Alice, ou les Mystères/Livre 05

Hachette (p. 193-238).


LIVRE V


CHAPITRE I


Faites comme ont fait les cieux ; oubliez votre faute, ils vous ont pardonné, pardonnez-vous vous-même.
(Shakespeare. — Conte d’hiver).
La plus douce compagne qu’ait jamais espérée l’homme.
(Le même).

Le pasteur de Brook-Green était assis sur le seuil de sa porte. La cure qu’il habitait était un bâtiment irrégulier, sans ensemble, mais pittoresque ; assez modeste pour être en rapport avec les ressources du prêtre, et pourtant assez vaste pour loger le titulaire. Cette maison avait été construite dans un siècle où les indigentes et pauperes, pour qui les universités ont été fondées, alimentaient plus que de nos jours les sources du ministère chrétien, et où il existait plus d’égalité entre le pasteur et son troupeau.

La porte, placée sous un porche rustique en ogive, où s’abritait de chaque côté un banc de chêne destiné aux visiteurs pauvres, donnait de plain-pied dans un antique parloir. Cette salle, bien simple, mais riante, était éclairée par une grande fenêtre basse, devant laquelle reposait, sur une table luisante d’un bois foncé, une grande Bible recouverte d’une housse de serge verte, et à côté, la Concordance, et le sermon du dimanche précédent, dans son enveloppe noire. À côté de l’âtre se trouvait un vaste fauteuil, vrai fauteuil de vieux garçon, garni d’un coussin de tapisserie. Un bureau en noyer, une ou deux autres tables, six chaises communes complétaient l’ameublement, avec deux ou trois cents volumes, rangés en ordre sur des rayons qui garnissaient les murailles, propres et lambrissées. Ce parloir était contigu à une autre pièce, à laquelle on montait par deux marches ; celle-ci était plus petite, mais plus luxueuse ; elle n’était habitée que les jours de fête, quand lady Vargrave, ou quelque autre paisible habitant du voisinage, venait prendre le thé chez le bon pasteur.

Le personnel domestique de l’humble ministre se composait d’une vieille femme de charge et de son petit-fils, jeune homme d’environ vingt-deux ans, à qui on confiait le soin de cultiver le jardin, de traire la vache, en un mot de faire tout ce qu’on lui demandait.

Cette digression nous a entraînés loin de M. Aubrey.

Le prêtre était donc assis, par une belle matinée d’été, sur le banc à gauche du porche, abrité des rayons du soleil par les branches épaisses d’un châtaignier, dont les larges rameaux ombrageaient la moitié de la petite pelouse qui séparait la maison des domaines silencieux de la mort et de l’éternelle espérance. Au-dessous d’une palissade ébréchée et envahie par la mousse, s’élevait le clocher du village ; à travers les arbres on apercevait, au-delà du cimetière, les murailles blanches du cottage de lady Vargrave, et plus loin, à l’horizon, quelques voiles sillonnaient les « vagues toujours agitées du majestueux océan ». Le vieillard jouissait paisiblement de la beauté de cette riante matinée, de la fraîcheur de l’air, de la chaleur des rayons vacillants, et peut-être plus encore des sereines pensées qui occupaient son esprit : fruits spontanés d’une âme contemplative et d’une conscience sans trouble. Il était à l’âge où l’on savoure avec le plus de volupté le simple sentiment de l’existence ; où l’aspect de la nature, et une conviction passive de la bonté de notre Père Tout-Puissant, suffisent à donner un bonheur ineffable et paisible, qu’on ne possède guère que lorsque le feu des passions s’est éteint, lorsque les souvenirs, plus vivants peut-être que naguère, se confondent dans les nuances adoucies du passé, et que la foi a poli leurs contours en émoussant leurs aspérités, lorsqu’il n’y a plus rien au-dedans qui puisse jeter de l’ombre sur les choses du dehors. À mesure que nous approchons du terme de la vie, les anges sont plus près de nous qu’auparavant. Il y a une vieillesse qui a plus de jeunesse de cœur que la jeunesse elle-même !

Le vieillard était donc assis là, quand la petite porte par laquelle il passait les dimanches pour se rendre de son humble demeure à la maison de Dieu, s’ouvrit sans bruit ; lady Vargrave entra.

