortune, ni la jeunesse, ni la beauté ne sont des talismans contre la douleur, aigrissaient tous les jours davantage.

C’était la saison des fêtes et des plaisirs à Paris. Pour échapper à ses pensées, Caroline se plongea avidement dans le tourbillon des dissipations. Si le cœur de Doltimore avait été déçu, sa vanité fut flattée par l’admiration qu’excita sa femme ; il était lui-même d’un âge et d’un caractère à partager ses goûts et ses amusements. La jeune Éveline se trouva lancée avec son amie au milieu de ces plaisirs, dont la splendeur et l’attrait, nouveaux pour elle, l’éblouirent, et à ses côtés on apercevait toujours le beau Legard. Chacun d’eux était dans la fleur de la jeunesse, chacun d’eux était fait pour charmer le monde, et pour en être charmé ; il y avait donc nécessairement une certaine sympathie dans leurs vues, leurs sentiments, leurs occupations et leurs jouissances. Au surplus, il n’y avait pas, dans toute cette ville brillante, un homme plus propre à captiver les yeux et l’imagination que Georges Legard. Pourtant, timide et craintif, Legard n’avait pas encore parlé de son amour ; leur intimité, à cette époque, n’était pas assez mûre pour qu’Éveline pût se demander encore s’il n’y avait pas de danger pour elle dans la société de Legard, ou si ses hommages manifestes avaient une signification sérieuse. C’est au lecteur clairvoyant qu’il appartient de découvrir si cette mélancolie, dont avait parlé lady Vargrave dans sa correspondance avec Lumley, était causée par le souvenir de Maltravers, ou par des réminiscences secrètes de Legard.

Les Doltimore étaient depuis trois semaines environ à Paris, et il y avait une quinzaine que Legard était leur convive habituel, et presque le commensal de leur hôtel, lorsque, le soir dont nous avons parlé au livre précédent, Maltravers revit soudain le visage d’Éveline, et apprit du même coup qu’elle était libre. Il quitta la loge de Valérie. Le sang bouillonnait dans ses veines ; son cœur palpitait d’émotion : la joie, l’étonnement et l’espérance étincelaient dans ses yeux et animaient tous ses traits, quand il s’empressa de voler auprès d’Éveline.

En ce moment Legard, assis derrière miss Cameron, et ne se doutant guère de l’approche d’un rival, prononça, par un de ces hasards qui surviennent dans la conversation, le nom de Maltravers. Il demanda à Éveline si elle ne l’avait pas encore rencontré.

« Quoi ! est-il donc à Paris ? demanda vivement Éveline. J’avais entendu dire, en effet qu’il avait quitté Burleigh pour Paris, continua-t-elle ; mais je m’imaginais qu’il était allé jusqu’en Italie.

— Non ; il est toujours ici ; mais il fréquente peu, je crois, la société que lady Doltimore voit de préférence. N’est-ce pas un de vos favoris, miss Cameron ? »

Les joues d’Éveline se colorèrent un peu lorsqu’elle répondit :

« Comment voudriez-vous qu’on n’admirât pas un homme aussi supérieur, et qu’on ne prît pas intérêt à lui ?

— Il a certainement de belles et généreuses qualités, répondit Legard ; mais je ne puis me sentir à l’aise auprès de lui. Une certaine froideur, une hauteur, une réserve calculée dans les manières, semblent interdire jusqu’à l’estime. Pourtant, ce n’est pas à moi à dire cela, ajouta-t-il par un remords de conscience.

— Non, vraiment, vous ne devriez pas dire cela, reprit Éveline en secouant la tête, avec une gracieuse affectation de courroux, car je sais que vous prétendez aimer ce que j’aime, et admirer ce que j’admire ; et je suis enthousiaste de tout ce qui touche M. Maltravers !

— Je reconnais que je voudrais voir toutes choses au monde par les yeux de miss Cameron, » murmura doucement Legard. C’étaient les paroles les plus significatives qu’il eût encore prononcées.

Éveline détourna la tête, et parut absorbée par la musique ; en cet instant la porte de la loge s’ouvrit et Maltravers entra.

En voyant la joie franche, juvénile, sans détours, qui éclatait dans les traits d’Éveline, Maltravers crut que le paradis s’ouvrait devant lui. Dans sa vive émotion il avait à peine remarqué Legard, qui s’était levé pour lui céder sa place. Il profita de cette politesse, salua en souriant ses anciennes connaissances, et quelques minutes après, il était plongé dans une conversation attachante avec Éveline.

Jamais il n’avait exercé avec autant de succès le charme singulier et puissant qu’il savait déployer quand il le voulait : charme d’autant plus puissant qu’il faisait contraste avec sa froideur habituelle. L’expression de ses yeux, le son même de sa voix, avaient dans les bons moments un attrait irrésistible qui absorbait l’attention. Il vous faisait oublier tout, hors lui-même et cette éloquence riche, facile et convaincue, qui donnait de la couleur à son langage et de la mélodie à sa voix. Dans cette heure d’intimité, renouvelée avec l’homme, qui avait le premier éveillé, sinon son cœur, du moins son imagination et ses plus sérieuses pensées, Éveline ne songea pas même à Legard. Tandis qu’elle souriait en écoutant Maltravers, elle ne se doutait pas des tourments qu’elle infligeait à un autre. Appuyé contre le fond de la loge, Legard observait Éveline, qui concentrait toute son attention sur Maltravers et le contemplait avec admiration, et il éprouvait ce sentiment de douleur profonde et accablante que la jalousie peut seule causer, et qu’elle ne cause avec tant de violence que dans sa première angoisse ! Jamais, jusqu’à ce jour, il n’avait songé à une rivalité de ce côté ; mais cet inexplicable instinct qu’ont les amants, et qui les trompe si rarement, l’avertit sur-le-champ que Maltravers était le plus grand obstacle et le plus grand danger que pût rencontrer son amour. Il attendit, dans l’espoir qu’à la fin du quatrième acte Éveline prendrait au moins cette occasion de se tourner vers lui. Elle n’en fit rien ; et hors d’état de maîtriser son émotion, et de répliquer au babil de lord Doltimore, il quitta brusquement la loge.

Lorsque l’opéra fut terminé, Maltravers offrit son bras à Éveline ; elle l’accepta, puis elle chercha des yeux Legard. Il était parti.



LIVRE VIII


CHAPITRE I


Elle est jeune, belle et sage ; on dirait l’héritière directe de la Nature.

. . . . . . . . . . . . . . .

Les honneurs qui nous viennent de nos propres actes valent mieux que ceux qui nous viennent de nos ancêtres !

(Shakespeare. — Tout est bien qui finit bien.)


LETTRE D’ERNEST MALTRAVERS À L’HONORABLE
FRÉDÉRIC CLEVELAND.

« Éveline est libre ! Elle est à Paris, je l’ai vue, je la vois chaque jour.

« Il est bien vrai qu’on ne peut se faire une philosophie de l’indifférence ! Les affections sont plus fortes que tous les raisonnements. Il nous les faut prendre pour alliées, sans quoi elles détruiraient toutes nos théories d’empire sur nous-mêmes. Que nous sommes bien les jouets du destin ! passant de système en système, de projet en projet, cherchant en vain à bannir la passion et la douleur, oubliant que l’une et l’autre sont innées chez nous, et qu’elles reparaissent dans notre âme, comme les saisons reparaissent sur la terre ! Pourtant, il y a bien des années, lorsque pour la première fois j’examinai sérieusement mon cœur et tout mon être, lorsque, pour la première fois, je compris la dignité et les solennelles responsabilités de la vie humaine, je résolus de me vaincre, de me dompter, de devenir une mécanique soumise à la règle et à la mesure. Je portais dans mon cœur une blessure cicatrisée, mais incurable : la conscience du mal fait à ce cœur qui s’était reposé sur le mien, le souvenir éternel et douloureux de mon Alice à jamais perdue, me faisaient frémir à la pensée d’affections nouvelles, qui me légueraient de nouveaux chagrins. Plongé dans un orgueilleux égoïsme, je ne désirais pas étendre mon empire sur un rayonnement plus vaste que celui de mon intelligence et de mes passions personnelles. Je renonçai à cette convoitise mercantile du bonheur qui hasarde les trésors de la vie sur une barque exposée à tous les vents déchaînés sur l’océan du destin. Je me contentai de l’espoir de passer ma vie seul, respecté, mais sans amour. Lentement et malgré moi je cédai aux charmes de Florence Lascelles. L’heure qui scella notre mutuelle promesse fut pour moi un moment plein de regret et d’effroi. En vain je cherchais à me faire illusion, je sentis que je n’aimais point. Et alors je m’imaginai que je n’étais plus capable d’amour, que j’en avais épuisé les trésors avant le temps, et que mon cœur n’avait plus rien à donner. Ce ne fut qu’à la fin, ce me fut que lorsque cette âme admirable s’épanouit dans toute sa splendeur, à mesure qu’elle se rapprochait de la source de lumière à laquelle elle est maintenant retournée, que je sentis de quelle tendresse elle était digne, de quelle tendresse j’étais capable. Elle mourut, et l’univers s’assombrit pour moi ! Toute énergie, toute ambition, tous desseins d’autrefois furent sacrifiés sur sa tombe. Mais, au milieu de ces ruines et de ces ténèbres, mon âme me soutenait encore ; je ne pouvais plus espérer, mais je pouvais souffrir ; j’avais décidé dans mon âme que je ne serais pas vaincu, que le monde n’entendrait pas mes gémissements. Dans des régions étrangères et éloignées, parmi des hordes qui ne comprenaient même pas mon langage, au milieu des déserts et des forêts que n’avaient jamais foulés les pas de l’homme civilisé, avec ses douleurs et ses rêves, partout je luttais contre mon âme, comme le patriarche antique luttait contre l’ange, et à la fin l’ange demeura victorieux ! Vous ne vous abusez pas sur mon compte ; vous savez que ce ne fut pas la mort de Florence seule qui opéra en moi cette terrible révolution ; mais avec cette mort, le dernier reflet de splendeur disparut pour moi de la face des choses qui m’avaient semblé belles naguère. Son amour était de ceux qui encouragent et ennoblissent les desseins et les aspirations de l’homme ; il était l’incarnation même de l’ambition ; et, quand elle eut cessé de vivre, tous les maux, tous les mécomptes qui suivent l’ambition semblèrent se presser en foule autour de mon cœur, comme des vautours attirés par la mort. Enfin cet accablement disparut ; le monde barbare me rendit au monde civilisé. Je revins parmi mes égaux, préparé à n’être plus acteur dans la lutte, mais à rester calme spectateur de l’arène turbulente. Une fois encore je me retrouvai sous le toit de mes pères ; si je n’avais pas de but clair et défini, du moins j’espérais trouver, au milieu de mes arbres héréditaires, le charme de la contemplation et du repos. À peine, dans les premières heures de mon arrivée, m’étais-je livré à ce rêve, qu’un gracieux visage, une douce voix qui jadis avaient déjà fait sur mon cœur une profonde et ineffaçable impression, dispersèrent aux quatre vents toute ma philosophie. Je vis Éveline ! et si jamais il y eut un amour à première vue, ce fut celui qu’elle m’inspira. Je vivais de sa présence et j’oubliais l’avenir ! Ou plutôt, je revenais au passé, aux bocages de mon printemps de vie et d’espérance ! C’était une seconde et nouvelle jeunesse que mon amour pour cette jeune fille !

« Ce n’est véritablement que dans la maturité que nous savons combien étaient aimables nos jeunes années ! Quelle profondeur de sagesse il y avait dans cette antique fable grecque qui donnait Hébé pour récompense au dieu le plus éprouvé dans le grand travail de la vie, à celui que la satiété, fille de l’expérience, avait conduit à s’éprendre de tout ce qui appartient à la jeunesse et à l’espoir !

« Cette ravissante enfant, cette charmante Éveline, ce rayon de soleil imprévu, fit fondre, par son sourire, tous mes palais de glace ! J’aimais, ô Cleveland, j’aimais plus ardemment, plus passionnément, plus follement que je n’avais jamais aimé ! Mais tout à coup j’appris qu’elle était fiancée à un autre, et je sentis qu’il ne m’appartenait pas d’ébranler, de chercher à rompre ce lien. J’aurais été indigne d’aimer Éveline si je n’eusse aimé plus encore l’honneur ! Je me décidai à fuir loin d’elle, sincèrement et résolûment ; je cherchai à vaincre une passion défendue ; je crus que mon amour n’avait pas éveillé de retour, je m’imaginai, d’après certaines paroles que j’entendis, par hasard, Éveline dire à une autre personne qu’elle avait donné son cœur aussi bien que sa main à Vargrave. Je vins ici ; vous savez combien sévèrement et résolûment je m’efforçai d’anéantir une faiblesse qui ne pouvait pas même se justifier par l’espérance ! Si je souffrais, du moins je ne le montrai pas. Soudain Éveline m’apparut de nouveau ! et au même moment j’appris qu’elle était libre ! Oh ! comment vous dire mon ravissement ! si vous aviez vu sa figure rayonnante, son sourire enchanteur, lorsque nous nous sommes retrouvés. Dans son innocence ingénue elle me cherchait pas à cacher la joie qu’elle éprouvait à me revoir ! Quelles espérances remplirent mon cœur ! En dépit de la différence de nos âges, je crois qu’elle m’aime, et que grâce, à cet amour, je vais enfin connaître les joies de l’existence !

« Éveline a la simplicité et la tendresse d’Alice, avec l’esprit élégant et cultivé de Florence elle-même ; elle n’a pas le génie, ni la hardiesse d’esprit, ni l’éclat presque effrayant de cet être d’exception ; mais elle a la même passion pour tout ce qui est beau, la même sensibilité d’âme pour tout ce qui est sublime ! Dans la présence d’Éveline j’éprouve un sentiment de paix, de sécurité, d’intimité ! Heureux, trois fois heureux celui qui l’aura pour femme ! Dernièrement elle a pris un nouveau charme à mes yeux ; un certain air pensif et rêveur a remplacé sa gaîté accoutumée. Ah ! l’amour est pensif, n’est-ce pas, Cleveland ? Que de fois je m’adresse cette question ! Et pourtant, au milieu de toutes mes espérances, il y a des moments où je tremble, où le découragement me prend ! Comment cet esprit innocent et joyeux peut-il sympathiser avec moi, qui ai tant souffert, et vu tant de choses ? Peut-être son imagination est-elle éblouie par le prestige qui environne mon nom ; mais comment me flatter d’avoir éveillé dans son cœur ce réel et profond amour dont il est capable, et que la jeunesse inspire à la jeunesse ? Quand nous nous rencontrons chez elle, ou dans la société tranquille mais brillante qui se réunit chez Mme de Ventadour, ou chez les Montaigne, qui l’ont prise en grande affection, quand alors nous causons, quand je suis assis à côté d’elle, et que ses yeux caressants rencontrent les miens, je ne sens plus cette disproportion d’âge ; mon cœur lui parle, et mon cœur est jeune encore ! Mais dans les réunions plus gaies et plus nombreuses où sa présence m’attire, lorsque je vois cette gracieuse fée environnée d’hommes que n’ont pas lassés encore les plaisirs qui tout naturellement l’éblouissent et la captivent, alors je sens que mes goûts, mes habitudes, mes occupations appartiennent à une autre saison de la vie, et je me demande avec inquiétude si mon caractère et mon âge sont propres à la rendre heureuse. C’est alors que je reconnais le vaste intervalle que le temps et les épreuves mettent entre une personne fatiguée du monde et celle pour qui le monde est encore tout nouveau. Si plus tard elle découvrait que la jeunesse ne devrait aimer que la jeunesse, ma plus amère angoisse serait le remords ! Je sais combien je l’aime, parce que je sens que son bonheur m’est mille fois plus cher que le mien. J’attendrai donc encore quelque temps ; je m’examinerai, je me surveillerai bien, afin de ne pas me tromper moi-même. Et pourtant je ne crois pas avoir de rivaux que je doive craindre. Entourée comme elle l’est par les hommes les plus jeunes et les plus brillants, elle se tourne néanmoins avec un plaisir évident vers moi, vers celui qu’elle appelle son ami. Elle renonce même aux amusements qu’elle aime le mieux, pour une société où nous pouvons causer plus à notre aise. Ainsi vous vous souvenez du jeune Legard ? Il est ici, et avant que j’eusse rencontré Éveline, il allait beaucoup chez lady Doltimore. Je ne puis me refuser à voir les avantages extérieurs que lui donne sur moi sa jeunesse ; il y a d’ailleurs quelque chose qui intéresse et qui prévient en sa faveur dans la franchise douce, et pourtant mâle, de ses manières ; cependant je ne suis tourmenté d’aucune crainte de rivalité de ce côté-là. Il est vrai, que dernièrement il s’est peu trouvé dans la société d’Éveline, et puis je ne crois pas que, dans la frivolité de ses goûts, il ait pu cultiver assez son esprit pour apprécier Éveline, ou pour acquérir les qualités qui le rendraient digne d’elle. Mais ce jeune homme a du bon, en dépit de ses travers ; il a quelque chose qui gagne ma confiance ; et vous sourirez en apprenant que, moi qui suis généralement si réservé en pareille matière, je me suis laissé entraîner à lui faire l’aveu de mon amour et de mes espérances. Éveline me parle souvent de sa mère, et me la décrit en termes si flatteurs que j’éprouve le plus grand intérêt pour une personne qui a concouru à former une âme si belle et si pure. Pouvez-vous découvrir ce qu’était lady Vargrave ? Il y a évidemment quelque mystère qui recouvre sa naissance et sa famille ; et, d’après ce que j’entends dire, l’obscurité de son origine en serait la cause. Vous savez que, si l’on m’a accusé d’avoir l’orgueil de la naissance, c’est un orgueil d’un genre particulier. Je suis fier non de la longueur d’une généalogie qui tombe en poussière, mais de quelques quartiers historiques dans mon écusson ; du sang de quelques savants et de quelques héros qui coule dans mes veines. C’est le même genre de fierté que pourrait éprouver un Anglais en songeant qu’il appartient au pays qui a produit Shakespeare et Bacon. Je n’ai jamais, je l’espère, senti cet orgueil vulgaire qui fait mépriser l’obscurité de la naissance chez les autres ; et il m’importe fort peu que mon ami ou que ma femme soient descendus d’un roi ou d’un paysan. C’est moi seul qui puis déshonorer ma lignée, et non les relations que je forme ; par conséquent, quelque humble que soit la naissance de lady Vargrave, si vous appreniez quelque chose à ce sujet, n’hésitez pas à m’en faire part.

« J’ai eu, hier au soir, avec Éveline une conversation qui m’a fait grand plaisir. Par je ne sais quel hasard nous parlâmes de lord Vargrave ; elle me dit, avec une franchise charmante, la position dans laquelle elle se trouvait vis-à-vis de lui, et les scrupules nobles et consciencieux qu’elle éprouvait à jouir d’une fortune que son bienfaiteur avait évidemment souhaité qu’elle partageât avec son plus proche parent. J’approuve sincèrement ces scrupules ; et si j’épouse Éveline, mon premier soin sera d’y satisfaire, en assurant à Vargrave, autant que la loi me le permettra, la « plus grande partie des revenus de cette fortune (je voudrais dire la totalité), du moins jusqu’au moment où les enfants d’Éveline auront le droit de la réclamer ; et ce droit, ils ne pourraient l’invoquer pendant la vie de leur mère, ni probablement, par conséquent, pendant celle de Vargrave. J’avoue que ce ne serait pas un sacrifice ; car je suis assez fier pour que la pensée de devoir une fortune à la femme que j’aime me répugne. C’était un orgueil de ce genre qui donnait de la froideur et de la Contrainte à mon affection pour Florence. Du reste, ma fortune, considérablement augmentée par la simplicité de mes habitudes depuis plusieurs années, suffira amplement aux besoins d’Éveline et aux miens. Insensé que je suis ! Déjà je songe au mariage, et je ne sais même pas si je suis aimé ! Mais mon cœur bat : mon cœur est devenu un cadran, qui marque le progrès du temps ; je calcule les minutes par ses battements. Dans une heure je la verrai !

« Oh ! jamais ! jamais, dans mes premières et mes plus folles visions, je n’avais imaginé que j’aimerais comme j’aime maintenant ! Adieu, mon meilleur et mon plus ancien ami ! Si je suis heureux enfin, ce sera quelque chose d’avoir fini par réaliser ce que vous attendiez de ma jeunesse !

Votre affectionné,
E. Maltravers.

« Rue de ***", Paris,

« Janvier, 18… »

CHAPITRE II

Sa jeunesse est un langage touchant et muet, qui attendrit les hommes.
(Shakespeare. — Mesure pour Mesure.)
L’Abbesse. — Peut-être en particulier.

Adriana. — Et en public aussi.

(Shakespeare. — La comédie des méprises.)

Il est vrai, comme l’avait dit Maltravers, que Legard dans les derniers temps s’était peu montré chez lady Doltimore, ou dans la même société qu’Éveline. Avec la véhémence d’une nature ardente et passionnée, il cédait à la colère jalouse et au chagrin dont il était dévoré. Il vit trop clairement, dès le premier jour, que Maltravers adorait Éveline ; et la familiarité affectueuse des manières de cette jeune fille vis-à-vis de Maltravers, la vénération sans bornes dans laquelle elle semblait tenir ses talents et ses qualités, lui firent penser que cet amour pourrait bien être payé de retour. Il devint sombre et presque morose, il évita Éveline, il refusa d’entrer en lice avec son rival. Et en effet la supériorité intellectuelle de Maltravers, le charme étincelant de sa conversation, la dignité imposante de ses manières, et même l’autorité bien établie de sa réputation et de son âge, auraient pu étouffer les espérances et décourager l’amour-propre, même d’un homme accoutumé à être un oracle dans sa sphère. Tout cela avait dû fortement influencer Legard dans sa résolution de fuir la société d’Éveline. Mais ce qui le décida surtout à suivre cette ligne de conduite, ce fut une circonstance qui se rattachait à des motifs bien plus généreux. Il arriva qu’un jour, très-peu de temps après sa première entrevue avec Éveline, Maltravers parcourait seul à cheval une des allées les moins fréquentées du bois de Boulogne, lorsqu’il rencontra Legard également seul et à cheval. Ce dernier, en héritant de la fortune de son oncle, s’était empressé de s’acquitter envers Maltravers ; il lui avait, à cette occasion, écrit une lettre courte, mais pleine de bons sentiments et de reconnaissance, que Maltravers avait reçue à Paris, et dont il avait été satisfait et touché. Depuis cette époque il avait pris le jeune homme en affection, et le retrouvant à Paris, il chercha à faire plus ample connaissance avec lui. Maltravers était dans cette heureuse disposition d’esprit où l’on est porté à considérer tous les hommes comme des amis. Il est vrai cependant qu’à son insu cette attitude hautaine, qui donnait souvent à ses vertus mêmes une forme peu aimable, irritait parfois l’homme qui se sentait vis-à-vis de lui sous le poids d’une obligation qu’il ne pouvait jamais oublier. La hauteur de Maltravers rendait le sentiment de cette obligation plus intolérable à Legard, et lui faisait désirer encore plus ardemment de se libérer. Mais ce jour-là il y avait tant de cordialité dans l’accueil de Maltravers, il pressa Legard d’une manière si amicale de l’accompagner dans sa promenade à cheval, que le cœur du jeune homme en fut radouci, et qu’ils cheminèrent côte à côte, causant familièrement de sujets qui les intéressaient tous les deux. À la fin, la conversation tomba sur lord et lady Doltimore ; et de là Maltravers, dont l’âme n’était remplie que d’une seule pensée, la dirigea vers Éveline.

« Avez-vous jamais vu lady Vargrave ?

— Jamais, répondit Legard, en regardant d’un autre côté ; mais lady Doltimore dit qu’elle est aussi belle qu’Éveline, si c’est possible ; et qu’elle paraît encore si jeune de taille et de figure qu’on la prendrait plutôt pour la sœur d’Éveline que pour sa mère !

— Que j’aimerais à la connaître ! » s’écria Maltravers avec une soudaine énergie.

Legard changea de sujet. Il parla du carnaval, des soirées, des bals masqués, des opéras nouveaux, des beautés à la mode.

— Ah ! dit Maltravers, en étouffant un soupir, vous êtes à l’âge où l’on jouit de tous ces plaisirs éblouissants ; pour moi c’est aussi ennuyeux qu’un « conte répété deux fois. »

Sans que Maltravers en eût l’intention, cette remarque froissa Legard. Il crut y voir un sarcasme sur la puérilité de son esprit ou sur la frivolité de ses occupations : Le rouge lui monta au front, et il répondit :

« Ce n’est pas, je le crains, la légère différence d’années qu’il peut y avoir entre nous dont vous voulez parler, c’est sans doute la distance que vous trouvez entre nos deux intelligences ; mais vous devriez vous souvenir que tous les hommes n’ont pas vos moyens ; tout le monde ne peut pas prétendre au génie !

— Mon cher Legard, dit Maltravers avec bonté, ne vous imaginez pas que j’aie jamais eu l’intention d’insinuer quelque chose d’aussi présomptueux, d’aussi impertinent. Croyez moi, je vous envie sincèrement et tristement toutes ces facultés de jouir, qui sont usées chez moi. Oh ! combien je vous les envie ! car si je les possédais encore, moi, je pourrais alors espérer de parvenir à une plus grande conformité de goûts et d’idées avec la beauté et la jeunesse. »

Maltravers s’arrêta et reprit avec un grave sourire :

« J’espère, Legard, que vous serez plus sage que je ne l’ai été ; que vous cueillerez vos roses au mois de mai, et que vous n’attendrez pas jusqu’à trente-six ans, solitaire et désenchanté, soupirant après le bonheur et la famille, pour vous apercevoir avec épouvante, lorsque vous aurez enfin trouvé votre idéal, que vous n’avez pas perdu la faculté d’aimer, mais que vous avez perdu presque tous les charmes qui attirent l’amour ! »

Il y avait un sentiment si sérieux, si vrai dans ces paroles, qu’elles éveillèrent sur-le-champ la sympathie de Legard. Il se sentit irrésistiblement entraîné à approfondir ce qu’il redoutait de savoir.

« Maltravers ! dit-il d’une voix brève, ce serait un vain compliment de vous dire que vous ne devez probablement jamais aimer sans retour ; peut-être est-il indélicat de ma part de faire d’une observation générale une application personnelle ; et pourtant… pourtant je ne puis m’empêcher de croire que j’ai pénétré votre secret, et que vous n’êtes pas insensible aux charmes de miss Cameron !

— Legard ! s’écria Maltravers dont l’ardent attachement pour Éveline était si puissant qu’il dissipa toute sa froideur et sa réserve naturelles : je vous le dis franchement, dans mon amour pour Éveline Cameron j’ai concentré les dernières espérances de ma vie. Je n’ai pas une pensée, pas une ambition, pas un sentiment qui ne lui soit consacré. Si mon amour n’est pas payé de retour, je m’efforcerai peut-être de me soumettre à cette douleur, je rentrerai peut-être dans le monde, je paraîtrai peut-être partager les occupations de mes semblables : mais mon cœur sera brisé ! Ne parlons plus de cela ; vous avez surpris mon secret, qui du reste a dû se trahir de lui-même. Apprenez, par mon exemple, combien l’amour acquiert de puissance surnaturelle, combien il devient généralement fatal, lorsqu’il est différé jusqu’au jour où, grâce au développement sérieux de tous les sentiments, l’amour se grave dans le granit ! »

Maltravers, comme honteux de sa faiblesse, mit son cheval au galop, et ils cheminèrent rapidement quelque temps sans parler.

Legard employa ce silence à réfléchir à tout ce qu’il devait à Maltravers ; et avant que ce silence fût rompu, le jeune homme avait noblement résolu de ne pas essayer, de ne pas même espérer de rivalité avec lui ; de renoncer à toutes les espérances qu’il s’était plu à nourrir ; de s’éloigner d’Éveline, enfin de reconnaître fidèlement et courageusement l’acte de générosité auquel il devait la conservation de sa vie et le rachat de son honneur !

Fidèle à ces résolutions, il cessa de fréquenter les salons où brillait Éveline ; et si le hasard les rassemblait quelque fois, ses manières étaient embarrassées et contraintes. Elle s’en étonna ; à la fin elle s’en offensa peut-être ; il est même possible qu’elle s’en affligea plus tard ; ce qu’il y a de sûr, c’est que Maltravers eut raison de croire qu’elle avait perdu la gaîté qui l’animait au presbytère de Merton. Pourtant il est permis de douter qu’Éveline eût assez connu Legard, et que son imagination conservât assez de liberté, sous l’influence magique de l’hommage éloquent que lui rendait Maltravers, pour qu’elle pût, d’elle-même, associer au nom de Legard la vague tristesse qui s’emparait d’elle à la pensée de son jeune soupirant. Chez de très-jeunes femmes, qui ignorent le monde et qui s’ignorent également elles-mêmes, un grand nombre de sentiments vagues et indéfinis précèdent l’aurore de l’amour ; les teintes et les lumières se succèdent avant que le soleil resplendisse dans tout son éclat, et que la terre s’échauffe et s’épanouisse en sa présence.

Un soir, Legard se laissa entraîner à une soirée chez l’ambassadeur de ***. Il se tenait près d’une porte, lorsqu’il aperçut, à peu de distance, Maltravers qui causait avec Éveline. Il ressentit encore les tourments d’une jalouse angoisse ; et là, tandis qu’il regardait et qu’il souffrait, il résolut (comme autrefois Maltravers) de fuir un lieu qui, peu de temps auparavant, lui avait paru un Élysée. Il voulait quitter Paris, il voulait voyager, il voulait ne revoir Éveline que lorsque la barrière irrévocable serait franchie, lorsqu’elle serait la femme de Maltravers ! Dans le premier feu de cette décision, il se tourna vers quelques jeunes gens qui se tenaient debout près de lui, et dont l’un était sur le point de partir pour Vienne. Il lui proposa gaîment de partir avec lui, la proposition fut acceptée sur-le-champ, et il commença à causer du voyage, de la ville, de sa riche et fière société, avec cette gaîté cruelle que l’animation forcée d’un cœur blessé peut seule déployer. En ce moment Éveline, dont la conversation avec Maltravers se trouvait terminée, passa tout près de lui. Elle s’appuyait au bras de lady Doltimore ; le murmure d’admiration de ses compagnons fit soudain retourner la tête à Legard.

« Vous ne dansez pas ce soir, colonel, dit Caroline en jetant un coup d’œil à Éveline. Plus la saison des bals avance, et plus vous devenez paresseux. »

Legard murmura confusément une réponse dont une moitié semblait assez aigre, et l’autre inintelligible.

« Pas si paresseux que vous le supposez, dit son ami, Legard projette une excursion qui relèvera, je l’espère, sa réputation à vos yeux. C’est un long voyage, et qui pis est, un voyage bien froid, à Vienne.

— À Vienne ! Est-ce que vous vous proposeriez d’aller à Vienne ? s’écria Caroline.

— Oui, dit Legard, je déteste Paris. Mieux vaut aller n’importe où que de rester dans cette ville odieuse ! »

En disant ces mots il s’éloigna. Éveline le suivit d’un regard triste et grave. Elle resta quelques minutes auprès de lady Doltimore, pensive et silencieuse.

Cependant Caroline se tournant vers lord Devonport, l’ami qui avait proposé l’excursion viennoise, lui dit :

« C’est bien cruel de votre part d’aller à Vienne ; et doublement cruel de priver lord Doltimore de son meilleur ami, et Paris de son meilleur valseur.

— C’est Legard qui s’est offert de lui-même à m’accompagner, lady Doltimore, croyez-le bien ; ce n’est pas moi qui ai cherché à le séduire. Le fait est que nous avons parlé d’une charmante veuve, la plus jolie femme de l’Autriche, qui est aussi fière et aussi inaccessible que l’Ehrenbreitstein lui-même. La vanité de Legard s’est trouvée piquée ; et, en sa qualité de bourreau des cœurs, il a l’intention de voir ce que peut accomplir le plus bel Anglais de son temps. »

Caroline se mit à rire, et bientôt d’autres causeurs succédant à lord Devonport réclamèrent son attention. Ce ne fut que lorsque les deux dames attendaient leur voiture dans le vestiaire que lady Doltimore remarqua la pâleur d’Éveline et son air soucieux.

« Est-ce que vous êtes fatiguée ou souffrante, ma chère ? dit-elle.

— Non » répondit Éveline, en s’efforçant de sourire.

En ce moment Maltravers vint les rejoindre et leur apprit que leur voiture ne pourrait arriver à la porte que dans quelques minutes. Caroline s’amusa, dans l’intervalle, à faire de mordantes critiques sur les toilettes et le caractère de plusieurs de ses amies. Caroline était devenue extraordinairement prude dans ses jugements envers les autres.

« Quel turban ! Mistress A*** fait preuve de prudence en portant du rouge vif : cette couleur fait pâlir l’éclat de sa figure comme le soleil fait pâlir l’éclat du feu. Monsieur Maltravers, observez donc lady B… avec ce tout jeune homme. Malgré son expérience de la pêche à la ligne, il est singulier qu’elle ne cherche jamais à amorcer que du menu fretin. Dites-moi donc pourquoi le mariage de lady C*** D*** avec M. J*** est rompu ? Est-il vrai qu’il doive tant d’argent ? et que ce soit un si grand libertin ? On dit qu’elle est désespérée.

— Vraiment, lady Doltimore, dit Maltravérs en souriant, je suis peu au courant des nouvelles de ce genre. Mais je ne crois pas que le pauvre J*** soit plus mauvais que d’autres. Comment savoir à qui la faute quand un mariage est rompu ? Lady C*** D*** est désespérée, dit-on ! Quelle idée ! De nos jours il n’y a jamais d’affection dans les unions de ce genre ; et la chaîne qui lie ensemble des natures frivoles n’est qu’un fil de la Vierge ! Ah ! les messieurs et les dames du grand monde ! leurs amours et leurs mariages « fleurissent et se fanent en même temps ; un souffle les a créés, un souffle les détruit. » Ne croyez jamais qu’un cœur, accoutumé à ne battre que dans la haute société, soit capable de se briser ; il est déjà bien rare qu’il soit seulement touché ! »

Éveline l’écoutait attentivement, et parut frappée. Elle soupira et dit, à voix très-basse, comme se parlant à elle-même :

« C’est vrai. Comment ai-je pu penser autrement ! »

Pendant les quelques jours qui suivirent, Éveline se trouva indisposée et ne quitta pas sa chambre. Les fleurs, les livres, la musique que Maltravers lui envoya, ses messages pleins de sollicitude, ses lettres inquiètes et respectueuses, empreintes de ce charme ineffable que le cœur et l’intelligence donnent à tout ce qui vient d’eux, tout cela toucha vivement Éveline. Peut-être compara-t-elle la conduite de Maltravers à l’indifférence et au caprice apparent de Legard, peut-être Maltravers gagna-t-il plus par ce contraste que par toutes ses brillantes qualités. Sur ces entrefaites, sans faire de visite, sans envoyer de message, sans prendre congé, ignorant, il est vrai, qu’Éveline fût malade, Legard partit pour Vienne.


CHAPITRE III

Un pays charmant, un pays de rêves qui flottent devant les yeux à demi clos et de beaux châteaux dans les nuages, qui passent sans cesse dans un ciel d’été.
(Thomson.)

De jour en jour, d’heure en heure, l’influence d’Éveline sur Maltravers augmentait. Ah ! l’orgueil de l’homme n’est qu’illusion ! sa sagesse n’est que folie, puisque une jeune fille, qui connaissait à peine son propre cœur, si rempli de perfections, et dont les sentiments les plus profonds étaient encore repliés au fond de leurs tendres boutons, puisque cette simple enfant maîtrisait à ce point cet homme fier et sage ! Mais, ainsi que tu l’as dit, en parlant peut-être d’après ton expérience, ô Shakespeare, notre maître en toutes choses :

« Quand un homme d’esprit, devenu fou, se laisse prendre, nul n’est plus véritablement pris dans le filet ; la folie couvée sous l’aile de la sagesse s’abrite sous son nom révéré. »

Pourtant il me semble, Maltravers, que cet amour sans bornes aux dangers duquel tu te livrais, et qui te mettait au niveau des âmes les plus faibles, qui renversait toute cette belle philosophie d’un stoïcien comme toi, qui faisait de toi le dernier esclave du « jardin des roses », il me semble, que cet amour aurait dû t’apprendre au moins que tu avais à tout jamais perdu le droit d’être orgueilleux, et le privilège de dédaigner la multitude ! Mais tu étais fier même de ta faiblesse ! Il te faudra une leçon bien plus sévère pour t’enseigner que l’orgueil, ton mauvais ange, est toujours prédestiné à une chute cruelle.

C’est une profonde erreur de croire que c’est dans la jeunesse que les passions sont le plus fortes ! Elles ne sont pas plus fortes, mais l’empire qu’on a sur elles est plus faible. Elles sont plus irritables, elles sont plus violentes et plus apparentes, mais elles ont moins d’énergie, moins de solidité, moins de puissance concentrée, moins d’empire que dans l’âge mûr. Dans la jeunesse, la passion succède à la passion, et l’une se brise sur l’autre, comme des vagues sur un rocher, jusqu’à ce que le cœur s’use, et trouve alors le repos. Dans l’âge mûr le grand fleuve coule plus calme mais plus profond ; sa sérénité même est la preuve de la puissance terrible de son cours, si le vent venait à se lever, si la tempête venait à éclater.

L’ambition d’un jeune homme n’est que de la vanité ; elle n’a pas de but défini, elle s’amuse de mille jouets. Il en est des autres passions comme de l’ambition. Dans la jeunesse l’amour a toujours les ailes déployées, mais, comme les oiseaux au mois d’avril, il n’a pas encore fait son nid. Il a devant lui une si vaste carrière d’été et d’espérance que le désappointement d’aujourd’hui est racheté par la nouveauté de demain, et que le soleil n’a besoin que de faire quelques pas dans le ciel pour sécher ses larmes brûlantes. Mais quand on est arrivé à cette époque de la vie où l’on sent que si la lumière vient à manquer, si la dernière rose se flétrit, la perte en sera irréparable, car le froid et les ténèbres sont proches, alors l’amour devient un trésor que l’on veille, que l’on garde avec la sollicitude d’un avare. Le dernier-né de nos amours est notre enfant de prédilection, notre idole, le gage le plus cher du passé, l’espérance la plus précieuse de l’avenir. Une certaine mélancolie qui se mêle à la joie de posséder ce trésor, en rehausse encore le prix. De ce trésor dépend tout ce qui nous reste. Nos autres navires, nos brillantes galères du plaisir, nos majestueux vaisseaux de l’orgueil, ont été engloutis par les flots inexorables. Sur ce dernier esquif nous embarquons tout ce que nous possédons ; nous nous confions nous-mêmes à sa frêle coque. L’étoile qui le conduit devient nôtre guide, et la tempête qui le menace renferme notre arrêt de mort !

Cependant Maltravers reculait toujours devant l’aveu qui tremblait sur ses lèvres ; il restait fidèle au vœu qu’il avait fait. Ah ! si jamais (comme il l’avait donné à entendre dans Sa lettre à Cleveland), si jamais Éveline devait découvrir qu’ils n’étaient pas assortis l’un à l’autre ! La possibilité et la crainte d’une pareille affliction égaraient son jugement et glaçaient son cœur. Malgré tout son orgueil il y avait chez lui une certaine humilité qui était peut-être une des causes de sa réserve. Il savait combien la jeunesse est un beau patrimoine ; il en connaissait l’élasticité, les ardentes espérances, les ressources inépuisables. Quel prix pouvaient avoir, aux yeux d’une femme, les avantages que lui avait valus sa maturité ? sa vaste mais triste expérience, son aride sagesse, sa philosophie fondée sur le désenchantement ? Peut-être ne l’aimerait-on que pour le vain éclat de son nom et de sa réputation, et à mesure que l’habitude en amoindrirait le prestige, l’amour s’évanouirait peut-être. Les hommes aux affections fortes sont jaloux de leur génie même. Ils savent que c’est souvent une chose à part du caractère intime ; ils craignent d’être aimés pour une qualité, non pour eux-mêmes.

C’est ainsi que Maltravers s’interrogeait, c’est ainsi, à mesure que le sentier s’aplanissait devant ses espérances, qu’il voyait aussi surgir de nouvelles craintes ; c’est ainsi que l’amour lui apportait, comme toujours, à sa suite, « la douleur, l’angoisse, le doute ! »

Il se raffermit alors dans la résolution qu’il avait prise : il voulut observer prudemment Éveline, s’examiner soigneusement lui-même ; peser dans une juste balance chaque fétu que soulèverait le vent ; il n’aspirerait pas au trésor, à moins de se sentir convaincu que la cassette était capable de conserver le joyau. Ce n’était pas là seulement une résolution prudente, c’était aussi une résolution juste et généreuse, celle que nous devrions former tous, quand l’ardeur de nos passions veut bien nous le permettre. Nous n’avons pas le droit de sacrifier des années à un moment, et de dissoudre une perle d’un prix inestimable pour l’absorber d’un seul trait. Mais Maltravers pourra-t-il se maintenir dans cette sage précaution ? Il faut dire toute la vérité : c’était peut-être la première fois de sa vie qu’il s’était connu véritablement amoureux.

Le lecteur se rappelle qu’il n’avait pas été épris de l’altière Florence. L’admiration, la reconnaissance, l’affection de l’esprit plutôt que celle du cœur avaient été les liens qui l’avaient attaché à sa correspondante enthousiaste, à cette femme belle et heureusement douée. Les douloureuses circonstances qui avaient environné le cruel destin de sa jeune amie, avaient laissé de profondes cicatrices dans sa mémoire. Le temps et les vicissitudes avaient effacé les traces de ces blessures, et la lumière du beau éclatait une fois encore à ses yeux sur le visage d’Éveline. Valérie de Ventadour n’avait été que le caprice d’un cœur errant. Alice, la douce Alice !… celle-là en effet dans la première fleur de sa jeunesse, il l’avait aimée avec le poétique enthousiasme d’un enfant. Il l’avait aimée sincèrement, tendrement : mais peut-être n’en avait-il jamais été amoureux. Il avait pleuré la perte d’Alice pendant bien des années ; sans qu’il le sût, cette perte avait changé tout son caractère, et jeté un voile de tristesse sur toute sa vie. Mais combien celle dont les idées étaient si peu développées encore, celle dont l’esprit s’entr’ouvrait à peine au savoir, comme le papillon qui sort de la chrysalide, combien cette jeune paysanne eût mal répondu aux exigences de cette nature prodigue et fougueuse, qui s’élançait d’un bond à travers les vastes plaines de la vie ! Ils n’avaient rien eu de commun que leur jeunesse et leur amour. C’était un rêve qui avait plané au-dessus de l’enfant-poëte, à l’aube matinale ; un rêve que souvent il avait voulu évoquer une fois encore ; un rêve qui l’avait poursuivi au milieu de sa carrière, mais qui, semblable à toutes les visions d’enfance, n’avait épuisé ni son cœur ni ses passions. Des années, de longues années, s’étaient écoulées depuis, et pourtant le charme qui à son insu attira soudain Maltravers vers Éveline, était un je ne sais quoi d’indistinct et d’indéfinissable, qui lui rappelait Alice. Il n’y avait pas de ressemblance dans leurs traits ; mais par moments une intonation de la voix d’Éveline, quelque chose dans ses manières, un certain air, un geste, lui faisait franchir les abîmes du temps, pour le ramener à la poésie, à l’espérance, aux pieds d’Alice.

Dans la jeunesse de chacune d’elles, de l’absente qu’il regrettait et de celle qu’il voyait devant lui, il y avait une certaine ressemblance ; elles se ressemblaient par la grâce et la simplicité. Peut-être Alice avait-elle dans sa nature plus de profondeur réelle, plus d’ardeur dans les affections, plus de sublimité dans les sentiments qu’Éveline. Mais dans son ignorance primitive un grand nombre de ses plus belles qualités se trouvaient ensevelies et cachées. Et Éveline, l’égale de Maltravers par son rang, Éveline dont l’esprit était cultivé, Éveline si longtemps courtisée, si soigneusement étudiée, Éveline avait d’immenses avantages Sur la pauvre paysanne. Pourtant, dans ce charmant visage, il croyait souvent voir la pauvre paysanne lui sourire. En aimant Éveline c’était presque Alice qu’il recommençait à aimer.

Éveline et Maltravers se voyaient maintenant tous les jours. Leurs relations étaient encore plus familières qu’auparavant. D’heure en heure, l’esprit de chacun d’eux se déployait et devenait plus transparent aux regards de l’autre. Mais Maltravers s’abstenait toujours de parler d’amour, ils étaient amis, rien de plus : une amitié que justifiait la différence d’âge et d’expérience qui existait entre eux. Dans cette jeune et innocente nature, avec sa droiture, son enthousiasme, ses tendances pieuses et sereines, Maltravers trouvait la fraîcheur dans le désert, comme le chamelier qui s’arrête au bord du puits. Par degrés son cœur se réchauffait vis-à-vis de ses semblables. Cette voix suave, comme la harpe de David à l’oreille de Saül, endormait le souvenir et réveillait l’espérance dans le cœur de l’homme solitaire.

Cependant quel était l’effet que produisaient sur Éveline la présence et les attentions de Maltravers ? Peut-être un de ceux qui flattent et qui trompent le plus. Jamais elle ne songea à le comparer à d’autres. Elle le plaçait dans ses pensées seul et à part de ses semblables. Cela peut sembler paradoxal ; mais peut-être l’admirait-elle et le vénérait-elle trop pour l’aimer. Cependant le plaisir qu’elle éprouvait dans sa société était si manifeste, si incontestable, sa déférence pour ses opinions si marquée, elle sympathisait avec lui sur tant de points, elle se montrait si aveugle ou si indulgente pour ses défauts (car il ne cherchait pas à les lui cacher), que l’homme le plus porté à se défier de lui-même aurait conçu de tous ces symptômes les espérances les plus favorables. Depuis le départ de Legard les plaisirs de Paris avaient perdu leur charme pour Éveline, et plus que jamais elle appréciait la société de son ami. Il perdit ainsi par degrés les premières craintes qu’il avait conçues d’abord qu’elle ne s’attachât trop au monde ; et comme rien n’était plus apparent que l’indifférence d’Éveline pour tous les flatteurs et les soupirants qui l’environnaient, il cessa de craindre un rival. Il commença à se sentir assuré que chacun d’eux était sorti triomphant de l’épreuve, et qu’il pourrait demander de l’amour sans avoir à trembler pour la durée et la constance de ce sentiment. C’est à cette époque qu’ils furent invités, l’un et l’autre, avec les Doltimore à passer quelques jours chez les Montaigne dans leur villa près de Saint-Cloud ; et ce fut là aussi que Maltravers résolut de connaitre son sort.


CHAPITRE IV

Chaos de la pensée et de la passion.
(Pope.)

Le cours de ce récit nous amène maintenant à une scène toute différente.

Entre Saint-Cloud et Versailles il existait à cette époque et il existe peut-être encore une maison isolée et triste, appropriée aux aliénés. Triste, non à cause du site où elle se trouve, mais à cause de l’objet auquel elle est consacrée. Les fenêtres de cette maison, située sur une hauteur, dominent, au delà des sombres murailles qui entourent les jardins, une de ces perspectives ravissantes qui valent à la France le titre de « la Belle ». On y voit au loin la Seine majestueuse qui, large et sinueuse, traverse des plaines variées et réfléchit les riants Villages et les blanches maisons de campagne. Puis aux alentours et bien loin à l’horizon s’étendent, sous le ciel bleu et transparent de ce climat, les forêts sombres et touffues de Versailles et de Saint-Germain. On aperçoit aussi à la lisière du paysage cette cité superbe, couronnée de mille clochers, au milieu desquels se dressent orgueilleusement au-dessus des autres, l’aire de l’aigle de Napoléon, les Tours de Notre-Dame.

Éloigné, isolé, ce lieu domine pourtant le monde turbulent qui s’agite au-dessous ; et la démence y contemple des paysages qui pourraient charmer les yeux rêveurs de l’imagination ou de la sagesse. Castruccio Cesarini était assis dans une des chambres de cette maison. Son appartement était meublé avec une certaine élégance, des livres divers étaient épars sur les tables ; rien de ce que pouvaient suggérer les soins et la prévoyance de l’affection pour contribuer au bien-être et à l’amusement n’était oublié.

Cesarini était seul ; la joue appuyée sur sa main, il considérait le site paisible et ravissant que nous venons de décrire.

« Ne dois-je plus jamais poser un pied libre sur ce sol ? » murmura-t-il avec indignation, en sortant tout à coup de sa rêverie.

La porte s’ouvrit, et le gardien de cette triste demeure, médecin habile et plein d’humanité, entra suivi de Montaigne. Cesarini se tourna, et lança un regard malveillant sur ce dernier. Le médecin, après quelques paroles de salutation, se retira dans un coin de la chambre et parut absorbé par la lecture d’un livre. Montaigne s’approcha de son beau-frère.

« Je vous ai apporté des poésies qui viennent d’être publiées à Milan, mon cher Castruccio ; elles vous feront plaisir.

— Rendez-moi ma liberté ! s’écria Cesarini, en serrant les poings. Pourquoi me retient-on ici ? Pourquoi mes nuits sont-elles troublées par les gémissements des insensés ? Pourquoi mes jours se consument-ils dans une solitude qui me fait haïr l’aspect des choses qui m’environnent ? Suis-je fou, moi ? Vous savez bien que je ne le suis pas ! C’est un vieux préjugé qu’on a de dire que les poètes sont fous ; on prend nos angoisses pour de la démence. Voyez, je suis calme, je puis raisonner. Faites-moi subir n’importe quelle épreuve d’un esprit sain et maître de lui-même ; quelque sévère qu’elle soit, j’en triompherai. Je me suis pas fou ! Je vous jure que je ne le suis pas !

— Non, mon cher Castruccio, dit Montaigne en cherchant à le calmer, mais vous êtes encore souffrant ; vous avez encore de la fièvre. La prochaine fois que je vous verrai, peut-être serez-vous assez bien rétabli pour prendre congé du docteur, et changer d’air. En attendant, y a-t-il quelque chose que vous désiriez qu’on vous procure, ou qu’on change dans votre vie ? »

En écoutant ces paroles Cesarini avait un pli railleur à la lèvre ; mais ses yeux étaient pleins d’une expression de douleur et de désespoir que peuvent seuls comprendre ceux qui ont vu des fous dans leurs moments lucides. Il retomba sur sa chaise, et sa tête s’affaissa tristement sur sa poitrine.

« Non, dit-il ; je n’ai besoin de rien que de respirer l’air libre, ou de mourir ; l’un ou l’autre, peu m’importe. »

Montaigne resta quelque temps auprès de ce malheureux, cherchant à le calmer ; mais ce fut en vain. Pourtant, lorsqu’il se disposa à partir, Cesarini se leva vivement, et fixant sur Montaigne ses grands yeux mélancoliques, il s’écria :

« Ah ! ne me quittez pas encore. Il est si horrible de se trouver seul avec les morts, ou avec pis encore ! »

Le Français se détourna pour s’essuyer les yeux, et pour étouffer les larmes qui le suffoquaient ; il reprit un siège, et recommença à s’efforcer d’apaiser Cesarini. À la fin ce dernier, plus calme, lui permit de s’en aller.

« Partez, dit-il, partez ; dites à Teresa que je vais mieux, que je l’aime tendrement, que je vivrai pour dire à ses enfants de n’être pas poëtes. Arrêtez ! vous m’avez demandé si je désirais quelque chose : oui ; je voudrais changer de chambre ; celle-ci est trop isolée : j’y entends mon pouls battre si fort dans le silence ! c’est horrible ! Il y a une chambre au-dessous qui a une fenêtre à côté de laquelle se trouve un arbre ; le vent fait balancer les branches de cet arbre, qui soupire et gémit comme un être vivant. J’aurai du plaisir à le regarder, et à voir les oiseaux y revenir le soir… et pourtant cet arbre aussi est flétri et dévasté par l’hiver ! Mais c’est égal, j’aimerai à l’entendre se plaindre et se lamenter dans les nuits orageuses. Il sera mon ami, ce vieil arbre. Qu’on me donne cette chambre ! Voyons, ne vous regardez pas ainsi l’un l’autre ; la fenêtre est moins élevée que celle-ci, mais elle a des barreaux ; je ne pourrai m’évader ! »

Et Cesarini sourit.

« Assurément, dit le médecin, si vous préférez cette chambre, vous l’aurez ; mais elle n’a pas une aussi belle vue que celle-ci.

— Je hais la vue d’un monde qui m’a repoussé. Quand pourrai-je changer ?

— Ce soir même.

— Merci ; ce sera un grand événement dans ma vie. »

Les yeux de Cesarini étincelèrent, et il parut heureux. Montaigne, ému jusqu’aux larmes, s’arracha de ces lieux.

On lui tint parole ; et Cesarini fut transféré le soir même dans la chambre qu’il avait choisie.

Aussitôt qu’il fit nuit, après la dernière visite du gardien et quand tout fut silencieux dans la maison, à part quelque cri aigu qui retentissait de temps en temps dans un corps de logis éloigné, Cesarini se leva. Les étoiles qui scintillaient dans l’air froid et vif jetaient à travers les épais barreaux de la fenêtre un pâle rayon qui éclairait faiblement l’appartement. Ce fut alors qu’il tira de dessous son oreiller un trésor depuis longtemps caché avec un soin jaloux. Oh ! quel ravissement il avait éprouvé le jour où il s’en était emparé ! Avec quelle inquiétude il l’avait veillé et conservé ! que d’adroits stratagèmes, que de profondes inventions il avait employées pour tromper la vigilante surveillance du gardien et de ses satellites ! Jamais une mère errante et délaissée ne pressa plus tendrement son enfant sur son cœur, ne contempla ses traits avec plus d’amour, plus de folles visions d’avenir ! Qu’était-ce donc qui avait tant charmé le pauvre prisonnier, qui avait éveillé tant d’illusions dans l’âme du pauvre fou ? Un gros clou ! Il l’avait trouvé par hasard dans le jardin ; il le cachait depuis plusieurs semaines ; ce clou lui avait inspiré l’espoir de la liberté. Souvent, dans les livres il avait lu les miracles qui avaient été accomplis dans les temps passés, les pierres qui avaient été soulevées, les barreaux qui avaient été sciés, avec un instrument de ce genre. Il se rappelait que le plus célèbre de ces hardis malheureux qui vivent en dehors de la loi avait dit : — Choisissez ma prison, ne me donnez qu’un clou rouillé, et je me ris de vos geôliers et de vos murailles !

Cesarini s’approcha à pas de loup de la fenêtre. À la pâle lueur des étoiles il examina son trésor, et les yeux remplis de larmes, il le baisa avec passion.

Ce que c’est que la valeur réelle des choses ! Jamais roi n’attacha plus de prix à sa couronne que n’en attachait, ce soir-là, le fou à ce fragment de fil de fer rouillé, digne proie du tombereau d’un boueur, ou du tas de fumier. Et toi, vieux forgeron qui tiras du feu le sombre métal, tu ne songeais guère de quelle valeur inestimable il deviendrait un jour !

Cesarini, avec l’astuce particulière à son mal, avait depuis longtemps choisi cette chambre pour le théâtre de ses opérations. Il avait observé que les traverses de bois qui soutenaient les barreaux paraissaient vieilles et vermoulues ; que la fenêtre n’était qu’à quelques pieds du sol, que les gémissements que faisaient entendre au dehors, dans les nuits d’hiver, les branches du vieil arbre dissimuleraient le bruit de son travail solitaire. Maintenant enfin ses espérances allaient être réalisées. Pauvre fou ! toi aussi tu espères donc encore ? Pendant toute cette nuit il travailla sans relâche, s’efforçant de faire de son clou une lime ; tantôt il s’acharnait aux barreaux, et tantôt à la boiserie. Hélas ! il n’avait pas appris à se servir de pareils outils avec l’adresse que possédait le fameux modèle dont il voulait s’inspirer ; la chair de ses doigts était lacérée, des gouttes de sueur froide perlaient sur son front, et lorsque l’aube le surprit, il n’avait pas avancé dans son travail de l’épaisseur d’un cheveu.

Il rentra sans bruit dans son lit, il cacha encore une fois son inutile outil, et à la fin il s’endormit.

Nuit après nuit la même tâche et les mêmes résultats. Mais un jour Cesarini en rentrant de sa promenade mélancolique dans le jardin (le maître de l’établissement le décorait du nom de jardin d’agrément ! ) trouva des ouvriers plus habiles que lui occupés à sa fenêtre ; ils réparaient la boiserie, ils raffermissaient les barreaux. Toute espérance était désormais évanouie. Le malheureux me dit rien ; trop rusé pour laisser voir son désespoir, il regarda les ouvriers en silence, et il les maudit. Mais le vieil arbre lui restait encore, et c’était quelque chose ; c’était une société, c’était de la musique.

Deux ou trois jours après ce barbare contretemps, Cesarini se promenait dans le jardin, vers la fin de l’après-dînée (juste à l’heure où, dans les journées courtes, la nuit descend rapidement aussitôt après le coucher du froid soleil de l’hiver), lorsqu’il fut abordé par un de ses compagnons d’infortune, qui souvent déjà avait cherché à lier connaissance avec lui, car ils tâchent de se faire des amis, ces pauvres gens ! Nous-mêmes, nous faisons comme eux, quoique nous prétendions n’être pas fous. Cet homme avait été soldat. Il avait servi sous Napoléon, il avait gagné des honneurs et des décorations, peut-être même avait-il rêvé un bâton de maréchal ! Mais le démon l’avait frappé dans son heure d’orgueil. Sa folie était de se croire monarque. Il s’imaginait (car il avait oublié la chronologie) qu’il était à la fois le masque de fer, et le véritable souverain de France et de Navarre, enfermé dans une prison d’État par les usurpateurs de sa couronne. Sur tout autre sujet son esprit était généralement lucide. C’était un homme grand et fort, aux traits farouches, aux lignes rudes et sévères. On lisait sur son front plus d’une aventure sanglante de violence et d’injustice, de passion sans frein, d’excès terribles, dont la folie était peut-être à la fois le résultat et le châtiment. Cet homme avait pris en amitié Cesarini qui, dans certains moments, l’évitait moins que d’autres, parce que tous deux se plaisaient également à déclamer contre les êtres vivants. Le fou s’approcha de Cesarini d’un air de dignité et de condescendance.

« Il fait bien froid ce soir, monsieur, dit-il, et il n’y aura pas de lune. Vous est-il jamais venu à l’esprit que l’hiver était la saison propice à une évasion ? »

Cesarini tressaillit ; l’ex-officier continua :

« Ah ! oui, je vois à votre air que vous aussi vous vous indignez de notre ignominieuse captivité. Je crois qu’il vaudrait mieux nous risquer à tout braver. Vous êtes sans doute emprisonné pour quelque crime d’État. Si vous voulez m’aider dans ma fuite, je vous accorderai votre grâce pleine et entière. Quant à moi, je n’ai qu’à paraître dans ma capitale ; le vieux Louis-le-Grand doit être proche de sa dernière heure.

— Faire de cet insensé mon compagnon préféré ! pensa Cesarini, révolté par le spectacle de l’infirmité qu’il partageait, comme Gulliver épouvanté à la vue du Yahou. N’importe ; il parle d’évasion.

— Et comment pensez-vous, dit l’Italien à haute voix, comment pensez-vous que nous puissions effectuer notre délivrance ?

— Chut ! parlez plus bas, dit le soldat. Dans le jardin intérieur j’ai observé qu’il y a depuis deux jours un jardinier occupé à clouer les branches des figuiers et des vignes contre les espaliers. Entre ce potager et le jardin où nous sommes il n’y a qu’une palissade que nous pourrons facilement escalader. Le jardinier travaille jusqu’à la nuit ; aussi tard que nous le pourrons, il nous faudrait franchir sans bruit cette palissade et ramper le long des couches de légumes jusqu’à ce que nous arrivions auprès de l’homme. Il se sert d’une échelle dans son travail. Le reste est clair ; il nous faudra le terrasser, le bâillonner, lui tordre le cou si c’est nécessaire ; ce ne sera pas le premier cou que j’aurai tordu, ajouta le fou avec un horrible sourire. Grâce à l’échelle nous escaladerons le mur ; et la nuit vient de bonne heure dans cette saison. »

Césarini l’écoutait ; son cœur battait violemment.

« Serait-il trop tard pour tenter la chose ce soir ? dit-il à voix basse.

— Peut-être que non, dit le soldat qui avait conservé toute son astuce militaire. Mais êtes-vous préparé ? ne vous faut-il pas un peu de temps pour vous résoudre ?

— Non ! non !.. J’en ai eu assez de temps ! je suis prêt.

— Eh bien, alors… chut !.. on nous surveille ; voici un des geôliers !… Parlez naturellement, souriez, riez aux éclats, venez par ici. »

Ils passèrent auprès de l’un des surveillants de l’établissement, et lorsqu’ils furent à portée d’être entendus de lui, le soldat se tourna vers Cesarini.

« Seriez-vous assez bon pour me prêter votre tabatière, monsieur ? dit-il.

— Je n’en ai pas.

— Vous n’en avez pas ? quel dommage ! Mon bon ami (et il se tourna vers l’espion), pourrais-je vous prier d’aller dans ma chambre me quérir ma tabatière ? Elle est sur ma cheminée ; ce sera l’affaire d’une minute. »

La folie du soldat était considérée comme des plus inoffensives, et ses parents qui étaient riches et bien nés avaient prié qu’on ne lui refusât rien. Le surveillant ne conçut aucune défiance, et s’achemina vers la maison. Aussitôt que les arbres l’eurent caché :

« Maintenant, s’écria le soldat, courbez-vous presque à terre, et courez vite. »

En disant ces mots le fou se mit à courir en rampant avec une rapidité que Cesarini imita de son mieux. Ils atteignirent la palissade qui séparait le potager du jardin d’agrément ; le soldat la franchit sans effort ; Cesarini le suivit avec un peu plus de difficulté ; ils se remirent à ramper ; les herbes potagères et les légumes, avec leurs longues tiges, cachaient leurs mouvements ; le jardinier était encore sur son échelle. « Bonne espérance ! » dit le soldat à travers ses dents serrées, se souvenant de quelque vieux mot d’ordre des guerres qu’il avait faites ; puis, tandis que Cesarini tenait l’échelle, il s’élança sur les degrés et par un soudain effort de son bras nerveux, il précipita le jardinier à terre. Celui-ci surpris, étourdi, épouvanté n’essaya pas de lutter contre les deux fous, il se mit à crier au secours ! Mais le secours vint trop tard ; ces étranges et terribles camarades avaient déjà escaladé le mur, ils s’étaient laissés tomber de l’autre côté, et couraient à toutes jambes au travers des champs plongés dans l’ombre, pour gagner la forêt voisine.


CHAPITRE V

Les espérances et les craintes se dressent avec effroi et se penchent par-dessus l’étroit parapet de la vie pour regarder au-dessous ; quoi donc ? un abîme sans fond !
(Young.)

Minuit, et une gelée atroce. Les voilà, ces deux fugitifs, sans toit et sans pain, dans le cœur même de la belle forêt qu’ont souvent fait retentir les fanfares d’une chasse royale. Le soldat, qui dans sa jeunesse avait été accoutumé aux privations et aux violences que l’esprit sait faire à la nature, avait allumé du feu, en frottant ensemble deux morceaux de bois sec. Ce bois était difficile à trouver, car la neige blanchissait la surface de la terre, et remplissait tous les creux ; puis, quand on l’eut trouvé, le combustible fut lent à prendre. Cependant le feu projeta enfin sa lueur rouge. Les deux proscrits de la raison humaine s’étaient assis sur un petit tertre entouré d’un demi-cercle d’arbres gigantesques. Ils se penchaient l’un vis à vis de l’autre au-dessus de la flamme, dont la lueur rougissait leurs traits. Chacun d’eux, au fond de son cœur, brûlait de se débarrasser de son compagnon insensé ; chacun d’eux sentait l’horreur de la solitude, la crainte de dormir auprès d’un camarade dont l’âme avait perdu la lumière de Dieu.

« Ho ! ho ! dit le guerrier, en rompant un silence qui durait depuis fort longtemps ; il fait bien froid ici, et la faim me talonne ; je regrette presque la prison.

— Je ne sens pas le froid, dit Cesarini, et je me soucie peu de la faim ; je n’éprouve que le sentiment de la liberté.

— Tâchez donc de dormir, dit le soldat avec une voix d’une douceur à la fois mielleuse et sinistre ; nous veillerons chacun à notre tour.

— Je ne puis dormir ; commencez, vous.

— Faites attention, monsieur, dit le soldat d’un ton farouche, que je ne veux pas qu’on discute mes ordres. Maintenant que nous sommes libres, nous ne sommes plus égaux : je suis l’héritier des couronnes de France et de Navarre. Dormez, vous dis-je !

— Et quel prince ou quel potentat, quel roi ou quel empereur, s’écria Cesarini, auquel, par une prompte contagion, se communiqua l’accès qui avait saisi son compagnon, oserait donner des ordres au Monarque de la terre et de l’air, des éléments et des étoiles, mères de l’harmonie ? Je suis le Barde Cesarini ! Orion le chasseur s’arrête dans sa course pour prêter l’oreille aux accents de ma lyre ! Tais-toi, homme grossier ! tu effrayes et tu chasses les anges dont le souffle tout à l’heure agitait déjà mes cheveux !

— C’est trop horrible ! s’écria l’homme de sang en frissonnant ; mes ennemis sont donc impitoyables, de m’avoir donné un fou pour geôlier !

— Ha !… un fou !… s’écria Cesarini, en se dressant soudain de toute sa hauteur, et en regardant le soldat avec des yeux aussi ardents que la flamme qu’ils réfléchissaient. — Et qui es-tu, toi ? quelque démon de l’enfer, ligué contre moi avec mes persécuteurs ! »

Inspiré par l’instinct de son ancienne profession et de son antique valeur, le soldat aussi s’était levé en voyant le mouvement de son compagnon. Ses traits farouches étaient contractés de rage et d’effroi.

« Arrière ! dit-il en agitant le bras ; nous te bannissons de notre présence ! C’est ici notre palais, et nos gardes sont proches ! (Le malheureux indiquait du doigt les arbres mornes et dépouillés groupés alentour dans leur fantastique nudité.) Va-t’en ! »

En ce moment ils entendirent au loin les aboiements d’un chien, et tous deux crièrent simultanément :

« On est à ma poursuite !… Trahi ! »

Le soldat s’élança sur Cesarini pour le saisir à la gorge ; mais au même instant l’Italien arracha du feu un tison à demi brûlé et il en lança l’extrémité embrasée au visage de son assaillant. Le soldat poussa un cri de douleur, et recula aveuglé et épouvanté. Cesarini, dont la folie, lorsqu’elle était complétement déchaînée, était des plus dangereuses, leva une fois encore son arme, et probablement la mort seule aurait pu séparer les deux adversaires, si les aboiements du chien n’eussent recommencé. Cesarini répondit à ce bruit par un hurlement sauvage, jeta le tison et s’enfuit au travers de la forêt avec une inconcevable rapidité. Il franchissait les broussailles et les fossés ; les branches déchiraient ses vêtements et lacéraient sa chair ; mais rien n’arrêtait sa course jusqu’au moment où il tomba enfin, haletant, épuisé. Il entendit sonner à quelque horloge lointaine la seconde heure du matin. Il avait quitté la forêt ; une ferme se trouvait devant lui ; et les toits blanchis de quelques chaumières dispersées çà et là brillaient sous le ciel serein. Ce ciel clair et tranquille, ce témoin de l’homme, opéra comme un charme sur des sens que les émotions récentes avaient jetés dans un trouble plus grand que de coutume. Le malheureux insensé considéra les demeures paisibles qui l’environnaient, et il poussa un profond soupir ; puis il se leva, se glissa dans un hangar qui avoisinait la ferme, et se jetant sur la paille, il dormit d’un sommeil profond et tranquille, jusqu’au moment où le jour et la voix des paysans dans le hangar vinrent le réveiller.

Il se leva reposé, calme, et assez lucide dans ses réponses pour qu’on ne soupçonnât pas son état. Il s’approcha des paysans effarés, se présenta à eux comme un voyageur qui s’était égaré la nuit au milieu de la forêt, et les pria de lui donner quelque nourriture et de l’eau. Quoique ses vêtements fussent déchirés, ils étaient neufs et d’une coupe élégante ; sa voix était douce ; il avait l’extérieur et les manières d’un homme d’un certain rang ; et puis le paysan français est fort hospitalier. Cesarini, après s’être rafraîchi, se reposa une heure ou deux à la ferme, puis il se remit en route. Il n’offrit pas d’argent, car les règlements de l’établissement qu’il venait de quitter n’en laissaient pas à la disposition des pensionnaires ; il n’en avait donc pas sur lui ; mais on ne s’attendait pas à en recevoir, et on lui dit adieu avec autant de bonté que s’il eût payé les bénédictions qui l’accompagnèrent. Il se mit alors à réfléchir et se demanda où il irait chercher un refuge, et comment il pourvoirait à ses besoins. Le sentiment de la liberté ranimait son intelligence, et la lui rendait tout entière pour un moment.

Il avait heureusement sur lui, outre quelques bagues de peu de prix, une montre d’une valeur assez considérable dont la vente pourrait subvenir à son entretien pendant plusieurs semaines, plusieurs mois peut-être, dans un de ces quartiers humbles et obscurs, les seuls où il pût se risquer. Cette pensée le rassura et le rendit heureux ; il continua de marcher courageusement, évitant les grandes routes. Le ciel était clair, le soleil brillant, l’air vif et sain. Oh ! quels doux ravissements gonflaient le cœur du voyageur lorsqu’il regardait autour de lui ! Le poëte et l’homme libre se réveillaient à la fois dans son cœur dévasté ! Il s’arrêtait pour admirer les baies rouges qui pendaient aux arbres glacés, pour écouter le chant joyeux des merles ; et, une fois, ayant trouvé sous une haie une touffe froide et sans parfum de robustes violettes, il se prit dans sa joie à rire tout haut. Il n’y avait ni folie, ni danger dans ce rire. Mais lorsque, plus loin sur sa route, il traversa un petit hameau, qu’il vit des enfants jouant assis par terre et qu’il entendit à travers la porte entr’ouverte d’une chaumière les sons d’une musique rustique, alors il s’arrêta soudain ; le passé se dressa devant lui : il reconnut ce qu’il avait été ; il reconnut ce qu’il était alors ! Souvenir horrible ! Révélation épouvantable ! Il se couvrit le visage de ses mains, et il éclata en sanglots. Dans ces pleurs-là il y avait danger et folie. Il essuya ses larmes pour songer à sa jeunesse, à ses espérances, à Florence Lascelles, à la vengeance ! Ah ! Lumley, lord Vargrave, dès ce moment mieux vaudra pour toi rencontrer le tigre dans sa tanière que te trouver seul avec ce malheureux !


CHAPITRE VI

On eût dit que le chaste laurier, que le chêne vigoureux, que tous les doux arbres qui couvrent le sol, que la terre, la mer et les cieux au-dessus, que tout enfin exhalait un sentiment tendre et respirait l’amour.
(Le Tasse de Fairfax.)

Ce fut à la maison de campagne des Montaigne qu’Éveline s’aperçut, pour la première fois, aux regards et aux manières de Maltravers, qu’elle était aimée. Il ne lui était plus possible de se méprendre sur les témoignages de son amour. Autrefois Maltravers avait profité du privilège de son expérience pour donner des avis à Éveline, pour discuter avec elle, pour la réprimander même ; autrefois il y avait eu une apparence de conduite capricieuse, une froide réserve, une hauteur imprévue et fantasque dans son attitude vis-à-vis d’elle ; mais maintenant tout l’homme était changé ; le mentor avait cédé la place à l’amant : il vivait du souffle d’Éveline. La moindre volonté de celle-ci semblait être devenue sa loi ; jamais sa profonde adoration n’était altérée par des moments de froideur ; une douceur inquiète, timide, vigilante avait remplacé sa calme et froide dignité. Éveline vit qu’elle était aimée, et alors elle examina son propre cœur.

J’ai déjà dit qu’elle était douce même jusqu’à la faiblesse ; que sa sensibilité lui rendait douloureuse la pensée de causer du chagrin aux autres ; d’ailleurs elle avait une si grande vénération pour Maltravers, elle lui était si reconnaissante d’un sentiment qui ne pouvait que flatter son amour-propre et la relever à ses propres yeux, qu’elle sentit qu’il lui serait impossible de repousser son amour.

« Ai-je donc pour lui l’amour que je m’étais crue capable de ressentir ? se demandait-elle, et son cœur ne lui faisait pas de réponse intelligible. — Oui ! cela doit être ; en sa présence j’éprouve un charme éloquent et paisible ; ses éloges me rendent heureuse ; son estime est ma plus haute ambition ; et pourtant… et pourtant… »

Elle soupira et pensa à Legard.

« Mais il ne m’aimait pas lui ! et dans son trouble elle s’efforça de chasser cette image. — Il ne pense qu’au monde, qu’au plaisir. Maltravers a raison : les enfants gâtés de la société ne savent pas aimer. Pourquoi songerais-je à lui ? »

Il n’y avait pas d’autres invités chez les Montaigne que Maltravers, Éveline, lord et lady Doltimore. La gracieuse vivacité de Teresa charma Éveline, bien que cette vivacité ne fût plus ce qu’elle avait été avant le malheur de son frère. Leurs enfants, dont quelques-uns étaient grands maintenant, formaient une famille aimable et intelligente ; et Montaigne lui-même était agréable et séduisant, en dépit de son calme et froid extérieur et de son goût pour les discussions philosophiques. Éveline écoutait souvent toute rêveuse l’éloge que faisait Teresa de son mari, et ses descriptions du bonheur qu’elle avait trouvé dans un mariage où il y avait une si grande disproportion d’âge. Éveline commençait à douter de la vérité de ses premières visions d’amour.

Caroline vit l’attachement évident de Maltravers avec la même indifférence qu’elle avait envisagé les prétentions de Legard. Peu lui importait quelle serait la main qui dégagerait Éveline et elle-même à la fois des trames de Vargrave. Mais ce dernier occupait presque toute sa pensée. Les journaux avaient rapporté qu’il était sérieusement malade, en grand danger pendant un moment. Il allait mieux ; mais il était encore hors d’état de quitter sa chambre. Il avait écrit une fois à Caroline ; dans cette lettre il déplorait sa mauvaise fortune ; il exprimait l’espoir d’être bientôt à Paris, il y parlait avec un plaisir évident du départ de Legard pour Vienne, qu’il avait appris par le « Morning Post ». Mais il était loin, il était seul, il était malade, il manquait de soins ; et quoique l’amour criminel de Caroline fût bien affaibli par le froid égoïsme de Vargrave, par l’absence et le remords, cependant elle avait un cœur de femme, et Vargrave était le seul homme qui l’eût jamais touché. Elle compatissait à ses souffrances, et elle pleurait en silence ; elle n’osait exprimer sa sympathie à haute voix, car Doltimore avait déjà donné des indices d’un caractère soupçonneux et jaloux.

Éveline aussi fut vivement affligée en apprenant la maladie de son tuteur. Comme je l’ai déjà dit, du moment qu’il cessa d’être son amant, toute son affection d’enfance pour lui se réveilla. Elle alla même jusqu’à lui écrire ; et un certain ton de découragement mélancolique, qu’il répandit avec art dans sa réponse, lui causa une espèce de remords. Il lui mandait dans cette lettre qu’il avait beaucoup de choses à lui dire relativement à un placement de fonds, conforme aux volontés de son beau-père, et qu’il se hâterait de se rendre à Paris même avant que le docteur autorisât son voyage. Vargrave ne dit pas en quoi consistait le placement projeté. Les dernières nouvelles publiques de sa santé avaient néanmoins été si favorables qu’on pouvait s’attendre à le voir arriver d’un jour à l’autre ; Caroline et Éveline se sentirent rassurées.

Maltravers confia son amour à Montaigne, et celui-ci, aussi bien que Teresa, l’approuva et l’encouragea. Éveline les charmait ; et ils avaient tous deux passé l’âge où ils auraient pu croire que l’homme qu’ils avaient connu presque adolescent était séparé par les années de la vive sensibilité et de l’extrême jeunesse d’Éveline. Ils n’admettaient pas que les sentiments qu’il avait inspirés pussent être moins ardents que ceux dont il était lui-même animé.

Un jour Maltravers s’était absenté pendant plusieurs heures dans une de ses promenades solitaires, et Montaigne n’était pas encore revenu de Paris où il se rendait presque tous les jours. L’après-midi était fort avancée et touchait presque au soir, lorsque Maltravers, à son retour, entra dans le jardin par une porte qui le séparait d’un grand bois. Il aperçut Éveline, Teresa et deux des enfants qui se promenaient sur une espèce de terrasse immédiatement en face de lui. Il alla les rejoindre ; et par je ne sais quel hasard, Teresa et lui se trouvèrent bientôt derrière les autres, assez éloignés pour n’être pas entendus.

« Ah ! monsieur Maltravers, dit Teresa, nous regrettons ici le doux ciel de l’Italie et les admirables teintes du lac de Côme.

— Pour ma part, je regrette la jeunesse qui prêtait « de la splendeur à l’herbe et de la magnificence à la fleur ».

— Non, non ! nous sommes plus heureux à présent, croyez-moi ; ou du moins je le serais, moi, si… mais il ne faut pas que je pense à mon pauvre frère. Ah ! si son crime vous a privé d’une femme digne de vous, sa sœur du moins serait consolée en pensant que cette perte est enfin réparée. Et vous avez encore des scrupules ?

— Quel est l’homme qui aime véritablement et qui n’en a pas ? Elle est si jeune, si jolie, si digne d’un cœur plus joyeux, d’un extérieur plus séduisant que le mien ! Rendez-moi les années qui se sont écoulées depuis la dernière fois que nous nous rencontrâmes, vous et moi, à Côme, et alors j’aurai le droit d’espérer.

— Et vous me dites cela, à moi, qui ai trouvé tant de bonheur auprès d’un homme plus âgé de dix ans à l’époque de notre mariage que vous ne l’êtes maintenant !

— Mais vous, Teresa, vous étiez née pour voir la vie à travers le prisme d’un Claude Lorrain.

— Ah ! vous m’irritez avec vos subtilités ; vous rejetez un bonheur que vous n’avez qu’à demander.

— De grâce n’élevez pas trop haut mes espérances, s’écria Maltravers. Je me suis préparé pendant toute cette journée. Mais si je me trompais !

— Vous ne vous trompez pas, croyez-moi. Voyez, dans ce moment même elle tourne la tête pour vous chercher. Elle vous aime ; elle vous aime comme vous le méritez. La différence d’âge que vous déplorez tant ne sert qu’à élever son affection, qu’à la rendre plus profonde. »

Teresa, étonnée du silence de Maltravers, se tourna vers lui. Ah ! comme dans ses regards joyeux se reflétait son cœur ! Point d’ombre sur son front, point de doute dans ses yeux étincelants ! Il était mortel, et il s’abandonnait au bonheur de se croire aimé ! Il pressa en silence la main de Teresa, la quitta vivement, et se rapprocha d’Éveline. Madame de Montaigne comprit tout ce qui se passait en lui ; elle le suivit, et elle réussit bientôt à écarter ses enfants et à rentrer avec eux à la maison, sous prétexte de voir si leur père était de retour. Éveline et Maltravers continuèrent à marcher sans se douter d’abord qu’ils fussent seuls.

Le soleil s’était couché. Ils se trouvaient dans une partie du jardin qu’on avait dessinée à l’anglaise. Le sentier qu’ils suivaient serpentait au milieu d’une profusion d’arbres verts plantés irrégulièrement ; la vue était close et bornée, excepté d’un côté où l’on apercevait au loin, à travers une éclaircie des arbres, le clocher d’une église, au-dessus duquel scintillait pâle et doux, le sourire de l’étoile du soir.

« Ce lieu me fait songer à mon pays, dit Éveline doucement.

— Désormais il me fera songer à vous, dit Maltravers à voix basse. » En parlant il fixa les yeux sur elle ; jamais son regard n’avait si bien interprété son cœur ; jamais sa voix n’avait exprimé avec tant de vérité le sentiment profond et passionné qui s’était emparé de lui, pour décider (il le croyait alors) le dernier bonheur ou l’angoisse finale de sa vie. En ce moment ce fut une sorte d’instinct qui l’avertit qu’il était seul avec Éveline. Qui n’a pas éprouvé, dans ces rares et mémorables moments de la vie où l’amour longtemps comprimé déborde enfin et inonde tout notre être, qu’il y a dans tout ce qui nous environne, et en nous-mêmes, une magie plus clairvoyante que l’intelligence, que l’esprit lui-même ! Seul, dans une heure pareille, avec l’objet aimé, il semble que le monde entier ait disparu, que les pieds aient touché le sol d’un pays enchanté, dont on respire déjà l’air embaumé.

Ils étaient seuls. Pourquoi Éveline tremblait-elle ? Pourquoi sentait-elle que la crise de sa vie était proche ?

« Miss Cameron… Éveline ! dit Maltravers, après qu’ils eurent marché quelques instants en silence : écoutez-moi, et que votre raison, aussi bien que votre cœur, me répondent. Dès le premier moment que je vous vis, vous étiez enfant, votre douceur, votre courage dans la douleur annonçaient si bien ce que vous seriez un jour, que même alors vous laissâtes dans mon souvenir une ombre charmante et mystérieuse, qui présageait trop bien l’auréole de lumière dont votre visage est maintenant environné ! Nous nous revîmes, et le charme qui m’avait attiré vers vous bien des années auparavant se renouvela soudain. Je vous aime Éveline ! Je vous aime mieux que toutes les paroles possibles ne sauraient vous le dire ! Votre sort futur, votre bien-être, votre bonheur contiennent et résument toutes les espérances qui me restent au monde. Mais nos âges sont bien différents, Éveline ; j’ai connu de profondes douleurs ; les mécomptes et l’expérience qui m’ont séparé du monde m’ont dérobé plus que le temps lui-même ne m’avait pris. Il m’ont enlevé le pouvoir de jouir des plaisirs ordinaires de notre espèce ; oh ! ma douce Éveline, puissiez-vous longtemps conserver cette faculté ! Pour moi l’époque prédite par l’apôtre est déjà arrivée : celle où le soleil et la lune sont obscurcis, et où je ne trouve plus de plaisir en rien, hormis en vous et par vous. Jugez vous-même si vous pouvez aimer un être pareil. Jugez si cet aveu ne vous répugne pas, ne vous glace pas ; s’il ne vous présente pas un avenir sombre et triste, dans le cas où il vous serait possible d’unir votre destinée à la mienne. Répondez-moi, non par amitié ou par pitié, l’amour que je ressens pour vous ne peut avoir de réponse que de l’amour seul, ou de cette raison que l’amour, dans sa puissance éternelle, dans sa saine confiance, dans sa prophétique prévoyance, peut seul donner. Je puis renoncer à vous sans murmure ; mais je ne pourrais vivre avec vous, et m’imaginer que vous auriez un souci que je ne pusse adoucir, que vous pourriez avoir un bonheur dont je n’eusse pas ma part ! Le destin ne me présente pas une image plus sombre et plus terrible, non, pas même celle de votre mort, pas même celle de votre indifférence, pas même celle de votre aversion, que votre désillusion, quand le temps aurait rendu vos regrets inutiles et que vous viendriez à découvrir que vous avez pris une fantaisie ou une amitié pour une affection, un sentiment pour l’amour. Éveline, je vous ai tout confié, je vous ai ouvert ce cœur insensé qui vous appartient. maintenant et à jamais. Mon destin est entre vos mains. »

Éveline se taisait ; il lui prit la main et il y sentit tomber des larmes qui coulaient rapides et brûlantes. Effrayé, inquiet, il l’attira vers lui, et la regarda.

« Vous craignez de me blesser, dit-il d’une voix tremblante, et les lèvres pâles. Parlez ! je saurai tout entendre !

— Non ! non ! dit Éveline d’un accent altéré ; je ne crains rien que de n’être pas digne de vous !

— Vous m’aimez, alors ! vous m’aimez ! s’écria Maltravers avec délire, et il la pressa contre son sein. »

La lune parut en cet instant, et la pelouse dépouillée, les arbres sombres, furent soudain inondés de lumière. Combien cette heure, cette clarté, si délicieuses pour tous, même dans la solitude et la douleur, sont divines auprès d’une personne aimée ! dans un semblable moment de joie ineffable et sans bornes ! Pour la première fois Maltravers déposa sur cette joue chaste et rougissante le baiser de l’Amour, de l’Espérance, le sceau d’une union qu’il espérait passionnément que la mort même me saurait rompre !