Le prêtre se leva dès qu’il l’aperçut ; et les traits charmants de la dame s’illuminèrent d’une expression de doux plaisir, lorsqu’elle lui serra la main, et lui rendit ses salutations.

Il y avait une particularité dans la physionomie de lady Vargrave que j’ai rarement vue chez d’autres. Son sourire, singulièrement expressif, venait moins des lèvres que des yeux ; c’était en quelque sorte son front qui semblait sourire ; on eût dit que le nuage léger mais triste qui, malgré leur sérénité, voilait généralement ses traits, s’évanouissait tout à coup pour un moment.

Ils s’assirent sur le banc rustique ; la brise de mer se jouait dans les feuilles tremblantes du châtaignier qui les ombrageait.

« Je suis venue, comme de coutume, consulter mon excellent ami, dit lady Vargrave ; et, comme de coutume encore, c’est au sujet de notre Éveline absente.

— Avez-vous de ses nouvelles, ce matin ?

— Oui ; et sa lettre accroît l’inquiétude que fit d’abord naître en moi votre perspicacité, bien plus clairvoyante que la mienne.

— Vous parle-t-elle donc beaucoup de lord Vargrave ?

— Pas beaucoup, mais le peu qu’elle en dit laisse voir à quel point l’union que souhaitait tant mon pauvre mari lui répugne ; plus que jamais, assurément ! Mais ce n’est pas tout, ni ce qu’il y a de pis ; car vous savez que le feu lord avait prévu ce cas (il l’aimait avec tant de tendresse que son ambition pour elle ne prenait sa source que dans son affection). La lettre qu’il a laissée lui pardonne et la dégage, dans le cas où elle se révolterait contre le choix de l’époux qu’il aurait préféré lui donner.

— Lord Vargrave est peut-être un homme généreux ; il a l’air du moins d’un homme honnête et loyal ; il doit sentir que son oncle a déjà fait tout ce que réclamait la justice.

— Je le crois. Mais, comme je vous le disais, ce n’est pas tout ; je vous ai apporté la lettre d’Éveline pour vous la faire voir. Il me semble qu’il arrive ce que vous redoutiez. Ce M. Maltravers s’est emparé de toutes ses pensées, plus qu’elle ne le croit elle-même. Voyez comme elle s’arrête longuement sur tout ce qui le concerne, et comme, après s’être interrompue, elle revient encore et toujours au même Sujet. »

Le pasteur mit ses lunettes, et prit la lettre. C’était une chose étrange que de voir ce vieux prêtre aux cheveux blancs témoigner un intérêt si grave aux secrets d’un jeune cœur ! Mais ceux qui veulent se charger de diriger les âmes ne sauraient jamais avoir trop d’expérience pour sonder les cœurs !

Lady Vargrave regardait par-dessus son épaule tandis qu’il lisait, et de temps en temps elle posait le doigt sur les passages qu’elle désirait lui signaler. Le vieux prêtre inclinait la tête chaque fois, mais ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre jusqu’à ce qu’ils eussent achevé leur lecture.

Le pasteur alors replia la lettre, ôta ses lunettes, toussa et prit un air grave.

« Eh bien ? dit lady Vargrave avec inquiétude, eh bien ?

— Ma chère amie, cette lettre demande à être méditée, En premier lieu, il est évident pour moi, en dépit de la présence de lord Vargrave au presbytère, qu’il arrange les choses de manière à ne pas laisser la pauvre enfant maîtresse de rien conclure. Et en effet, pour un esprit d’une délicatesse et d’une droiture aussi remarquables, ce n’est pas une tâche facile.

— Écrirai-je à lord Vargrave ?

— Nous y réfléchirons. En attendant, ce M. Maltravers…

— Ah ! oui, ce M. Maltravers !

— L’enfant nous dévoile plus l’état de son cœur qu’elle ne le croit ; et pourtant je suis moi-même embarrassé. Observez qu’elle ne nous parle qu’une ou deux fois de ce colonel Legard dont elle a fait la connaissance ; tandis qu’elle nous parle longuement de M. Maltravers, et nous avoue l’effet qu’il a produit sur son esprit. Pourtant savez-vous que je redoute plus sa réserve au sujet du premier que toute la franchise avec laquelle elle trahit l’influence du dernier ? Il y a une grande différence entre une première fantaisie et un premier amour.