CHAPITRE VII

La reine. — Que regardez-vous donc ?

Hamlet. — Lui !… lui !… Voyez comme il est pâle !

(Shakespeare. — Hamlet.)

Les quelques minutes qui suivirent dédommagèrent peut-être Maltravers de tous les chagrins, de tous les soucis des années précédentes ; car les natures comme la sienne sentent la joie encore plus vivement que la douleur. Il est possible que les transports, le délire des pensées passionnées et reconnaissantes qui débordèrent, lorsqu’il put enfin trouver des paroles, exprimassent des sentiments que la jeune Éveline ne pouvait comprendre, et qui lui inspiraient moins de joie que d’épouvante, à l’aspect de la responsabilité nouvelle qui pesait sur elle. Mais un amour si vrai, si généreux, si ardent, l’éblouissait, l’étourdissait, et entraînait toute son âme. Certainement dans cette heure suprême elle n’éprouva pas un regret, elle n’eut qu’une pensée : l’homme chez qui elle avait dès longtemps reconnu quelque chose de plus noble que ce qu’on rencontre dans le monde vulgaire était heureux, et ce bonheur il le devait à un mot, à un regard d’elle ! Une pareille pensée est le plus cher triomphe de la femme ; et cette jeune fille si pleine d’abnégation, si douce, si dévouée, ne pouvait être insensible au bonheur qu’elle venait de donner.

« Ah ! je sais enfin, je sais d’aujourd’hui combien la vie est belle ! dit Maltravers en pressant la main qu’il croyait posséder à jamais. C’était donc pour un pareil bonheur que j’étais réservé ! Que le Ciel est miséricordieux envers moi ! Le monde réel est mille fois plus radieux que le monde de mes rêves ! »

Il s’arrêta soudain. En ce moment Éveline et Maltravers se retrouvaient sur la terrasse où ce dernier avait abordé Teresa, en face du bois qui n’était séparé de l’endroit où ils se trouvaient que par une palissade légère et peu élevée. Il s’était arrêté soudain, car ses yeux avaient rencontré un objet terrible et sinistre, une image qui se rattachait aux plus tristes associations du destin et de la douleur. L’apparition s’était dressée sur un monceau de bois coupé, de l’autre côté de la clôture, et, de là, elle paraissait d’une stature gigantesque. Deux yeux qui flamboyaient d’un feu surnaturel se fixaient sur les amants, et une voix, dont Maltravers ne se souvenait que trop bien, cria :

« L’amour !… l’amour !… Quoi ! tu aimes encore, toi ?… Où donc est la morte ? Ah ! ah ! Où est la morte ? »

Éveline, épouvantée par ces paroles, leva les yeux, et par un mouvement de muet effroi elle se suspendit au bras de Maltravers. Celui-ci était resté immobile.

« Pauvre malheureux, dit-il enfin avec douceur, comment vous trouvez-vous ici ? Ne fuyez pas ; vous êtes parmi des amis.

— Des amis ! s’écria le fou, avec un rire ironique. Je te connais, Ernest Maltravers, je te connais. Mais ce n’est pas toi qui m’as enfermé dans les ténèbres et dans l’enfer, côte à côte avec un démon railleur ! Des amis ! ah ! mais il n’est pas d’amis qui puissent me prendre maintenant ! Je suis libre !… je suis libre !… ni l’air, ni les vagues ne sont plus libres que moi ! (Et le fou se mit à rire avec une horrible gaîté.) Elle est belle… bien belle, dit-il, en s’arrêtant soudain, et en changeant de ton ; mais elle n’est pas si belle que la morte. Infidèle que tu es ! et pourtant elle t’aimait, toi ! Malheur à toi ! malheur à toi, Maltravers le perfide ! malheur, remords et honte à jamais !

— Ne craignez rien, Éveline, ne craignez rien, dit tout bas Maltravers en la plaçant doucement derrière lui ; soutenez votre courage ; aucun danger ne vous atteindra. »

Éveline, quoique très-pâle, et tremblant de la tête aux pieds, maîtrisa son effroi. Maltravers s’avança vers le fou. Mais aussitôt que le regard vigilant de ce dernier vit ce mouvement, saisi de la crainte de reperdre la liberté, il jeta un cri perçant et s’enfuit dans le bois. Maltravers sauta par dessus la palissade, et le poursuivit quelque temps inutilement. Les épais taillis dérobaient toute trace du fugitif à ses regards.

Épuisé, hors d’haleine, il revint à l’endroit où il avait laissé Éveline. En approchant il entendit Teresa et son mari qui se dirigeaient de ce côté ; le rire joyeux de Teresa faisait retentir l’air limpide de ses vibrations claires et argentines. Le son de cette voix le consterna ; il se hâta de rejoindre Éveline.

« Ne dites pas un mot de ce que nous avons vu à Mme de Montaigne, je vous en conjure, dit-il. Plus tard je vous expliquerai pourquoi. »

Éveline, trop émue pour parler, fit un signe de tête pour le lui promettre. Ils rejoignirent les Montaigne, et Maltravers tira le Français à l’écart.

Mais avant qu’il eût le temps de lui parler, Montaigne lui dit :

« Silence ! N’effrayez pas ma femme… elle ne sait rien ; mais je viens d’apprendre à Paris que… que… qu’il s’est évadé !… Vous savez de qui je veux parler ?

— Je le sais !… Il est tout près d’ici ; envoyez à sa poursuite. Je l’ai vu. J’ai revu Castruccio Cesarini. »



LIVRE IX.


CHAPITRE I


Le privilège qu’invoquent toujours les hommes d’État, qui n’ont jamais servi leur intérêt particulier sans prétendre que c’était pour le bien des autres.

. . . . . . . . . . . . . . .

Dès lors, les voiles virant au souffle des vents capricieux, vous avez vogué dans une autre direction.

(Absalon et Achitophel. — Seconde partie.)


Pendant plus de quinze jours lord Vargrave était resté à l’auberge de M***, trop malade pour qu’on pût le faire voyager sans danger dans une saison aussi rigoureuse. Lorsque enfin on le transporta à Londres, à petites journées, il eut une rechute, et son rétablissement fut lent et graduel. N’ayant pas l’habitude du mal, il ne supportait sa captivité forcée qu’avec une extrême impatience ; et, contrairement aux ordres de son médecin, il voulut à toute force continuer à s’occuper de ses travaux officiels, et conférer avec ses amis politiques, dans sa chambre à coucher. Lumley savait bien qu’il n’y a rien de fatal pour les hommes politiques comme de perdre la santé. Les dindons ne sont pas plus impitoyables à l’égard d’une collègue malade que les hommes politiques à l’égard d’un confrère souffrant ; ils font accroire que son cerveau est atteint, et veulent voir de la paralysie et de l’épilepsie dans chacun de ses discours, dans chacune de ses dépêches. Puis le temps de mettre à exécution ses grands desseins était proche, et lui rendait doublement nécessaire de se mettre en mouvement, et d’éviter de se laisser mettre au rancart, sous le prétexte plausible d’une tendre compassion pour ses infirmités. Aussitôt donc qu’il eut appris que Legard avait quitté Paris, il se crut en sûreté pour le moment de ce côté, et il donna toutes ses pensées à ses projets ambitieux. Peut-être aussi, avec la vanité susceptible d’un homme déjà mûr qui a eu ses bonnes fortunes, Lumley estimait-il, comme Rousseau, qu’un amant pâle et défait, à peine relevé d’un lit de douleur, intéresse plus l’amitié qu’il n’éveille l’amour. À mon avis Lumley et Rousseau se trompaient tous deux ; mais c’est une affaire d’opinion ; l’un et l’autre jugeaient très-mal les femmes, l’un parce qu’il n’avait pas de sentiment, et l’autre parce que le sentiment qu’il avait ressemblait plutôt à une maladie. Enfin, précisément au moment où Lumley fut suffisamment rétabli pour quitter sa chambre, paraître à son bureau, et y déclarer que son indisposition avait merveilleusement raffermi son tempérament, il reçut de Paris des nouvelles d’autant plus saisissantes qu’elles étaient complétement inattendues. Caroline lui écrivait que Maltravers avait demandé la main d’Éveline, et que cette dernière la lui avait accordée. Maltravers lui écrivait aussi, pour lui confirmer cette nouvelle. La lettre de ce dernier était concise, mais affectueuse et digne. Il s’adressait à lord Vargrave en sa qualité de tuteur d’Éveline ; il faisait en passant allusion aux scrupules qu’il avait eus jusqu’à ce que l’engagement de lord Vargrave avec Éveline eût été rompu ; et il exprimait le désir de s’entendre verbalement avec Lumley au sujet des volontés d’Éveline, relativement à certaines dispositions de sa fortune ; cette question était trop délicate à traiter par lettre.

C’était donc pour en venir là que Lumley avait tant travaillé ! Qu’il avait été visiter Lisle-Court ! qu’il avait été jeté sur un lit de douleur ! C’était donc pour que son ancien rival devînt l’acquéreur, si bon lui semblait, des domaines de sa famille ! En ce moment Lumley pensait moins à Éveline qu’à Lisle-Court. En sortant de la stupeur et du premier accès de rage où ces lettres l’avaient jeté, le souvenir de l’histoire que lui avait racontée M. Onslow lui revint soudain. Si ses soupçons se vérifiaient, de quel secret il se trouverait maître ! Combien le destin pourrait lui être encore favorable ! Il n’y avait pas un moment à perdre. Faible, souffrant comme il l’était encore, il commanda sa voiture, et se hâta de se rendre auprès de mistress Leslie.

Dans l’entrevue qui eut lieu, il prit soin de ne pas donner l’alarme à sa discrétion. Il dirigea la conférence avec l’habileté consommée qui lui était habituelle. Il ne parut pas croire qu’il y eût eu aucune liaison réelle entre Alice et le soi-disant Butler. Il commença par demander tout simplement si, dans sa jeunesse, et lorsqu’elle demeurait à C***, Alice avait jamais connu une personne de ce nom-là ? La physionomie altérée, le tressaillement de surprise de mistress Leslie le convainquirent que ses soupçons étaient fondés.

« Pourquoi cette question, mylord ? dit la vieille dame. Est-ce pour savoir cela que vous m’avez fait l’honneur de me rendre visite ?

— Pas précisément, ma chère dame, dit Lumley en souriant. Mais je me rends à C*** pour affaires, et, outre que je voulais donner des nouvelles de votre santé à Éveline que je verrai bientôt à Paris, je désirais aussi savoir si vous pensez qu’il serait agréable à lady Vargrave, pour qui j’ai la plus réelle amitié, de renouveler connaissance avec ce M. Butler !

— Comment en parlez-vous, mylord ? est-ce que vous le connaissez ? qui est-ce ?

— Ah ! chère dame, je vois que vous voulez changer les rôles : pour une question que je vous fais, vous m’en adressez cinquante. Mais sérieusement, avant que je vous réponde, il faut que vous me disiez si lady Vargrave connaît effectivement une personne de ce nom. Pourtant, afin de vous épargner une peine inutile, je puis aussi bien vous dire que je sais qu’elle portait ce nom à C***, lorsque mon pauvre oncle y fit sa connaissance. Voici plutôt ce que je devrais vous demander : en supposant que M. Butler soit encore vivant, et que ce soit un gentilhomme riche et de bonne renommée, lady Vargrave serait-elle contente de le revoir ?

— Je ne puis vous le dire, fit mistress Leslie, fort embarrassée, en se rejetant au fond de son fauteuil.

— Il suffit, je ne m’occuperai pas davantage de cette affaire. Je suis heureux de vous voir en si bonne santé. Quelle belle propriété vous avez ! des arbres superbes ! Avez-vous des commissions pour C***, ou un message à transmettre à Éveline ? »

Lumley se leva pour partir.

« Arrêtez, dit mistress Leslie, qui se rappela l’affection inquiète, incessante, pleine de regrets qu’Alice avait toujours manifestée pour son amant perdu, et qui sentit qu’elle n’avait pas le droit de sacrifier à de légers scrupules les chances de bonheur futur de son amie. — Arrêtez ! je crois que vous devriez adresser cette question à lady Vargrave elle-même ; ou bien voulez-vous que je m’en charge ?

— Comme vous voudrez… peut-être cependant vaudrait-il mieux que j’écrivisse moi-même. Bonjour. »

Et Vargrave se hâta de se retirer.

Il s’était éclairé lui-même, mais il en avait un autre que lui à éclairer, et cela sans mettre (pour certaines raisons connues de lui seul) cette tierce personne en contact avec lady Vargrave. En arrivant à C*** il écrivit donc à lady Vargrave ce qui suit :

« Ma chère amie,

« Ne me croyez ni indiscret, ni importun ; mais, au reste, vous me connaissez trop bien pour cela. Un monsieur du nom de Butler est extrêmement désireux de s’assurer si vous avez jamais habité près de C***, un joli petit cottage ; Dove, ou Dale, ou Dell Cottage (un nom de ce genre), et si vous avez souvenance d’une personne de son nom ? Dans le cas où vous jugeriez à propos de répondre à ces questions, adressez-moi un mot à Londres, que je prendrai en allant à Paris.

« Votre tout dévoué,
« Vargrave. »

Aussitôt qu’il eut terminé et expédié cette lettre, Vargrave écrivit à M. Winsley ce qui suit :

« Mon cher monsieur,

« Je suis tellement souffrant qu’il m’est impossible d’aller vous faire visite, ou même de voir qui que ce soit, encore moins les personnes qui me sont le plus agréables (car plus elles sont agréables, plus la surexcitation est grande). J’espère cependant renouveler notre connaissance avant de quitter C***. En attendant, ayez l’obligeance de m’écrire un mot pour me dire si je vous ai bien compris quand vous m’avez dit que vous pourriez, en cas de nécessité, prouver que lady Vargrave a jadis habité cette ville, sous le nom de mistress Butler, très-peu de temps avant d’épouser mon oncle dans le Devonshire, sous celui de mistress Cameron ? N’avait-elle pas aussi, à cette époque, une petite fille, une enfant presque au berceau qui doit nécessairement être miss Éveline Cameron, la jeune héritière des biens de mon oncle ? Ma raison pour vous importuner ainsi est évidente. En qualité de tuteur de miss Cameron, il me faudra, sous peu, régler certaines affaires relatives au testament de mon oncle ; et qui plus est, le défunt M. Butler a laissé quelques biens, qui, peut-être, rendront nécessaire de prouver l’identité de miss Cameron.

« Votre dévoué
« Vargrave. »

Voici la réponse à cette dernière lettre :

« Mylord,

« Je suis désolé d’apprendre que vous soyez si souffrant, et j’irai vous présenter mes hommages demain. Je puis certainement jurer que la présente lady Vargrave est la même personne que mistress Butler, qui habitait autrefois C***, où elle enseignait la musique. Comme l’enfant qu’elle avait avec elle était du même sexe, et environ du même âge que miss Cameron, il ne peut y avoir de difficulté, ce me semble, à établir l’identité de cette jeune demoiselle avec l’enfant que lady Vargrave avait eu de son premier mari, M. Butler. Mais, naturellement, ceci n’est pas de ma compétence.

« J’ai l’honneur d’être,
« Mylord,
« Etc., etc., etc. »

Le lendemain matin Vargrave écrivit un mot à M. Winsley pour lui dire que sa santé exigeait qu’il retournât sur-le-champ à Londres ; et en effet il partit précipitamment pour la capitale. Le lendemain de son arrivée, il reçut ces quelques lignes, écrites à la hâte, presque illisibles, maculées par des larmes peut-être :

« Au nom du ciel que voulez-vous dire ? Oui, oui, j’ai jadis habité Dale Cottage, j’y ai connu une personne du nom de Butler ? A-t-il découvert le nom que je porte ? Où est-il ? Je vous en conjure, écrivez-moi, ou permettez-moi de vous voir, avant que vous quittiez l’Angleterre !

« Alice Vargrave. »

Lumley sourit d’un air triomphant en lisant cette lettre, qu’il serra soigneusement.

« Il faut maintenant que je l’amuse, que je trouve des faux-fuyants ; du moins pour le moment. »

En réponse à la lettre de lady Vargrave, il lui écrivit quelques lignes pour lui dire qu’il avait seulement entendu parler par une tierce personne (un notaire) d’un certain M. Butler, qui demeurait en pays étranger, et qui faisait faire les recherches en question ; que, pour lui, il les croyait relatives seulement à quelque affaire de succession ; que peut-être le M. Butler qui faisait prendre ces informations était héritier du M. Butler qu’elle avait connu ; qu’il ne pouvait rien apprendre de plus pour le moment, parce qu’il fallait que sa réponse fût envoyée à l’étranger, et que le notaire ne voulait ou ne pouvait en dire davantage ; que dès qu’il aurait reçu d’autres nouvelles, il s’empresserait de lui en faire part ; qu’il était son affectionné et dévoué serviteur, etc.

Vargrave consacra le reste de cette matinée à lord Saxingham et à ses partisans. Il déclara, car il le croyait fermement, qu’il ne resterait pas longtemps à Paris. Il dîna de bonne heure, et il était sur le point de se livrer encore une fois aux hasards d’un voyage, lorsque, en traversant son vestibule, il se trouva soudain vis à vis de M. Douce, qui arrivait précipitamment.

« Mylord… mylord !… j’ai un mot à vous dire, my… my… mylord. Vous allez… c’est-à-dire… (et le petit homme parut effrayé) vous vous proposez de… de… de partir pour… pour… c’est-à-dire… de vous en… en… en…

— Pas de m’enfuir, monsieur Douce ; venez dans ma bibliothèque. Je suis très-pressé, mais pour vous j’ai toujours le temps. Qu’est-ce qui vous amène ?

— Mais c’est que… my… mylord ne m’a r… r… rien fait dire de… de… de plus au sujet de l’ac… ac… acqui…

— De l’acquisition de Lisle Court ? Je vais à Paris pour arranger tout cela avec miss Cameron ; dites-le aux avoués.

— Pou… pou… pouvons-nous retirer l’argent des fonds publics pour… pour… pour faire voir que… que… que nos intentions sont sérieuses ? Autrement je… je crains… c’est à-dire je soupçonne… je veux dire que je sais que le colonel Maltravers se dédira.

— Mais vraiment, monsieur Douce, il faut absolument que je voie d’abord ma pupille. Cependant vous aurez de mes nouvelles d’ici à deux ou trois jours ; ainsi que des dix mille livres que je vous dois.

— Oui, vraiment, les dix… dix… dix… mon associé est fort… fort…

— Pressé que je les lui rende, sans doute ! Faites-lui bien mes compliments. Dieu vous bénisse ! Soignez-vous bien. Il faut que je me dépêche pour ne pas manquer le paquebot. »

Et Vargrave s’éloigna précipitamment, en grommelant :

« C’est le ciel qui nous envoie l’argent, mais c’est le diable qui nous envoie les créanciers. »

Douce ouvrit à plusieurs reprises une bouche haletante, comme celle d’un poisson, tandis que ses regards suivaient les pas rapides de Vargrave ; et ses petits traits avaient revêtu une expression sournoise de colère et de désappointement. Déjà Lumley, installé dans sa voiture et enveloppé de son manteau, avait oublié l’existence même de son créancier, et disait tout bas à son secrétaire aristocratique, la tête penchée en dehors de la portière :

« J’ai dit à lord Saxingham de vous dépêcher vers moi, s’il y a la moindre nécessité pour que je revienne à Londres. Je vous laisse ici, Howard, parce que votre sœur étant à la cour, et votre cousin auprès de notre fameux premier ministre, vous serez à même de savoir de quel côté souffle le vent ; vous comprenez ? Et, dites donc, Howard ! ne croyez pas que j’oublie votre amabilité pour moi ; vous savez que nul homme ne m’a jamais servi en vain ! Oh ! voilà cet affreux petit Douce qui vient derrière vous ! Dites au cocher de partir. »


CHAPITRE II

Avez-vous entendu ? Quel prodige d’horreur qui se déroule !
(Lillo. — La curiosité funeste.)

Le malheureux compagnon de fuite de Cesarini fut bientôt retrouvé et repris ; mais toutes les recherches qu’on fit pour découvrir Cesarini lui-même restèrent sans résultat, non seulement dans le voisinage de Saint-Cloud, mais dans les campagnes environnantes, et dans Paris. La seule consolation qu’on eût était de penser que, grâce à sa montre, il serait, pendant quelque temps au moins, à l’abri des horreurs du besoin, et que la vente de ce bijou pourrait servir peut-être à mettre ses amis sur sa trace. On mit aussi la police à l’œuvre, la vigilante police de Paris ! Pourtant les jours se suivaient sans apporter de nouvelles. Le secret de cette fuite était soigneusement gardé devant Teresa ; et les soucis politiques paraissaient expliquer assez la tristesse qui régnait sur le front de Montaigne.

Éveline apprit de Maltravers, avec des émotions mêlées de compassion, de chagrin et d’effroi, le sombre récit qui se rattachait à l’histoire du fou. Elle versa des larmes sur le triste destin de Florence ; la malédiction qui s’était appesantie sur Cesarini la fit frémir ; et peut-être Maltravers lui devint-il plus cher par la pensée qu’il y avait tant à consoler et à calmer dans la mémoire de son passé.

Ils revinrent à Paris fiancés l’un à l’autre ; et dès lors Éveline s’efforça soigneusement et résolûment de bannir de son cœur tout souvenir, tout regret éveillé par Legard absent. Elle sentait la solennité de la foi placée en elle, et elle résolut qu’aucune de ses pensées ne serait jamais de nature à froisser l’âme tendre et généreuse qui lui avait confié le bonheur de sa vie. L’influence de Maltravers sur elle s’accrut dans leur situation nouvelle et plus familière ; et pourtant ce sentiment ressemblait toujours trop à de la vénération, trop peu à de la passion ; mais cela provenait peut-être de la jeunesse et de l’innocence d’Éveline. Dans tous les cas Maltravers ne s’en apercevait pas ; elle l’avait choisi entre tous, et, méfiant comme il croyait être, il se reposait sur la sécurité de la foi d’Éveline, sans être troublé par un seul doute. Il n’était pas même tourmenté par quelqu’un de ces pressentiments qui l’avaient obsédé dans les premiers temps qu’il avait été fiancé à Florence. L’affection d’une personne si jeune et si ingénue semblait lui rendre à lui-même toute sa jeunesse. On n’est jamais vieux tant qu’on peut inspirer de l’amour à un jeune cœur ; soudain aussi le monde prit à ses yeux un aspect plus riant et plus beau. L’espérance qui renaissait en lui le réconcilia avec sa carrière et ses semblables. Plus il écoutait parler Éveline, plus il découvrait en elle de nouveaux témoignages d’un naturel docile et généreux, et plus il se sentait assuré d’avoir enfin trouvé un cœur conforme au sien. L’admirable sérénité du caractère d’Éveline, joyeux sans être jamais fougueux ou bruyant, lui communiquait sa gaîté par une contagion insensible. Être auprès d’elle, c’était se mettre en espalier au soleil, sous quelque ciel riant ! Pour un homme lassé du bruit et des spectacles trop connus de ce monde monotone, il y avait un charme inexprimable à épier les pensées, les idées toujours fraîches et étincelantes qui jaillissaient de cette âme ignorante de la vie. Ce qui charmait surtout cet homme si difficile pour tout ce qui touchait à la véritable noblesse du caractère, c’était de voir que, quelque fût le sujet en discussion, jamais aucune pensée basse ou mesquine ne souillait les lèvres charmantes d’Éveline. Ce n’était pas seulement l’innocence de l’inexpérience, c’était surtout l’incapacité morale de mal faire qui l’enchantait dans la compagne qu’il s’était choisie pour parcourir avec lui la route de l’éternité. Et puis quel ravissement de voir la promptitude avec laquelle Éveline savait se créer des ressources contre l’ennui ! Elle possédait cette faculté, sans laquelle la femme n’a pas d’indépendance en dehors du monde, pas de garantie que la retraite domestique ne lui deviendra pas bientôt d’une fatigante monotonie : la faculté de trouver une occupation ou un passe-temps dans les moindres choses ; elle s’amusait de peu, et pourtant elle se résignait sans peine aux désappointements. Il sentit (et il se reprocha de ne l’avoir pas senti plus tôt) que, jeune et adorablement jolie comme elle l’était, elle n’avait pas besoin de rechercher pour stimulants les plaisirs tumultueux du monde, l’admiration vide de la foule.

« Telles sont les natures, pensait-il, qui peuvent seules conserver, en dépit des années, la poésie de leur premier rêve d’amour, et faire du mariage le sceau qui confirme l’affection, et non le cérémonial moqueur qui en consacre vainement la tombe ! »

Maltravers, quelques jours après son retour à Paris, avait écrit officiellement à Lumley, ainsi que nous l’avons vu. Il aurait également écrit à lady Vargrave, mais Éveline pensa qu’il était préférable qu’elle préparât elle-même sa mère par une lettre.

Il ne s’en fallait plus que de quelques semaines que miss Cameron n’atteignît l’âge de dix-huit ans, l’âge où elle devait être seule maîtresse de son sort. Le mariage devait avoir lieu aussitôt après. Valérie apprit avec un plaisir vrai les liens qu’allait contracter son ami. Elle rechercha avec empressement toutes les occasions de connaître plus intimement Éveline, qui fut complètement séduite par la gracieuse amabilité de Mme de Ventadour. Voici quel fut le résultat des observations de Valérie : Elle ne s’étonna pas que Maltravers ressentît un amour si passionné ; mais sa profonde connaissance du cœur humain (connaissance que les femmes de son pays possèdent à un degré si remarquable) la fit douter de la complète réciprocité de cet amour ; elle craignit qu’Éveline ne se fît illusion à elle-même. Le premier contentement qu’elle avait éprouvé se mêla d’inquiétude, et elle compta plus pour le bonheur futur de son ami, sur la pureté d’âme d’Éveline, et sur sa tendresse générale de cœur, que sur la concentration exclusive et l’ardeur de son amour. Hélas ! il est peu de personnes qui à dix-huit ans ne soient pas trop jeunes pour prendre cet irrévocable parti ; et Éveline était plus jeune que son âge !

Un soir, chez Mme de Ventadour, Maltravers demanda à Éveline si elle n’avait pas encore reçu de réponse de sa mère ; Éveline lui exprima sa surprise de n’en point recevoir, et la conversation tomba, tout naturellement, sur lady Vargrave.

« Aime-t-elle autant la musique que vous ? demanda Maltravers.

— Oui, vraiment, je le crois ; et les romances d’une certaine personne en particulier ; elles ont toujours eu un charme indescriptible pour elle. Je lui ai souvent entendu dire que lorsqu’elle lit vos écrits, il lui semble causer avec un ami de sa jeunesse. Votre nom et votre génie semblent le seul lien qui la rattache au monde. Et même (ne vous fâchez pas), je suis presque tentée de croire que ce fut son enthousiasme si singulier et si rare qui m’inspira tout d’abord de l’intérêt pour vous.

— Voilà une double raison, alors, pour que j’aime votre mère, dit Maltravers heureux et flatté. N’aime-t-elle pas la musique italienne ?

— Pas beaucoup ; elle préfère quelques vieux airs allemands très-simples, mais très-touchants.

— Comme moi quand j’étais jeune, dit Maltravers avec un intérêt croissant.

— Il y a aussi quelques mélodies anglaises que je lui ai entendu chanter quelquefois, mais bien rarement. Il y en a une en particulier qui l’émeut si vivement, quand elle en joue seulement le motif, que j’y ai toujours attaché une certaine idée de sainteté mystérieuse. Je n’aimerais pas à la chanter devant le monde ; mais demain, quand vous viendrez me voir, et que nous serons seuls…

— Ah ! demain je ne manquerai pas de vous en faire souvenir. »

Leur conversation cessa ; pourtant, par je ne sais quel hasard, pendant toute cette nuit-là le souvenir de ce que lui avait dit Éveline lui revint obstinément. Cette mère, qui vivait dans la retraite et l’isolement, lui inspirait une curiosité vague et indéfinissable ; une femme dont le passé semblait enveloppé de tant de mystère ! Cleveland, en réponse à sa lettre, lui avait mandé que toutes ses recherches relatives à la naissance et au premier mariage de lady Vargrave avaient été infructueuses. Éveline évidemment n’en savait pas grand’chose ; et d’ailleurs il hésitait par une sorte de délicatesse à lui adresser des questions qu’on aurait pu attribuer à la curiosité, ou même à un vulgaire orgueil de naissance. Puis les amants ont tant de choses à se dire, que Maltravers n’avait jamais trouvé le temps de parler à Éveline d’autres personnes que d’elle et de lui. Il dormit mal cette nuit-là ; des rêves sinistres et d’un mauvais augure troublèrent son sommeil. Il se leva tard, accablé de tristes pressentiments qu’il ne pouvait réussir à maîtriser. Il avait à peine achevé son repas du matin, et pris son chapeau pour se rendre auprès d’Éveline afin de trouver un peu de consolation près d’elle et de se réchauffer à son soleil, lorsque la porte s’ouvrit, et à son grand étonnement il vit entrer lord Vargrave.

Lumley s’assit avec une raideur et une gravité qui ne lui était point habituelles ; et comme s’il souhaitait d’éviter toute explication inutile, il entama de suite l’entretien, avec une solennité marquée dans la voix et dans l’aspect.

« Maltravers, dit-il, depuis quelques années il y a eu de la froideur entre nous. Je n’ai pas la prétention de vous imposer vos amitiés et vos aversions. Vous seul pouvez savoir d’où provenait cet éloignement. Quant à moi, ma conscience ne me reproche rien ; ce que j’étais, je le suis encore. C’est vous qui avez changé. Que ce soit à cause de la différence de nos opinions politiques, ou par une autre raison plus cachée, je n’en sais rien. Je le déplore, mais il est maintenant trop tard pour chercher à y remédier. Si vous me soupçonnez d’avoir jamais essayé, ou même souhaité de semer la discorde entre vous et ma malheureuse cousine, morte maintenant, vous vous trompez. J’ai toujours cherché votre bonheur et votre union à tous deux. Et pourtant, Maltravers, vous détruisiez alors un rêve chéri, que je nourrissais depuis longtemps. Mais je souffris en silence ; ma conduite fut au moins désintéressée ; peut-être fut-elle généreuse. Soit, n’en parlons plus. Une seconde fois je vous retrouve sur mon chemin ; vous m’enlevez un cœur que depuis longtemps je m’étais accoutumé à considérer comme mon bien. Vous n’êtes arrêté par aucun scrupule d’ancienne amitié, par aucun respect pour des liens sacrés et reconnus. Vous êtes mon rival auprès d’Éveline Cameron, et vous l’emportez sur moi.

— Vargrave, dit Maltravers, vous m’avez parlé franchement ; je vous répondrai avec une égale sincérité. La différence de nos goûts, de nos caractères, de nos opinions, nous a jetés depuis longtemps dans des voies opposées. Pour moi, je ne puis séparer la moralité politique de la vertu privée. Par des motifs que vous connaissez mieux que personne, mais que je tiens, je vous le dis ouvertement, pour ceux de l’intérêt et de l’ambition, vous avez, je ne dis pas changé d’opinions (il n’y a pas de mal à cela), mais, tout en les conservant en particulier, vous en avez affiché d’autres en public, et vous avez joué avec les destinées de l’humanité, comme si les hommes n’étaient que des jetons, faits pour marquer un jeu mercenaire. Lorsque je m’en fus aperçu, j’examinai votre caractère d’un regard plus scrutateur ; et je conclus de cet examen que je ne pouvais plus avoir foi en vous. Pour ce qui est de la morte… Laissons retomber la pierre sur cette jeune tombe !… Je vous acquitte de tout blâme. Le coupable a souffert plus qu’il ne fallait pour expier son crime ! Vous condamnez mon amour pour Éveline. Pardonnez-moi ; je n’ai ni séduit son affection, ni rompu aucun lien. Ce ne fut que lorsqu’elle se trouva libre de disposer de son cœur et de sa main, lorsqu’elle put choisir entre nous deux, que j’osai lui parler d’amour. Laissez-moi penser qu’il se trouvera quelque moyen d’adoucir, en partie du moins, un désappointement qui doit assurément vous paraître fort amer.

— Arrêtez ! s’écria lord Vargrave (qui, plongé dans une sombre rêverie, avait semblé écouter à peine les dernières paroles de son rival) ; arrêtez, Maltravers. Ne parlez pas d’amour à Éveline ! Un horrible pressentiment me dit que, dans quelques heures d’ici, vous aimeriez mieux arracher votre langue jusqu’à la racine que d’associer des paroles d’amour à la pensée de cette malheureuse enfant ! Oh ! si j’étais vindicatif, quel triomphe épouvantable m’attendrait maintenant ! Quelle vengeance de vos injustes jugements, de votre froid mépris, de votre victoire misérable et momentanée sur moi ! Le ciel m’est témoin que le seul sentiment que j’éprouve est celui de l’épouvante, de la douleur ! Maltravers, dans votre première jeunesse avez-vous eu des relations avec une personne qu’on appelait Alice Darvil ?

— Alice !… Ciel ! que voulez-vous dire ?

— N’avez-vous jamais su que le nom de baptême de la mère d’Éveline est Alice ?

— Je ne l’ai jamais demandé… je ne l’ai jamais su. Mais c’est un nom si ordinaire, balbutia Maltravers.

— Écoutez-moi, reprit Vargrave : vous avez vécu avec Alice Darvil dans le voisinage de ***, n’est-ce pas ?

— Continuez, continuez !

— Vous aviez pris le nom de Butler. Ce fut sous ce nom-là qu’Alice Darvil fut plus tard connue dans la ville où demeurait mon oncle (il y a dans cette histoire des lacunes que je ne suis pas en état de combler) ; elle y enseignait la musique ; mon oncle en devint amoureux ; mais il était orgueilleux, et jaloux de l’opinion du monde. Alice se rendit dans le Devonshire, et mon oncle l’y épousa sous le nom de Cameron, nom par lequel il espérait cacher au monde l’obscurité de son origine et l’humble profession qu’elle avait exercée. Silence ! ne m’interrompez pas ; Alice avait une fille qu’on supposait être le fruit d’un premier mariage ; cette fille était l’enfant de celui dont elle portait le nom ; oui, du perfide Butler !… Cette fille est Éveline Cameron !

— Menteur !… serpent ! s’écria Maltravers en se dressant soudain comme si une balle l’eût frappé au cœur. Des preuves !… des preuves !

— Celles-ci vous suffiront-elles ? » dit Vargrave en lui présentant les lettres de Winsley et de lady Vargrave. Maltravers les prit, mais quelques moments s’écoulèrent avant qu’il osât lire. Il se retenait avec effort aux meubles pour ne pas tomber ; il y avait dans son gosier un bruit étouffé semblable au râle d’un mourant. Il lut enfin ; puis les lettres lui échappèrent des mains.

« Attendez-moi, dit-il d’une voix étouffée, et il s’achemina machinalement vers la porte.

— Arrêtez ! dit lord Vargrave en posant la main sur le bras d’Ernest. Écoutez-moi pour l’amour d’Éveline, pour l’amour de sa mère. Vous êtes sur le point d’aller trouver Éveline : soit ! je sais que vous possédez ce don divin, l’empire sur vous-même. Vous ne lui laisserez pas connaître que sa mère a fait quelque chose qui déshonore également la mère et l’enfant ! Vous ne mettrez pas le comble à vos torts envers Alice Darvil en lui dérobant le fruit d’une vie d’expiation et de remords ! Vous ne dévoilerez pas sa honte à sa propre fille ! Prenez le temps de vous convaincre et de vous maîtriser !

— Ne craignez rien, dit Maltravers avec un sourire effrayant ; je ne chargerai pas ma conscience d’un double forfait. Selon que j’ai semé, il faut que je récolte. Attendez-moi ici ! »


CHAPITRE III

Angoisse, qui augmente de force à chaque moment, et qui finira par m’engloutir.
(Lillo. — La curiosité funeste.)

Maltravers trouva Éveline seule. Elle se tourna vers lui, et le salua comme d’habitude par un aimable sourire ; mais ce sourire s’évanouit aussitôt qu’elle aperçut la physionomie altérée et bouleversée de son fiancé. Des gouttes de sueur froide perlaient sur son front pâle et rigide, ses lèvres frémissaient comme sous l’angoisse d’une torture physique ; les muscles de son visage s’étaient détendus, et il y avait, dans la fixité et l’éclat fébrile de son regard, quelque chose de sauvage qui épouvanta Éveline.

« Vous êtes malade, Ernest !… cher Ernest, vous êtes malade ! votre regard me glace !

— Non, Éveline, dit Maltravers en recouvrant son empire sur lui-même, par un de ces efforts dont sont seuls capables les hommes qui ont souffert sans chercher de sympathie, — non, je vais mieux à présent ; j’ai été malade, très-malade, mais je vais mieux !

— Malade !… et je ne l’ai pas su ! »

En disant ces mots, elle essaya de lui prendre les mains. Maltravers recula.

« C’est du feu !… cela brûle !… arrière !… s’écria-t-il avec emportement. Ô mon Dieu ! épargnez-moi, épargnez-moi ! »

Éveline était maintenant sérieusement effrayée ; elle le regardait avec la plus tendre compassion. Était-ce un de ces accès accablants d’hypocondrie auxquels on disait tout bas qu’il était sujet ? Tout singulier que cela puisse paraître, malgré sa frayeur, il lui était plus cher dans ce moment de sombre mélancolie que dans toute la splendeur de sa majestueuse intelligence, ou avec tout le charme de ses tendres discours.

« Que vous est-il arrivé ? dit-elle en se rapprochant de lui ; avez-vous vu lord Vargrave ? je sais qu’il est arrivé, car il m’a envoyé son domestique pour m’en prévenir. Vous aurait-il dit quelque chose qui vous ait contrarié ? ou bien (ajouta-t-elle timidement et en balbutiant) la pauvre Éveline vous aurait-elle offensé ? Parlez-moi, de grâce parlez-moi ! »

Maltravers se tourna vers elle ; son visage était maintenant calme et serein ; à part sa pâleur extrême et presque surnaturelle, on n’apercevait plus aucune trace de l’enfer qui le consumait intérieurement.

« Pardonnez-moi, dit-il avec douceur ; je ne sais ce matin ce que je dis ou ce que je fais. Ne vous en préoccupez pas ; ne vous préoccupez pas de moi ; cela se passera lorsque j’entendrai votre voix.

« Vous chanterai-je les paroles dont je vous parlais hier au soir ? Voyez, elles sont là toutes prêtes. Je les sais par cœur, mais j’ai pensé que vous aimeriez à les lire ; elles ont tant de simplicité et de sentiment vrai ! »

Maltravers lui prit la romance des mains, et pencha la tête sur le papier ; d’abord les lettres lui parurent troubles et indistinctes, car il avait un brouillard devant les yeux ; mais à la fin quelque fibre de sa mémoire fut ébranlée ; il se souvint de ces vers : il les avait composés pour Alice dans les premiers jours de leurs délicieuses amours. C’étaient des anneaux de la chaîne d’or par laquelle il avait cherché à lier le génie du savoir au génie de l’amour.

« Et de qui votre mère a-t-elle appris ces paroles ? dit-il d’une voix faible, en posant avec calme les vers qu’il tenait à la main.

— Je n’en sais rien ; un de ses amis les composa, il y a bien des années, et les lui donna. Il fallait que cet ami lui fût bien cher, à en juger par l’effet qu’elles produisent encore sur elle.

— Pensez-vous, dit Maltravers d’une voix sourde, pensez-vous que ce fût votre père ?

« Mon père ! Elle ne me parle jamais de mon père. On m’a appris de bonne heure à éviter toute allusion à sa mémoire. Mon père !.. c’est probable… oui ! c’était peut-être mon père ; quelle autre personne aurait-elle aimée avec tant de tendresse ? »

Il y eut un long silence ; ce fut Éveline qui le rompit.

« J’ai reçu des nouvelles de ma mère aujourd’hui, Ernest ; Sa lettre me fait peur, je ne sais pourquoi !

— Ah !.. et comment ?…

— Elle est écrite à la hâte, avec incohérence, presque avec égarement. Ma mère me dit qu’elle a appris quelque chose qui la trouble et l’accable ; elle me prie de m’informer si parmi les personnes que je connais il ne se trouverait pas quelqu’un qui ait rencontré sur le continent un individu du nom de Butler ou qui en ait entendu parler. Vous tressaillez ! auriez-vous connu quelqu’un de ce nom ?

— Moi !… l’aviez-vous jamais entendu prononcer à votre mère avant ce jour ?

— Jamais ! Et pourtant… je me rappelle qu’une fois…

— Quoi ?

— Je lisais dans un journal le compte-rendu de la mort subite d’un certain M. Butler ; l’agitation de ma mère fit sur moi une impression profonde et étrange ; elle perdit connaissance, et semblait être en proie à une espèce de délire quand elle revint à elle. Elle n’eut pas de tranquillité que je n’eusse achevé de lui lire l’article, et lorsque j’en vins aux détails d’âge, etc., (il était vieux, je crois), elle joignit les mains et fondit en larmes, mais il me sembla que c’étaient des larmes de joie. C’est un nom si ordinaire !… qui donc avez-vous connu qui s’appelât ainsi ?

— Il importe peu ! Est-ce là la lettre de votre mère ? est-ce son écriture ?

— Oui, » dit Éveline, et elle remit à Maltravers la lettre de lady Vargrave. Il la parcourut des yeux ; il avait déjà vu une ou deux fois l’écriture de lady Vargrave, et il n’avait reconnu aucune ressemblance entre cette écriture et les premiers échantillons du savoir-faire d’Alice, dont il avait suivi les progrès bien des années auparavant. Mais maintenant les circonstances les plus puériles étaient devenues des preuves aussi irrécusables que les témoignages de l’Écriture Sainte. Il croyait retrouver Alice à chaque ligne de ce griffonnage, écrit à la hâte, et quand ses yeux s’arrêtèrent sur ces mots : « Votre mère affectionnée, Alice ! » tout son sang se glaça dans ses veines.

« C’est étrange ! dit-il en s’efforçant de retrouver son sang-froid ; fort étrange que je n’aie jamais songé à vous demander son nom : Alice ! Elle s’appelle Alice ?

— Oui, c’est un joli nom, n’est-pas ? et puis il est si bien en harmonie avec la simplicité de son caractère. Ah ! combien vous l’aimeriez ! »

En disant ces mots Éveline se tourna vers Maltravers avec enthousiasme, et elle fut encore une fois épouvantée de son aspect ; car sa physionomie était redevenue pâle, défaite, contractée.

« Oh ! si vous m’aimez, s’écria-t-elle, envoyez chercher un médecin sur-le-champ. Et pourtant ! Êtes-vous réellement malade, Ernest, ou bien me cachez-vous quelque chagrin ?

— Je suis malade, Éveline, dit Maltravers en se levant ; et ses genoux fléchissaient sous lui. Je ne suis pas en état de jouir de votre société ; je vais rentrer chez moi.

— Et vous enverrez chercher un médecin immédiatement ?

— Oui, oui, il m’attend déjà.

— Le ciel en soit loué ! et vous m’écrirez un mot, rien qu’un mot, pour me rassurer ? je serai si tourmentée !

— Je vous écrirai.

— Ce soir ?

— Oui !

— Maintenant partez ; je ne vous retiens plus. »

Il s’achemina lentement vers la porte ; mais lorsqu’il arriva, il se retourna, et rencontrant les regards pleins d’anxiété d’Éveline, il lui tendit les bras. Vaincue par une crainte étrange et par son affectueuse sympathie, elle fondit en larmes ; et dans ce moment de surprise, la timidité et la réserve qui jusque-là avaient caractérisé son pur et doux attachement pour lui, disparurent ; elle se jeta sur son sein, et elle éclata en sanglots. Maltravers leva les mains, les posa avec solennité sur la tête de la jeune fille, et ses lèvres s’agitèrent comme s’il priait. Il s’arrêta, il la pressa contre son cœur ; mais il évita ce baiser d’adieu que jusque-là il avait recherché avec tant d’amour. Cette étreinte fut un transport d’angoisse, et non de bonheur ; et pourtant Éveline était loin de s’imaginer que Maltravers voulait que ce fût la dernière !

Maltravers rentra dans la chambre où il avait laissé lord Vargrave, qui y attendait son retour.

Il alla droit à Lumley et lui tendit la main.

« Vous m’avez épargné un crime affreux, un éternel remords : je vous remercie ! »

Tout froid et endurci que fût son cœur, Lumley se sentit attendri. Le mouvement de Maltravers l’avait pris à l’improviste.

« Ç’a été un devoir bien pénible à remplir, Ernest, dit-il en serrant la main qu’il tenait ; d’autant plus pénible venant de moi, de votre rival !

« Continuez… continuez, je vous en prie !… expliquez-moi tout ceci. Et pourtant qu’y a-t-il à expliquer ? Qu’ai-je besoin de savoir ?… Éveline est ma fille !… L’enfant d’Alice ! Au nom du ciel donnez-moi quelque espérance !… dites-moi qu’il n’en est pas ainsi !… dites-moi qu’Éveline est la fille d’Alice, mais qu’elle n’est pas la mienne ! Un père ! un père !… et l’on dit que c’est un nom sacré !… C’est un nom horrible !

— Calmez-vous, mon cher ami ; rappelez-vous à quoi vous avez échappé ! Vous vous remettrez de cette secousse ; le temps, les voyages…

— Paix, paix, vous dis-je ! Maintenant vous voyez que je suis calme ! quand Alice m’a quitté, elle n’avait pas d’enfant. J’ignorais qu’elle portât dans son sein le gage de notre funeste et coupable amour. Véritablement, les péchés de ma jeunesse se sont élevés en témoignage contre moi ; et la malédiction est revenue prendre possession de mon cœur !

— Je ne puis vous expliquer tous les détails.

— Mais pourquoi ne m’avoir pas parlé de tout ceci ? Pourquoi ne m’avoir pas averti ? Pourquoi ne m’avoir pas dit, lorsque mon cœur aurait pu se contenter d’un lien si doux : — « Tu as une fille, tu n’es pas seul au monde ! » Pourquoi m’avoir caché la connaissance de ce bienfait jusqu’à ce qu’il se soit changé en poison ? Serpent que vous êtes ! vous avez attendu jusqu’à cette heure pour vous repaître des angoisses qu’un mot de vous, il y a un an, que dis-je ? il y a un mois, un mois à peine, aurait pu nous épargner, à elle et à moi ! »

En disant ces mots, Maltravers s’approcha de Vargrave, l’attitude menaçante, les yeux étincelants de colère, les poings serrés, les veines de son front gonflées comme des cordes. Lumley, tout brave qu’il fût, recula.

« Je n’ai connu ce secret que peu de jours avant de venir ici, dit-il d’une voix tremblante, et je suis accouru, sur-le-champ, pour vous le révéler. Voulez-vous m’écouter ? Je savais que mon oncle avait épousé une femme d’un rang fort inférieur au sien ; mais il était réservé et circonspect, et je n’en savais pas davantage, si ce n’est que, d’un premier mari, cette dame avait une fille : Éveline. Une suite de circonstances accidentelles m’a soudain dévoilé le reste. »

Ici Vargrave répéta assez fidèlement ce que lui avaient dit le brasseur de C*** et M. Onslow ; mais quand il en vint à la confirmation tacite que ses soupçons avaient reçue de mistress Leslie, il exagéra beaucoup, et il défigura considérablement ce qui s’était passé.

« Jugez alors, dit Lumley en terminant son récit, du sentiment d’horreur que j’éprouvai en apprenant que vous aviez déclaré votre amour à Éveline, et que cet amour était réciproque. Malade comme je l’étais, je me hâtai d’accourir ; vous savez le reste. Cette explication vous satisfait-elle ?

— Je vais aller trouver Alice ! j’apprendrai tout de sa bouche même… Et pourtant comment oserai-je la revoir ? Comment pourrai-je lui dire : « Je t’ai arraché ta dernière espérance ! j’ai brisé le cœur de ton enfant ? »

— Pardonnez-moi, mais je devrais peut-être vous avouer que, d’après tout ce que m’a dit mistress Leslie, lady Vargrave n’a qu’un désir, qu’une espérance au monde : ne jamais revoir son séducteur. Vous pouvez voir vous-même par sa lettre combien la pensée que vous pourriez découvrir ses traces l’épouvante. Elle a enfin recouvré la paix de l’âme, la tranquillité de la conscience. Elle recule d’effroi à la pensée de rencontrer celui qui lui fut jadis si cher, mais qui est maintenant associé dans son esprit à des souvenirs coupables et douloureux. Bien plus, rien ne l’a troublée autant que la crainte des révélations, du déshonneur. Si jamais sa fille apprenait sa faute, ce serait pour elle un arrêt de mort. Pourtant, par suite de l’état nerveux de sa santé, et de la vivacité toujours extrême de ses sentiments, qu’elle ne sait point maîtriser, si elle vous revoyait elle ne saurait rien déguiser, rien cacher. Le voile serait déchiré ; les domestiques mêmes de la maison iraient ébruiter la chose, la curiosité s’en emparerait, et la médisance noircirait l’histoire des fautes de sa jeunesse. Non, Maltravers….. ou du moins attendez un peu de temps avant de la revoir. Attendez qu’elle soit préparée à cette entrevue ; attendez qu’on ait pris des précautions, que vous soyez vous-même dans un état d’esprit plus calme. »

Tandis que Lumley parlait ainsi, Maltravers fixait sur lui ses yeux perçants, et l’écoutait avec une profonde attention.

« Il importe peu, dit-il après un long intervalle de silence, que ce soient là ou mon vos véritables raisons pour vouloir différer ou empêcher une entrevue entre Alice et moi. L’affliction qui a fondu sur moi m’éblouit d’un éclat trop vif, trop brûlant pour permettre à mes yeux de voir aucune chance de salut ou d’adoucissement à mon sort. Même si Éveline était fille d’Alice, mais d’un autre mari, elle serait à jamais séparée de moi. La mère et la fille ! il y a une espèce d’inceste, même dans cette pensée ! Mais un pareil soulagement à ma douleur est interdit à ma raison. Non, pauvre Alice, je ne troublerai pas le repos que tu as enfin trouvé ! Tu n’auras jamais la douleur d’apprendre que notre faute a condamné ton amant à un si noir destin ! Tout est fini ! Le monde ne me retrouvera plus. Il ne me reste plus que le désert et la tombe !

— Ne parlez pas ainsi, Ernest, dit lord Vargrave d’un ton de condoléance ; encore un peu de temps et vous serez remis de cette secousse. Votre empire sur vos passions, même dans votre jeunesse, m’a toujours inspiré de l’admiration et de l’étonnement ; et maintenant, dans vos années plus mûres et plus calmes, et avec de pareils motifs pour triompher de vous-même, votre victoire viendra plus tôt que vous ne pensez. Puis Éveline est si jeune ; elle vous a connu si peu de temps ; peut-être son amour n’est-il, après tout, causé que par quelque mouvement mystique, mais innocent, de la nature, et se réjouirait-elle de vous donner le nom de « père ». D’heureuses années vous sont encore réservées.

Maltravers n’écoutait point ces vaines et vides consolations. La tête penchée sur sa poitrine, tout son être affaissé sur lui-même, les joues sillonnées de grosses larmes, qui coulaient inaperçues, il offrait l’image d’un homme brisé, anéanti, désespéré, que le destin ne pourra jamais relever. Celui qui pendant tant d’années s’était retranché dans son orgueil, qui portait gravé sur son front le triomphe sur les passions et le malheur, dont les pas avaient foulé la terre de l’allure royale d’un conquérant, celui-là était, en ce moment, plus humilié, plus accablé, plus soumis que le dernier esclave qui rampe sur le sol ! Celui qui avait regardé avec des yeux pleins d’orgueil les infirmités des autres, qui avait dédaigné de servir ses semblables à cause de leurs folies humaines et de leurs petites faiblesses, lui, lui-même, le pharisien du génie, ne devait qu’à un hasard, qu’à la main de l’homme dont il se défiait et qu’il méprisait, d’échapper à un crime qui fait frémir la nature, que toute loi sociale et divine stigmatise parce qu’il ne se peut expier, dont les païens eux-mêmes ont fait la plus épouvantable catastrophe qui puisse terrasser la sagesse et l’orgueil des mortels ! Encore un pas de plus, et l’Œdipe de la Fable n’eût pas inspiré plus d’horreur que lui !

Des pensées de ce genre, informes, confuses, mais assez fortes pour le courber dans la poussière, traversèrent l’esprit de cet infortuné. Il avait éprouvé de grandes douleurs, il avait connu peu de joies ; des souvenirs douloureux et amers avaient consumé sa jeunesse, mais l’orgueil lui était resté ! et il avait osé dire, dans le secret de son cœur : « Je puis défier le sort ! » Maintenant la foudre était tombée, son orgueil était réduit en poudre ; l’humiliation était sa compagne ; la honte s’était emparée de son âme terrassée. L’avenir ne lui réservait pas une espérance. Il ne lui restait plus qu’à mourir !

Lord Vargrave le regardait avec un chagrin réel et une compassion vraie, car sa nature, quoique fourbe, artificieuse, perfide, n’avait de cruauté que ce qu’il en fallait apporter à l’exécution inexorable de ses desseins. Nulle compassion ne l’aurait détourné d’un but ; mais il était assez homme encore pour être sensible à la pitié, même en faveur de ses victimes. À la fin Maltravers releva la tête, et fit doucement signe de la main à lord Vargrave de se retirer.

« Maintenant tout est expliqué, dit-il d’une voix faible ; notre entrevue est terminée, j’ai besoin d’être seul ; il faut que je rappelle ma raison égarée, que je m’entretienne de sang-froid avec moi-même. Il faut que je lui écrive à elle, que j’invente, que je mente !… Moi qui croyais que rien ne me ferait jamais, jamais dire un mensonge, même à un ennemi ! Et je ne dois pas adoucir le coup que je lui porterai. Je ne dois pas prononcer un seul mot d’amour !… L’amour, c’est l’inceste ! Il faut que je m’efforce d’écraser brutalement dans son germe l’amour que j’ai fait naître ! Il faut qu’elle me haïsse ! oh ! apprenez-lui à me haïr ! Noircissez mon nom, dénaturez mes motifs, qu’elle me croie inconstant, perfide, tout ce que voudrez. Elle m’oubliera d’autant plus vite ; elle supportera d’autant plus facilement le chagrin que le père a attiré sur la tête de son enfant ! Elle n’a point péché, elle ! Ô mon Dieu ! moi seul je fus coupable ! Que mon châtiment soit un sacrifice que tu daignes accepter pour elle ! »

Lord Vargrave essaya encore de le consoler ; mais cette fois les paroles lui manquèrent. Son habileté, lui fit défaut. Maltravers détourna la tête avec impatience, et lui montra la porte.

« Je vous reverrai avant de quitter Paris, dit-il : laissez votre adresse en bas. »

Vargrave n’était peut-être pas fâché de mettre fin à une scène aussi pénible ; il balbutia quelques paroles incohérentes, et se retira précipitamment. En s’en allant il entendit la porte se refermer à double tour derrière lui. Ernest Maltravers était seul ! Quelle solitude !


CHAPITRE IV

Ne me plains pas, mais prête une attention sérieuse à ce que je vais te révéler.
(Shakespeare. — Hamlet.)
LETTRE D’ERNEST MALTRAVERS À ÉVELINE CAMERON.
« Éveline !

« Tous les exemples d’infidélité et de perfidie que vous avez jamais lus vous paraîtront pâles auprès de ma conduite à votre égard. Il faut nous séparer, et pour jamais ! Nous nous sommes vus pour la dernière fois. Il est inutile de me demander pourquoi. Croyez que je suis inconstant, perfide, sans cœur ; que je cède à un caprice, si vous voulez. Ma résolution est inébranlable. Nous ne nous reverrons plus, même comme amis. Je ne vous demande ni de me pardonner, ni de conserver mon souvenir. Regardez-moi comme un homme complètement indigne même de votre ressentiment. Ne pensez pas que j’écrive ceci dans un moment de démence, de fièvre, ou de surexcitation. Ne me jugez pas sur mon apparente indisposition de ce matin, je n’invente ni excuse, ni atténuation pour ma foi violée, pour mes serments trahis. Je vous écris de sang-froid et avec calme : et je vous écris que je renonce à votre amour.

« Ce langage est une froide cruauté, une insulte diabolique, n’est-ce pas, Eveline ? N’êtes-vous pas reconnaissante de m’avoir échappé ? Ne regardez-vous pas le passé en frémissant à la vue du précipice où vous avez failli tomber ?

« Laissons de côté ce sujet, et passons à un autre. Nous sommes séparés, Eveline, et pour jamais. Ne vous imaginez pas, je vous le répète, ne vous imaginez pas qu’il y ait aucune erreur, aucune étrange illusion dans mon esprit, qu’il soit enfin jamais possible de révoquer cette sentence. Il serait peut-être plus facile de faire sortir les morts de leurs tombeaux que de nous rapprocher l’un de l’autre tels que nous étions, tels que nous espérions être. Maintenant que vous êtes convaincue de cette vérité, apprenez, aussitôt que se sera dissipée la première impression douloureuse que vous éprouverez en découvrant combien il y a de méchanceté dans le monde, apprenez, dis-je, à chercher dans l’avenir des liens plus heureux et mieux assortis que ceux que vous auriez formés avec moi. Vous êtes très-jeune ; dans la jeunesse les impressions sont vives, mais passagères ; vous vous étonnerez plus tard de vous être imaginé que vous m’aimiez. Une autre image, plus jeune et plus séduisante, remplacera la mienne. Tel est l’objet de mes désirs et de mes prières. Aussitôt que j’aurai appris que vous aimez une autre personne, que vous êtes mariée à un autre, je reparaîtrai dans le monde ; jusque-là je resterai errant et proscrit. Votre main seule peut effacer de mon front la flétrissure de Caïn ! Lorsque je serai parti, lord Vargrave renouvellera probablement ses propositions de mariage. J’aimerais mieux vous voir épouser un homme d’un âge assorti au vôtre, un homme que vous pourriez aimer tendrement, et qui bannirait de votre cœur tout souvenir du misérable qui vous abandonne aujourd’hui. Mais peut-être ai-je mal jugé lord Vargrave, peut-être était-il plus digne de vous que je ne le pensais (moi, qui me posais en censeur des autres !), peut-être saura-t-il gagner et mériter votre affection.

« Adieu Éveline !… on dit qu’à brebis tondue Dieu mesure le vent : Dieu veillera sur vous !

« Ernest Maltravers. »

CHAPITRE V

Nos actes sont nos anges, bons ou mauvais, dont les ombres fatales ne nous quittent plus.
(John Fletcher.)

Le lendemain matin la voiture était à la porte de Maltravers pour l’emmener peu lui importait en quels lieux. Où pouvait-il fuir ses souvenirs ? Il venait d’envoyer sa lettre à Éveline : cette lettre qu’il s’était étudié à écrire dans le but de détruire toute l’affection où il avait espéré trouver le dernier bonheur de sa vie. Il n’attendait plus que Vargrave, qu’il avait envoyé chercher, et qui se hâta de se rendre auprès de lui.

Quand Lumley arriva, il fut effrayé du changement qu’une seule nuit avait produit chez Maltravers ; mais il fut surpris et soulagé de le trouver calme et maître de lui.

« Vargrave, dit Maltravers, quelle qu’ait été notre froideur passée, je vous dois désormais une éternelle reconnaissance ; et désormais aussi ce terrible secret établit entre nous un lien indissoluble. Si je vous ai bien compris, ni Alice, ni aucun autre être vivant, vous seul excepté, ne sait que c’est moi, Ernest Maltravers, qui suis le criminel objet du premier amour d’Alice. Que ce secret reste enseveli ; soulagez l’esprit d’Alice de toute crainte d’apprendre que l’homme qui l’a trahie vit encore : il ne vivra pas longtemps. Je me fie à votre jugement et à votre habileté pour choisir le moment et le mode d’explication qui vous paraîtront préférables. Maintenant parlons d’Éveline. »

Ici Maltravers indiqua généralement l’esprit de la lettre qu’il avait écrite. Vargrave l’écoutait pensif.

« Maltravers, dit-il, il est bien d’essayer d’abord l’effet de votre lettre. Mais si elle échoue ; si elle ne sert qu’à enflammer l’imagination et à exciter l’intérêt d’Éveline ; si celle-ci continue à vous aimer ; si cet amour la consume ; s’il mine sa santé ; s’il la détruit ?… »

Maltravers gémit. Lumley poursuivit :

« Je ne dis pas cela pour vous affliger, mais pour ne rien laisser d’imprévu. Moi aussi j’ai passé la nuit à réfléchir à ce qu’il vaudrait mieux faire en pareil cas, et voici le dessein auquel je me suis arrêté. S’il est nécessaire, disons la vérité à Éveline, mais en dépouillant la vérité de tout ce qu’elle renferme de honte. Non, non, ne m’interrompez pas. Pourquoi ne pas dire que, sous un nom d’emprunt, et dans l’ardeur romanesque de votre première jeunesse, vous avez connu Alice et que vous l’avez aimée (en toute innocence et en tout honneur) : votre extrême jeunesse, la différence de rang qui vous séparait, s’opposèrent à votre union. Son père, ayant découvert votre correspondance clandestine, lui fit quitter soudain le pays, et déjoua tous vos efforts pour la retrouver. Vous vous perdîtes de vue l’un l’autre ; on fit croire à chacun de vous que l’objet de son amour avait cessé de vivre. Alice fut forcée, par son père, d’épouser M. Cameron, et après la mort de son mari, son indigence et l’amour qu’elle portait à son unique enfant la décidèrent à accepter la main de mon oncle. Vous avez maintenant tout appris ; vous avez appris qu’Éveline est la fille de l’objet de votre premier amour, la fille de la femme qui vous adore encore, et dont votre souvenir a empoisonné la vie pendant tant d’années. Éveline comprendra sur-le-champ tous les scrupules d’une âme délicate ; elle frémira à la pensée qu’une fille puisse être la rivale de sa mère. Elle comprendra pourquoi vous avez fui loin d’elle ; elle prendra part à vos combats ; elle se rappellera la continuelle mélancolie d’Alice ; elle espérera voir le premier amour se rallumer et effacer toute trace de douleur ; la gémérosité et le devoir se réuniront pour l’aider à vaincre son affection pour vous ! Et plus tard, lorsque le temps vous aura rendu la paix du cœur à l’un et à l’autre, le père et la fille pourront se revoir, animés des sentiments réciproques que peuvent avouer un père et une fille ! »

Maltravers garda le silence pendant quelques minutes ; enfin il dit soudain :

« Vous l’aimiez véritablement, Vargrave ? Vous l’aimez encore ? votre plus cher souci sera son bonheur.

— Oui, oui ; je vous le jure !

— Alors je dois me fier à votre jugement ; je ne puis avoir d’autre confident ; et je ne suis pas moi-même en état de juger. Mon esprit est troublé, obscurci. Vous avez peut-être raison ; je le crois.

— Un mot encore. Elle n’ajoutera peut-être pas foi à mon récit, si vous ne l’appuyez pas. Voulez-vous m’écrire un mot, pour me dire que vous m’autorisez à révéler le secret, et qu’il n’est connu que de moi ? Je n’en ferai usage que dans le cas où ce serait absolument indispensable. »

Maltravers écrivit machinalement et à la hâte quelques mots, dans le sens qui lui avait suggéré Lumley.

« Je vous ferai savoir dans quel coin de la terre j’aurai cherché un asile, dit-il à Vargrave en lui remettant ce papier, afin que vous puissiez m’apprendre ce que je tremble et cependant ce que je brûle de savoir. Mais ne faites connaître à personne le refuge qu’aura choisi mon désespoir ! »

Il y avait positivement une larme dans l’œil froid de Vargrave, la seule larme qui y eût brillé depuis bien des années. Il s’arrêta indécis, puis il s’avança, puis il s’arrêta encore, murmura quelques mots entre ses dents, et détourna la tête.

« Pour ce qui est du monde, reprit Lumley après un moment de silence, comme la nouvelle de votre prochain mariage était publique, il faudra inventer quelques motifs pour en expliquer publiquement la rupture. Vous avez toujours été regardé comme un homme orgueilleux ; nous dirons que c’est l’obscurité de la naissance du côté de la mère ainsi que du père (dont on vient seulement de découvrir l’origine) qui vous a fait renoncer à cette alliance ! »

Vargrave parlait à un sourd ; qu’importait à Maltravers ce que dirait le monde ? Il sortit précipitamment de la chambre, se jeta dans sa voiture, et Vargrave resta seul livré à l’esprit d’intrigue, à l’espérance, à l’ambition.


LIVRE X


CHAPITRE I

Qualis ubi in lucem coluber,

Mala gramina pastus.

(Virgile.)
Pars minima est ipsa puella sui.
(Ovide.)

Il serait superflu, et peut-être révoltant, de raconter en détail la façon dont s’y prit Vargrave pour enlacer de ses réseaux la malheureuse jeune fille que son destin lui avait choisie pour proie. Il avait raison de prévoir qu’après le premier mouvement de stupéfaction causé par la lettre de Maltravers, le ressentiment d’Éveline se trouverait étouffé par la certitude qu’elle conservait de son affection, par l’incrédulité que lui inspiraient ses accusations de lui-même, et par sa secrète conviction que ses adieux et sa ſuite avaient pour motif quelque revers, quelque malheur, qu’il ne voulait pas qu’elle partageât. Vargrave communiqua donc bientôt à Éveline l’histoire qu’il avait suggérée à Maltravers. Il lui rappela la tristesse habituelle, si visible chez lady Vargrave ; l’indifférence de celle-ci pour les plaisirs du monde ; la susceptibilité avec laquelle elle évitait toute allusion aux premières années de sa vie.

« Le secret en est, dit-il, dans un ardent attachement de sa jeunesse. Votre mère aimait un jeune étranger, d’un rang supérieur au sien, qui (la tête remplie des exagérations romanesques de l’Allemagne) parcourait alors le pays pédestrement et à la recherche des aventures, sous le nom supposé de Butler. Elle en fut ardemment aimée en retour. Peut-être son père soupçonna-t-il le rang de son amant, et trembla-t-il pour l’honneur de sa fille. C’était un singulier homme que ce père, et je ne connais pas bien son vrai caractère, ni ses motifs véritables. Mais soudain il éloigna sa fille, afin de la soustraire aux assiduités et aux recherches de son amant ; ils ne se revirent plus, et son amant la pleura pour morte. Plus tard votre mère fut contrainte par Son père d’épouser M. Cameron, et resta veuve avec une unique enfant : c’était vous. Elle était pauvre, très-pauvre ! et dans son amour pour vous, dans son anxiété pour votre avenir, elle se décida enfin à prêter l’oreille aux propositions de mon oncle ; pour assurer votre sort, elle se remaria ; puis la mort vint encore trancher ce lien. Mais toujours, constamment et fidèlement, elle avait conservé la mémoire de ce premier amour, dont le souvenir avait assombri et empoisonné son existence ; et toujours elle vivait de l’espoir de revoir un jour le bien-aimé perdu. À la fin, et tout récemment, le hasard me fit découvrir que l’objet de cet indomptable amour vivait encore, qu’il était encore libre de sa main, sinon de son cœur. Vous voyez en la personne d’Ernest Maltravers l’amant de votre mère ! Il m’échut la tâche ingrate et pénible d’apprendre à Maltravers que lady Vargrave n’était autre que l’Alice tant aimée dans son adolescence ! de lui prouver que son amour résigné et patient ne s’était jamais démenti ; de le convaincre que la seule espérance qui lui restât au monde était celle de le revoir une fois encore. Vous connaissez Maltravers ; vous connaissez son caractère élevé, sensible et noble ; il recula d’horreur à la pensée de faire de son amour pour la fille la dernière et la plus amère douleur de la mère, de cette femme qu’il avait tant aimée. Puis, sachant combien votre mère vous est chère, il frémit en pensant au chagrin, aux remords que vous éprouveriez en découvrant de qui vous aviez été la rivale, et quelles étaient les espérances, quels étaient les rêves que votre fatale beauté avait anéantis. Torturé, désespéré, la raison presque égarée, il a fui sa funeste passion, et maintenant il cherche à l’étouffer dans la solitude. Touché de la douleur et des regrets de la bien-aimée de sa jeunesse, il a l’intention, aussitôt qu’il vous verra rendue au bonheur et à la paix, d’aller retrouver votre mère pour consacrer tout son avenir à l’accomplissement de ses serments d’autrefois. C’est de vous, de vous seule qu’il dépend de rendre Maltravers au monde, de vous seule qu’il dépend de combler de bonheur les dernières années d’une mère qui vous chérit avec tant de tendresse !

On devinera sans peine avec quels sentiments d’étonnement, de compassion, d’épouvante, Éveline écouta cette histoire, dont le récit fut souvent interrompu par ses exclamations et ses sanglots. Elle voulait écrire sur-le-champ à sa mère, à Maltravers. Oh ! avec quelle joie elle renoncerait à ce dernier ! Comme elle promettait volontiers de se réjouir d’un abandon qui devait rendre le bonheur à cette mère si tendrement aimée !

« Non, dit Vargrave, votre mère ne doit pas savoir que le mystérieux objet de son premier amour est ce Maltravers dont l’hommage a été si récemment adressé à sa propre fille, jusqu’à ce qu’elle puisse l’apprendre de sa bouche, jusqu’à ce que cette révélation puisse lui être adoucie par les protestations d’une affection renaissante. Une pareille découverte ne blesserait-elle pas son orgueil, ne détruirait-elle pas toute espérance en son cœur ? Comment pourrait-elle alors consentir au sacrifice que Maltravers est disposé à lui faire. Non ! ce n’est que lorsque vous appartiendrez à un autre, ce n’est (pour me servir des paroles de Maltravers) que lorsque vous serez une épouse heureuse et aimée, que votre mère devra recevoir l’hommage de Maltravers ; alors seulement elle pourra savoir à qui cet hommage a été récemment adressé ; alors seulement Maltravers se sentira le droit d’accomplir l’expiation qu’il médite. Il veut bien se sacrifier lui-même, mais il tremble à la pensée de vous sacrifier, vous ! Ne dites rien à votre mère, jusqu’à ce que vous appreniez de ses lèvres qu’elle sait tout ! »

Éveline pouvait-elle hésiter ? Éveline pouvait-elle douter ? Calmer les craintes, exaucer les prières de l’homme dont la conduite lui paraissait si généreuse ; le rendre à la paix et au monde ; par-dessus tout, arracher du cœur de cette mère tendre et bien-aimée le trait envenimé ; jeter encore dans sa vie quelques années de bonheur, la réunir à l’amant tant pleuré : quel sacrifice était trop grand pour un tel prix ?

Ah ! pourquoi Legard était-il absent ? Pourquoi le croyait-elle capricieux, léger, perfide ? Pourquoi avait-elle banni de son âme ses plus tendres pensées ? Mais lui, le véritable amant, il était loin, et son amour fidèle était inconnu, tandis que Vargrave, le serpent vigilant, était toujours là.

Dans une heure fatale, et dans le transport de cet enthousiasme qui inspire les actes les plus insensés, comme les actes les plus sublimes, qui fait ou des dupes ou des martyrs, de cet enthousiasme qui entraîne à l’abnégation complète de soi-même, au sacrifice de toutes choses par un zèle brûlant pour les autres, Éveline consentit à être la femme de Vargrave. Elle ne sentit pas d’abord son sacrifice ; elle ne sentit que l’ardeur d’un noble esprit, que l’approbation de sa conscience. Ainsi, et seulement ainsi, elle obéissait à ses deux devoirs : le devoir, auquel elle avait failli manquer, envers son bienfaiteur mort ; et le devoir envers sa mère vivante. Bientôt après vint une terrible réaction, puis enfin cette résignation passive, léthargique, qui n’est autre chose que le désespoir sous un nom plus doux. Oui ! c’était là le sort auquel elle avait été inexorablement prédestinée ! En vain elle avait cherché à le fuir ! le destin l’avait ressaisie, il fallait se soumettre à son arrêt !

Elle était impatiente qu’on transmît sur-le-champ à Maltravers la nouvelle des liens nouveaux qu’elle allait contracter. Vargrave le lui promit, mais prit soin de ne pas tenir parole. Il était trop fin pour ne pas savoir que ces démarches précipitées feraient trop bien apercevoir les motifs d’Éveline, et que sa conduite à lui paraîtrait manquer de délicatesse et de générosité. Il voulait que Maltravers ne sût rien, jusqu’à ce que la chaîne indissoluble fût rivée. N’osant quitter Éveline, même pour un jour, n’osant courir les risques d’une entrevue entre elle et sa mère s’il la ramenait en Angleterre, il resta à Paris et hâta tous les préparatifs du mariage. Il envoya chercher Douce, qui vint en personne, apportant les actes nécessaires à la conversion de l’argent pour l’acquisition de Lisle Court, acquisition qui devait se conclure immédiatement. L’argent devait être placé dans la maison de banque de M. Douce, jusqu’à ce que les hommes d’affaires eussent complété leurs opérations ; et dans quelques semaines, lorsque Éveline aurait atteint l’âge voulu, Vargrave espérait se voir maître, et de la fiancée, et des terres héréditaires de l’infortuné Maltravers. Il se garda bien de dire à Éveline quel était le propriétaire actuel du domaine qui allait prochainement lui appartenir ; il prévoyait les objections qu’elle opposerait à cette acquisition, et, du reste, elle était hors d’état de parler de ces choses-là, ou même d’y penser. Elle ne demanda qu’une faveur qui lui fut accordée : qu’on la laissât tranquille dans sa solitude jusqu’au jour fatal. Enfermée seule dans sa chambre isolée, condamnée à ne confier ses pensées à personne, à ne point chercher de sympathie, même auprès de sa mère, la pauvre fille s’efforçait en vain de se tenir à la hauteur de son premier enthousiasme, et de se résigner à un acte que pourtant elle était assez héroïque pour ne vouloir ni rétracter, ni regretter, bien qu’elle ne pût y songer sans frémir.

Lady Doltimore, étonnée de ce qui s’était passé, étonnée de la fuite de Maltravers, du succès de Lumley, ne pouvant s’en rendre compte, ni tirer aucune explication de Vargrave ou d’Éveline, était agitée par la crainte de quelque infâme machination qu’elle ne pouvait pénétrer. Pour échapper aux inquiétudes qui l’obsédaient, elle se plongea, avec plus d’avidité que jamais, dans le tourbillon des plaisirs. Vargrave, plein de défiance, et redoutant ce qu’elle pourrait dire, dans l’état de surexcitation nerveuse où elle se trouvait, si elle était soustraite à ses regards vigilants, se crut obligé de la suivre partout. Ses manières et sa conduite étaient pleines de circonspection ; mais Caroline, jalouse, irritée, fantasque, manifestait par moments le droit de familiarité et de colère, et par là elle attira sur elle et sur lui l’espionnage de la médisance. Pendant ce temps, lord Doltimore, quoique trop froid et trop orgueilleux pour s’occuper ouvertement de ce qui se passait autour de lui, paraissait inquiet et troublé. Ses manières vis-à-vis de Vargrave étaient froides ; il évitait de se trouver en tête-à-tête avec sa femme. Cependant Lumley ne s’en occupait guère ; quelques semaines encore, et tout serait sauvé. Vargrave ne donnait point de publicité à son prochain mariage ; il cherchait à le cacher, jusqu’à la veille même du jour où il devait se consommer. Mais on en parla tout bas dans le monde : les uns pour en rire ; d’autres sérieusement. Quant à Éveline, on ne la voyait nulle part. Montaigne avait d’abord opposé une incrédule indignation à la nouvelle que Maltravers avait renoncé à une alliance qu’il avait tant souhaitée, et qu’il y avait renoncé par un motif aussi puéril, aussi indigne de lui que l’orgueil de la naissance. Une lettre de Maltravers, qui ne confia qu’à lui et à Vargrave le secret de sa retraite, le convainquit à regret que les plus sages ne sont que des sots bouffis d’orgueil ! Il fut courroucé, indigné, surtout quand Valérie et Teresa (car les femmes défendent leurs amis à tort ou à raison) cherchèrent des excuses, ou insinuèrent que d’autres causes se cachaient peut-être derrière celle qu’on alléguait. Mais les pensées de Montaigne furent considérablement distraites de ce sujet par son anxiété croissante relativement à Cesarini, dont la retraite et le sort restaient toujours ensevelis dans un mystère alarmant.

Il arriva sur ces entrefaites que lord Doltimore, qui avait toujours eu du goût pour les antiquités, et qui était fort mécontent de son château héréditaire parce qu’il était confortable et moderne, prit par désœuvrement l’habitude, assez généralement répandue à Paris, d’acheter des curiosités, des bahuts, des chaises antiques, des meubles en chêne sculpté ; et avec cette habitude lui revint le désir d’acquérir Burleigh. Apprenant par Lumley que Maltravers avait, selon toute probabilité, quitté son pays natal à tout jamais, il s’imagina que ce dernier consentirait maintenant probablement à vendre Burleigh, et il pria Vargrave de lui faire parvenir une lettre à cet effet.

Vargrave s’excusa, car il sentit qu’il ne pouvait rien y avoir de plus indélicat qu’une pareille demande, transmise, par lui, dans un pareil moment. Doltimore, qui avait par hasard entendu dire à Montaigue qu’il connaissait l’adresse de Maltravers, envoya tout bonnement sa lettre au Français, et, sans en mentionner le contenu, il le pria de la faire parvenir à destination ; Ce que fit Montaigne. Or il est singulier combien les petits hommes et les petits incidents influent sur les grands événements de la Vie. Ce fut grâce à cette simple lettre que s’opéra une nouvelle révolution dans l’étrange existence de Maltravers.


CHAPITRE II

Quid frustra simulacra fugacia captas ?

Quod petis est nusquam.

(Ovide. — Met. III, 232.)

L’infortuné Maltravers n’alla pas ensevelir ses angoisses Sous un climat consacré aux douleurs majestueuses ou à la douce mélancolie des regrets ; il ne chercha pas les glaciers ou les lacs bleus de la belle Suisse, ni la terre plus richement parée, le ciel plus clément de la séduisante Italie. Une fois, dans ses voyages, il avait passé à travers une contrée plongée dans une si sombre et si aride tristesse que son esprit en avait conservé une impression puissante et ineffaçable. Elle était située au milieu des marécages qui environnaient jadis le château de Gilles de Retz, ce seigneur ambitieux, ce redoutable nécromancien, qui périt sur un bûcher, après une carrière dont la puissance et la splendeur semblaient justifier la croyance populaire qui lui attribuait un pouvoir occulte et surnaturel.

Ce fut en ces lieux que se fixa Maltravers, dans une auberge pauvre et isolée, éloignée de toute autre habitation. Dans les chagrins moins violents on éprouve une espèce de volupté à braver les souffrances physiques ; mais l’angoisse inexorable, immense de Maltravers l’empêchait même de les sentir. Les grandes douleurs produisent une espèce de magnétisme, par lequel le corps semble s’endormir, et ne distingue plus de différence entre le lit de Damien et la couche de roses du sybarite. Il laissa sa voiture et ses domestiques dans une ville située à quelques milles de distance. Il vint seul dans cette triste retraite ; son âme assombrie trouva quelque chose de sympathique dans la saison d’hiver, dans l’aride région, et dans l’aspect de cette nature dévastée, sauvage, où rien du moins ne semblait railler sa douleur. Il serait impossible de décrire ce qu’il ressentait alors, ce qu’il souffrait. Il suffit de dire que, en dépit de tout, l’élément divin de la force humaine ne fut pas entièrement anéanti en lui, et que chaque jour, chaque nuit, à chaque heure, il priait le Grand Consolateur de l’aider à lutter contre un amour criminel. Nul homme ne combat tout à fait en vain, quand il combat avec autant de sincérité et de ferveur ; car dans chacun de nous il y a, quand nous voulons bien l’évoquer, un Esprit qui doit finir par l’emporter, sanglant, mais triomphant, sur le sort et sur les démons.

Un jour, après un long silence de Vargrave, dont les lettres étaient pleines d’assurances consolantes qu’Éveline recouvrait progressivement la joie et l’espérance, le messager de Maltravers revint de la ville voisine tenant à la main une lettre de Montaigne. Elle contenait, sous une enveloppe blanche (le silence de Montaigne lui disait combien il avait perdu dans l’estime de son ami), la missive de lord Doltimore. Elle renfermait ces mots :

« Mon cher monsieur,

« Apprenant que vous vous proposez de rester longtemps encore sur le continent, puis-je vous demander si vous vous décideriez à disposer de Burleigh ? J’en donnerais volontiers plus que la valeur réelle, et je lèverais sur mes propriétés une hypothèque suffisante pour en payer sur-le-champ tout le prix d’acquisition. Peut-être seriez-vous d’autant plus disposé à cette vente que vous avez un précédent dans l’exemple du chef de votre famille : j’apprends par lord Vargrave que le colonel Maltravers est décidé à vendre Lisle Court. »

« En attendant votre réponse ;
« Je suis,
« Mon cher monsieur,
« Votre tout dévoué.
Doltimore.

— Eh bien oui, dit Maltravers avec amertume, en écrasant cette lettre dans sa main ; que notre nom soit effacé de notre terre natale, et que nos foyers passent à des étrangers ! Comment pourrais-je revoir jamais les lieux où je la vis pour la première fois ? »

Il se décida sur-le-champ ; il allait écrire à ses hommes d’affaires en Angleterre, et placer cette négociation entre leurs mains. Cette diversion à ses pensées ne fut que passa gère, et bientôt de sombres nuages s’amoncelèrent de nouveau autour de son âme.

L’incident que je suis sur le point de raconter pourra paraître, à une critique superficielle, du domaine des choses surnaturelles ; mais il se peut facilement expliquer par des effets ordinaires, et c’est une circonstance strictement vraie.

Dans son sommeil, cette nuit-là, un rêve apparut à Maltravers. Il se crut seul, dans sa vieille bibliothèque de Burleigh, regardant le portrait de sa mère ; tandis qu’il le regardait, il s’imagina qu’un frisson, qu’un frémissement d’épouvante le saisissait, en vain il essayait de détourner ses regards de la toile : sa vue y était enchaînée comme par une irrésistible fascination. Puis il lui sembla que le portrait changeait par degrés ; les traits restèrent les mêmes, mais leur fraîcheur fit place à une teinte blême et cadavéreuse ; les couleurs des vêtements se flétrirent, la coupe en devint plus ample, plus flottante, mais lourde et raide comme si les étoffes étaient taillées dans la pierre : c’étaient les vêtements de la tombe. Mais sur le visage il y avait un doux et triste sourire qui enlevait à son aspect livide toute son horreur. Les lèvres s’agitèrent, mais sans articuler aucun son, et l’âme qui avait brisé ses chaînes parla à celle que la terre retenait captive encore.

« Retourne dans ton pays natal, dit-elle, retourne dans tes foyers. N’abandonne pas à des mains étrangères tout ce qui te reste de celle qui t’a donné le jour, et qui veille encore sur toi ; tu retrouveras ton bon Ange au seuil de ta demeure ! »

La voix se tut. Par un effort violent Maltravers rompit l’enchantement qui retenait sa parole. Il jeta un cri, et le rêve s’évanouit. Il était complétement éveillé : ses cheveux étaient dressés sur sa tête : une sueur froide mouillait son front. Le misérable lit sur lequel il était couché était placé en face de la fenêtre, et la lune d’hiver jetait sa lueur pâle et spectrale dans la chambre triste et nue. Mais entre lui et la lumière il lui sembla qu’il y avait un objet, une ombre, la figure qu’avait revêtue le portrait dans son rêve, le fantôme qui avait interpellé et glacé son âme. Il s’élança les bras tendus.

« Ma mère ! même dans la tombe peux-tu venir ainsi bénir ton malheureux fils ? Oh ! ne me quitte pas… ne me dis pas que… »

L’illusion se dissipa, et Maltravers tomba sans connaissance.