— Vraiment ? dit la dame d’un ton distrait.

— Et puis nous ne connaissons ni l’un ni l’autre cet homme singulier ; je veux dire Maltravers. Nous ne connaissons ni sa réputation, ni son caractère, ni ses principes : toutes choses dont Éveline me peut juger par elle-même, parce qu’elle est trop jeune et trop innocente. Il y a cependant une chose dans sa lettre qui milite en faveur de Maltravers.

— Laquelle ?

— Il s’éloigne d’elle. C’est là, s’il a découvert le secret d’Éveline, ou bien s’il s’est aperçu que sa présence a trop de charmes pour lui, c’est là, dis-je, la ligne de conduite que devait suivre une âme loyale et courageuse.

— Pourquoi ? s’il l’aime !

— Oui ; mais tant qu’il croira que sa main est promise à un autre…

— C’est juste. Que faire, si Éveline aime, et qu’elle aime seule ? Ah ! c’est le malheur de toute une existence !

— Peut-être serait-il préférable qu’elle revînt ici, dit M. Aubrey ; et pourtant, s’il est déjà trop tard, si ses affections sont engagées, nous resterions toujours dans l’ignorance des principes et des qualités morales de l’objet de son affection. Lui-même il ne connaîtrait peut-être jamais la véritable nature de l’obstacle que lui opposent les droits de lord Vargrave.

— Si j’allais la rejoindre ? Vous savez combien je redoute de me rencontrer avec des personnes étrangères, combien je crains la curiosité, les doutes, les questions, combien… (la voix de lady Vargrave devint tremblante) combien je suis peu propre à… à… »

Elle s’arrêta court, et une légère rougeur colora ses joues.

Le curé la comprit et se sentit tout attendri.

« Chère amie, dit-il, voulez-vous me confier cette mission ? Vous savez combien certains souvenirs rendent Éveline chère à mon cœur ! Peut-être serai-je, mieux que vous, à même d’observer en silence si cet homme est digne d’elle, s’il est capable de faire son bonheur ; peut-être, mieux que vous, pourrai-je découvrir exactement la nature des sentiments qu’elle éprouve pour lui ; peut-être aussi, mieux que vous, pourrai-je arriver à une explication avec lord Vargrave.

— Vous avez toujours été mon meilleur ami, dit la dame avec émotion ; combien ne vous dois-je pas déjà ? Quelles espérances au-delà de la tombe ! Quelles…

— Chut ! interrompit le curé avec douceur ; c’est votre bon cœur, c’est la pureté de vos intentions, qui ont accompli votre expiation ; permettez-moi d’espérer aussi qu’elles vous ont réconciliée avec vous-même. Mais revenons à notre Éveline. Pauvre enfant ! combien le ton de découragement de cette lettre rappelle peu sa gaîté, l’enjouement qu’elle montrait quand elle était auprès de nous ! Nous avons cru bien faire ; et pourtant nous avons peut-être eu tort de l’abandonner à des étrangers. Et ce Maltravers ! Éveline, par son enthousiasme et sa vive admiration du génie, était déjà à demi préparée à se l’imaginer telle qu’elle le dépeint. Il doit y avoir un charme dans ses ouvrages que je n’y ai point aperçu, car vous-même, par moments, vous paraissez en subir l’influence.

— Parce qu’ils me rappellent la manière dont il parlait, dont il pensait, lui. Si ce Maltravers lui ressemblait sous d’autres rapports, Éveline serait certainement bien heureuse !

— Et si, maintenant que vous êtes libre, il vous arrivait de le rencontrer, lui, demanda le prêtre avec intérêt ; si son souvenir vous était resté fidèle comme lui est resté le vôtre, et s’il vous offrait la seule compensation qui lui soit possible en dédommagement de tout ce que vous a coûté la faute de sa jeunesse, si un pareil hasard se présentait parmi les vicissitudes de la vie, vous… »

Le prêtre s’arrêta soudain, frappé de l’extrême pâleur de lady Vargrave, et du tremblement qui agitait ses membres délicats.