Lorsque, à la lumière plus salubre du jour, Maltravers repassa dans son esprit ce rêve mémorable, il chercha longtemps en vain à se convaincre que les rêves n’ont besoin d’aucun ministère du ciel ou de l’enfer pour peupler de fantômes menteurs les sentiers du sommeil ; que l’effet de ce rêve même sur ses nerfs ébranlés et son imagination surexcitée était le seul et véritable évocateur du spectre qu’il avait cru voir en s’éveillant. Sa raison fut lente à gagner la victoire et à désavouer l’empire d’une imagination en désordre. Et lorsqu’il se fut enfin malgré lui convaincu, ce rêve l’obsédait encore, et il ne pouvait réussir à le chasser de son esprit. Il attendit avec impatience la nuit suivante ; elle arriva, mais elle ne lui apporta ni rêve, mi sommeil ; toute la nuit le vent hurla, et la pluie battit contre les vitres de sa chambre. Une autre nuit vint ; la lune brillait comme auparavant, et il tomba dans un profond sommeil ; mais nulle vision ne vint troubler ou sanctifier ce sommeil. Il s’éveilla, honteux de son attente. Toutefois cet événement, à défaut d’autres, en donnant une nouvelle direction à ses pensées, avait ranimé et soulagé son âme, et le fardeau de la douleur l’accablait d’un poids moins lourd. Peut-être aussi dut-il principalement à ce souvenir, qui le poursuivait sans cesse, le changement qui modifia sa première résolution. Il était toujours décidé à vendre son vieux château ; mais il irait d’abord en retirer pieusement ce saint portrait, il rassemblerait religieusement, pour les conserver, tous les objets qui avaient appartenu à celle dont sa naissance avait causé la mort. Heureuse de n’avoir jamais su à quelles cruelles épreuves était réservé son enfant !


CHAPITRE III

Les heures monotones s’écoulent et une nuageuse obscurité couvre le ciel.
(Shakespeare. — Richard III.)

Une fois encore, soudainement, et sans être attendu, le seigneur de Burleigh revint frapper aux portes de sa maison déserte. Et une fois encore la vieille femme de charge et ses satellites furent jetés dans le trouble et la consternation. Au milieu de figures plus étonnées que souriantes, Maltravers passa dans son cabinet de travail. Aussitôt que le feu fut allumé, que le désordre causé par son arrivée fut apaisé, et qu’il se trouva seul, il prit un flambeau, et se rendit dans la bibliothèque adjacente. Il était environ neuf heures du soir ; l’atmosphère de la pièce était humide et froide, et la lumière luttait faiblement contre l’obscurité de ces murailles garnies de livres et de sombres tapisseries. Maltravers posa le flambeau sur une table, tira le rideau qui masquait le portrait, et contempla avec une profonde émotion, mêlée d’une certaine terreur, cette belle figure, dont les yeux semblaient fixés sur lui avec une expression de mélancolique douceur. Il plane quelque chose de mystique autour de ces fantômes peints de nous-mêmes, qui survivent à notre poussière ! Quel est celui qui, en regardant longtemps et fixement un de ces vieux portraits, ne finit pas par se figurer un peu que la toile n’est pas insensible à ses regards ? On dirait que, en les considérant, on leur communique sa vie, et que ces yeux qui semblent suivre chaque mouvement sont animés par un art plus magique que le simple procédé contenu dans les couleurs du peintre.

Les bras croisés sur sa poitrine, rêveur et immobile, Maltravers contemplait cette figure qui, par l’effet des rayons vacillants de la lumière, semblait se pencher vers son fils désolé. Combien il avait chéri la mémoire de sa mère ! Que de fois, dans ses années d’enfance, il s’était caché pour pleurer, avec des larmes d’angoisse, la perte du plus cher de tous les liens terrestres, celui que rien ne peut remplacer ! Combien il avait respecté, comme il avait compris la répugnance que son père avait d’abord témoignée pour lui, cause innocente de la mort prématurée de sa mère ! Il ne l’avait jamais vue, il n’avait jamais senti ses baisers affectueux ; et cependant il lui semblait, en regardant son portrait, qu’il l’avait connue depuis bien des années. Cette étrange mémoire intérieure et spirituelle qui nous rappelle souvent les personnes et les lieux que nous n’avons jamais vus, et que les platoniciens attribueraient à la conscience vague et indestructible d’une vie antérieure, s’agitait en lui, et semblait lui dire tout bas : « Vous étiez unis autrefois. »

« Oui ! dit-il, à demi-voix, nous ne nous séparerons plus. Que bénie soit l’illusion du songe qui a réveillé dans mon cœur ton souvenir, ô ma mère ! souvenir que je puis conserver sans crime. « Tu retrouveras ton bon ange au seuil de ta demeure ! » m’as-tu dit dans cette solennelle apparition. Ah ! ton âme veille-t-elle toujours sur moi ? Combien de temps s’écoulera-t-il avant que ma chaîne soit brisée, avant que nous nous rencontrions ailleurs que dans un rêve ! »

En ce moment la porte s’ouvrit, et la femme de charge entra.

« Je vous demande pardon, monsieur, mais j’ai pensé que vous excuseriez la liberté que je prends, quoique je sache qu’il est bien hardi de…

— Qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ?

— Eh bien, monsieur, c’est cette pauvre mistress Elton qui se meurt ; on dit qu’elle ne passera pas la nuit : or, quand votre voiture a passé devant ses fenêtres, la garde-malade lui a dit que c’était le Squire qui revenait, et elle a envoyé la garde pour vous supplier, monsieur, d’aller la voir, avant qu’elle meure. Je vous assure, monsieur, que j’ai beaucoup hésité à vous déranger pour vous transmettre un pareil message ; et je lui ai dit que vous arriviez de voyage, que…

— Qui est cette mistress Elton ?

— Est-ce que monsieur ne se souvient pas de cette pauvre femme qui fut écrasée, et pour qui monsieur eut tant de bontés, qu’il amena ici, le jour où miss Cameron… !

— Je m’en souviens. Dites que j’y serai dans quelques minutes. Elle va mourir ! murmura Maltravers ; elle est digne d’envie ! Le prisonnier voit tomber ses fers ; la barque quitte l’île déserte ! »

Il prit son chapeau, il traversa le parc, à la lueur incertaine des étoiles, et se rendit à la chaumière de la malade. Il s’approcha de son lit, et il lui prit la main avec bonté. En le voyant elle sembla reprendre ses forces. On congédia la garde ; ils restèrent seuls.

Avant le jour l’âme avait quitté cette humble enveloppe ; et la brume du matin veloutait l’herbe lorsque Maltravers rentra chez lui. Sa physionomie portait des traces d’émotions fortes et récentes, mais sa démarche était animée, et sa figure était colorée. L’espérance avait repris naissance en son cœur, quoique mêlée de doute et faiblement combattue par la raison. Une heure encore, et Maltravers était sur la route de Brook Green. Impatient, agité, inquiet, il stimulait les chevaux, il semait l’or sur sa route, et enfin la voiture s’arrêta à la porte de l’auberge du village. Il descendit, se fit indiquer le chemin du presbytère ; il traversa le cimetière, passa à l’ombre du vieil if, et entra dans le jardin d’Aubrey. Le prêtre était chez lui ; et la conférence qui suivit fut d’un intérêt profond et palpitant pour le visiteur.

Il est maintenant temps de placer avec ordre et suite, sous les yeux du lecteur, les incidents de cette histoire, dont la connaissance, à cette époque, ne se déroula à Maltravers que par fragments partiels et détachés.


CHAPITRE IV

En dépit de moi-même, j’aimerai toujours ton père ; partout où il ira, mon amour le suivra ; dans le bonheur et le chagrin, partout où il sera, mon cœur ne le quittera jamais.
(Complainte de Lady Anne Bothwell)

On peut se souvenir que dans le commencement de cette continuation de l’histoire de Maltravers il a été dit qu’Aubrey avait éprouvé, dans sa jeunesse, la douleur trop commune d’une affection déçue. Éléonore Westbrook, jeune fille d’un rang aussi obscur que lui, avait gagné, et semblait lui rendre, son amour ; mais elle était indigne de cet amour. Vaine, superficielle et ambitieuse, elle délaissa le pauvre étudiant pour un parti plus brillant. Elle accepta la main d’un négociant qui fut séduit par sa beauté, et qui avait une réputation de grande fortune. Ils se fixèrent à Londres, où Aubrey perdit toute trace d’Éléonore. Elle donna naissance à une fille unique ; et lorsque cette enfant eut atteint sa quatorzième année, son mari, tout à coup, et sans cause apparente, mit fin à son existence. La cause néanmoins en devint manifeste avant même qu’il fût enseveli. Il avait des dettes qui dépassaient de beaucoup le chiffre de sa fortune ; il s’était tué pour échapper à la banqueroute et à la prison. Une petite pension viagère, qui ne s’élevait pas à plus de cent livres[23] avait été assurée à sa veuve. Elle se retira avec son enfant à la campagne, pour y vivre de ce maigre revenu ; le hasard, le voisinage de quelques parents éloignés, et le bon marché, concoururent à fixer sa demeure dans les faubourgs de la ville de C***. Souvent les âmes qui, dans la jeunesse, ont été les plus superficielles et les plus frivoles, quand elles sont accablées par l’adversité, contre laquelle elles sont si peu en état de lutter, tombent dans une dévotion exagérée : Il leur faut toujours un stimulant, et quand la terre le leur refuse, elles se tournent avec impatience vers le ciel pour se le procurer.

Ce fut l’histoire de mistress Westbrook ; et cette nouvelle disposition de son esprit la mit naturellement en rapport avec le puritain le plus en renom du voisinage, M. Richard Templeton. Nous avons vu que ce dernier n’était pas heureux dans son premier mariage ; à cette époque la mort n’avait pas encore annulé ce lien. Il était d’un tempérament ardent et sensuel, et silencieusement abrité sous le large manteau de ses doctrines, il ne se gênait pas pour satisfaire ses goûts. Peut-être, sous ce rapport, n’était-il pas plus mauvais que neuf hommes sur dix. Mais il affichait d’être meilleur que neuf cent mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf hommes sur un million. À un tempérament exigeant il ajoutait donc l’hypocrisie, et c’est comme cela qu’un défaut trop commun devint chez lui un vice dangereux. Il jeta sur Marie Westbrook, la fille de la veuve, des yeux qui étaient loin d’être ceux de l’esprit. À l’âge de quatorze ans, elle le charmait déjà, mais lorsqu’il eut vu mûrir et se développer sa beauté trois années de plus encore, M. Templeton s’en trouva passionnément épris. Marie était en effet fort jolie ; son caractère était doux et bon, mais son éducation plus que négligée. Aux habitudes frivoles et mesquines d’un monde de second ordre, qui lui avaient été inculquées jusqu’à la mort de son père, avaient succédé le charlatanisme, la servilité basse, les pratiques intolérantes d’une superstition transcendante. Dans un changement si brusque et si violent, tout le caractère de la pauvre fille fut ébranlé. Avec des principes incertains, vagues, informes, son intelligence, naturellement médiocre et même faible, se cramponna à la première planche de salut qui lui fut tendue dans « ce vaste océan de cire » où « elle se trouvait arrêtée. » Habituée de bonne heure à placer une confiance implicite dans les avis de M. Templeton, enlaçant autour de lui ses croyances, comme la vigne enlace le chêne de ses rameaux, elle cédait à son ascendant, et se sentait heureuse de ses manières protectrices et presque caressantes. Nul confesseur monacal ne fut jamais en Italie plus dangereux à la vertu des villageoises que ne le fut Richard Templeton (qui s’estimait l’archétype du seul Protestantisme pur) aux mœurs et au cœur de Marie Westbrook.

La santé de mistress Westbrook avait été prématurément ébranlée par une longue participation aux excès de la dissipation de Londres, et par le revers de fortune dont elle n’avait pu se consoler : car son esprit en avait conservé plus d’aigreur que d’humilité. Elle mourut lorsque Marie avait dix-huit ans, et Templeton devint le seul ami, le seul consolateur, le seul soutien de sa fille.

Dans une heure funeste (espérons que ce ne fut pas une infamie préméditée), une heure où le cœur de l’une était attendri par la douleur et la reconnaissance, et la conscience de l’autre assoupie par la passion, Templeton triompha de la vertu de Marie Westbrook. Le chagrin et les remords de Marie, les reproches que la conscience de Templeton lui adressa au réveil, et sa crainte d’être démasqué, lui causèrent les regrets les plus amers et les plus poignants. Mistress Westbrook avait eu à son service une jeune femme qui l’avait quittée pour se marier, peu de temps avant la mort de la veuve. Le mari de cette femme la maltraitait, et heureuse de lui échapper et de témoigner sa reconnaissance envers la fille de son ancienne maîtresse, pour qui elle avait eu beaucoup d’attachement, elle revint auprès de miss Westbrook après l’enterrement de sa mère. Cette femme se nommait Sarah Miles. Templeton s’aperçut que Sarah soupçonnait sa liaison avec Marie ; une confidente lui était nécessaire ; ce fut sur elle qu’il jeta les yeux. Miss Westbrook fut transférée dans une partie éloignée du comté, où Templeton alla la voir à de rares intervalles et en s’entourant de mille précautions. Quatre mois plus tard mistress Templeton mourut, et son mari se trouva libre de réparer sa faute. Oh ! combien il se repentit alors de ce qui s’était passé ! Seulement quatre mois d’attente, et il aurait pu s’épargner tout ce fardeau de péché et de douleur ! Il était maintenant tourmenté de doutes et de perplexités. Sa malheureuse victime se trouvait dans un état de grossesse avancée. Il était nécessaire, s’il désirait que son enfant fût légitime, et plus encore s’il voulait sauver l’honneur de la mère, de ne pas hésiter davantage à accomplir cette réparation dictée par le devoir et la conscience. Mais, d’autre part, lui, le puritain, l’oracle, le modèle immaculé de toute convenance, de toute règle, de tout décorum, scandaliser le monde par un hymen si rapide et si prématuré ! Se remarier avant que les larmes hypocrites eussent séché dans ses yeux rougis ! Non, il ne pouvait braver l’ironie des mauvaises langues, le triomphe de ses ennemis, l’abattement de ses disciples, en commettant une folie aussi grande, aussi imprudente. Mais pourtant Marie se désolait tant qu’il craignit pour sa santé, pour l’enfant qu’elle portait dans son sein. Il y avait un moyen terme, un compromis entre le devoir et le monde ; il s’y raccrocha comme auraient fait la plupart des hommes dans la même situation que lui. Ils furent mariés, mais secrètement, et sous des noms d’emprunt. Le secret fut strictement gardé. Sarah Miles fut le seul témoin qui connût la position réelle et les noms véritables des époux.

Réconciliée avec elle-même, la jeune épouse recouvra bientôt sa santé et sa gaîté. Templeton conçut les plus riantes espérances. Il résolut de se rendre sur le continent, aussitôt que l’accouchement de Marie aurait eu lieu. Cette dernière l’y suivrait bientôt. Dans un pays étranger ils pourraient se marier publiquement ; ils resteraient plusieurs années sur le continent ; à leur retour, on pourrait reculer d’un an l’âge de l’enfant. Oh ! rien n’était plus clair et plus facile.

La mort réduisit en poussière tous les projets de M. Templeton. Marie souffrit cruellement en couches, et mourut quelques semaines plus tard. Templeton fut d’abord inconsolable ; mais l’égoïsme est un grand consolateur. Il avait fait tout ce que pouvait faire la conscience pour réparer une faute, et il se trouvait délivré d’un dilemme fort embarrassant, et d’un bannissement temporaire tout à fait antipathique à ses habitudes et à ses goûts. Mais maintenant il avait un enfant, un enfant légitime, qui succéderait à son nom, à sa fortune ; un enfant premier-né, le seul auquel il eût jamais donné le jour, l’espérance, le soutien de sa vieillesse prochaine ! Il chérissait cet enfant, avec toute cette passion paternelle que souvent les hommes les plus secs et les plus froids sont les premiers à éprouver vis-à-vis de leur progéniture : car fréquemment l’amour paternel n’est que l’amour propre transvasé.

Pourtant cet enfant, ce trésor qu’il brûlait de faire voir au monde entier, il était absolument nécessaire, pour le moment, de le cacher et de le désavouer. Or il se trouvait que le mari de Sarah, était mort, par suite de ses excès, quelques semaines avant la naissance de l’enfant de Templeton, au moment où Sarah venait elle-même de se relever de ses couches ; elle était donc débarrassée pour toujours de la vigilance et de l’autorité de son mari. La future héritière fut confiée aux soins de cette femme, dont l’enfant fut envoyé en nourrice. C’était elle, c’était l’enfant de Templeton, qui avait tant excité la bienveillante curiosité du digne ecclésiastique, et des trois vieilles filles de C***[24]. Le récit que lui fit Sarah de la curiosité du prêtre, et la rencontre qu’il fit lui-même de ce pasteur à l’œil de lynx, effrayèrent Templeton, qui fit changer de demeure à la nourrice sans perdre de temps. C’était à cette nouvelle résidence que s’était rendu le banquier, armé de son attirail de pêche, le jour de son aventure avec Luc Darvil[25]. Lorsque M. Templeton fit la connaissance d’Alice, son enfant avait environ treize ou quatorze mois, quelques mois de plus que l’enfant d’Alice. Si la beauté de la protégée de mistress Leslie excita d’abord les instincts grossiers de sa nature, bientôt la tendresse maternelle, la vive sollicitude d’Alice pour son enfant, firent vibrer la même corde dans son cœur de père. Il s’établit entre lui et elle des rapports de muette et continuelle sympathie. Templeton avait ressenti si vivement les alarmes et les chagrins de l’amour illicite, il avait échappé à la honte publique par une intervention si manifeste de la grâce divine (du moins, selon sa profane conviction), qu’il résolut de ne plus hasarder sa bonne renommée et le repos de sa vie au milieu d’écueils aussi dangereux. Le vœu le plus cher de son cœur était d’avoir sa fille sous son toit, de la caresser, de jouer avec elle, de la voir grandir, de gagner son affection. Pour le moment la réalisation de ce vœu semblait impossible. Mais s’il se remariait ? S’il épousait une veuve, à laquelle il pourrait confier sinon la vérité tout entière, du moins une partie de la vérité ? S’il pouvait faire passer sa fille pour l’enfant de cette veuve ? Ah ! c’était le meilleur moyen ! D’ailleurs Templeton avait besoin d’une femme. Les années s’accumulaient, et le jour était proche où il lui en faudrait une pour lui servir de garde-malade. Or, Alice passait pour être veuve ; de plus elle était très-douce, très-docile, et remplie de sollicitude maternelle. Peut-être pourrait-il la décider à s’éloigner de C***, et à se séparer de sa fille, ou à la faire passer pour sa nièce, afin d’adopter la sienne. Telles étaient de temps à autre les pensées de Templeton, lorsqu’il allait voir Alice, et qu’il découvrait à chaque nouvelle visite de nouveaux indices de son naturel tendre et dévoué. Tels étaient les motifs que nous avons signalés, dans la première partie de cet ouvrage, comme n’étant pas uniquement inspirés par l’admiration de la beauté d’Alice[26]. Mais, d’autre part, des doutes et des craintes toutes mondaines, la répugnance que lui inspirait une alliance si peu avantageuse, l’origine plus qu’obscure d’Alice, la crainte qu’on ne découvrît la faute de sa jeunesse, toutes ces considérations le retenaient hésitant, indécis. Puis, pour dire toute la vérité, l’innocence et la pureté d’Alice le tenaient aussi à une certaine distance. Il avait assez de perspicacité pour voir que lui, même lui, le grand Richard Templeton, pourrait bien être refusé par la fidèle Alice.

À la fin Darvil fut tué ; le banquier respira plus librement ; il réfléchit plus sérieusement à ses projets. À cette époque, Sarah, courtisée par son premier amant, désira se remarier. Le secret de Templeton serait transmis par elle à son second mari, et dès lors comment savoir où il s’arrêterait ? En sus, la conscience de Sarah commençait à la tourmenter ; elle voulait que la légitimité de l’enfant fût proclamée, qu’on effaçât de la mémoire de sa mère morte la flétrissure du déshonneur. Elle devint importune, elle obséda, elle effraya le pieux banquier. Il résolut donc de se débarrasser du seul témoin de son mariage dont il eût à craindre les révélations, de la présence de la seule personne qui connût sa faute, et le véritable nom du mari de miss Westbrook. Il consentit au mariage de Sarah avec William Elton, et lui offrit une dot assez considérable, à la condition qu’elle céderait au désir exprimé par Elton lui-même, jeune homme d’un esprit entreprenant, qui désirait tenter fortune dans le Nouveau-Monde. Templeton se proposait de placer sa fille en d’autres mains.

Sur ces entrefaites, l’enfant d’Alice, d’une complexion depuis longtemps faible et délicate, tomba sérieusement malade. Des symptômes de phthisie se déclarèrent ; le médecin conseilla un air plus doux, et suggéra le Devonshire. Rien ne put égaler la bonté généreuse et paternelle que déploya Templeton dans cette triste occasion. Il insista pour qu’Alice lui permît de lui fournir les moyens d’entreprendre ce voyage avec tout le bien-être possible ; et la pauvre Alice, le cœur gonflé de reconnaissance et de chagrin, consentit à tout ce qu’il proposa.

Dès lors le banquier commença à s’apercevoir que ses espérances et ses désirs étaient en bon chemin, Il prévit que l’enfant d’Alice était condamné ; c’était déjà un obstacle de moins. Il fallait éloigner Alice de l’humble sphère où elle exerçait sa modeste profession. Dans un lointain comté et sous un autre nom, elle pourrait avoir l’air d’appartenir à une classe plus élevée de la société. Conformément à ces vues, il lui fit croire que les médecins, soignaient leurs malades plus ou moins bien selon leur fortune et la position apparente de la famille. Il proposa qu’Alice partît, sans bruit, pour une ville située à plusieurs milles de distance ; là il lui procurerait une voiture et une domestique. Il serait censé faire tout cela pour une parente, dont Alice prendrait le nom. Complétement absorbée par son enfant, et soumise à tout ce qui pouvait contribuer son rétablissement, Alice consentit passivement. Tout se passait comme le voulait Templeton et, sous le nom de Cameron, qui lui était venu à l’esprit comme un nom à la fois commun et sonnant bien à l’oreille, Alice partit avec sa petite malade, emmenant une bonne (qui ne connaissait rien de la profession ou de l’histoire antérieure de sa maîtresse), et prit la route du Devonshire. Templeton résolut de l’y suivre au bout de quelques jours ; et il fut décidé qu’ils se rencontreraient à Exeter.

Ce fut pendant ce triste voyage qu’arriva le jour mémorable où Alice revit une fois encore Maltravers, échangeant des serments d’amour (à ce qu’elle crut) avec une autre femme[27]. L’indisposition de son enfant l’avait arrêtée pendant quelques heures à l’auberge ; la pauvre petite malade s’était endormie ; et Alice venait de s’éloigner de sa couche, lorsque ses yeux tombèrent sur le père de son enfant. Oh ! combien elle brûlait alors de lui apprendre la sanctification nouvelle qu’une vie humaine avait ajoutée à leur amour ! Et lorsque, anéantie, navrée, elle se retira, se croyant oubliée et remplacée, ce fut l’orgueil de la mère, plutôt que celui de l’amante, qui la soutint. La douce créature ne sentait pas l’injure qui lui était faite, à elle ; mais l’enfant d’Ernest, l’être souffrant, mourant peut-être : oh ! c’était là, là qu’était l’offense ! Non ! elle ne courrait pas la chance de voir un regard froid, grand Dieu ! peut-être même incrédule, tomber sur ce visage pâle et endormi. Il lui restait peu de temps pour réfléchir, pour expliquer, pour s’informer. Elle le vit partir de ce lieu comme un étranger, ignorant même qu’il eût passé si près du bonheur et qu’il l’eût ainsi perdu. Désormais Alice aussi avait perdu la douce espérance de vivre pour l’avenir. Il ne lui restait plus rien, que le gage de ce qui avait été. Triste, désespérée, le cœur à demi brisé, elle reprit son voyage. À Exeter, Templeton la rejoignit, comme il en était convenu ; il amena avec lui une jolie petite fille, rose et fraîche, qui faisait contraste avec l’être languissant que soignait Alice. Quoique la petite étrangère n’eût que quelques mois de plus que l’enfant d’Alice, on l’eût crue plus âgée d’un an : l’une était si forte, si précoce ; l’autre si retardée, si peu développée, si maladive.

« Vous pouvez me rendre tout ce que j’ai fait pour vous, et plus encore ; bien plus que je ne pourrai jamais faire pour vous et les vôtres, dit Templeton, si vous voulez bien vous charger de cette petite étrangère. C’est l’enfant d’une personne qui me fut très-chère ; elle est orpheline ; je ne sais à qui la confier, si ce n’est à vous. Laissez croire, pour le moment, qu’elle est à vous, que c’est votre fille aînée. »

Alice ne pouvait rien refuser à son bienfaiteur ; mais son cœur ne s’ouvrit pas, tout d’abord, pour cette belle enfant, dont les yeux étincelants et les joues vermeilles semblaient railler les regards éteints et la pâleur de son enfant chérie. Cependant la malade parut saluer avec joie l’arrivée d’une camarade de jeu ; elle sourit, elle tendit ses pauvres petites mains amaigries, elle poussa un cri de joie inarticulé. Alice fondit en larmes, et les serra toutes deux contre son cœur.

M. Templeton prit soin de ne pas habiter sous le même toit que celle dont il avait maintenant l’intention sérieuse de faire sa femme ; mais il suivit Alice au bord de la mer, et il vint la voir chaque jour. Son enfant reprit des forces ; elle se cramponnait à la vie avec une si grande ténacité ! Pauvre petite ! elle ne pouvait prévoir combien la vie est une chose amère pour la plupart ! Ce fut alors que Templeton, apprenant par Alice son aventure avec son amant absent, apprenant que toute espérance de ce côté-là s’était évanouie, saisit l’occasion, et se déclara. Dans ce moment-là le cœur d’Alice débordait de reconnaissance ; dans les regards ranimés de son enfant elle lisait tout ce qu’elle devait à son bienfaiteur. Mais cependant au mot d’amour, au mot de mariage, son cœur recula ; et l’amant perdu, infidèle, vint reprendre possession de ce pauvre cœur. D’une voix étouffée et altérée, elle étonna le banquier par son refus, en balbutiant, en pleurant, mais avec fermeté, elle refusa sa main.

Mais Templeton appela à son aide de nouveaux auxiliaires ; il se servit de l’enfant pour faire la cour à la mère. Il lui dépeignit l’avenir brillant que son mariage avec lui assurerait à sa fille qu’il chérissait, qu’il élèverait, qu’il enrichirait, comme si elle était à lui ; ces considérations ébranlèrent la résolution d’Alice, cependant elles ne prévalurent pas encore. Il eut recours à un appel plus généreux : il lui raconta une partie de l’histoire de Marie Westbrook, en ne commençant pourtant que de son mariage précipité et inconvenant ; il en attribua la précipitation à l’amour ; il lui fit comprendre les scrupules qu’il avait à reconnaître l’enfant d’une union que, bien certainement, le monde blâmerait ou tournerait en ridicule ; il s’étendit longuement sur le bienfait inestimable dont elle le comblerait, en le délivrant de tout embarras, et en ramenant sa fille (bien que sous un nom d’emprunt) sous le toit paternel. Ceci fit réfléchir Alice ; elle parut indécise. Depuis longtemps elle s’était aperçue de quelle indicible tendresse Templeton chérissait l’enfant qu’il avait confiée à ses soins ; elle l’avait vu pâlir à sa moindre indisposition, s’irriter, même contre le vent, s’il soufflait trop rudement contre les joues de la petite fille. Elle lui dit, avec simplicité :

« Votre enfant est-elle véritablement ce que vous avez de plus cher au monde ? Avez-vous concentré sur elle seule vos plus chères espérances ?

— Oui, oui vraiment ! s’écria le banquier, à qui ce moment d’élan fit oublier franchement toute sa galanterie. Du moins, ajouta-t-il, en recouvrant son empire sur lui-même, autant que cela est compatible avec mon affection pour vous.

— Et vous croyez que votre secret ne peut être bien gardé, que vos désirs relatifs à votre fille ne peuvent être bien remplis que si je vous épouse, et si je l’adopte ?

— Oui, je le crois.

— Et c’est principalement pour cette raison, que dis-je, c’est uniquement pour cette raison, que vous daignez oublier ce que j’ai été, et rechercher ma main ? Eh bien, si c’est là tout, je vous dois trop, ma pauvre enfant me dit trop haut ce que je vous dois, pour que je puisse me refuser à ce qui peut vous procurer une aussi sainte jouissance ! Ah ! son enfant ! avoir son enfant sous son toit ! c’est un si grand bienfait ! Mais si je vous épouse, ce ne sera que pour vous assurer ce bienfait ; pour servir de mère à votre enfant ; pour n’être votre femme que de nom ! je ne suis pas assez perdue, même à mes yeux, pour me mépriser jusqu’à accepter un autre rôle. Je sais maintenant ce que je ne savais pas alors que je fus coupable. Rien ne peut excuser cette faute, que ma fidélité envers lui ! Oh ! je ne serai jamais, jamais infidèle au père de mon enfant ! Pour ce qui est du reste, disposez de moi comme vous l’entendrez. »

Et Alice qui, par innocence même, avait dit tout cela sans rougir, joignit les mains avec délire, et laissa Templeton interdit, immobile de mortification et d’étonnement.

Lorsqu’il se fut remis de sa stupéfaction, il affecta de ne pas la comprendre, mais Alice ne fut pas satisfaite, et leur conversation cessa pour le moment. Après des conférences et des supplications réitérées, il commença lentement à comprendre enfin combien était étrange et opiniâtre, sur certaines questions, l’humble créature qu’il daignait honorer de ses propositions de mariage. Quoique sa fille fût en effet la grande préoccupation de sa vie, quoique pour l’amour d’elle il fût disposé à une mésalliance dont il lui faudrait soigneusement prendre à tâche de cacher l’étendue, pourtant la beauté d’Alice éveillait en lui un sentiment plus terrestre, qu’il n’était pas disposé à vaincre. Il voulait bien faire des promesses, parler généreusement ; mais quand il fut question de serment, de serment solennel et inviolable, garantie qu’exigea rigoureusement Alice, il recula. Tout hypocrite qu’il était, c’était, comme nous l’avons dit auparavant, un très-sincère croyant. Il aurait pu sans scrupules de conscience éluder adroitement une promesse ; mais il n’aurait pas osé violer un serment, et charger son âme du fardeau d’un parjure. Peut-être, après tout, cette union n’aurait-elle jamais eu lieu, si Templeton n’était tombé malade. : L’air doux et énervant du Devonshire ne lui convenait pas ; une fièvre dangereuse le saisit, et cet homme préoccupé d’intérêts temporels trembla à l’aspect de la mort. Alice le soigna dans cette maladie avec la sollicitude et le dévouement d’une fille. Lorsque, à la fin, il guérit, touché de son zèle et de sa bonté, adouci par la maladie, épouvanté par l’approche d’une vieillesse solitaire, et sentant plus que jamais ses devoirs envers son enfant privée de mère, il se jeta aux pieds d’Alice, et lui jura solennellement tout ce qu’elle voulut.

Ce fut pendant son séjour dans le Devonshire, et surtout pendant sa maladie, que Templeton fit et cultiva la connaissance de M. Aubrey. Le digne ecclésiastique priait avec lui, au chevet de son lit de douleur, et lorsque le danger de Templeton fut à son comble, il chercha à soulager sa conscience en faisant au prêtre la confession de ses torts envers Marie Westbrook. Ce nom fit tressaillir Aubrey ; et lorsqu’il apprit que la jolie enfant, qui tant de fois lui avait souri, était la petite fille de la première et de la seule femme qu’il eût jamais aimée, il eut une nouvelle raison de s’intéresser à son bonheur, d’encourager Templeton à réparer ses torts, un nouveau motif pour désirer procurer à l’enfance de la petite fille d’Éléonore les doux soins de la jeune mère, dont il prévoyait avec douleur le deuil prochain. Peut-être les exhortations et les avis d’Aubrey contribuèrent-ils beaucoup à seconder la conscience de M. Templeton, et à le réconcilier au sacrifice qu’il faisait à son affection pour sa fille. Quoi qu’il en soit, il épousa Alice, et Aubrey solennisa et bénit cette froide et stérile union.

Mais bientôt vint une nouvelle et indicible affliction. L’enfant d’Alice ne s’était rétablie que pour un moment. La fatale maladie n’avait pas fait grâce à sa proie ; elle revint avec une force rapide et subite ; un mois ne s’était pas écoulé depuis le jour où Alice était devenue la femme de Templeton, lorsque sa dernière espérance s’envola, et la pauvre mère se trouva sans enfant !

Après un premier moment de consternation sympathique, le banquier ne déplora pas très-vivement le coup qui la frappait si cruellement. Maintenant sa fille à lui serait l’unique souci d’Alice, maintenant la médisance ne s’étonnerait pas que, dans sa vie comme après sa mort, il donnât la préférence à un enfant qui n’était pas censé le sien, plutôt qu’à l’autre.

Il se hâta d’éloigner Alice du théâtre de son affliction. Il renvoya la seule servante qui l’eût accompagnée dans son voyage. Il emmena sa femme à Londres, et se fixa définitivement, comme nous l’avons vu, dans une villa des environs de la capitale. Là, son affection se concentra de plus en plus chaque jour sur la fille supposée de mistress Templeton, sa chérie, son héritière, la belle Éveline Cameron.

Pendant les premières années, Templeton manifesta des tendances alarmantes à violer le serment qu’il s’était imposé ; mais, au moindre symptôme, il y avait une inflexible fermeté chez sa femme, en toute autre circonstance si respectueuse et si soumise, qui le retenait, et lui en imposait. Elle le menaça même (et une fois il eut de la peine à l’empêcher de mettre à exécution sa menace) de quitter son toit à tout jamais, s’il mettait le moins du monde en doute la sainteté de son serment. Templeton trembla ; une séparation pareille éveillerait les commérages, la curiosité, la médisance, la rumeur publique, et entraînerait peut-être à des révélations. D’ailleurs Alice était nécessaire à Éveline ; elle lui était également nécessaire à lui-même, à son bien-être ; il lui était agréable d’avoir quelqu’un à gronder quand il se portait bien, quelqu’un sur qui compter quand il était malade. Il se soumit donc, par degrés, mais en maugréant, à son sort ; et à mesure que ses années et ses infirmités s’accumulaient, il se contenta de s’être assuré du moins une amie fidèle, et une garde-malade pleine de sollicitude. Pourtant un mariage de ce genre ne pouvait être heureux. La vanité de Templeton était froissée ; son caractère toujours irascible s’aigrit, il se vengea de son affront par mille petites tyrannies ; et, sans un seul murmure, Alice souffrit peut-être plus pendant ces années de rang et d’opulence qu’elle n’avait souffert, lorsqu’elle errait sans abri, l’amour dans le cœur, et son enfant dans les bras.

Éveline devait hériter de la fortune du banquier. Mais le titre du nouveau pair ! S’il pouvait unir la fortune et le titre, et poser la couronne de pairesse sur ce jeune front ! Ce désir l’avait porté à rechercher l’alliance de Lumley. Sur son lit de mort ce ne fut pas le secret d’Alice, mais celui de Marie Westbrook qu’il révéla à son neveu étonné et consterné, pour excuser l’aliénation, injuste en apparence, de ses biens, et pour expliquer dans quel but il avait recherché cette alliance.

Tant que vécut Richard Templeton, Alice avait paru ensevelir dans son sein son regret profond, puissant, excessif pour l’enfant qu’elle avait perdu, l’enfant de l’amant qu’elle n’avait pas oublié, et auquel, au milieu de tant d’épreuves, et en dépit de ses nouveaux liens, elle était restée fidèle jusqu’au bout. Mais lorsqu’elle se trouva libre, son cœur vola vers cette tombe humble et éloignée. De là ces visites annuelles à Brook Green ; de là son acquisition du cottage, consacré par les souvenirs de la morte. C’était sur cette pelouse qu’elle avait porté cet être si fragile, pour lui faire respirer l’air tiède de l’après-midi ; c’était dans cette chambre qu’elle avait veillé, qu’elle avait prié, qu’elle s’était désespérée ! C’était dans ce paisible cimetière que reposait cette poussière bien-aimée ! Mais Alice n’était pas égoïste, même dans ses sentiments les plus sacrés. Elle renonça à satisfaire le plus cher désir de son cœur, jusqu’à ce que l’éducation d’Éveline fût assez avancée pour lui permettre de quitter le voisinage de Londres. Alors, à la grande satisfaction d’Aubrey (qui voyait en Éveline une Éléonore plus belle, plus noble, plus pure), elle vint se fixer dans ce lieu solitaire, qui pour elle était certes le moins solitaire qu’il y eût sur la terre !

Et dès lors l’image de l’amant de sa jeunesse, que pendant son mariage elle avait cherché du moins à bannir, lui revint, et par moments lui inspira les seules espérances que la mort n’eût pas emmenées au ciel ! En racontant son histoire à Aubrey, ou en causant avec mistress Leslie, dont elle avait toujours conservé l’amitié, elle trouva que l’un et l’autre s’accordaient à penser que ce Butler, errant et inconnu, qui possédait dans l’art musical un talent auquel n’atteignent guère que les artistes, devait être d’un rang médiocre, ou même obscur. Ah ! si maintenant qu’elle était libre et riche, elle pouvait se rencontrer avec lui, si son amour à lui ne s’était pas évanoui, s’il voulait bien croire à la fidélité étrange et constante de son Alice, toute l’infidélité de cet amant tant regretté serait pardonnée, oubliée, au milieu des bienfaits dont elle pourrait le combler ! Et comment, pauvre Alice, dans ce village isolé, le hasard le mettrait-il jamais sur votre chemin ? Elle n’en savait rien ; mais une voix lui disait souvent tout bas : « Tu reverras encore ses yeux ; tu entendras encore sa voix ; et tu lui diras, en pleurant sur son sein, combien tu as aimé son enfant ! » Et lui, ne l’aurait-il pas oubliée peut-être ? n’aurait-il pas formé de nouveaux liens ? distinguerait-il sur ce pâle et pensif visage l’immuable beauté d’une affection éternelle ? Hélas ! quand on aime bien, il est difficile de s’imaginer qu’on n’est pas payé de retour !

Le lecteur connaît les aventures de mistress Elton, seule confidente du mariage secret de Templeton avec la mère d’Éveline. Par une singulière fatalité, ce fut l’insouciance égoïste et caractéristique de lord Vargrave qui, en fixant la demeure de cette femme à Burleigh, prépara les voies à la découverte de l’infâme imposture qu’il avait ourdie. Dès son retour en Angleterre, mistress Elton s’était enquise de M. Templeton, elle avait appris qu’il s’était remarié, qu’il avait été élevé à la pairie, sous le titre de lord Vargrave, et qu’il était mort. Elle n’avait pas de droits sur sa veuve ou sa famille, mais elle pensa que la malheureuse enfant qui aurait dû hériter de tous ses biens, était morte.

La première fois qu’elle vit Éveline, elle fut stupéfaite par sa ressemblance avec son infortunée mère. Mais le nom inconnu de Cameron, l’assurance que lui donna Maltravers que la mère d’Éveline vivait encore, dissipèrent ses soupçons ; et, quoique par moments cette ressemblance lui revînt à l’esprit, elle cessa de s’en préoccuper. Le fait est que ses infirmités s’accroissaient, et que la souffrance physique finit par absorber toutes ses pensées.

Or il arriva que la nouvelle du prochain mariage de Maltravers avec miss Cameron ne se répandit dans le comté que peu de temps avant le retour d’Ernest : car les nouvelles du continent sont lentes à parvenir jusqu’au fond de nos provinces. Il va sans dire que cet événement excita les commentaires de tous les villageois. La garde-malade de mistress Elton lui raconta la nouvelle, et cette dernière se rappela soudain le nom de miss Cameron, et se ressouvint de sa ressemblance avec l’infortunée Marie WestbrOok.

« Elle était fiancée, à ce qu’on assure, à un grand seigneur, dit la garde-malade bavarde, et elle a renoncé à ce mariage pour épouser notre squire ; c’était un grand seigneur de la cour, qui se trouvait en visite chez M. Merton, le recteur ! Il s’appelait lord Vargrave !

— Lord Vargrave ! s’écria mistress Elton, en se ressouvenant du titre qu’avait porté M. Templeton.

— Oui ; et l’on dit que le feu lord a laissé à miss Cameron, quoiqu’elle ne fût pas sa fille, tout son argent et il en avait gros ! au détriment de son neveu, le présent lord, à la condition qu’ils se, marieraient ensemble quand elle serait majeure. Mais elle n’en voulut plus quand elle eut vu le squire. C’est qu’aussi le squire est bien le plus beau gentilhomme de tout le comté.

— Arrêtez ! arrêtez ! dit mistress Elton d’une voix faible ; vous dites que le feu lord a laissé toute sa fortune à miss Cameron qui n’était pas sa fille ? Je devine cette énigme !… je comprends tout !… C’est ma fille de lait ! murmura-t-elle en se retournant ; comment aurais-je pu méconnaître cette ressemblance ? »

L’agitation que fit éprouver à mistress Elton la découverte qu’elle croyait avoir faite, la joie qu’elle ressentit en pensant que l’enfant qu’elle avait aimé comme le sien était vivant et en possession de ses droits, accélérèrent les progrès de son mal. Maltravers arriva juste à temps pour recevoir sa confession (qu’elle désirait naturellement faire à celui qui avait été son bienfaiteur, et qu’elle supposait être le futur époux de sa fille de lait). Il fut agité d’espoir et de joie en confirmant à mistress Elton la vérité de ses suppositions. Si Éveline n’était pas sa fille (même quand elle ne devrait pas être sa femme), de quel fardeau son âme se trouverait soulagée ! Il partit précipitamment pour Brook Green ; et craignant de se présenter à l’improviste devant Alice, le souvenir d’Aubrey lui revint à l’esprit. Dans l’entrevue qu’il cherchait, tout, ou du moins presque tout fut expliqué. Il comprit sur-le-champ la scélératesse préméditée et habilement ourdie de Vargrave. Et Alice !… comment oserait-il la voir ? Comment écouterait-il le récit de ses souffrances, de son amour indomptable !


CHAPITRE V

Allons, encore une fois, ô lauriers

Encore une fois, ô myrtes !

(Lycidas.)

Tandis que Maltravers était encore agité, stupéfait par les révélations du pasteur, auquel il s’était nécessairement fait connaître pour le mystérieux Butler, Aubrey, tournant les yeux vers la fenêtre, vit lady Vargrave qui s’approchait lentement de la maison.