« S’il arrivait une pareille chose, dit-elle à voix très basse ; si nous devions nous revoir, et qu’il fût (ainsi que vous et mistress Leslie semblez le penser) pauvre et d’une naissance obscure ; si ma fortune pouvait lui venir en aide, et que mon amour pût encore, toute changée, toute vieillie que je sois… oh ! ne me parlez pas de cela ! je ne puis supporter la pensée d’un pareil bonheur !… Et pourtant, s’il m’était seulement permis de le revoir avant de mourir ! »

Elle joignit les mains avec ferveur en prononçant ces paroles, et la rougeur qui couvrit son visage y répandit tant d’éclat et de fraîcheur, qu’Éveline même, en ce moment, n’eût guère paru plus jeune.

« Assez ! dit-elle, après un moment de silence, lorsque cet éclat passager se fut évanoui. Ce n’est là qu’une vaine espérance. Tout amour terrestre est enseveli pour moi ; et mon cœur est là-haut ! »

Elle montra le ciel, et tous deux gardèrent le silence.


CHAPITRE II

Quibus otio vel magnificè, vel molliter, vivere copia erat ; incerta pro certis malebant.
(Salluste.)

Lord Raby, un des plus riches et des plus magnifiques patriciens de l’Angleterre, était peut-être plus fier de ses distinctions provinciales que de l’élévation de son rang et du grand ton de sa femme. Les superbes châteaux, les immenses domaines de notre noblesse anglaise, tendent, en dépit de la liberté, de l’activité et de la grandeur commerciale de notre peuple, à conserver chez nous, plus que chez toute autre nation, les attributs de l’aristocratie normande. Dans son comté, le grand seigneur est un petit prince ; sa maison est une cour ; et tous les propriétaires d’alentour tirent vanité de ses domaines et de sa munificence. Ils se plaisent à parler des amusements et des fêtes du comte ou du duc, tout autant que Dangeau se plaisait aux commérages de Versailles.

Lord Raby, tout en affectant, en sa qualité de lieutenant du comté, de me faire aucune distinction politique entre tel squire et tel autre, également hospitalier et affable vis-à vis de tous, donnait pourtant, par cette absence même d’exclusion, le ton à la politique de tout le comté ; et il ralliait à son parti beaucoup de personnes, qui jadis pensaient tout différemment quant aux mérites respectifs des Whigs et des Tories. Un homme puissant ne se déprécie jamais autant que lorsqu’il montre de l’intolérance, ou qu’il affiche le droit de persécuter les gens.

« Mes tenanciers voteront absolument comme il leur plaira, » disait lord Raby ; et jamais on n’avait vu un de ses vassaux voter contre son désir. Il surveillait d’un œil vigilant tous les intérêts du comté, et se conciliait tous les propriétaires. Non-seulement il n’avait jamais perdu un ami, mais il maintenait en bonne intelligence un faisceau de partisans dont le nombre s’accroissait constamment.

Le collègue de Sir John Merton au parlement était un jeune homme, lord Nelthorpe, qui ne pouvait plus dire trois mots dès qu’on lui retirait son chapeau ; un habitué infatigable d’Almacks, qui non-seulement ne se faisait pas entendre au parlement, mais y était même invisible. Il n’y avait aucune probabilité qu’il fût réélu. Le comte de Mainwaring, père de lord Nelthorpe, avait été récemment élevé à la pairie ; et, après lord Raby, c’était le plus riche patricien du comté. Or, bien qu’ils eussent, à peu de chose près, les mêmes opinions politiques, lord Raby haïssait lord Mainwaring. Ils étaient trop rapprochés l’un de l’autre ; ils se gênaient mutuellement ; ils avaient la jalousie de deux souverains limitrophes.

La pensée de se débarrasser de lord Nelthorpe ravissait lord Raby ; ce serait un coup bien sensible porté à l’influence des Mainwaring. Le parti de lord Raby cherchait donc un nouveau candidat ; et l’on avait beaucoup parlé de Maltravers. Il est vrai que, lorsqu’il était au parlement, quelques années auparavant, Maltravers différait dans ses opinions politiques de lord Raby et de son parti. Mais il y avait longtemps qu’il ne s’était occupé de politique ; il n’avait émis aucune opinion ; il était intimement lié avec les Merton, fort actifs dans les élections ; de plus on le supposait mécontent, et les hommes politiques ne croient qu’au mécontentement politique. On se répétait tout bas que Maltravers était devenu plus sage, qu’il avait changé de manière de voir. On citait, à l’appui de cette assertion, quelques remarques, plus théoriques que pratiques, qu’on lui avait entendu faire. Puis les partis s’était bien modifiés depuis que Maltravers avait quitté la scène d’action ; de nouvelles questions s’étaient présentées, tandis que les anciennes avaient cessé d’être.