« Voulez-vous passer dans la pièce intérieure, dit-il ; elle vient ; vous n’êtes pas préparé à la voir ! et puis serait-ce même à désirer ?

— Oui, oui ! je suis préparé ; il faut que nous soyons seuls. Je vais l’attendre ici.

— Mais…

— Je vous en conjure ! »

Le prêtre, sans ajouter un mot, se retira dans la seconde pièce ; Maltravers se jeta dans un fauteuil, et attendit tout ému l’arrivée de lady Vargrave. Il entendit bientôt un bruit de pas légers au dehors ; la porte d’entrée, qui donnait directement dans cette salle antique, s’ouvrit doucement ; et lady Vargrave se trouva dans la chambre. Dans la position qu’avait prise Ernest, Alice ne pouvait voir que sa silhouette, car le jour pénétrait imparfaitement par la fenêtre basse du cottage. Voyant une personne assise dans le fauteuil du pasteur, elle supposa naturellement que c’était Aubrey lui-même.

« Que je ne vous dérange pas, dit cette voix douce et suave, dont la mélodie s’était tue pendant tant d’années pour Maltravers ; mais je viens de recevoir une lettre de France, écrite par une personne que je ne connais point ; j’en suis tout effrayée ; c’est au sujet d’Éveline. »

Et dans l’intention de faire une visite plus longue que de coutume, lady Vargrave ôta son chapeau et le posa sur la table. Étonnée que le pasteur ne lui eût pas répondu, qu’il ne se fût pas levé pour venir à sa rencontre, elle s’approcha alors. Maltravers se leva, et ils se trouvèrent l’un devant l’autre, face à face. Comme Alice était encore jolie ! plus jolie même, pensait-il, que naguère ! Ces yeux de tourterelle, si divinement bleus, si doux, et pourtant qui laissaient apercevoir dans leur transparente profondeur quelque mystère impénétrable de l’âme, se trouvaient une fois encore fixés sur les siens. Alice semblait changée en pierre ; elle ne bougeait pas, elle ne parlait pas, elle respirait à peine ; son regard était fasciné, comme sous l’empire d’un charme magique, et comme si la raison, la vie même, l’eussent abandonnée !

« Alice ! murmura Maltravers, Alice, nous nous revoyons enfin ! »

Sa voix rendit sur-le-champ à Alice la mémoire, le sentiment, la jeunesse ! Elle jeta un cri de joie indicible, immense ! Elle s’élança vers lui : sa réserve, ses craintes, le temps, le changement, tout fut oublié ! Elle se jeta dans ses bras, elle le serra à plusieurs reprises contre son cœur ! Le chien fidèle qui a retrouvé son maître n’exprime pas sa joie par des transports plus violents, plus insensés. L’excès de son ravissement avait quelque chose d’effrayant. Elle couvrait de baisers les mains, les vêtements de Maltravers ; elle riait, elle pleurait ; et enfin, quand les paroles lui vinrent, elle posa la tête sur son sein, et lui dit avec passion :

« Je t’ai été fidèle ! je t’ai été fidèle !… sans cela voilà un moment qui m’aurait tuée ! »

Puis, effrayée par le silence de Maltravers, elle leva les yeux sur son visage, et sentant ses larmes brûlantes tomber sur ses joues, elle lui dit encore avec une véhémence plus grande :

« Je vous ai été fidèle !… Ne me croyez-vous pas ?

— Je vous crois !… je vous crois, noble et incomparable Alice ! Oh ! pourquoi vous ai-je perdue pendant si longtemps ? Pourquoi votre amour fait-il maintenant honte au mien ? »

À ces mots, Alice parut sortir de son premier état d’oubli de tout ce qui s’était passé depuis leur séparation ; elle rougit beaucoup, et se retira doucement et toute confuse de son étreinte.

« Ah ! dit-elle d’un accent altéré et plus humble, vous avez aimé une autre femme ! Peut-être ne vous reste-t-il plus d’amour pour moi ! En est-il ainsi ? dites-le-moi ! Non, non ; ces yeux… ah ! vous m’aimez… vous m’aimez toujours ! »

Et elle se suspendit encore à lui, comme si pour elle la foi était le ciel, et que le doute fût la mort. Puis, après un moment de silence, elle l’attira doucement, de ses deux mains, vers la lumière, et le regarda longtemps avec tendresse, avec orgueil, comme pour retrouver, ligne par ligne, et trait par trait, la physionomie qui avait été à ses douces pensées ce que le soleil est aux fleurs.

« Changé, changé, murmura-t-elle ; mais toujours le même cependant : toujours beau, toujours divin ! »

Elle s’arrêta ; une idée soudaine l’avait frappée : les vêtements d’Ernest étaient usés, souillés par le voyage, et ce front altier, courbé, abattu, ne dominait plus, par son air de défi hautain, les fils des hommes.

« Vous n’êtes pas riche, s’écria-t-elle avec empressement, dites-moi que vous n’êtes pas riche ! Je le suis assez pour nous deux, moi, et tous mes biens sont à vous, à vous ! Je ne vous ai pas trahi pour me les procurer, je ne les ai achetés au prix d’aucune honte. Oh ! nous allons être si heureux ! Tu es revenu à ta pauvre Alice ! tu sais combien elle t’aimait ! »

Il y avait dans les manières d’Alice, dans sa joie sauvage, quelque chose de si différent de son attitude ordinaire, que ceux qui l’avaient vue silencieuse, pensive, calme, ne l’auraient jamais reconnue. Tout ce que la société avec ses douleurs lui avait enseigné, avait disparu ; c’était la nature, la pure, et simple nature qui animait une fois encore sa plus belle créature. Les années mêmes semblaient être tombées de son front, et elle paraissait à peine plus âgée que lorsqu’elle était à côté de lui, sous les rayons de la lune, près des parterres de violettes, bien loin de là. Tout à coup elle pâlit ; le sourire s’éteignit sur ses lèvres gracieuses ; une expression triste et grave succéda à l’expression d’une joie sans bornes.

« Viens, dit-elle à voix basse, viens, suis-moi ! »

Et, lui tenant toujours la main, elle l’attira vers la porte. Silencieux et étonné, il la suivit à travers le jardin, par la porte couverte de mousse, et jusque dans le cimetière isolé. Elle s’avançait sans bruit, et semblait glisser sur le sol, pâle, sans voix, presque sans haleine ; on eût été tenté de croire, en dépit des rayons brûlants du jour, que cette gracieuse créature n’appartenait pas à la terre. Elle s’arrêta à l’endroit où l’if jetait son mélancolique ombrage ; devant eux se trouvait un petit tertre, séparé des autres, et qui n’était surmonté d’aucune pierre tumulaire. Elle le lui montra du doigt, et tombant à genoux, elle murmura :

« Chut ! elle dort là-dessous… ton enfant !… »

Elle se couvrit le visage de ses mains, et tout son être s’agita convulsivement.

À côté d’elle, et devant cette tombe, s’agenouilla Maltravers. Ce fut là que s’évanouit le dernier débris de son stoïque orgueil ; et ce fut là qu’oubliant même Éveline, il pria le ciel de lui pardonner, et de bénir ce cœur qu’il avait trahi. Ce fut là aussi qu’il fit le vœu solennel de consacrer les années de vie qui lui restaient encore à défendre de tout chagrin l’amante fidèle, la mère à qui le ciel avait ravi son enfant.


CHAPITRE VI

La fortune ne viendra-t-elle jamais, les deux mains pleines, sans écrire ses plus belles paroles en lettres ignobles ?
(Shakespeare. — Henri VI. 2e partie.)

Je passe ces explications, ces annales de l’existence agitée d’Alice, que Maltravers reçut de ses lèvres, pour confirmer et compléter le récit du pasteur dont le lecteur connaît déjà le résumé.

Il se passa plusieurs heures avant qu’Alice fût assez calme se rappeler le motif qui l’avait amenée chez M. Aubrey. Elle avait posé la lettre qu’elle avait apportée, et qui expliquait tout, sur la table du presbytère ; et lorsque Maltravers, après avoir enfin décidé Alice (qui semblait craindre de le perdre de vue un seul instant) à se retirer dans son appartement pour y prendre un peu de repos, reprit le chemin du presbytère, il rencontra Aubrey dans le jardin. Le vieillard avait pris le privilège reconnu d’un ami ; il avait lu la lettre destinée évidemment à ses regards. Inquiet, plein d’alarmes, il cherchait avec anxiété Maltravers pour le consulter. La lettre, écrite en anglais (langue aussi familière à celle qui écrivait que sa langue maternelle), était de Mme de Ventadour. Les sentiments les plus bienveillants l’avaient évidemment dictée. Elle s’excusait brièvement de son intervention ; puis elle rapportait que le mariage de lord Vargrave avec miss Cameron était maintenant une chose de notoriété publique ; qu’il serait célébré dans peu de jours ; qu’on remarquait avec défiance que miss Cameron ne se montrait nulle part ; qu’elle semblait presque retenue prisonnière dans sa chambre ; que certaines expressions échappées à lady Doltimore l’avaient vivement inquiétée. À en juger par ces paroles légères, il paraissait que lady Vargrave n’était pas avertie de ce mariage prochain. Prenant en considération le récent engagement de miss Cameron avec Maltravers, subitement (et de l’avis de Valérie inexplicablement) rompu dès l’arrivée de lord Vargrave, l’extrême jeunesse de miss Cameron, et sa brillante fortune ; prenant aussi en considération (insinuait délicatement Mme de Ventadour) la réputation qu’avait lord Vargrave d’apporter une persistance sans scrupules à l’accomplissement de tous ses desseins, Mme de Ventadour se permettait, par tous ces motifs, d’écrire à la mère de miss Cameron pour la mettre en garde contre un complot ou une machination possible. La meilleure excusé qu’elle pût invoquer pour se faire pardonner cette indiscrétion était le vif intérêt que lui inspirait miss Cameron, et sa longue et ancienne amitié pour la personne à qui elle avait été tout récemment fiancée. Si lady Vargrave connaissait le nouvel engagement, et y donnait son approbation, l’intervention de Mme de Ventadour était assurément superflue et intempestive ; mais le véritable motif auquel il fallait l’attribuer n’en devait pas moins lui servir d’excuse.

Il était facile pour Maltravers de reconnaître dans cette lettre le zèle et l’amitié généreuse qui avait pu décider cette femme du monde à faire une telle démarche. Mais il ne pensa pas à tout cela, en parcourant rapidement la lettre de Valérie : il frémit seulement à la pensée du danger que courait Éveline.

« Cette nouvelle, dit Aubrey, surprendra effectivement beaucoup lady Vargrave. Car ni Éveline, ni lord Vargrave, ne nous ont écrit un seul mot qui nous annonçât ce mariage ; et nous croyions tous deux, jusqu’à ce jour, que l’engagement entre Éveline et monsieur… Je veux dire, reprit Aubrey avec embarras, je veux dire entre Éveline et vous, subsistait encore. La perfidie de lord Vargrave est manifeste ; il faut que nous agissions immédiatement. Que faire ?

— Je retournerai à Paris dès demain ; je déjouerai ses manœuvres, je démasquerai son imposture !

— Vous aurez peut-être besoin de quelqu’un qui puisse agir au nom de lady Vargrave, qui soit une autorité pour Éveline ; quelqu’un qui possède, au su de lord Vargrave, le secret de la naissance et des droits de miss Cameron. Je vous accompagnerai, moi. Allons en parler à lady Vargrave.

Maltravers se tourna vivement vers Aubrey.

« Et Alice ne sait pas qui je suis ! elle ne sait pas que je suis, ou que j’étais, il y a quelques semaines, le fiancé d’une autre, et que cette autre est l’enfant qu’elle a élevée comme sa fille ! Malheureuse Alice ! Dans l’heure même de la joie que lui fait éprouver mon retour, doit-elle être frappée par cette nouvelle affliction !

— Me chargerai-je de lui tout dire ? demanda Aubrey d’un ton plein de compassion.

— Non, non ! Je dois seul lui infliger cette dernière douleur ! »

Maltravers s’éloigna. Il ne revint que plus tard, assez avant dans la soirée, et se rendit auprès d’Alice.

Un feu clair brûlait dans l’âtre : les rideaux étaient tirés : le joli mais bien simple salon du cottage semblait faire un accueil souriant à Maltravers lorsqu’il entra, et Alice se leva avec empressement pour voler au-devant de lui. On eût dit que les anciens jours de la leçon de musique et du Meerschaum étaient revenus.

« Tout ceci est à vous, dit Alice avec tendresse, en le voyant regarder autour de lui. Maintenant je comprends enfin que l’opulence est une belle chose ! Ah ! vous regardez ce portrait ; c’est le portrait de celle qui m’a tenu lieu de votre fille. Elle est si belle, si bonne ; vous l’aimerez comme une fille. Oh ! cette lettre… cette… cette lettre… Je l’avais oubliée !… elle est au presbytère ! Il faut que j’y aille sur-le champ, et vous y viendrez aussi ; vous me donnerez des conseils.

— Alice, j’ai lu cette lettre. Je sais tout. Asseyez-vous, Alice, et écoutez-moi. C’est vous qui avez bien des choses à apprendre de moi. Dans notre jeune temps j’avais coutume de vous raconter des histoires, pendant les soirées d’hiver semblables à celle-ci ; des histoires d’amour, comme le nôtre : des histoires de vicissitudes, que nous ne connaissions que de nom à cette époque. J’en ai maintenant une à vous raconter, plus vraie, plus triste que n’étaient celles-là. Deux enfants (car ils étaient à peine autre chose), enfants par leur ignorance du monde, enfants par leur jeunesse de cœur ; enfants presque par leur âge, se trouvèrent, par suite d’étranges événements, jetés dans la société l’un de l’autre, il y a plus de dix-huit ans. Ils étaient de sexes différents ; ils s’aimèrent, et ils faillirent. Mais la faute en fut uniquement au jeune homme ; car ce qui était innocence chez elle n’était que passion chez lui. Il l’aima tendrement ; mais à cet âge les qualités de la jeune fille n’étaient qu’à demi développées. Il savait qu’elle était belle, qu’elle était simple, qu’elle était aimante ; mais il ne connaissait pas toute la vertu, toute la foi, toute la noblesse que le ciel avait mises dans son âme. Ils furent séparés ; chacun d’eux ignora le sort de l’autre. Il la chercha longtemps avec anxiété, mais en vain ; le chagrin et le remords le consumèrent bien des années, et le souvenir de sa bien-aimée jeta une ombre sur toute son existence. Mais son amour n’avait pas la sainte exaltation de celui de son amante (elle resta fidèle, elle !), et plus tard il chercha à retrouver, auprès d’autres femmes, le bonheur qu’il avait perdu en la perdant. Ce fut en vain, bien longtemps en vain. Alice, vous savez à qui cette histoire fait allusion. Non, ne m’interrompez point ! j’ai appris par le vieillard qui demeure ici près, que vous aviez été, il y a bien des années, témoin d’une scène qui vous trompa, en vous faisant croire que vous aviez devant les yeux une rivale. Il n’en était rien : cette dame vit encore ; maintenant, comme alors, elle n’est que mon amie, rien de plus. Je reconnais que, pendant un moment, mon imagination m’attira vers elle, mais mon cœur te resta fidèle.

— Que le ciel vous récompense de cette parole ! » murmura Alice, et elle se rapprocha davantage de lui.

Il continua :

« Des circonstances, que je vous raconterai dans un moment plus calme, faillirent unir, une fois encore, mon sort à une autre femme, par les liens du mariage. Je vous avais alors vue de loin, sans que vous me vissiez ; je vous avais vue, selon toute apparence environnée de considération et d’opulence ; et je bénis le ciel de ne vous avoir pas condamnée à la pénurie et au besoin. (Ici Maltravers raconta en quelles circonstances il avait entrevu Alice[28], et comment il avait recommencé à la chercher partout, mais en vain.) Dès ce moment, continua-t-il, vous voyant dans une position, à laquelle je n’eusse pas osé songer pour vous, je me sentis moins de remords du passé. Pourtant, lorsque je me trouvai à la veille d’épouser une autre femme, toute belle, tout accomplie, toute généreuse qu’elle fût, je sentis qu’une pensée, qu’un souvenir à demi avoué, vaguement reconnu, enchaînait tous mes sentiments à ma mémoire, et que l’admiration, l’estime, la reconnaissance, n’étaient point l’amour ! La mort, une mort funeste et tragique, empêcha cette union ; et dès lors je m’en allai errant par le monde, comme un pèlerin, comme un proscrit. Les années s’écoulèrent, et je crus avoir triomphé de cette soif d’amour qui m’avait tourmenté depuis que je t’avais perdue. Mais tout à coup, et récemment, une femme belle comme vous, aimable, innocente, et jeune comme vous l’étiez la première fois que nous nous vîmes, éveilla en moi un sentiment étrange et nouveau. Je ne vous le cacherai pas, Alice ; j’aimais enfin une autre femme ! Pourtant, tout singulier que cela puisse vous paraître, ce fut une certaine ressemblance avec vous, non pas dans les traits, mais dans les inflexions de la voix, dans cette grâce sans nom des gestes et des manières, dans le timbre mélodieux du rire joyeux (traits de ressemblance que je m’explique maintenant, et que les enfants ne tiennent pas seulement de leurs parents, mais aussi des personnes qu’ils ont le plus connues, le plus aimées, le plus imitées dans leurs premières années) ; tout cela, dis-je, fut peut-être le principal charme qui m’attira vers… Alice, y êtes-vous préparée ? qui m’attira vers Éveline Cameron. Connaissez-moi dans mon véritable caractère, sous mon vrai nom : je suis ce Maltravers à qui la main d’Éveline était promise il y a quelques semaines ! »

Il s’arrêta, et se hasarda à lever les yeux sur Alice ; elle était excessivement pâle, et ses mains étaient fortement enlacées ; mais elle ne pleurait point, et gardait le silence. Le pire moment était passé ; il continua avec plus de rapidité et moins d’effort.

« Soudain, par ses artifices, sa duplicité, ses mensonges, lord Vargrave me fit croire qu’Éveline était notre fille, et que vous frémissiez à la pensée de revoir l’auteur de tant de maux. Je n’ai pas besoin de vous dire, Alice, l’épouvante qui succéda à l’amour. Je passe sous silence les tourments que j’endurai. Par une suite d’incidents que je vous raconterai plus tard, j’eus lieu de mettre en doute la vérité de ce que m’avait dit Vargrave. Je vins ici ; Aubrey m’a tout appris. Je ne regrette plus le mensonge qui m’a si cruellement torturé pendant un moment ! Je ne regrette plus la rupture de mon mariage avec Éveline ; je ne regrette rien de ce qui me ramène enfin libre et sans entraves à tes pieds, pour me révéler ta sublime fidélité et ton ineffable amour. Ici donc, ici, sous ton toit, celui qui fut à la fois ton premier ami et ton premier ennemi, te demande, à genoux, le pardon et l’espérance !… Il te conjure d’être sa femme, sa compagne jusqu’au tombeau ! Oublie ses fautes, et sois pour lui, sous un nom plus saint, ce que tu fus jadis !

— Et vous êtes donc le fiancé d’Éveline ? Vous êtes celui qu’elle aime !… je comprends tout… tout ! »

Alice se leva, et avant même qu’il se doutât de son intention, avant qu’il se rendît compte de ce qu’elle éprouvait, elle avait quitté l’appartement.

En proie aux sentiments les plus douloureux, il attendit longtemps son retour ; elle ne vint point. À la fin il lui écrivit précipitamment quelques lignes pour la conjurer de revenir auprès de lui, de le tirer de cet état de suspens, de croire à sa sincérité, d’accepter ses vœux. Il lui envoya ce billet dans sa chambre, où elle s’était empressée d’aller cacher son émotion. Quelques minutes après on lui apporta cette réponse, écrite au crayon, et tachée de larmes.

« Je vous remercie ; je comprends votre cœur ; mais pardonnez-moi si je ne puis vous voir encore. Elle est si bonne, si belle ! Elle est digne de vous. Je serai bientôt résignée. Que Dieu vous bénisse ! qu’il vous bénisse tous deux ! »

La porte du presbytère s’ouvrit brusquement, et Maltravers y entra, d’un pas empressé, mais appesanti.

« Allez auprès d’elle ! allez auprès de cet ange !… allez, je vous en conjure ! Dites-lui qu’elle me fait injure… si elle pense que je puisse jamais épouser une autre femme qu’elle, que je puisse jamais avoir d’autre but dans la vie que de réparer mes torts envers elle, que de me rendre digne d’elle Allez, allez… plaidez en ma faveur ! »

Aubrey, à qui Maltravers eut bientôt fait comprendre ce qui s’était passé, s’achemina vers le cottage. Il était près de minuit lorsqu’il revint. Maltravers vint à sa rencontre dans le cimetière, auprès de l’if.

« Eh bien ! eh bien !… quel message m’apportez-vous ?

— Elle désire que nous partions tous deux pour Paris main, Il n’y a pas un jour à perdre ; il faut que nous arrachions Éveline à cette infâme machination.

— Éveline ! oui, Éveline sera sauvée ! mais le reste !… pourquoi détournez-vous la tête ?

— Vous n’êtes pas un pauvre artiste, un aventurier errant ; vous êtes le noble, le riche, le célèbre Maltravers ; Alice ne peut rien vous donner. Vous avez obtenu l’amour d’Éveline : Alice ne peut condamner l’enfant confiée à ses soins aux tourments d’un amour sans espoir. Vous aimez Éveline ; Alice ne peut se comparer à une personne si jeune, si belle, dont l’amour est un trésor sans prix. Alice vous prie de ne pas vous affliger à cause d’elle, elle sera bientôt contente et heureuse de votre bonheur. Voilà son message.

— Et qu’avez-vous répondu ?… lui avez-vous dit que des paroles semblables me briseraient le cœur ?

— Peu importe ce que j’ai dit. Je me défie toujours de moi-même, lorsque je lui donne des conseils. Ses sentiments sont plus vrais que toute notre sagesse ! »

Maltravers ne répondit pas, et le prêtre le vit se diriger rapidement, au milieu des tombes éclairées par les étoiles, vers le village.


CHAPITRE VII

Pensez-vous que je puisse aller puiser de la résolution dans les mignardises d’une tendresse fleurie ?
(Shakespeare. — Mesure pour mesure.)

Ils étaient sur la route de Douvres. Maltravers s’était enfoncé dans l’angle de la voiture, son chapeau tiré sur son front, il ne faisait pas encore assez jour pour que le pasteur pût apercevoir autre chose que la silhouette de ses traits.

Les bornes milliaires disparaissaient rapidement, et ni l’un ni l’autre des voyageurs ne rompait le silence. C’était une matinée froide et humide ; le brouillard se dissipait lentement, laissant apercevoir les haies ruisselantes et les champs mornes.

Maltravers examinait les recoins de sa conscience, et les pages à demi effacées du passé, avec une implacable sévérité. Cette mère pâle et solitaire, pleurant sur la tombe de son enfant (qui était le sien aussi !) se dressait devant ses yeux, et semblait silencieusement lui demander compte du cœur qu’il avait rendu stérile, et de la jeunesse que son amour avait condamnée à la mélancolie de la vieillesse. À l’image d’Alice, éloignée, seule, soit qu’elle errât mendiante et sans asile, soit qu’elle vécût dans une prospérité vide, où le bien-être physique lui-même ne faisait que donner de plus grands loisirs aux regrets de son cœur ; à cette image pure, affligée et fidèle jusqu’au bout, il comparait sa jeunesse à lui, jeunesse insensée, inutile, gaspillée, qui avait cherché des aliments dans l’imagination et la passion. Il comparait son arrogante révolte contre les épreuves dont son esprit orgueilleux avait exagéré l’amertume, son mépris pour les occupations et les ambitions des autres, l’impérieuse indolence des récentes années de sa vie, et son oubli des devoirs que la Providence lui avait assignés, à la patiente résignation d’Alice. Son esprit, après avoir été si rudement précipité du haut de ce hautain piédestal, d’où il avait si longtemps regardé avec dédain les hommes, en disant : « Je suis meilleur et plus sage que vous, » devint bientôt et même trop vivement pénétré de sa propre infirmité, et ce désir de vertu, qu’il avait toujours profondément senti, fit entendre sa voix plus haut et plus distinctement, au milieu des ruines et du silence de son orgueil.

Il s’éveilla de cette contemplation du passé pour tourner ses regards vers l’avenir. Alice avait refusé sa main ; Alice elle-même avait ratifié et béni son union avec une autre ! Éveline, si follement aimée, Éveline pourrait encore lui appartenir ! Aucune loi, dont la violation, même en pensée, fait frémir d’épouvante et d’horreur la nature humaine, ne lui interdisait de réclamer sa main, de l’arracher à Vargrave, de fléchir encore et de regagner son cœur ! Mais Maltravers embrassa-t-il avec joie cette pensée ? Rendons-lui justice ; il ne le fit point. Il sentait que la résolution d’Alice, dans ce premier moment d’affection froissée, ne devait pas être considérée comme irrévocable ; et même, s’il devait en être ainsi, il sentait, encore plus vivement, que l’amour d’Alice, cet amour qui avait résisté à tant d’épreuves, ne s’éteindrait jamais. Devait-il se faire de la magnanimité de la victime une arme contre elle ? Devait-il lui dire : « Tu as passé ; ta jeunesse est finie ; et je t’abandonne une dernière fois à ta solitude, pour celle que tu as chérie comme une fille ? » Il tressaillit, consterné, à la pensée de ce nouveau, de ce dernier coup porté à un cœur abattu, accablé. Puis de nouveaux obstacles, également sacrés, s’élevèrent lentement à ses regards entre Éveline et lui. Si Templeton pouvait sortir de sa tombe, avec quel ressentiment, avec quelle juste répugnance, ne verrait-il pas, dans le séducteur de sa femme (bien qu’elle ne fût sa femme que de nom), l’époux de son enfant !

Ces pensées se présentèrent avec une force rapide et effrayante à Maltravers, et servirent à raffermir son honneur et sa conscience. Il sentit que, quoique, au point de vue de la loi, il n’y eût pas une ombre de parenté entre Éveline et lui, ses relations avec Alice avaient été de nature à le séparer à jamais d’une personne qui avait regardé cette femme comme sa mère. Le fardeau de la douleur, l’angoisse de la honte, avaient en effet disparu ; pourtant une voix intérieure lui disait, comme avant : « Éveline est à tout jamais perdue pour toi ! » Mais l’image de celle-ci avait déjà été tant ébranlée par les tempêtes et les convulsions récentes de son âme, que cette pensée était préférable à celle de sacrifier Alice… Ah ! si c’eût été là tout ! mais Éveline l’aimait peut-être encore ; et en rendant justice à Alice, il ferait peut-être le malheur d’Éveline ! Il sortit de sa rêverie par un geste véhément, et il gémit tout haut.

Le pasteur se tourna vers lui avec étonnement et lui adressa quelques questions ; mais ses paroles ne furent pas entendues, et il remarqua, grâce à la lueur croissante du jour, que la physionomie de Maltravers était celle d’un homme complétement absorbé par une pensée dominante et irrésistible. Il pensa donc sagement qu’il valait mieux laisser son compagnon de route en paix, et il se replongea lui-même dans ses profondes préoccupations.

Les voyageurs ne s’arrêtèrent pas avant Douvres. Le bâtiment partait le lendemain matin de bonne heure, et Aubrey, qui était très-fatigué, alla prendre quelque repos. Maltravers regarda la pendule placée sur la cheminée ; elle marquait neuf heures. Pour lui, il n’y avait nul espoir de sommeil ; et la longue nuit ne lui offrait d’autre perspective qu’une pénible attente, que des méditations affligeantes.

Il s’agitait avec inquiétude dans son fauteuil, lorsque le garçon d’hôtel entra pour lui dire qu’un monsieur, qui l’avait aperçu à son arrivée, désirait lui parler. Avant que Maltravers pût répondre, le monsieur en question entra lui-même, et Maltravers reconnut Legard.

« Je vous demande mille pardons, dit ce dermier d’un ton de grande agitation : mais je désirais vivement vous voir quelques instants. Je viens de rentrer en Angleterre ; tous les lieux me paraissent également haïssables. Je lis dans les journaux une… une nouvelle qui… qui me cause le plus grand… je ne sais ce que je voudrais vous dire… mais est-ce vrai ? Lisez ce paragraphe ?

Legard plaça le Courrier devant Maltravers. Le passage en question contenait ce qui suit :

« Le bruit se répand que Lord Vargrave, qui est actuellement à Paris, doit épouser dans peu de jours la belle et riche miss Cameron, à laquelle il est depuis longtemps fiancé. »

« Est-ce possible ? s’écria Legard, suivant Maltravers des yeux, pendant qu’il parcourait le paragraphe : n’était-ce pas vous qui étiez l’amoureux, le fiancé heureux et accepté de miss Cameron ? Parlez ; dites-moi, je vous, en conjure, que ce fut pour vous, qui aviez sauvé ma vie et racheté mon honneur, et non pour ce froid intrigant, que je renonçai à toutes mes espérances de bonheur sur la terre, et que j’abandonnai l’espoir d’obtenir un jour le cœur et la main de la seule femme que j’aie jamais aimée ! »

Une ombre de tristesse se répandit sur les traits de Maltravers. Il considéra longtemps la physionomie agitée de Legard, puis il lui dit, après un moment de silence :

« Vous aussi vous l’aimiez donc ! Je ne l’ai jamais su, je ne l’ai jamais deviné ; ou si le soupçon m’en vint une fois ce ne fut que pour un instant, et…

— Oui, interrompit Legard d’un accent passionné, le ciel m’est témoin avec quelle ferveur, quelle tendresse j’aimais, j’aime encore Éveline Cameron ! Mais quand vous me fîtes l’aveu de votre amour, de vos espérances, je sentis tout ce que je vous devais ; je sentis que je ne pouvais pas être votre rival. Je quittai brusquement Paris. Ce que j’ai souffert, je ne vous le dirai pas ; mais j’éprouvais quelque consolation en songeant que j’avais agi comme devait le faire celui qui avait contracté vis-à-vis de vous une dette que rien ne pouvait jamais acquitter. Je voyageai d’un lieu à un autre, panorama monotone et fatigant ; à la fin, je ne sais trop pourquoi, je revins en Angleterre. Je suis arrivé d’aujourd’hui ; et maintenant… mais dites-moi si c’est vrai ?

— Je crois qu’il est vrai qu’Éveline est en ce moment promise à lord Vargrave, dit Maltravers d’une voix sourde. Je crois qu’il est également vrai que ce projet d’union, fondé sur des impostures, ne s’accomplira jamais. C’est dans cet espoir et cette confiance que je suis en ce moment sur la route de Paris.

— Et elle sera votre femme ? dit Legard en détournant la tête : allons ! je puis supporter cette pensée-là ! Puissiez Vous être heureux, monsieur.

— Arrêtez, Legard, dit Maltravers d’une voix fort émue : il faut que nous nous comprenions mieux. Vous avez sacrifié votre passion au sentiment de l’honneur. (Maltravers s’arrêta pensif.) Vous avez agi noblement à mon égard ; je vous remercie, et vous respecte. Mais, Legard, y avait-il quelque chose dans les manières ou dans l’attitude d’Éveline Cameron qui pût vous faire supposer qu’elle ne vous en savait pas mauvais gré. Il est vrai que si nous avions combattu à armes égales, je ne suis pas assez vaniteux pour ne pas reconnaître les avantages, que votre jeunesse et votre personne vous donnaient sur moi, mais je croyais posséder l’affection d’Éveline, avant que nous nous revissions à Paris.

— C’est possible, dit Legard d’un air sombre ; il ne m’appartient pas de dire qu’un cœur aussi pur, aussi généreux que celui d’Éveline, ait voulu tromper ou vous ou moi. Pourtant je m’étais imaginé… j’avais espéré, pendant que vous vous teniez à l’écart, que la faveur avec laquelle elle vous regardait tenait plus de l’admiration que de l’amour ; que vous aviez ébloui son imagination plutôt que séduit son cœur. J’espérais que j’obtiendrais, que j’obtenais déjà son amour ! Mais n’en parlons plus ; je ne reviendrai plus jamais sur ce sujet ; seulement, Maltravers, seulement rendez-moi justice. Vous êtes un homme orgueilleux, et votre orgueil m’a souvent irrité, et blessé, en dépit de ma reconnaissance. Soyez plus indulgent à mon égard que vous ne l’avez été ; croyez que, malgré mes fautes et mes folies, je suis pourtant capable de quelques victoires sur moi-même. Et maintenant je souhaite bien sincèrement que l’amour d’Éveline soit pour vous un bienfait aussi grand qu’il l’eût été pour moi ! »

C’était là véritablement un nouveau triomphe sur l’orgueil de Maltravers ; une nouvelle humiliation. Il avait regardé cet homme avec un froid dédain, parce qu’il n’affectait pas d’être au-dessus du commun des mortels ; et cet homme l’avait devancé dans le sacrifice même qu’il se proposait de faire.

« Legard, dit Maltravers, et une légère rougeur colora son visage, vos reproches sont justes. Je reconnais ma faute, et vous prie de me la pardonner. Dès ce soir, quoi qu’il arrive, j’estimerai toujours comme un honneur d’être admis à votre amitié ; dès ce soir Georges Legard n’aura jamais à me reprocher mon arrogance ou ma sévérité. »

Legard pressa chaleureusement la main que lui tendait Maltravers, mais ne répondit rien. Son cœur débordait, et il n’osait se hasarder à parler.

« Vous croyez alors, reprit Maltravers d’un ton plus pensif, vous croyez qu’Éveline vous eût peut-être aimé, si mes prétentions n’étaient venues contrarier les vôtres ? Et vous croyez aussi (pardonnez-moi, cher Legard) que vous auriez pu acquérir la stabilité de caractère, la fermeté de principes nécessaires au guide, au protecteur d’une femme si jeune, si belle, si inexpérimentée ? si sensible, si environnée de tentations de toute espèce ?

— Oh ! ne me jugez pas d’après ce que j’ai été. Je sens qu’Éveline aurait pu réformer des défauts plus grands que les miens ; que son amour aurait élevé des caractères plus légers, plus frivoles encore. Vous ne savez pas les miracles qu’opère l’amour ! Mais à présent que me reste-t-il à faire ? Qu’importe que mes occupations soient puériles et insignifiantes, pourvu qu’elles puissent distraire mes pensées et me donner l’oubli ? Pardonnez-moi ; je n’ai pas le droit de vous importuner de mes égoïstes récriminations.

— Ne vous désespérez pas, Legard, dit Maltravers avec bonté : peut-être la fortune vous réserve-t-elle des jours meilleurs que vous ne le prévoyez. Je ne puis vous en dire davantage maintenant ; mais voulez-vous rester à Douvres quelques jours de plus ? Dans moins d’une semaine vous aurez de mes nouvelles. Je ne veux pas faire naître des espérances qu’il ne dépendra peut-être pas de moi de réaliser. Mais si je retrouve les choses dans l’état où vous les supposiez il y a peu de temps, assurément il ne me resterait pas grand’chose à faire. Allons, ne me regardez pas d’un air si inquiet, ajouta Maltravers en souriant tristement ; laissons là cette question pour le moment. Vous restez à Douvres ?

— J’y resterai ; mais…

— Point de mais, Legard ; c’est une affaire arrangée. »


LIVRE XI


CHAPITRE I


Il grinçait des dents avec fureur et faisait entendre de vaines menaces de vengeance.
(Spenser.)


Il est temps de revenir à lord Vargave. Ses plus chères espérances se réalisaient, tout semblait lui réussir. La main d’Éveline Cameron lui était promise, le jour du mariage était fixé. Dans moins d’une semaine, elle apporterait au Pair ruiné une dot splendide qui aplanirait tous les obstacles opposés à son ambition. Il recevait de M. Douce la nouvelle que les actes qui devaient lui transférer les propriétés seigneuriales du chef de la famille de Maltravers, étaient presque prêts ; et il espérait pouvoir faire annoncer, le jour de son mariage, que les heureux époux étaient partis pour leur château princier de Lisle Court. En politique, quoique rien ne pût être définitivement arrangé jusqu’à son retour, les lettres de lord Saxingham l’assuraient que tout se présentait sous les auspices les plus favorables : la cour et les chefs de l’aristocratie devenaient de jour en jour plus contraires au premier ministre et plus disposés à une révolution de cabinet. Aussi Vargrave, comme la plupart des hommes aux abois, s’exagérait peut-être les avantages que lui vaudrait sa nouvelle position de grand propriétaire et de pair opulent. Il n’était pas insensible à la douleur muette que semblait éprouver Éveline, ni à l’amère tristesse qui assombrissait le front de lady Doltimore. Mais ces nuages-là ne présageaient aucun orage ; c’étaient des ombres légères qui m’obscurcissaient point la sérénité d’un ciel favorable. Il continuait à avoir l’air de ne s’apercevoir de rien, à prendre l’événement prochain comme une chose toute naturelle, et il témoignait à Éveline un attachement si doux, si peu familier, si respectueux, si délicat, qu’il ne laissait à la pauvre enfant aucune occasion de lui faire des confidences ou des plaintes. Pauvre Éveline ! sa gaîté, sa vivacité enchanteresse, l’enjouement aimable et enfantin de ses manières, avaient complétement disparu. Pâle, languissante, passive et triste, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Cependant le temps s’écoulait et le jour fatal était proche ; elle frémissait, mais sans jamais songer à la résistance. Combien de victimes semblables, de son âge et de son sexe, sont traînées à l’autel !

Un jour, dans la matinée, lord Vargrave se rendait auprès d’Éveline. Il avait été faire quelques visites politiques dans le faubourg Saint Germain, et en ce moment il traversait la partie la plus retirée et la moins fréquentée du jardin des Tuileries ; il cheminait les mains derrière le dos, selon l’ancienne habitude qu’il avait conservée, et les yeux fixés à terre. Soudain un homme, qui était assis seul sous un arbre, et qui depuis quelques moments épiait ses pas d’un regard inquiet et farouche, se leva et s’approcha de lui. Lord Vargrave ne s’en aperçut point, jusqu’au moment où cet homme lui posa la main sur le bras, en s’écriant :

« C’est lui ! c’est bien lui ! Lumley Ferrers, nous nous retrouvons donc enfin ! »

Lord Vargrave tressaillit et changea de couleur en reconnaissant l’importun.

« Ferrers, continua Cesarini (car c’était lui), et il entrelaça fortement son bras dans celui de Vargrave : vous n’avez pas changé ; votre pas est toujours léger ; vos joues ont les couleurs de la santé ; et cependant moi… vous pouvez à peine me reconnaître. Oh ! j’ai souffert horriblement depuis que nous nous sommes vus ! Pourquoi cela ?… pourquoi ai-je été si cruellement puni ? pendant que vous, vous avez échappé à votre part légitime du châtiment ? Le ciel n’est pas juste ! »

Castruccio était dans un de ses moments lucides ; mais il y avait quelque chose dans son regard incertain, dans le son étrange et peu naturel de sa voix, qui indiquait qu’un souffle pourrait faire fondre l’avalanche. Lord Vargrave regarda tout autour de lui avec anxiété, il n’y avait pas une âme près de là ; mais il savait que les endroits plus fréquentés du jardin étaient remplis de monde, et il apercevait, à travers les arbres un grand nombre de personnes qui allaient et venaient au loin. Il sentait que le son de sa voix ferait venir du secours en un instant, et son assurance lui revint.

« Mon pauvre ami, dit-il d’un ton doucereux, en accélérant le pas, je suis bien chagriné de vous trouver l’air si malade ; ne pensez pas tant à ce qui est passé.

— Il n’y a point de passé ! répondit Cesarini d’un air sombre. Le passé est mon présent ! j’ai songé, songé toujours dans les fers, et au milieu des ténèbres, à tout ce que j’ai souffert, et la lumière s’est faite dans mon âme, pendant ces jours où l’on me disait que j’étais fou ! Lumley Ferrers, ce ne fut pas par intérêt pour moi que vous m’avez entraîné au plus profond des enfers, démon que vous êtes ! Vous aviez quelque intérêt personnel à servir, en la séparant de Maltravers. Vous avez fait de moi votre instrument. Pourquoi auriez-vous commis un crime pour moi ? qu’est-ce que j’étais pour vous ? Répondez-moi, sans mentir, si vos lèvres sont capables de donner passage à la vérité !

— Cesarini, répondit Vargrave de son accent le plus caressant, une autre fois nous causerons de tout cela ; croyez moi, mon seul but était votre bonheur, combiné, c’est possible, avec la haine que m’inspirait votre rival.

— Menteur ! vociféra Cesarini, et il étreignit le bras de Vargrave avec la force que lui prêtait sa folie croissante, tandis que ses yeux flamboyants se fixaient sur la physionomie changeante de son tentateur. Vous aussi vous aimiez Florence !… Vous aussi vous recherchiez sa main ! C’était vous qui étiez mon véritable rival !

— Chut, mon ami, chut ! dit Vargrave en cherchant à se débarrasser de l’étreinte du fou, et en devenant sérieusement inquiet ; nous approchons de la partie fréquentée du jardin, nous serons observés.

— Et pourquoi les hommes sont-ils devenus mes ennemis ? Pourquoi ma propre sœur est-elle devenue ma persécutrice ? Pourquoi me livre-t-elle aux bourreaux qui me torturent, et me fait-elle enfermer dans un cachot ? Pourquoi les serpents et les démons sont-ils mes compagnons ? Pourquoi ma tête et mon cœur sont-ils en feu ? Pourquoi êtes-vous libre, vous, et jouissez-vous de la liberté et de la vie ? Observés ! que vous importe, à vous, qu’on vous observe ? Moi, tous les hommes sont à ma recherche !

— Alors pourquoi vous exposer si ouvertement à leurs regards ? pourquoi…

— Écoutez-moi ! interrompit Cesarini. Lorsque je m’enfuis de l’horrible prison où l’on m’avait plongé, lorsque je respirai la fraîcheur de l’air, et que je courus en bondissant sur l’herbe, lorsque je me trouvai encore une fois libre de corps et d’esprit, soudain les sons d’une musique villageoise frappèrent mon oreille, je m’arrêtai sur-le-champ, je me couchai à terre, et je retins mon haleine pour mieux écouter. La musique cessa ; et je crus que je venais d’auprès de Florence, et je pleurai amèrement ! Quand je me remis, la mémoire me revint claire et distincte ; et j’entendis une voix qui me disait : « Venge-la, et venge-toi ! » Dès ce moment cette voix s’est fait entendre à moi matin et soir ! Lumley Ferrers, je l’entends en cet instant !… elle parle à mon cœur !… elle échauffe mon sang !… elle raffermit ma main ! Sur qui la vengeance doit-elle tomber ? Dites-le-moi ! »

Lumley marchait à grands pas ; ils étaient enfin sortis du quinconce ; une foule brillante était devant eux.