Lord Raby et ses partisans pensaient que si Maltravers voulait bien s’unir à eux, nul ne pouvait faire mieux leur affaire. Les partis aiment encore mieux les nouveaux convertis que les adhérents fidèles : l’élévation d’un homme dans sa carrière date généralement du jour où il a su changer de bord au bon moment. La haute réputation de Maltravers, son rang dans sa province comme représentant de la plus ancienne famille non titrée du comté, son âge qui unissait à l’énergie de la jeunesse l’expérience de l’âge mûr, tout s’accordait, pour lui faire donner la préférence sur des hommes plus riches. Lord Raby avait témoigné au seigneur de Burleigh une courtoisie flatteuse et marquée. Il fit en sorte que la fête brillante qu’il allait donner parût un hommage offert à cet illustre voisin, revenu pour fixer sa demeure dans son domaine patrimonial, tandis qu’en réalité cette fête devait seconder les desseins électoraux de lord Raby, servir à présenter Maltravers au comté comme sous le patronage du marquis, et enfin étayer des projets politiques qui allaient bien plus avant que la représentation du comté.

Lord Vargrave, pendant son séjour au presbytère de Merton, avait fait plusieurs visites à Knaresdean, et avait eu plusieurs entretiens particuliers avec le marquis. Le résultat de ces entretiens fut une étroite union de desseins et d’intérêts entre les deux gentilshommes. Mécontent de la conduite politique du gouvernement, lord Raby l’était aussi de ce que, par suite de diverses raisons de parti, un noble d’un rang inférieur au sien, et, selon lui, d’une moindre influence, avait obtenu sur lui la préférence dans une récente nomination à l’ordre des chevaliers de la Jarretière. Si Vargrave possédait un talent, c’était celui de découvrir la fibre sensible des hommes qu’il cherchait à gagner et de faire concourir les vanités des autres au service de son ambition.

Les fêtes de Knaresdean donnaient à lord Raby l’occasion de réunir chez lui les personnages les plus importants parmi Ceux qui pensaient et qui agissaient de concert avec lord Vargrave ; et, dans ce secret sénat, les opérations de la session suivante devaient être sérieusement discutées et gravement arrêtées.

Le jour qui devait se terminer par le bal de Knaresdean, lord Vargrave partit avant les autres membres de la famille Merton, car il était invité à dîner avec le marquis. À Knaresdean, il trouva lord Saxingham et plusieurs autres diplomates, arrivés de la veille, en conférence particulière avec lord Raby. Vargrave qui brillait toujours plus dans la diplomatie des combinaisons de parti que dans l’arène du parlement, apporta sa pénétration, son énergie et sa fermeté de décision, au milieu de conseils hésitants et timides. Il resta un instant dans le salon après que la première cloche eut fait partir les autres invités.

« Mon cher lord, dit-il alors, bien que personne ne fût plus content que moi de gagner Maltravers à notre cause, je doute beaucoup que vous y réussissiez. D’une part il me semble tout à fait dégoûté de la politique et du parlement ; et de l’autre, j’imagine que les bruits qu’on fait courir relativement à son changement d’opinions sont, sinon complètement dépourvus de fondement, du moins empruntés à de fausses interprétations. De plus, à dire toute la vérité, je ne le crois pas homme à se laisser aveugler par des flatteries et attirer dans le giron d’un parti quelconque ; vous verrez un beau jour votre oiseau s’envoler quand vous aurez gaspillé inutilement un baquet de sel sur sa queue.