« Je suis sauvé, » pensa l’Anglais. Il se tourna soudain, avec hauteur, du côté de Cesarini, en agitant la main.

« Arrière, insensé ! dit-il d’une voix forte et sévère : laissez-moi ! Ne m’importunez plus, ou je vous fais arrêter ! Laissez-moi, vous dis-je ! »

Cesarini s’arrêta stupéfait, interdit, pendant un instant ; puis, avec un regard farouche et un cri étouffé, il se jeta sur Vargrave. L’œil de ce dernier était vigilant et sa main préparée : il saisit le bras levé du fou, et il cria au secours.

Mais la fureur de l’autre était maintenant complétement déchaînée ; il précipita Vargrave sur le sol, avec une force à laquelle le pair n’était pas préparé, et Lumley ne se serait peut-être pas relevé vivant, si deux soldats, assis près de là, ne s’étaient élancés à son secours. Cesarini était agenouillé sur le sein de sa victime, et ses longs doigts osseux s’enlaçaient déjà autour de sa gorge. Arraché de cette position, il tourna ses regards farouches et flamboyants sur ses nouveaux assaillants ; et après une lutte violente, mais momentanée, il se débarrassa de leur étreinte. Puis se tournant vers Vargrave, qui s’était relevé avec quelque difficulté, il lui cria d’une voix stridente :

« Je saurai bien te retrouver ! » et il s’enfuit parmi les arbres, et disparut.


CHAPITRE II

Ah ! qui va là ? Ami, ou ennemi, vous pouvez venir ! Mes parcs, mes domaines, mes châteaux, tout ce que je possédais, tout m’abandonne maintenant.
(Shakespeare. Henri VI, 3e partie.)

Lord Vargrave, malgré son courage naturel, s’efforçait en vain de bannir la sombre impression que lui avait laissée son effrayante entrevue avec Cesarini. La figure, la voix du fou, le poursuivaient, comme l’apparition de l’ombre prophétique poursuit le montagnard. Il rentra sur-le-champ à son hôtel, et pendant plusieurs heures il ne put retrouver assez de calme pour faire sa visite accoutumée à miss Cameron. Résolu de ne pas s’exposer à une seconde rencontre avec l’Italien pendant le reste de son séjour à Paris, en se hasardant dans les rues à pied, il commanda sa voiture vers le soir, dîna au café de Paris, puis remonta dans son équipage pour se rendre chez lady Doltimore.

« Je vous demande excuse, mylord, lui dit son domestique en fermant la portière, mais j’ai oublié de vous dire que, peu de temps après votre retour ce matin, un étranger est venu demander au concierge si M. Ferrers ne restait pas dans cet hôtel. Le concierge lui répondit que non, mais le monsieur insista, disant qu’il avait vu entrer M. Ferrers. J’étais dans la loge du concierge en ce moment, mylord, et je lui expliquai…

— Que M. Ferrers et lord Vargrave étaient une seule et même personne ? Quelle espèce d’individu était-ce ?

— Un homme maigre et brun, mylord, un étranger évidemment. Lorsque je lui dis que vous étiez maintenant lord Vargrave, il me regarda pendant un moment, puis il dit, très-brusquement, qu’il s’en souvenait parfaitement, puis il Se mit à rire, et s’en alla.

— Ne demanda-t-il pas à me voir ?

— Non, mylord ; il dit qu’il repasserait un autre jour. Il avait l’air bien singulier, ce monsieur, et ses habits étaient usés jusqu’à la corde.

— Ah ! Quelque importun pétitionnaire sans doute. Peut-être un Polonais dans le besoin. Rappelez-vous que je n’y suis jamais pour lui. Fermez la portière. Chez lady Doltimore.

Le cœur de Lumley battait lorsqu’il se rejeta dans le fond de sa voiture ; il croyait sentir encore l’étreinte du fou autour de sa gorge. Il comprit sur-le-champ que Cesarini l’avait suivi ; il résolut de changer d’hôtel dès le lendemain matin, et d’avoir recours à la police. Il y avait quelque chose d’étrange dans la vive et soudaine frayeur qui s’était emparée de cet homme endurci et intrépide.

En arrivant chez lady Doltimore, il trouva Caroline seule dans le salon. C’était un tête-à-tête qu’il ne désirait en aucune façon.

« Lord Vargrave, dit Caroline, froidement, je désirais avoir quelques mots de conversation avec vous ; et voyant que vous ne veniez pas ce matin, je vous ai écrit il y a une heure. Avez-vous reçu mon billet ?

— Non ; je suis sorti depuis six heures ; il est neuf heures maintenant.

— Eh ! bien, alors, Vargrave, dit Caroline, les lèvres contractées et frémissantes, et le visage très-pâle, je tremble de vous le dire, mais je crains que Doltimore ne soupçonne quelque chose. Il m’a regardée sévèrement ce matin, et il m’a dit : Vous paraissez malheureuse, madame, ce mariage de lord Vargrave vous afflige !

— Je vous avais prévenue qu’il en serait ainsi ; votre égoïsme vous trahira et vous perdra.

— Ne m’adressez pas de reproches, misérable ! dit lady Doltimore avec une grande véhémence ; de votre part du moins j’ai droit à de la pitié, à de l’indulgence, à de l’assistance ; je ne veux pas supporter vos reproches.

— Les reproches que je vous fais sont dans votre intérêt ; je vous reproche les fautes que vous commettez contre vous-même ; et je dois vous dire, Caroline, que lorsque j’ai si généreusement étouffé tout sentiment égoïste et que je vous ai aidée à atteindre à une position aussi avantageuse et aussi brillante, il n’est ni juste, ni magnanime de votre part, de manifester tant de mécontentement de me voir prendre le seul parti qui puisse me sauver d’une ruine complète. Mais qu’est-ce que Doltimore soupçonne ? Quelle raison de défiance peut-il avoir, si ce n’est le peu d’empire que vous savez prendre sur votre physionomie, lorsque c’est la chose la plus aisée du monde pour une femme, et une grande dame surtout ? (En disant ces mots Lumley ricana.)

— Je ne sais… il faut que quelqu’un lui ait mis cela dans la tête. À Paris il y a tant de mauvaises langues ! Mais Vargrave… Lumley… je tremble, je frémis de terreur !… Si jamais Doltimore découvrait…

— Bah ! bah ! Notre conduite à Paris a été des plus circonspectes, des plus prudentes ; Doltimore est la vanité en personne, et la vanité a un bandeau sur les yeux. Je suis sur le point de quitter Paris, de me marier, de prendre une femme sous votre propre toit. Un peu de prudence, un peu d’empire sur vous-même, un visage souriant lorsque vous nous féliciterez, et ainsi de suite, et tout est sauvé. Bah ! ne vous en tourmentez pas. Le Destin s’est donné la peine de couper et de mêler pour vous les cartes ; le jeu dépend de vous ; seulement, pas de faute ! pardonnez-moi cette métaphore : vous savez que je l’affectionne tout particulièrement ; je l’ai usée jusqu’à la corde ; mais la vie humaine ressemble tant à une partie de whist ! Où est Éveline ?

— Dans sa chambre. N’éprouvez-vous point de pitié pour elle ?

— Elle sera fort heureuse lorsqu’elle sera lady Vargrave ; et d’ailleurs je ne serai ni un mari sévère, ni un mari jaloux. Peut-être n’en aurait-elle pu dire autant du superbe Maltravers. »

En ce moment Éveline entra. Vargrave s’empressa de lui serrer la main, de lui murmurer de tendres compliments, de lui approcher un fauteuil auprès du feu, de lui prodiguer ces petits soins qui sont si charmants quand ce sont les témoignages mêmes de l’amour.

Éveline était plus pâle, plus distraite encore que de coutume. Il n’y avait point d’éclat dans ses yeux, point de vitalité dans sa démarche : elle semblait avoir perdu le sentiment de la crise qui s’approchait. Comme la myrrhe et l’hysope qui plongeaient autrefois, dit-on, les malfaiteurs dans l’oubli de l’arrêt de mort prononcé entre eux, il y a des douleurs qui commencent par vous rendre stupides avant leur consommation.

Vargrave se mit à causer légèrement du temps, des nouvelles récentes, du dernier livre. Éveline ne répondait que par monosyllabes ; Caroline tenait un écran devant sa figure, et gardait un profond silence. Ainsi, de ces trois personnes deux étaient tristes et sombres, la troisième seule gaie et animée ; la pendule placée sur la cheminée sonna dix heures. Les dernières vibrations du dernier coup s’éteignirent ; Éveline poussa un profond soupir ; encore une heure de plus qui la rapprochait du jour fatal ! En cet instant la porte s’ouvrit soudain, et deux messieurs, écartant le domestique qui les précédait, entrèrent dans le salon.

Caroline, qui la première les aperçut, se leva précipitamment en poussant une faible exclamation d’étonnement. Vargrave se tourna vivement, et vit devant lui le sévère visage de Maltravers.

« Mon enfant ! mon Éveline ! » s’écria une voix bien connue ; et Éveline avait déjà volé dans les bras d’Aubrey.

La vue du pasteur, accompagné de Maltravers, expliqua tout sur-le-champ à Vargrave. Il vit que le masque était arraché de son visage, que sa proie lui était ravie, que son mensonge était dévoilé, que son complot était déjoué, que son crime était démasqué. En vain il s’efforçait de retrouver son assurance ; toutes ses ressources de courage et d’habileté semblaient épuisées. Livide, sans voix, presque tremblant, il fléchissait sous les regards de Maltravers.

Éveline, qui ne s’était pas encore aperçue de la présence de son ancien fiancé, fut la première à rompre le silence. Elle releva avec effroi sa tête qu’elle avait penchée sur le sein du bon Aubrey.

« Ma mère !… elle se porte bien… elle vit ? qu’est-ce qui vous amène ici ?

— Votre mère se porte bien, mon enfant. Je suis venu à son instante prière, pour vous sauver d’un mariage avec cet homme indigne ! »

Lord Vargrave sourit d’un affreux sourire, mais ne répondit rien.

« Lord Vargrave, dit Maltravers, vous sentirez sans peine que vous n’avez plus rien à faire ici. Retirons-nous ; j’ai beaucoup de remercîments à vous faire !

— Je ne bougerai pas ! s’écria Vargrave avec emportement, et en frappant du pied. Miss Cameron, commensale de lady Doltimore, dont vous insultez grossièrement la présence et le domicile, miss Cameron est ma fiancée, ma fiancée de son propre consentement. Éveline, chère Éveline ! vous m’appartenez encore ; vous seule pouvez révoquer votre promesse. Monsieur, je ne sais ce que vous pouvez avoir à dire ; je ne sais quel mystère de votre vie sans tache vous avez à dévoiler ; mais, à moins que lady Doltimore, que votre violence épouvante, ne m’ordonne de quitter ces lieux, ce n’est pas moi, c’est vous qui êtes l’intrus ici ! Lady Doltimore, avec votre permission, j’ordonnerai à vos domestiques de conduire monsieur à sa voiture !

— Lady Doltimore, pardonnez-moi, dit Maltravers froidement ; je ne me laisserai pas entraîner à vous manquer de respect. Mylord, si la plus abjecte lâcheté ne s’ajoute à vos autres vices, vous ne ferez pas de cet appartement le théâtre de notre altercation. Je vous invite, dans ces termes auxquels nul gentilhomme n’a jamais refusé d’obtempérer, je vous invite, dis-je, à vous retirer avec moi. »

Le ton et l’attitude de Maltravers exercèrent une étrange domination sur Vargrave. En vain il s’efforçait d’attiser la colère factice qu’il avait cherché à se donner ; la voix lui manqua, et sa tête s’affaissa sur sa poitrine. Nul n’intervenait entre eux ; toutes les personnes présentes se groupaient autour d’eux dans un silence atterré. Caroline les regardait alternativement avec étonnement et épouvante, Éveline croyait rêver, et pourtant ne comprenait bien qu’une seule chose : par quelque mystérieuse intervention de la Providence, elle allait échapper aux conséquences de son imprudent entraînement ; elle s’attachait au bras d’Aubrey, les yeux fixés sur Maltravers. Le caractère débonnaire d’Aubrey était subjugué, interdit, par les passions puissantes et orageuses qui se trouvaient en ce moment en lutte, son désir naturel de concilier était étouffé par l’horreur que lui inspirait la perfidie de Vargrave, et cependant il était épouvanté par la crainte d’une effusion de sang, car cette crainte se présenta pour la première fois à son esprit.

Il y eut un moment de morne silence, pendant lequel Vargrave semblait rassembler ses idées, et se préparer à la ligne de conduite qu’il lui paraîtrait préférable de suivre ; Soudain la porte se rouvrit, et l’on annonça M. Howard.

Dans sa précipitation et son zèle, le jeune secrétaire, s’apercevant à peine de la présence des autres, s’élança vers lord Vargrave.

« Mylord !.. mille pardons de vous déranger… des affaires importantes !… Je suis si heureux de vous rencontrer !

— Qu’y a-t-il, monsieur ?

— Ces lettres, mylord. J’ai tant de choses à vous dire ! »

En ce moment, toute interruption quelconque, même causée par un tremblement de terre, ne pouvait que charmer Vargrave. Il inclina la tête avec un sourire plein de politesse, passa le bras dans celui de son secrétaire, et se retira dans l’embrasure de la fenêtre la plus éloignée. Une minute ne s’était pas écoulée avant qu’il se retournât avec un air triomphant et ironique.

« Monsieur Howard, dit-il, allez-vous reposer et revenez me trouver à minuit ce soir, je serai chez moi à cette heure-là. »

Le secrétaire salua et se retira.

« Maintenant, monsieur, dit Vargrave à Maltravers, je veux bien vous laisser en possession du champ de bataille. Miss Cameron, je crains qu’il ne me soit désormais impossible de conserver les belles espérances que j’avais conçues ; mon cruel destin m’oblige à chercher la fortune dans une alliance matrimoniale. J’ai le regret de vous informer que vous n’êtes plus la grande héritière. Tous vos capitaux étaient placés entre les mains de M. Douce, pour compléter l’acquisition de Lisle Court. M. Douce a fait banqueroute ; il s’est sauvé en Amérique. Cette lettre est une dépêche de mon notaire ; la maison Douce a suspendu ses paiements ; peut-être cependant nous est-il permis d’espérer encore six pence[29] par livre. Moi aussi je perds de l’argent ; le dédit que m’a légué mon oncle est englouti. Je ne sais trop si, en qualité de votre tuteur, je ne suis pas responsable de la perte de votre fortune (retirée des fonds publics d’après mes ordres) ; c’est probable. Mais comme je n’ai plus maintenant un shilling au monde, je doute que M. Maltravers vous conseille de m’intenter un procès. Monsieur Maltravers, demain, à neuf heures, j’écouterai ce que vous avez à me dire. Je vous souhaite à tous le bonsoir ! »

Il salua, saisit son chapeau, et disparut.

« Éveline, dit Aubrey, avez-vous besoin d’en apprendre davantage ? Ne sentez-vous pas déjà que vous êtes dégagée de toute promesse vis-à-vis d’un homme sans cœur et sans honneur ?

— Oui, oui ! je suis si heureuse ! s’écria Éveline en fondant en larmes. Cette fortune détestée, je n’en regrette pas la perte !… je suis dégagée de tout devoir envers mon bienfaiteur. Je suis libre ! »

Le dernier lien qui avait uni la coupable Caroline à Vargrave était brisé ; une femme pardonne bien des fautes à son amant, mais jamais une bassesse. La position ignominieuse, abjecte, dans laquelle elle avait vu celui qu’elle avait servi comme une esclave, la remplissait de honte, d’horreur et de dégoût, bien qu’elle ignorât encore ses plus noires infamies. Elle se leva brusquement, et quitta l’appartement. On ne s’aperçut point de son absence.

Maltravers s’approcha d’Éveline, il lui prit la main, et la porta à ses lèvres et à son cœur.

« Éveline, dit-il tristement, il vous faut une explication ; demain je vous la donnerai. Ce soir nous sommes tous deux trop émus pour un pareil entretien. Je ne puis plus à présent qu’éprouver la joie de vous voir sauvée et l’espérance de pouvoir contribuer encore à votre bonheur futur.

— Mais, dit Aubrey, devons-nous croire à cette nouvelle étonnante ? Est-ce réellement une perte irréparable ? Ne pouvons-nous, avec des précautions, sauver au moins quelques débris de cette belle fortune ?

— Je vous remercie de me rappeler à ce monde, dit Maltravers avec empressement. Je vais m’en occuper à l’instant ; et demain, Éveline, après mon entrevue avec vous, je partirai sur-le-champ pour Londres, où j’agirai dans la seule capacité qui me reste encore : celle de votre protecteur, de votre ami. »

Il détourna la tête et s’achemina précipitamment vers la porte.

Éveline se rapprocha encore davantage d’Aubrey.

« Mais vous, vous ne me quitterez pas ce soir ? vous pouvez rester ; nous trouverons à vous loger. Ne me quittez pas !

— Vous quitter, mon enfant ! non ; nous avons mille choses à nous dire. Je n’anticiperai pas sur vos explications, » ajouta-t-il à voix basse en se tournant vers Maltravers.


CHAPITRE III

Hélas ! c’est lui. On vient de le rencontrer tout à l’heure aussi fou que la mer en fureur.
(Shakespeare. — Le roi Lear.)

Dans la rue de la Paix demeurait à cette époque un Anglais, homme de loi d’un grand mérite, avec qui Maltravers avait été déjà en relations d’affaires, et chez qui il se fit conduire sur-le-champ. Il lui fit part de ce qu’il venait d’apprendre au sujet de la banqueroute de M. Douce, et lui donna mission de quitter Paris, aussitôt qu’il se serait procuré un passeport, et de se rendre à Londres. Dans tous les cas, il y arriverait quelques heures avant Maltravers, et ces heures-là seraient toujours autant de gagné. Cette affaire conclue, il se fit conduire à l’hôtel le plus proche, qui se trouvait être l’hôtel de M***, où il ne savait pas que logeait aussi lord Vargrave. Tandis que la voiture attendait au dehors que le concierge eût ouvert la porte cochère, un homme, qui errait depuis quelque temps sous les réverbères, s’élança, mit la tête à la portière de la voiture, et regarda Maltravers attentivement. Ce dernier, absorbé, préoccupé, ne le vit pas ; lorsque la voiture entra dans la cour de l’hôtel, elle fut suivie par l’étranger, enveloppé d’un manteau usé et déchiré ; ses mouvements ne furent pas remarqués au milieu du bruit et de l’agitation causés par l’arrivée de Maltravers. La femme du concierge conduisit ce dernier à un appartement du second étage qui se trouvait vacant ; et le garçon d’hôtel se mit en devoir d’allumer du feu. Maltravers, rêveur et distrait, se jeta sur un canapé, insensible à tout ce qui se passait autour de lui. En levant les yeux, il aperçut devant lui la figure de Cesarini. L’Italien (que les gens de l’hôtel avaient sans doute pris pour un des nouveaux arrivants) se penchait par-dessus le dossier d’une chaise, le menton appuyé sur sa main, les yeux fixés avec une expression sérieuse et triste sur le visage de son ancien rival. Lorsqu’il s’aperçut qu’il était reconnu, il s’approcha de Maltravers, et lui dit à voix basse, en italien :

« Vous êtes l’homme du monde, hormis un seul, que je désirais le plus voir. J’ai bien des choses à vous dire, et mes moments sont comptés. Accordez-moi quelques minutes d’entretien. »

Le ton et l’attitude de Cesarini étaient si calmes, si raisonnables, qu’ils modifièrent la première impulsion de Maltravers, qui était de s’assurer de la personne du fou, tandis que la figure maigre et pâle de l’Italien, ses vêtements déguenillés, l’air de pénurie et de besoin répandu sur toute sa personne, excitèrent malgré lui sa compassion. Malgré toutes les pensées inquiètes et absorbantes qui le préoccupaient, Maltravers ne put refuser l’entretien qui lui était demandé. Il congédia les domestiques, et fit signe à Cesarini de s’asseoir.

L’Italien s’approcha du feu, qui déjà flamboyait et pétillait joyeusement ; il étendit ses mains amaigries au-dessus de la flamme, et parut jouir avec plaisir de la chaleur.

« J’ai froid… j’ai froid, dit-il piteusement, comme s’il se parlait à lui-même. La nature est une protectrice bien amère. Mais le froid et la faim sont pourtant moins impitoyables que l’esclavage et les ténèbres d’un cachot. »

En ce moment le domestique d’Ernest entra pour demander si son maître voulait se faire servir quelque nourriture, car il n’avait presque rien pris depuis qu’il était en route. Tandis qu’il parlait, Cesarini se tourna vivement, avec un regard avide. On ne pouvait se méprendre à ce regard. Maltravers commanda du vin et des viandes froides ; et lorsque le domestique eut disparu, Cesarini se tourna vers son ancien ami, avec un sourire étrange, et lui dit :

« Vous voyez le pouvoir de l’amour de la liberté sur l’homme ! On me donnait de tout en abondance dans la prison ! Mais j’ai entendu parler de misérables qui prenaient part à de joyeux festins avant leur exécution ; et vous aussi, n’est-ce pas ? et mon heure est proche. Pendant toute cette journée, je me suis senti enchaîné par une irrésistible fatalité à cette maison. Mais ce n’est pas vous que j’y cherchais ; n’importe ! dans la crise de notre destin, tous les agents qui ont exercé sur lui quelque influence se retrouvent réunis. C’est le dernier acte d’un bien triste drame ! »

L’Italien se retourna vers le feu, et se pencha sur l’âtre, en murmurant des paroles inintelligibles.

Maltravers restait silencieux et pensif. C’était le moment de replacer le fou sous la surveillance affectueuse de sa famille, de l’arracher aux horreurs de la famine, auxquelles l’avait condamné sa fuite. S’il pouvait retenir Cesarini jusqu’à l’arrivée de Montaigne !

Dans cette pensée, il se rapprocha tout doucement de son portefeuille qu’on avait posé sur la table, et, pendant que Cesarini lui tournait toujours le dos, il écrivit à la hâte quelques mots à Montaigne. Lorsque son domestique apporta le vin et les comestibles, il le suivit hors de la chambre, et lui commanda de faire envoyer son billet sur-le-champ. En rentrant il trouva Cesarini dévorant les aliments qu’on avait placés devant lui avec toute la voracité d’un affamé. C’était un horrible spectacle ! L’intelligence n’était plus que ruines, l’esprit n’était plus que ténèbres ; l’animal féroce et indomptable restait seul !

Lorsque Cesarini eut apaisé sa faim, il se rapprocha de Maltravers, et lui parla ainsi :

« Il faut que je vous ramène au passé. J’ai péché contre Vous et contre la morte ; mais le ciel vous a vengé, et vous pouvez me plaindre et me pardonner. Maltravers, il est un autre homme plus coupable que moi : mais il est orgueilleux, prospère et puissant. Son crime à lui, le ciel l’a laissé à la vengeance des hommes ! je m’étais engagé par serment à ne pas dévoiler sa perfidie. Je reprends à présent ce serment, car il est juste que la connaissance de son crime survive à sa vie et à la mienne. On dit que je suis fou… mais les fous sont prophètes, et une conviction solennelle, une voix qui n’appartient pas à la terre me dit que lui et moi nous sommes déjà dans l’ombre de la mort. »

Alors, de sang-froid, avec une précision calme et correcte, et une clarté de détails qui, venant d’une personne dont les yeux mêmes trahissaient la terrible infirmité, étaient d’un effet saisissant, Cesarini raconta les conseils, la persuasion, les stratagèmes de Lumley. Lentement et distinctement il déroula devant Maltravers ces annales révoltantes de froide imposture qui comptait d’avance sur la véhémence de la passion pour en faire son instrument. Puis il termina ainsi son récit :

« Maintenant ne vous étonnez plus pourquoi j’ai vécu jusqu’à cette heure, pourquoi je me suis cramponné à la liberté, en dépit de la misère et de la faim, vivant parmi les mendiants, les criminels, le rebut de la société ! Dans cette liberté se trouvait mon dernier espoir : l’espoir de la vengeance ! »

Maltravers ne répondit point pendant quelques instants. À la fin il dit avec calme :

« Cesarini, il y a des offenses si grandes qu’elles dépassent toute vengeance. Puisque tous deux nous avons également souffert, remettons donc tous deux également notre cause entre les mains de celui qui voit au fond des cœurs, et qui, mieux que nous, mesure le crime et l’excuse. Vous croyez que notre ennemi n’a pas souffert, qu’il a été épargné. Nous ne connaissons pas son histoire intérieure : la prospérité et la puissance ne sont pas les indices du bonheur, elles n’exemptent pas des soucis. Apaisez-vous, écoutez la raison, Cesarini. Que la pierre se referme sur cette tombe. Tournez-vous, comme moi, vers l’avenir, et cherchons plutôt à nous ériger en juges de nous-mêmes qu’en bourreaux des autres ».

Cesarini écoutait d’un air sombre, et allait répondre, lorsque…

Mais ici il nous faut revenir à lord Vargrave.


CHAPITRE IV

Mon noble lord, vos dignes amis ont besoin de vous.
(Shakespeare. — Macbeth.)
Il est à la besogne : les portes sont ouvertes.
(Le même.)

En quittant la maison de lady Doltimore, Lumley se fit conduire à son hôtel. Son secrétaire lui avait apporté d’autres lettres dont il n’avait pas encore pris connaissance. Mais il avait vu, par les suscriptions, qu’elles étaient de la plus haute importance. Pourtant, même dans la solitude de sa chambre, il se passa quelque temps avant qu’il pût distraire ses pensées de la destruction de ses projets de fortune, de la perte non-seulement des biens d’Éveline, mais aussi de la part qui lui en revenait (car le capital tout entier avait été placé entre les mains de Douce), de l’annihilation complète de ses grands desseins, du triomphe qu’il avait assuré à Maltravers ! Il grinçait des dents, dans sa rage impuissante, il gémissait tout haut, il arpentait sa chambre à pas rapides et inégaux. À la fin il s’arrêta en grommelant :

« Allons ! l’araignée continue son travail lors même qu’elle a épuisé les sucs qui pouvaient lui permettre d’ourdir de nouvelles trames ; elle se place en embuscade, pour s’emparer de force des trames d’autrui. Brave insecte, tu es mon modèle ! Tant que je respirerai, le monde et toutes ses vicissitudes, la fortune et toute sa malveillance, ne prévaudront pas contre moi ! Quel homme a jamais échoué, avant de commencer par se renoncer lui-même comme un poltron, avant d’avoir vendu son âme à ce démon de l’enfer, le désespoir ! Je n’ai perdu après tout qu’une femme et une fortune ; j’avais vaillamment combattu pour les obtenir ; c’est toujours une consolation. Maintenant occupons-nous de ce qui me reste encore ! »

La première lettre que Lumley ouvrit, était de lord Saxingham. Elle le remplit de consternation. La question en délibération avait été formellement, mais soudainement décidée, dans le cabinet ministériel, contre Vargrave et ses manœuvres. Quelques expressions inconsidérées échappées à lord Saxingham avaient été immédiatement relevées par le premier ministre, et sa démission, plutôt insinuée que déclarée, avait été péremptoirement acceptée. Les adhérents de lord Saxingham et de lord Vargrave, dans le gouvernement, avaient été renvoyés sans exception ; et, au moment où lord Saxingham écrivait, le premier ministre était auprès du roi.

« Malédiction sur leur maladresse !… les imbéciles !… les idiots !… s’écria Lumley en écrasant la lettre dans sa main. Aussitôt que je les quitte, ils vont se casser la tête contre les murs. Malédiction sur eux !… Malédiction sur moi !… Malédiction sur l’homme qui veut tisser des cordes avec du sable ! Il ne me reste rien… que l’exil ou le suicide ! Ah ! Qu’est-ce que ceci ? ».

Ses regards étaient tombés sur l’écriture bien connue du premier ministre. Il déchira l’enveloppe, impatient de connaître toute l’étendue de son malheur. À mesure qu’il lisait, ses yeux étincelaient. La lettre était pleine de courtoisie, de flatteries, de séductions. Le ministre était un homme profondément versé dans les moyens d’étendre, aussi bien que d’épurer un parti. Saxingham et ses amis étaient des imbéciles, des incapables, presque tous des hommes qui avaient fait leur temps. Mais lord Vargrave, dans la force de l’âge ; Vargrave versatile, accompli, vigoureux, amer, peu scrupuleux ; Vargrave était d’une tout autre trempe, Vargrave était à craindre ; et par conséquent il fallait le conserver, si c’était possible. Sa puissance de nuire se trouvait indubitablement accrue par le bruit universellement répandu à Londres qu’il était sur le point d’épouser une personne fort riche. Le ministre connaissait son homme. Dans des termes de regret affecté, il parlait de la perte que le gouvernement allait éprouver en se privant des services de lord Saxingham, etc. etc ; il se réjouissait de ce que l’absence de lord Vargrave l’eût empêché de se trouver prématurément mêlé, par de faux scrupules d’honneur, à des scissions que son jugement devait condamner. Il traitait la question en discussion avec l’adresse la plus délicate ; il reconnaissait que l’opposition précédente de lord Vargrave était raisonnable ; mais il déclarait que cette mesure était devenue depuis, sinon prudente, du moins inévitable. Il ne disait rien au sujet de la justice de la mesure qu’il se proposait d’adopter, mais il parlait beaucoup de son urgence. Il concluait en offrant à Vargrave, dans les termes les plus bienveillants et les plus flatteurs, le poste même, dans le cabinet, que lord Saxingham avait laissé vacant, en s’excusant de l’insuffisance de cette place relativement au mérite de lord Vargrave, et accompagnait cette offre d’une promesse définie et distincte de refuser à tout autre que lui la splendide vice-royauté de l’Inde, qui se trouverait vacante l’année suivante, par suite du rappel du gouverneur-général actuel.

Malgré son défaut de principes, peut-être ne sera-ce pas juger Vargrave avec trop d’indulgence que de dire que, s’il avait réussi à obtenir la main et la fortune d’Éveline, il aurait reculé devant la bassesse qu’il méditait en ce moment. S’emparer froidement de la place que lui, lui seul, avait fait perdre à son premier protecteur, et à son plus proche parent, trahir son parti, et profiter de cette trahison, se perdre éternellement dans l’opinion de ses anciens amis, passer dans l’histoire pour un apostat mercenaire, tout cela lui aurait répugné s’il avait vu à l’horizon un seul coin de terre sur lequel il pût poser honnêtement le pied. Mais les eaux de l’abîme se refermaient au-dessus de sa tête ; il se serait accroché à un fétu ; avec quel empressement devait-il donc consentir à se laisser recueillir par un vaisseau ennemi ! Toute objection, tout scrupule s’évanouirent sur-le-champ. Et « l’or barbarique d’Ormuz et de l’Inde » scintilla devant les yeux avides de l’aventurier ruiné. Il n’y avait pas un jour à perdre. Quel bonheur qu’une proposition écrite, qu’il était impossible de rétracter, lui eût été faite avant que la rupture de ses projets de mariage fût connue ! Trop heureux de quitter Paris, il partirait dès le lendemain, et conclurait en personne la négociation. Vargrave jeta les yeux sur la pendule : il était à peine onze heures. Que de résolutions s’opèrent en quelques moments ! En une heure de temps il avait perdu une femme et une splendide fortune, il avait changé les opinions politiques de toute son existence, il était entré au ministère, et il calculait déjà ce qu’un gouverneur-général de l’Inde pouvait mettre de côté dans l’espace de cinq années. Mais il n’était que onze heures ; il avait remis la visite de M. Howard jusqu’à minuit, il désirait beaucoup le voir, et apprendre tout ce qu’on disait à Londres au sujet des événements récents ! Il agita vivement la sonnette. Le domestique se fit attendre un peu avant de répondre à cet appel.

La promptitude et l’exactitude étaient des vertus que lord Vargrave exigeait péremptoirement chez un domestique ; et comme il payait fort bien ces qualités (moins en gages qu’en tours de bâton), il était généralement sûr de les obtenir.

« Où diable étiez-vous donc ? Voilà la troisième fois que je sonne ! Vous devriez être dans l’antichambre !

— Je vous demande mille pardons, mylord ; mais j’aidais le valet de M. Maltravers à retrouver une clef qu’il avait laissée tomber dans la cour.

M. Maltravers ! Est-ce qu’il loge dans cet hôtel ?

— Oui, mylord. Son appartement est juste au-dessus du vôtre.

— Ah !… M. Howard a-t-il pris un logement ici ?

— Non, mylord. Il a fait dire qu’il était allé chez sa tante, lady Jane.

— Ah ! lady Jane. Elle demeure à Paris ? Tiens, c’est vrai : rue de la Chaussée d’Antin. Vous connaissez la maison ? Allez-y sur-le-champ ; allez vous-même ; ne vous fiez pas à un messager ; et priez M. Howard de revenir avec vous. J’ai besoin de le voir tout de suite.

— Oui, mylord. »

Le domestique partit. Lumley était dans une disposition d’esprit où la solitude est intolérable. Il était surexcité ; et une certaine humiliation naturelle, causée par la ligne de conduite qu’il s’était décidé à suivre, lui faisait souhaiter d’échapper à ses pensées. Ainsi donc Maltravers se trouvait sous le même toit que lui ! Il lui avait promis une entrevue pour le lendemain ; mais le lendemain il désirait être sur la route de Londres. Pourquoi ne pas le voir le soir même ? Mais Maltravers nourrissait-il par hasard quelques projets hostiles ? Impossible ! Quels que fussent ses griefs, ils étaient d’une nature trop secrète et trop délicate pour admettre des témoins, des pistolets, des paragraphes de journaux. Vargrave pouvait se croire assuré qu’il ne serait retenu par aucun rendez-vous au bois de Boulogne ; mais il était nécessaire à son honneur (!) qu’il ne parût pas éviter l’homme qu’il avait trompé et offensé. Il irait le trouver sur-le-champ ; une nouvelle excitation donnerait une nouvelle direction à ses pensées. Pour exécuter ces résolutions, lord Vargrave quitta sa chambre, et il était sur le point de fermer la porte d’entrée, lorsqu’il se ressouvint que son domestique ne rencontrerait peut-être pas Howard, que le secrétaire arriverait probablement avant l’heure fixée ; il valait mieux laisser la porte ouverte. Il s’arrêta donc, et il écrivit sur une feuille de papier. « Cher Howard, envoyez-moi chercher aussitôt que vous arriverez : je serai chez M. Maltravers, au second. » Avec des pains à cacheter, Vargrave colla son affiche sur la porte, qu’il laissa entre-bâillée, de façon que la lampe placée sur le carré éclairât en plein le papier.

Ce fut la voix de Vargrave, dans la petite antichambre extérieure demandant au domestique si M. Maltravers était chez lui, qui fit tressaillir Cesarini, et lui coupa la parole au moment où il allait répondre à Ernest. Chacun d’eux reconnut cette voix claire et aiguë ; chacun d’eux regarda l’autre.

« Je ne veux pas le voir, dit Maltravers, en s’élançant vivement vers la porte. Vous n’êtes pas en état de…

— De le rencontrer ? non ! dit Cesarini avec une expression furtive et sinistre qu’aurait comprise un homme accoutumé à voir des aliénés, mais que Maltravers ne remarqua même pas. Je me retirerai dans votre chambre à coucher ; mes yeux sont appesantis ; je dormirai volontiers.

En disant ces mots, il ouvrit la porte intérieure, et il l’avait à peine refermée lorsque Vargrave entra.

« Votre domestique m’a dit que vous étiez occupé ; mais j’ai pensé que vous pourriez bien recevoir un ancien ami. »

Et Vargrave s’assit tranquillement.

Maltravers tira le verrou de la porte qui les séparait de Cesarini, et ces deux hommes, dont le caractère et la vie formaient un si éclatant contraste, Se trouvèrent seuls.

« Vous désiriez avoir avec moi une entrevue, une explication, dit Lumley ; je ne recule ni devant l’une, ni devant l’autre. Permettez-moi d’aller au-devant de vos questions et de vos plaintes. Je vous ai trompé de sang-froid, et avec connaissance de cause, c’est très-vrai ; tous les stratagèmes sont permis en amour comme en guerre. Le butin en valait la peine ! Je croyais que ma carrière en dépendait ; je ne pus résister à la tentation. Je savais bien qu’avant longtemps vous apprendriez qu’Éveline n’était point votre fille ; que votre premier entretien avec lady Vargrave me trahirait ; mais cela valait bien la peine de tenter un coup de main. Vous avez déconcerté mes desseins, et vous m’avez vaincu ; ainsi soit-il, je vous en félicite. Vous êtes assez riche, et la perte de la fortune d’Éveline ne vous contrariera pas comme elle m’aurait contrarié.

— Lord Vargrave, traiter aussi légèrement le noir mensonge que vous avez conçu et les horribles tourments que vous m’avez infligés, ce n’est qu’un méprisable subterfuge. Votre vue m’est devenue pénible ; elle remue à ce point dans mon âme des passions que je voudrais étouffer, que plus tôt notre entrevue se terminera, mieux cela vaudra. J’ai à vous accuser d’un autre crime, qui n’est peut-être pas plus lâche que celui que vous avouez si tranquillement, mais dont les conséquences furent plus funestes : vous me comprenez ?

— Point du tout.

— Ne me poussez pas à bout ! ne mentez pas ! dit Maltravers, toujours d’une voix calme, quoique ses passions, naturellement violentes, ébranlassent tout son être. C’est à vos artifices que je dois l’exil de tant d’années que j’aurais pu mieux employer ; c’est à vos artifices que Cesarini doit le naufrage de sa raison, et que Florence Lascelles doit sa tombe prématurée ! Ah ! vous voilà pâle maintenant ! votre langue reste paralysée ! Pensez-vous que ces crimes puissent échapper toujours à leur récompense ? Pensez-vous qu’il n’y ait point de justice dans les foudres de Dieu ?

— Monsieur, s’écria Vargrave en se levant brusquement, je ne sais ce que vous soupçonnez, je me soucie peu de ce que vous croyez ! Mais je suis responsable de mes actes vis-à-vis des hommes, et je suis tout prêt à en rendre compte. Vous m’avez menacé en présence de ma pupille ; vous avez parlé de lâcheté et de danger. Quelles que soient les fautes qu’on me reproche, l’absence de courage n’est pas du nombre. Mettez vos menaces à exécution : je suis prêt à les braver !

— Il y a un an, il y a peut-être un mois, répondit Maltravers, j’aurais pris la justice entre mes mains mortelles ; même ce soir s’il eût été nécessaire de hasarder la vie de l’un de nous pour arracher Éveline à vos persécutions, j’aurais tout risqué pour elle ! Mais tout cela est passé ; vous n’avez rien à craindre de moi. Les preuves de votre premier crime, et de ses terribles résultats, suffiraient seules pour me détourner de la solennelle responsabilité de la vengeance humaine ! Grand Dieu ! quelle main oserait envoyer un criminel si endurci, et si souillé de noirs forfaits, sans expiation, sans repentir, sans préparation, devant le tribunal de la justice divine ! Allez, malheureux ! que la vie vous soit longtemps conservée ! Réveillez-vous ! Sortez de votre aveuglement dans ce monde, avant que vos pieds aient franchi le seuil irrévocable d’une autre vie !

— Je ne suis pas venu ici pour entendre des homélies, ou pour prêter l’oreille au jargon des bigots, dit Vargrave, s’efforçant en vain d’affecter une attitude arrogante que son aspect coupable et humilié démentait terriblement. Ce n’est pas moi, c’est un monde pervers qu’il en faut accuser si, pour réussir, la nécessité m’a poussé à des actes qu’une stricte moralité ne peut justifier peut-être, mais dont je ne pouvais prévoir les effets, moi qui ne suis pas prophète. J’ai fait comme tant d’autres, qui ont à lutter contre la fortune afin de devenir riches et puissants ; l’ambition est souvent obligée de se servir d’assez sales échelles.

— Oh ! écoutez les avertissements pendant qu’il en est temps encore ! dit Maltravers avec conviction, touché involontairement, et en dépit de l’horreur que lui inspirait le criminel, par l’espèce de regret que semblait indiquer cette tentative de justification : ne vous abritez pas derrière ces misérables sophismes, jetez un regard sur votre carrière passée ; voyez à quelle élévation vous auriez atteint, avec les dons rares et l’énergie que vous possédez, avec cette pénétration subtile et ce courage indomptable, si votre ambition avait choisi le droit chemin au lieu des sentiers tortueux. Arrêtez-vous ! Selon les lois de la nature, bien des années vous seront peut-être encore accordées pour revenir sur vos pas, pour expier envers des milliers d’hommes les maux que vous avez infligés à quelques-uns d’entre eux. Je ne sais pourquoi je vous parle ainsi : mais un sentiment plus divin que l’indignation m’y pousse ; quelque chose me dit que vous êtes déjà sur le bord de l’abîme ! »

Lord Vargrave changea de couleur, et garda le silence pendant quelques instants ; puis relevant la tête, il dit avec un pâle sourire :

« Maltravers, vous êtes un faux prophète. En ce moment, mes sentiers, tout tortueux qu’ils soient, m’ont conduit jusqu’au sommet de mes plus hautes espérances ; la droite route m’aurait laissé au pied de la montagne. Vous êtes vous-même un fanal qui met en garde contre la ligne de conduite que vous recommandez. Comparons-nous l’un à l’autre. Vous avez pris la droite route ; moi, le sentier tortueux. Vous aviez plus de fortune que moi ; vous m’étiez infiniment supérieur comme génie ; vous étiez né pour commander toujours, pour ne ramper jamais ; maintenant, chacun de nous est dans la force de l’âge ; quelle est notre position relative ? Vous avez une réputation stérile et sans profit ; vous n’avez point de rang, point de pouvoir, presque pas d’espérance d’en avoir jamais. Moi… mais vous ne connaissez pas ma nouvelle dignité : moi, j’entre dans le cabinet ministériel de l’Angleterre ; de vastes perspectives de fortune se déroulent à mes regards ; les plus hautes dignités ne sont pas interdites aux calculs raisonnables de mon ambition ! Vous, vous épousez quelque grande rêverie, vous poursuivez quelque but chimérique, qui s’évanouit quand vous voulez le saisir. Moi, je me balance, comme un écureuil, de projet en projet ; si l’un me fait défaut, qu’importe ? n’en ai-je pas un autre sous la main ? Il y a des hommes qui se seraient à ma place coupé la gorge de désespoir, il y a une heure, en perdant le fruit de sept années d’efforts : une belle fiancée, et une riche fortune du même coup ! J’ouvre une lettre, et je trouve le succès d’un côté pour me dédommager de l’échec qui pèse dans l’autre plateau de la balance. Bah ! bah ! chacun son métier, Maltravers ! À vous l’honneur, la mélancolie, et le repentir aussi, si bon vous semble ! À moi la vie rapide, haletante, qui ne regarde jamais en arrière, qui ne mesure jamais les échelons de l’avenir. Ne nous envions pas l’un l’autre ; si vous n’étiez Diogène, vous voudriez être Alexandre. Adieu, notre entrevue est finie. Voulez-vous oublier, pardonner, et me serrer la main encore une fois ? Vous vous retirez, vous froncez le sourcil ! eh bien, peut-être avez-vous raison. Si nous nous revoyons jamais…

— Ce sera comme étrangers.

— Point de serments téméraires ! Vous reviendrez peut-être à la politique ; vous aurez peut-être besoin d’une place. Je suis de votre bord maintenant : et… ah ! ah ! ah !.. le pauvre Lumley Ferrers pourrait vous faire nommer ministre des finances. Ces sentiers tortueux, voyez-vous, valent bien le droit chemin pour y voyager à l’aise, gratis et sans cahots. Adieu ! »

En entrant dans la chambre où Cesarini s’était retiré, Maltravers ne l’y trouva plus. Son domestique lui dit que l’étranger était parti peu de temps après l’arrivée de lord Vargrave. Ernest se reprocha amèrement d’avoir négligé de fermer la porte qui conduisait à l’antichambre ; cependant il lui paraissait probable que Cesarini reviendrait le lendemain matin.

Le messager qui avait porté sa lettre à Montaigne revint lui dire que ce dernier était à sa maison de campagne, mais qu’on l’attendait à Paris le lendemain de bonne heure. Maltravers espérait le voir avant son départ ; en attendant, il se jeta sur son lit, et, en dépit des préoccupations inquiètes qui l’accablaient, la fatigue de corps et d’esprit qu’il avait éprouvée ayant épuisé les forces de son corps d’airain, il s’endormit d’un profond sommeil.


CHAPITRE V

À huit heures du matin, demain, nous allons te faire immortel.
(Shakespeare. — Mesure pour mesure.)

Quand lord Vargrave rentra dans son appartement, il y trouva M. Howard qui venait d’arriver, et qui chauffait devant le feu ses mains blanches et chargées de bagues. Il causa avec lui pendant une demi-heure au sujet de toutes les nouvelles que put lui donner son secrétaire, puis il lui permit de retourner sous le toit de lady Jane.

Pendant qu’il se déshabillait lentement, il aperçut sur son bureau la lettre à laquelle lady Doltimore avait fait allusion, et qu’il n’avait pas encore ouverte. Il en rompit négligemment le cachet, et parcourut d’un air distrait ces quelques mots d’effroi et de remords ; puis il rejeta le billet sur la table d’un air de dédain, en s’écriant :

« Bah ! »

Car les chagrins d’une liaison criminelle ne sont pas sentis aussi vivement par l’homme du monde que par la femme de la société.

Lorsque son domestique plaça devant lui de l’eau et du vin, Vargrave lui dit de s’occuper de bonne heure, le lendemain, des préparatifs du départ, et de l’appeler à neuf heures.

« Faut-il fermer cette porte, mylord ? dit le valet en montrant une porte qui communiquait avec un de ces grands cabinets, soi-disant de toilette, espèces d’armoires qu’on rencontre fréquemment dans les chambres à coucher en France, et où l’on serre le bois et d’autres objets divers.

— Non, dit lord Vargrave avec pétulance ; c’est étonnant comme les domestiques aiment à nous priver d’air ! jamais je n’aurais une fenêtre ouverte, si je ne prenais soin de l’ouvrir moi-même. Laissez la porte comme elle est, et appelez-moi demain à neuf heures : pas plus tard. »

Le domestique qui couchait dans une espèce de cabinet noir contigu à l’antichambre, obéit. Vargrave éteignit sa lumière, et se mit au lit. Après avoir, pendant quelques minutes, considéré d’un regard appesanti les tisons mourants, qui jetaient une faible et incertaine clarté dans la chambre, il s’endormit profondément. La pendule sonna une heure du matin, et toute la maison sembla plongée dans le silence.

Le lendemain matin Maltravers fut éveillé par Montaigne, qui, étant revenu de très-bonne heure de la campagne (c’était assez son habitude), avait trouvé chez lui le billet qu’Ernest lui avait écrit la veille au soir.

Maltravers se leva et s’habilla. Tandis que Montaigne écoutait encore le récit que lui faisait son ami de son aventure avec Cesarini, et de l’accusation que ce malheureux avait lancée contre son ancien complice, le domestique d’Ernest entra précipitamment dans sa chambre.

« Monsieur, dit-il, pardon, j’ai pensé que vous seriez bien aise de savoir,… que faut-il faire ?… Tout l’hôtel est sens dessus dessous…… On a envoyé chercher M. Howard, ainsi que lord Doltimore… c’est si étrange, si imprévu !

— Qu’y a-t-il donc ? expliquez-vous.

— Lord Vargrave, monsieur… ce pauvre lord Vargrave…

— Lord Vargrave !

— Oui, monsieur ; le maître de l’hôtel, sachant que vous connaissiez lord Vargrave, vous serait bien obligé si vous vouliez descendre. Lord Vargrave, monsieur, est mort : on l’a trouvé mort dans son lit ! »

Maltravers demeura immobile d’étonnement et d’horreur. Mort ! Et la veille au soir encore il était si plein de vie, de projets, d’espérances et d’ambition !

Aussitôt qu’il se fut remis de sa consternation, Ma]travers se hâta de se rendre chez lord Vragrave, et Montaigne le suivit. Ce dernier, en descendant l’escalier, posa la main sur le bras d’Ernest, et le retint.

« Ne m’avez-vous pas dit que Castruccio avait quitté votre appartement pendant que Vargrave était avec vous, et presque immédiatement après vous avoir raconté comment Vargrave l’avait poussé au crime ?

— Oui. »

Les yeux des amis se rencontrèrent ; un terrible soupçon s’empara de tous deux.

« Non, c’est impossible ! s’écria Maltravers. Comment serait-il entré ? Comment aurait-il passé sans être vu des domestiques de lord Vargrave ? Non, non… ce n’est pas possible. »

Ils franchirent rapidement l’escalier ; ils arrivèrent à la porte d’entrée de l’appartement de lord Vargrave ; l’avis à Howard, portant la signature de Vargrave soulignée, était encore sur la porte. Montaigne le vit et tressaillit.

Ils se trouvaient dans la chambre, à côté du lit ; un groupe qui y était rassemblé s’ouvrit pour laisser passer l’Anglais et son ami ; et les regards de Maltravers tombèrent soudain sur le visage rigide et contracté de lord Vargrave.

Le murmure de voix qui s’était tu à l’entrée de Maltravers recommença bientôt. On avait envoyé chercher un médecin, le premier qu’on eût trouvé ; un jeune Anglais qui n’avait pas grande réputation. Penché au-dessus du cadavre, il adressait quelques questions aux personnes présentes.

« Oui, monsieur, disait le domestique de lord Vargrave, mylord m’avait dit de l’éveiller à neuf heures. J’entrai donc, à l’heure convenue, mais mylord ne bougea pas, et ne me répondit pas. Je m’approchai pour voir si c’était qu’il dormait profondément, et je vis alors que ses oreillers n’étaient pas à leur place, qu’ils lui étaient retombés sur la figure, et qu’il semblait avoir la tête très-basse ; je remuai donc les oreillers, et c’est alors que je m’aperçus que mylord était mort.

— Monsieur, dit le médecin, en se tournant vers Maltravers, vous étiez, me dit-on, un des amis de lord Vargrave. J’ai déjà envoyé chercher M. Howard et lord Doltimore ; pourrais-je vous parler un moment ? »

Maltravers fit un signe d’assentiment. Le médecin fit sortir tout le monde, excepté Montaigne et Maltravers.

« Le domestique de lord Vargrave était-il depuis longtemps à son service ? demanda le médecin.

— Je le crois… oui, je me rappelle sa figure. Pourquoi ?

— Croyez-vous que ce fût un honnête garçon ?

— Je n’en sais rien ; je ne le connais point du tout.

— C’est que, regardez, monsieur, et le médecin lui fit voir un endroit où la peau était légèrement décolorée, sur le côté du cou du mort. Cette marque n’est peut-être qu’accidentelle, purement naturelle ; lord Vargrave est peut-être mort d’une attaque d’apoplexie ; il n’y a pas de marques certaines de violence extérieure. Mais cependant un assassinat par strangulation pourrait…

— Mais quel autre que le domestique aurait pu pénétrer ici ? La porte d’entrée était-elle fermée ?

— Le domestique jure qu’il avait fermé la porte avant d’aller se coucher, et qu’il n’y avait personne avec son maître, ou dans l’appartement lorsque lord Vargrave se mit au lit. Il est impossible d’entrer par les fenêtres. Faites attention, monsieur, que je ne me crois pas le droit de soupçonner qui que ce soit. Lord Vargrave avait été très-malade, il y a peu de temps ; il avait eu, m’a-t-on dit, un transport au cerveau. Il est certain que, si son domestique est innocent, nous ne pouvons soupçonner personne. Vous feriez mieux d’envoyer chercher des médecins plus habiles que moi. »

Montaigne, qui jusque-là n’avait rien dit, jeta en ce moment un coup d’œil rapide autour de la chambre ; il aperçut la porte du cabinet qui était restée entre-baillée, et il s’y élança, comme par une impulsion involontaire. Le cabinet était vaste, mais une grande partie de l’espace était occupé par une pile de bois considérable, et par un amas de chaises et de tables dépareillées. Montaigne fouilla derrière et dessous ces débarras avec une tremblante précipitation ; il n’y découvrit aucune trace de meurtre secret. Il rentra dans la chambre à coucher avec une expression de physionomie satisfaite et soulagée. Il s’approcha alors du cadavre dont il s’était jusque-là tenu éloigné.

« Monsieur, à quoi bon ces doutes oiseux ? dit-il presque avec dureté, en se tournant vers le médecin. Ne peut-on mourir dans son lit, de mort subite ? Pas une tache de sang à l’oreiller, pas le moindre indice de crime. Faut-il que la science elle-même vienne nous épouvanter de ses sottes terreurs ? Quant au domestique, je répondrais de son innocence ; ses manières, sa voix, tout l’atteste. »

Le médecin se retira à l’écart confus et humilié, et il commençait à essayer des excuses, des explications, lorsque lord Doltimore entra subitement.

« Grand Dieu ! dit-il, qu’est-ce donc ? Que me dit-on ? est-il possible ? mort ! si subitement ! »

Il jeta un coup d’œil rapide sur le cadavre, il frissonna, il se sentit défaillir, et se jeta Sur une chaise pour se remettre de cette secousse. Lorsqu’il écarta la main dont il se couvrait le visage, il vit devant lui, sur la table, une lettre ouverte. L’écriture lui était familière, son nom frappa ses regards : c’était le billet que Caroline avait écrit la veille à lord Vargrave, Tandis que personne ne le voyait, lord Doltimore lut toute la lettre, et s’empara ainsi, à la dérobée, des preuves de la culpabilité de sa femme.

Le médecin, quittant en ce moment Montaigne, qui depuis quelques instants lui adressait une verte semonce, se tourna vers lord Doltimore.

« Mylord était, m’a-t-on dit, l’ami le plus intime que lord Vargrave eût à Paris.

— Moi ! son ami intime ! dit Doltimore d’un ton dédaigneux, et en devenant très-rouge. Monsieur, vous avez été mal informé.

— N’avez-vous alors aucun ordre à donner, mylord ?

— Aucun, monsieur. Ma présence ici est tout à fait inutile. Bonjour, messieurs.

— Qui donc alors se chargera des derniers devoirs ? dit le médecin en se tournant vers Maltravers et Montaigne. Le secrétaire du feu lord, sans doute ? je l’attends d’un moment à l’autre ; et le voici, je pense. »

M. Howard entra, en effet, pâle et évidemment accablé par son émotion. Peut-être, de tous les êtres humains que l’esprit ambitieux, qui avait animé ce cadavre, avait attirés par des raisons d’intérêt, d’affection ou d’intrigue, celui qui le pleura le plus, et qui défendit le plus chaleureusement sa mémoire, fut ce jeune homme que Vargrave n’avait jamais été tenté de tromper, auquel il n’avait jamais nui, et qui perdait en lui un protecteur aimable et bienveillant. Le chagrin du pauvre secrétaire était sans mesure. Il pleurait et sanglotait comme un enfant.

Lorsque Maltravers se retira de la chambre mortuaire, Montaigne le suivit ; mais quittant bientôt Ernest, qui se rendait auprès d’Éveline, il alla tranquillement rejoindre M. Howard, qui accepta avec empressement ses offres de service pour les derniers devoirs à rendre au mort.


CHAPITRE VI

Si nous nous rencontrons encore, nous sourirons.
(Shakespeare. — Jules César.)

L’entrevue de Maltravers avec Éveline fut longue et pénible. Il était réservé à Maltravers de lui apprendre la mort subite de lord Vargrave ; cette nouvelle lui produisit un saisissement indicible et douloureux ; et comme elle forma leur premier sujet d’entretien, elle dissipa en partie la contrainte, et amortit considérablement l’impression produite par les révélations qui suivirent.

La mort de Vargrave servit aussi à tirer Maltravers d’un grand embarras. Il n’avait plus à craindre qu’Alice fût avilie aux yeux d’Éveline. Désormais le secret qui constatait l’identité de la coupable Alice Darvil avec l’immaculée lady Vargrave était en sûreté, connu seulement de mistress Leslie et d’Aubrey. Selon les lois de la nature, toute crainte de révélation serait bientôt ensevelie avec eux. Et si Alice devenait enfin sa femme, et que Cleveland soupçonnât (ce qui n’était pas probable) qu’il était revenu à son premier amour, il savait qu’il pouvait compter sur la discrétion inviolable de son plus ancien ami.

Il confirma tacitement le récit que Vargrave avait fait à Éveline de sa passion de jeunesse pour Alice (passion innocente, selon ce récit). Il avoua qu’au souvenir de ses vertus, et en apprenant ses chagrins et son immuable affection, il avait reculé à la pensée d’un mariage avec sa fille supposée. Puis il remplit la jeune fille d’étonnement en lui racontant de quelle façon il avait découvert sa véritable naissance : secret que le banquier avait donné à Alice l’autorisation de lui révéler, dès qu’elle aurait atteint l’âge de dix-huit ans. Et puis, simplement, mais avec une émotion mâle et impossible à maîtriser, il parla de la joie qu’avait ressentie Alice en le revoyant, de la constance et de la ferveur de son amour, du déchirement de son cœur en apprenant que l’amant qu’elle n’avait jamais oublié, avait été tout récemment le fiancé de sa fille adoptive.

« Et maintenant, dit Maltravers en terminant, notre route est toujours toute tracée. À Alice notre premier devoir. La découverte que j’ai faite de votre véritable naissance ne diminue pas les droits qu’elle a sur moi, pas plus que l’affection reconnaissante que vous lui devez. Oui, Éveline, nous ne sommes pas moins séparés à jamais. Mais lorsque j’appris la froide imposture par laquelle ce malheureux, appelé maintenant devant son juge suprême, m’avait abusé, quand j’appris en même temps qu’il vous avait forcée d’accepter sa main, je tremblai de vous voir unie à un homme si faux et si méprisable. Je vins ici, décidé à combattre ses desseins, et à vous arracher à une alliance dont je prévoyais les motifs, et à laquelle ma lettre et mon abandon vous avaient peut-être poussée. De nouvelles infamies de la part de cet homme criminel arrivèrent à mes oreilles ; mais il est mort : épargnons sa mémoire. Quant à vous… ah ! permettez-moi de me croire encore votre ami, votre frère ; laissez-moi espérer que je n’ai laissé aucune blessure dans votre cœur, et que le mot d’amitié ne paraît pas trop froid à votre affection.

— De toutes les choses étonnantes que vous m’avez dites, répondit Éveline, aussitôt qu’elle eut recouvré l’usage de la parole, celle qui me cause la plus poignante douleur, est la nouvelle que je n’ai plus le droit légitime de combler de l’amour d’une fille celle que j’idolâtrerai toujours comme ma mère. Ah ! maintenant je comprends pourquoi son affection me paraissait mesurée et tiède ! Et c’est moi qui ai empoisonné la joie qu’elle ressentait en vous revoyant ? Mais vous… hâtez-vous d’aller la consoler, d’aller la rassurer ! Elle vous aime encore, elle sera heureuse enfin ! Cette pensée-là, oh ! oui, cette pensée-là me dédommage de tout ! »

Il y avait tant de chaleur et de simplicité dans les manières d’Éveline, il était si évident que son amour n’avait pas été de cette nature ardente qui, dans les premiers moments, ne lui aurait laissé d’autre pensée que l’angoisse de perdre à tout jamais son amant, que les yeux de Maltravers furent sur-le-champ dessillés. Il vit alors que la violence de son amour l’avait empêché de comprendre le véritable caractère de l’amour d’Éveline. Il était homme, quoique philosophe ; une vive douleur lui traversa le cœur. Il resta quelques moments silencieux ; puis il reprit, en tenant ses yeux fixés sur ceux d’Éveline, pendant tout le temps qu’il parlait :

« Et maintenant, Éveline… puis-je vous donner encore ce nom ? Maintenant j’ai un devoir à remplir vis-à-vis d’une autre personne. Vous êtes aimée (et il sourit, mais bien tristement), vous êtes aimée par un amant plus jeune, mieux assorti à votre âge que moi. Par des motifs nobles et généreux il a caché son amour, il vous a abandonnée à un rival. Aujourd’hui que cette rivalité n’existe plus, lui permettrez-vous d’oser vous expliquer sa conduite et ses motifs ? Georges Legard… »

Maltravers s’arrêta. Les joues d’Éveline s’étaient colorées d’une légère rougeur ; ses yeux étaient baissés, son sein palpitait sous sa robe. Maltravers étouffa un soupir, et continua. Il raconta son entrevue avec Legard à Douvres, et passant légèrement sur ce qui avait eu lieu à Venise, il parla avec une généreuse éloquence de la magnanimité qui avait caractérisé la reconnaissance de son rival. Les yeux d’Éveline étincelèrent ; un sourire se joua autour de ses lèvres vermeilles, et s’évanouit aussitôt. La crainte la plus douloureuse de Maltravers, parce que c’était la moins personnelle, n’existait plus ; et sa conscience, en obéissant à ses premiers devoirs, ne fut plus troublée par de vaines appréhensions au sujet des regrets trop vifs que pourrait éprouver Éveline.

« Adieu ! dit-il en se levant pour partir, je m’en retourne sur-le-champ à Londres, pour aider à sauver votre fortune de ce naufrage général. La vie nous rappelle à ses soucis et à ses affaires. Adieu, Éveline ; j’espère qu’Aubrey restera quelque temps encore auprès de vous.

— Rester ! Ne puis-je retourner auprès de ma… de celle… oui, laissez-moi lui donner encore le nom de mère !

— Éveline, dit Maltravers à voix très-basse, épargnez-moi, épargnez-lui cette douleur ! Croyez-vous que nous soyons préparés à… »

Il s’arrêta ; Éveline le comprit, et couvrant son visage de ses mains, elle fondit en larmes.

Lorsque Maltravers quitta sa chambre, il rencontra Aubrey, qui, le tirant à l’écart, lui dit que lord Doltimore venait de lui faire part de son intention de quitter Paris, et lui avait exprimé le désir très-prononcé de voir partir miss Cameron. Dans cette conjoncture Maltravers songea à Mme de Ventadour.

Il ne connaissait point de maison à Paris qui offrît à une jeune fille un asile plus convenable ; point d’amie plus zélée, point de meilleure conseillère, point de protectrice plus tendre que Valérie. Il se hâta donc d’aller la trouver.

Il lui apprit en peu de mots la mort subite de Vargrave, lui dit que pour un esprit déjà aussi cruellement éprouvé que celui d’Éveline, ce serait une rude épreuve que de retourner sur-le-champ au fond d’un village isolé de l’Angleterre, et lui déclara sincèrement que, quoique son mariage avec Éveline fût rompu, le bonheur de son ancienne fiancée ne lui tenait pas moins au cœur qu’auparavant. Dès les premiers mots, Valérie, à qui Éveline avait inspiré le plus vif intérêt, avait demandé sa voiture et s’était fait conduire sur-le-champ chez lady Doltimore. Mylord était sorti ; Mylady était malade ; enfermée dans sa chambre, elle ne pouvait voir personne, pas même Éveline. Celle-ci lui fit en vain demander une entrevue ; elle fut enfin obligée de se contenter d’une lettre d’adieu affectueuse, et, accompagnée d’Aubrey, elle se rendit chez sa nouvelle hôtesse.

Heureux du moins de la savoir auprès d’une personne qui ne pouvait manquer de gagner son affection et de consoler sa tristesse, Maltravers partit seul pour l’Angleterre. Quelques soupçons qu’eût éveillés la mort de lord Vargrave, il est certain qu’aucune preuve ne vint les confirmer, que nulle rumeur publique ne les répandit. Sa récente maladie, puis le saisissement qu’avait dû lui faire éprouver sans doute la perte de la fortune que devait lui apporter miss Cameron, la nouvelle reçue en même temps de la déconfiture du parti auquel on croyait son ambition enchaînée par des liens indissolubles, toutes ces circonstances combinées suffirent pour expliquer d’une manière vraisemblable ce triste événement. Montaigne, qui connaissait depuis longtemps, quoique peu intimement, le défunt, se chargea de tous les arrangements nécessaires, et s’occupa de l’enterrement. Après cette cérémonie, Howard s’en retourna à Londres ; et à Paris, comme dans la tombe, toutes choses sont vite oubliées. Mais pourtant une horrible crainte régnait dans le cœur de Montaigne. Aussitôt qu’il avait appris de Maltravers l’accusation portée par le fou contre Vargrave, il lui était revenu le souvenir du jour où Cesarini avait voulu le tuer lui-même, le prenant évidemment dans son délire pour un autre ; puis il se rappela le caractère sombre, astucieux et féroce qu’avait dès lors revêtu sa démence. Il avait appris par Howard que la porte extérieure de l’appartement de lord Vargrave était restée entr’ouverte, pendant qu’il était avec Maltravers. L’écriteau collé sur la porte, le nom de Vargrave, avaient dû frapper le regard de Castruccio, lorsqu’il descendait l’escalier ; le domestique était absent, l’appartement désert ; il avait pu s’introduire dans la chambre à coucher, se cacher dans l’armoire, et, dans le silence de la nuit, pendant que la victime plongée dans un profond sommeil était sans défense, rien ne l’avait empêché de consommer son crime. Qu’avait-il besoin d’armes ? Les oreillers auraient suffi pour étouffer à la fois les cris et la vie. Rien de plus facile après que de s’échapper. Passer dans l’antichambre, ouvrir la porte, descendre dans la cour, donner le signal au concierge, qui de sa loge, et sans le voir, aurait tiré le cordon, et l’aurait laissé sortir sans difficulté, tout cela était très-possible, très-probable même.

Montaigne cessa dès ce jour toutes ses recherches pour découvrir Cesarini : il tremblait à la pensée de le retrouver, de vérifier ses horribles soupçons, de reconnaître un meurtrier dans le frère de sa femme. Mais il n’était pas destiné à nourrir longtemps ces craintes au sujet de Cesarini. Quelques jours après l’enterrement de lord Vargrave, on retira de la Seine un cadavre. Quelques papiers trouvés dans les poches du noyé, sur lesquels étaient griffonnés des vers bizarres et incohérents, servirent d’indices pour découvrir ses amis, et Montaigne reconnut dans le cadavre décomposé et défiguré, exposé à la Morgue, les restes de Castruccio Cesarini. Il était mort avec son secret.


CHAPITRE VII

Singula quæque locum teneant sortita.
(Horace. — Art. poet.)

Maltravers et les hommes de loi ne purent Sauver de la faillite de la maison Douce et Cie qu’une très-petite portion de cette fortune dont Richard Templeton avait été si fier. Le titre était éteint, la fortune dispersée au vent : c’est ainsi que le Destin se rit de notre ambition posthume. Cependant M. Douce s’était sauvé en Amérique avec un butin considérable ; la banque devait presque un demi-million de livres[30]. L’argent destiné à l’acquisition de Lisle Court, que M. Douce avait été si impatient de tenir entre ses griffes, n’aurait pas suffi pour empêcher la banqueroute ; mais il n’en fallait pas tant pour lui procurer les moyens de vivre fort à son aise. Douce était bien inférieur en esprit, en finesse, en stratagèmes à Vargrave ; et pourtant Douce l’avait trompé comme un enfant. Ce petit malin de philosophe français avait bien raison : « On peut être plus fin qu’un autre, mais pas plus fin que tous les autres. »

Maltravers retrouva Legard à Douvres, et lui annonça la ruine de la fortune d’Éveline ; et son affection pour Legard s’accrut, lorsqu’il vit que, loin d’ébranler son amour, cette perte importante semblait plutôt ranimer ses espérances. Ils se séparèrent, et Legard partit pour Paris.

Mais, pendant tout ce temps, n’allez pas croire que Maltravers oubliât Alice. Il n’était pas depuis douze heures à Londres, qu’il lui avait confié sans détour, dans une longue lettre, toutes ses pensées, toutes ses espérances, toute l’expression de sa reconnaissance profonde et pleine d’admiration. Il la conjura de nouveau, solennellement, d’accepter sa main, et de confirmer à l’autel le récit qu’il avait fait à Éveline. Il lui dit avec sincérité que le saisissement que lui avait d’abord causé le mensonge de Vargrave, que son énergique résolution d’effacer toute trace d’un amour alors associé à l’horreur d’un crime ; puis, que la découverte qu’il avait faite si peu de temps après de la constance et de l’amour d’Alice, que tout cela avait détrôné l’image d’Éveline de la place que jusque-là elle avait occupée dans ses pensées et ses désirs. Il lui dit, avec vérité, qu’il était maintenant convaincu qu’Éveline serait bientôt consolée de l’avoir perdu, par un autre, avec qui elle serait plus heureuse qu’elle ne l’eût été avec lui. Il déclara solennellement que, si Alice devait continuer à le repousser, que, si même elle devait disparaître du monde, ses prétentions à la main d’Éveline ne pourraient jamais se renouveler, et que la mémoire d’Alice posséderait à jamais la place de tout autre amour.

La réponse d’Alice arriva ; elle lui perça le cœur. Elle était si humble ; si reconnaissante, si tendre toujours ! À son insu l’amour colorait chaque mot de sa lettre ; mais c’était l’amour blessé, humilié, froissé, étouffé : c’était l’amour puisant sa fierté dans sa pureté et sa profondeur mêmes. Alice refusait son offre.

Plusieurs mois s’écoulèrent ; Maltravers comptait sur le temps pour modifier cette résolution. Le pasteur était retourné à Brook Green, et ses lettres entretenaient les espérances d’Ernest et rassuraient ses craintes. À mesure qu’il avait davantage le temps de la réflexion, les teintes colorées et éblouissantes dont l’image d’Éveline s’était parée à ses yeux, s’effaçaient de plus en plus, et chaque jour une auréole plus brillante environnait son premier amour. À mesure qu’il méditait l’histoire passée d’Alice, et la singulière beauté de son fidèle attachement, il se sentait de plus en plus saisi d’étonnement et d’admiration, de plus en plus empressé de s’unir à celle envers qui la nature avait été si prodigue des dons qui font de la femme l’ange et l’étoile de la vie.

Le temps s’écoulait ; les nouvelles que Maltravers recevait de Paris confirmaient toutes ses prévisions ; les assiduités de Legard avaient remplacé les siennes auprès d’Éveline. Ce fut alors qu’il commença à se demander si la fortune d’Éveline et de son futur mari était assez considérable pour assurer honorablement leur avenir. La fortune est quelque chose de si indéterminé selon les besoins qu’on lui donne à satisfaire !

En dépit de toutes ses bonnes qualités, Legard était naturellement négligent et dépensier ; et Éveline avait trop peu d’expérience, et peut-être trop de douceur, pour corriger ces tendances. Maltravers apprit que la fortune de Legard exigeait de l’économie, et il craignait que, malgré sa réforme, Legard n’eût pas assez de fermeté et d’abnégation pour s’y contraindre. Après réflexion, il résolut d’ajouter secrètement aux débris de la fortune d’Éveline une somme qui, placée sur la tête de la jeune femme et reversible à ses enfants, parerait à tous les dangers de l’imprévoyance de son mari et préviendrait ces embarras financiers, les plus grands perturbateurs de la paix domestique. Il put accomplir cet acte de générosité, à l’insu de l’un et de l’autre, en leur faisant croire que cette somme provenait des débris de la fortune d’Éveline, et des profits de la vente des maisons de C***, qui nécessairement n’avaient pas été compromises dans la banqueroute de Douce. Puis, si jamais il épousait Alice, le douaire de sa femme, qui lui était assuré sur la propriété appartenant à la villa de Fulham, reviendrait à Éveline. Maltravers ne pourrait jamais accepter ce qu’Alice tenait d’un autre. Pauvre Alice ! Non ! il ne pouvait accepter cette fortune modeste que tu avais regardée souvent avec tant de complaisance, comme devant lui appartenir un jour ou l’autre.

Lord Doltimore voyage en Orient ; lady Doltimore, moins aventureuse, a fixé sa demeure à Rome. Elle a maigri, et s’est lancée dans les antiquités et le rouge. Elle est d’une gaîté remarquable : il n’est pas rare que l’opium produise cet effet.


CHAPITRE VIII

Arrivé enfin au port tant souhaité.
(Shakespeare.)

Au mois d’août de cette même année, si féconde en évènements, un groupe nuptial était assemblé dans le cottage de lady Vargrave. La cérémonie venait d’être célébrée, et Ernest Maltravers avait donné à Georges Legard la main d’Éveline Templeton.

Un regard observateur aurait peut-être pu découvrir les traces de quelques combats intérieurs sur la physionomie de l’homme qui servait de père à celle qu’il avait jadis recherchée comme fiancée, mais ce n’étaient plus que les traces de luttes passées ; le calme s’était rétabli dans les profondeurs silencieuses de son âme. Maltravers voyait de la fenêtre du cottage la voiture qui devait emmener la mariée sous le toit d’un autre, et les riants visages des villageois, à qui on n’avait point interdit d’entrer, et pour qui cette cérémonie solennelle n’était qu’une fête joyeuse. Lorsqu’il se retourna vers les personnes qui l’environnaient, il se sentit presser la main par Legard.

« Vous avez été le sauveur de ma vie, vous avez été le dispensateur de mon bonheur terrestre ; tout ce qui me reste maintenant à souhaiter, c’est que vous puissiez recevoir du ciel les bienfaits que vous avez prodigués aux autres.

— Legard, qu’elle ne connaisse jamais un chagrin que vous puissiez lui épargner ; et croyez que le mari d’Éveline me sera toujours aussi cher qu’un frère !

Et, comme un frère bénit sa sœur orpheline, sa sœur cadette, léguée et confiée à des soins qui doivent remplacer ceux d’un père, Maltravers posa sa main légèrement sur les boucles dorées d’Éveline, et ses lèvres s’agitèrent comme en prière. Il s’arrêta ; il posa un dernier baiser sur son front, et lui plaça la main dans celle de son jeune époux. Il y eut un silence qui ne fut interrompu pour Maltravers que par le bruit des roues de la voiture qui emmenait la femme de Georges Legard.

Le charme était brisé à jamais. Et là, devant cet homme solitaire, se trouvait l’idole de son adolescence, cette Alice encore aussi belle peut-être qu’Éveline, et naguère aussi jeune et aussi aimante. Elle était pâle, changée, mais plus charmante encore qu’autrefois, s’il est vrai que la patience céleste, les saintes pensées, et les épreuves qui purifient et élèvent l’âme puissent répandre sur les traits humains quelque chose de plus beau que la fraîcheur et la fleur de la jeunesse.

« Alice, dit Maltravers (et sa voix était tremblante), jusqu’ici, par des motifs trop purs et trop nobles pour les affections et les liens pratiques de la vie, vous avez refusé la main de l’amant de votre jeunesse. Ici, je vous conjure encore une fois d’être ma femme ! Donnez à ma conscience la consolation de croire que je puis réparer les maux et les chagrins que je vous ai causés. Ah ! ne pleurez pas ; ne détournez pas la tête. Chacun de nous reste seul au monde ; chacun de nous a besoin de l’autre. Dans votre cœur se trouvent renfermés mes plus chers, mes plus beaux souvenirs. En vous je revois le miroir de ce que j’étais, lorsque le monde était tout nouveau pour moi, avant d’avoir découvert que les plaisirs sont vides et que l’ambition est trompeuse ! Et moi, Alice… ah ! vous m’aimez encore ! Le temps et l’absence n’ont fait que river davantage la chaîne qui nous unit. Par le souvenir de notre amour d’autrefois, par la tombe de notre enfant mort, qui aurait réuni ses parents s’il avait vécu, je vous conjure d’être ma femme !

— Vous êtes trop généreux ! dit Alice, presque anéantie par la violence des émotions qui agitaient ce doux esprit et sa frêle enveloppe. Comment pourrais-je permettre à votre compassion, car ce n’est que de la compassion ! de vous tromper à ce point ! Vous êtes d’un rang tout autre que je ne croyais. Comment pouvez-vous élever l’enfant de la misère et du crime jusqu’à vous ? Est-ce à moi, moi qui, Dieu le sait ! voudrais vous épargner tout regret, est-ce à moi à vous apporter, maintenant que les années ont détruit le peu de charmes que je possédais, ce cœur désenchanté et cette âme découragée ? oh ! non, non ! »

Alice s’arrêta soudain, et des larmes coulèrent le long de ses joues.

« Qu’il en soit comme vous voudrez, dit Maltravers avec tristesse ; mais du moins fondez votre refus sur de meilleures raisons. Dites plutôt que maintenant, indépendante par votre fortune, et attachée aux habitudes que vous avez contractées, vous ne voudriez pas risquer votre bonheur en le confiant à ma sauvegarde. Peut-être avez-vous raison. Vous contribueriez certainement à mon bonheur, à moi ; votre douce voix chasserait plus d’une triste pensée, plus d’un douloureux souvenir de ces années de déceptions qui se sont écoulées depuis notre séparation ; votre image dissiperait la solitude qui se fait autour de l’avenir d’une vie de mécomptes et d’anxiétés. En vous, en vous seule, je pourrais trouver une famille, une consolatrice, une amie indulgente et compatissante. Voilà ce que vous pourriez faire pour moi : et cela avec un cœur et un visage également fidèles à un amour qui ne méritait pas un dévouement si constant. Mais moi, que puis-je vous donner ? Votre rang est égal au mien ; votre fortune suffit à votre vie si simple. C’est vrai, l’échange est inégal, Alice. Adieu !

— Cruel ! s’écria Alice en s’approchant timidement de lui. Si je pouvais… moi, si ignorante, si indigne de vous… si je pouvais consoler un seul de vos soucis !… »

Elle n’en dit pas davantage, mais elle avait dit assez : Maltravers la pressa entre ses bras, et sentit, une fois encore, battre contre le sien ce cœur qui ne s’était jamais, même par la pensée, écarté de son premier culte.

Il l’entraîna doucement dans le jardin. Le soleil doux et tiède du dernier mois de l’été jetait ses rayons sur les fleurs embaumées ; un sourire doré et riant se jouait sur les vagues solennelles de l’océan lointain qui s’étendait à l’horizon.

« Ah ! murmura Alice en relevant sa tête qui reposait sur le sein de Maltravers, je ne vous demande pas si vous avez aimé d’autres femmes depuis notre séparation : l’amour des hommes est si différent du nôtre ! je vous demande seulement si vous m’aimez maintenant.

— Plus, oh ! bien plus que dans notre jeune temps ! s’écria Maltravers plein du feu de la passion. Avec plus de tendresse, avec plus de respect, avec plus de confiance fidèle et sincère que je n’ai jamais aimé créature vivante ! même celle dont la jeunesse et l’innocence me faisaient adorer ton souvenir ! En toi j’ai trouvé ce qui fait pâlir l’idéal ! En toi j’ai trouvé une vertu qui, provenant à la fois de Dieu et de la nature, a été plus sage que toute ma fausse philosophie, et plus ferme que tout mon orgueil ! Vous, bercée par le malheur ; vous, dont l’enfance fut élevée au milieu des impressions de crainte et de vice, qui, en retardant l’intelligence, ont laissé l’âme sans souillure, vous dont le père même fut le tentateur et l’ennemi, vous que la seule tache d’une tendre faute, commise par ignorance, empêche d’être un ange, vous qui, au milieu des épreuves égales de la pauvreté et de l’opulence, étiez destinée à vous élever triomphante au-dessus de tout, exemple de cette sublime morale qui nous montre de quelle mystérieuse beauté, de quelle immortelle sainteté le créateur a comblé notre humaine nature, lorsqu’elle est sanctifiée par nos affections humaines ! vous seule suffisez à réduire en poussière les arrogantes croyances du Misanthrope et du Pharisien ! Et votre fidélité à un être aussi imparfait que moi m’a enseigné à aimer, à servir, à plaindre, à respecter toujours la communauté des créatures de Dieu, à laquelle, quoique plus noble et plus grande, vous appartenez pourtant ! »

Il s’arrêta, subjugué par le torrent de ses pensées. Alice était trop heureuse pour trouver des paroles. Mais dans le murmure des feuilles qui étincelaient au soleil, dans le souffle de la brise d’été, dans le chant joyeux des oiseaux et dans le bruit profond et lointain des vagues sous l’azur du ciel, une voix mélodieuse semblait vibrer aux paroles de Maltravers comme un écho de la nature bénissant la réunion de ses enfants.

Maltravers rentra dans la carrière, si longtemps interrompue. Il y rentra avec une énergie plus pratique et plus opiniâtre que l’enthousiasme capricieux des années précédentes. Et ceux qui le connaissaient bien purent remarquer que, quoique la fermeté de son esprit n’eût rien perdu, la fierté de son caractère s’était adoucie. Ne méprisant plus l’homme tel qu’il est, et n’exigeant plus de toute chose une perfection chimérique, il était plus propre à se mêler au monde réel, et à servir utilement les grands desseins qui élèvent et ennoblissent notre espèce. Ses sentiments étaient peut-être moins majestueux, mais ses actions étaient infiniment plus excellentes, et ses théories infiniment plus sages. Étape par étape nous l’avons accompagné au travers des MYSTÈRES DE LA VIE. Les fêtes d’Éleusis sont terminées, la dernière libation est versée.

Et Alice ? Le monde nous blâmera-t-il de l’avoir laissée heureuse à la fin ? De jour en jour nous bannissons de nos codes les châtiments qui sont en disproportion avec le crime. Tous les jours nous prêchons cette doctrine, que l’on démoralise quand on enferme la justice dans la cruauté. Il est temps d’appliquer au Code social la sagesse à laquelle nous souscrivons dans la législation. Il est temps d’en finir, même dans les livres, avec la peine de mort infligée à des crimes qui ne la méritent pas. Il est temps d’admettre la moralité de l’expiation et d’accorder à l’erreur le droit d’espérer, comme la récompense de sa soumission à la souffrance. Ne croyons pas que la fin de la carrière d’Alice puisse faire venir la tentation de se rendre coupable de la faute du commencement. Dix-huit ans de tristesse, une jeunesse consumée à s’affliger silencieusement sur le tombeau de la joie, offrent des images qui assombrissent ces pages et qui, comme un avertissement salutaire, hanteront l’âme de la jeunesse longtemps après qu’elle aura quitté ce livre. Si Alice était morte le cœur brisé, si sa punition avait été trop lourde pour ses forces, alors, comme dans la vie réelle, vous auriez justement condamné ma morale ; et le cœur humain, dans sa pitié pour la victime, aurait perdu tout souvenir de l’erreur.

Mon conte est fini.

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  1. 4,500 francs.
  2. Couturière en renom à Londres.
  3. 3,000,000 à 3,250,000 francs.
  4. 750, 000 francs.
  5. 350,000 francs.
  6. 100,000 à 125,000 francs.
  7. Couturière française en vogue à Londres.
  8. Espèce de boisson composée de vin de Madère et de lait chaud.
  9. 50,000 francs.
  10. L’objet de la réforme paroissiale n’est pas uniquement l’économie ; ce n’est pas la seule réduction de l’impôt destiné au soutien des pauvres. Le contribuable devrait se rappeler que plus il soustrait d’argent à la rapacité du mendiant vigoureux, plus il en doit consacrer au soulagement de l’indigence imméritée. Toutes les lois que font les philanthropes seraient dures sans les adoucissements de la vertu privée.
  11. 750,000 francs.
  12. 250,000 francs.
  13. 25,000,000 de francs.
  14. 5,000 francs.
  15. 17,500 francs.
  16. 750,000 fr.
  17. 125, 000 francs.
  18. 200,000 francs.
  19. Six millions.
  20. Chef de tribu écossaise.
  21. 125,000 francs.
  22. 750,000 francs
  23. 2,500 francs
  24. Voy. Ernest Maltravers, 1re partie, liv. iv, p. 164.
  25. Ibid. p. 182.
  26. La beauté morale d’Alice faisait toujours plus d’impression sur notre banquier que sa beauté physique. Par exemple, son amour pour son enfant le touchait profondément, etc. etc. — En somme, ses sentiments vis-à-vis d’Alice, les projets qu’il nourrissait à son égard, étaient très compliqués dans leur nature, et le lecteur sera peut-être très longtemps avant de comprendre. (Voy. Ernest Maltravers, 1re partie, liv. iv, p. 178.)
  27. Voy. Ernest Maltravers, 1re partie, liv. v, p. 223.
  28. Voy. Ernest Maltravers, 1re  partie, liv. v, p. 230 et 231.
  29. 0 fr. 60 c.
  30. 12 500 000 francs.