— C’est bien possible, dit lord Raby en riant ; vous le connaissez mieux que moi. Mais nous avons plusieurs choses en vue dans cette affaire : des choses trop locales pour vous intéresser. En premier lieu, nous abaisserons l’influence des Nelthorpe, rien qu’en leur montrant que nous songeons à élire un nouveau candidat ; en second lieu, nous ferons naître une manifestation de sentiments qui serait impossible si nous ne possédions un centre d’attraction ; troisièmement, nous éveillerons une certaine émulation parmi les autres gentilshommes du comté, et si Maltravers refusait, nous aurions d’autres candidats ; quatrièmement enfin, en supposant que Maltravers n’ait pas changé d’opinions, nous le rendrons suspect au parti auquel il appartient véritablement, et qui deviendrait assez formidable s’il en était le chef. En somme, ce n’est là que de la tactique de comté, que naturellement vous ne devez pas trop comprendre.

— Je vois que vous avez raison. Dans tous les cas vous aurez l’occasion de présenter au comté une des plus jolies personnes qui aient jamais embelli les salons de Knaresdean, bien que ce ne soit peut-être pas à moi qu’il appartienne de le dire.

— Ah ! miss Cameron ! j’ai beaucoup entendu parler de sa beauté. Vous avez du bonheur, Vargrave ! À propos, devons-nous parler de cet engagement ?

— Mais vraiment, mylord, c’est une chose si généralement connue maintenant, que vouloir la cacher, ce serait affecter une fausse délicatesse.

— Fort bien ; je comprends.

— Que je vous ai donc retenu longtemps ! mille pardons ! Je n’ai que tout juste le temps de m’habiller. Dans quatre ou cinq mois d’ici il faudra que je me souvienne de vous laisser plus de temps pour votre toilette.

— Moi ?… comment ?

— Oh ! le duc de *** ne peut vivre longtemps. Et j’ai toujours remarqué que lorsqu’un bel homme a la Jarretière, il lui faut toujours beaucoup de temps pour tirer ses bas.

— Ah ! ah ! ah ! que vous êtes amusant, Vargrave !

— Ah ! ah ! Il faut que je me sauve ! »

« Plus on donnera de publicité à cet engagement, et plus il sera difficile pour Éveline de se montrer récalcitrante au moment critique, se dit tout bas Vargrave en fermant la porte. C’est ainsi que je fais tourner toutes choses à mon profit ! »

Les convives étaient assemblés dans le grand salon, quand on annonça Maltravers et Cleveland, également invités au banquet. Lord Raby reçut le premier avec un empressement marqué ; et l’imposante marquise l’honora de son plus gracieux sourire. On échangea de cérémonieuses présentations avec les autres invités ; et ce ne fut qu’après avoir fait le tour du salon que Maltravers aperçut, assis tout seul, dans un coin où il s’était réfugié quand Maltravers était entré, un vieillard aux cheveux blancs… c’était lord Saxingham ! La dernière fois qu’il s’étaient rencontrés, c’était auprès du lit de mort de Florence ; et le vieillard oublia, pour le moment, le titre de duc qu’il ambitionnait, et le rang de premier ministre qu’il rêvait ! Son cœur s’envola auprès de la tombe de son unique enfant ! Ils s’abordèrent et se serrèrent la main silencieusement. Vargrave, dont le regard les épiait, Vargrave dont les artifices avaient privé ce vieillard de son enfant, n’éprouva pas un remords ! Vivant toujours dans l’avenir, il semblait qu’il eût perdu la mémoire du passé. Il ne connaissait pas le regret. C’est une des conditions de l’existence des hommes qui appartiennent complétement au monde, qu’ils ne regardent jamais en arrière.

Le signal fut donné. Les invités passèrent, selon l’ordre voulu, dans la salle de banquet, pièce spacieuse et élevée, qui avait été décorée en dernier lieu par Inigo Jones, bien que le plafond massif, avec ses mascarons antiques et grotesques accusât une date bien plus ancienne, et fît contraste avec les pilastres corinthiens qui ornaient les murs et soutenaient la galerie de musique. Cette galerie était ornée de drapeaux et d’insignes guerriers. L’aigle de Napoléon, témoignage des services militaires du frère de lord Raby, officier de cavalerie qui s’était distingué à Waterloo, était placée à côté d’une bannière aux couleurs plus vives et plus brillantes, emblème de la gloire martiale de lord Raby lui-même, en sa qualité de colonel des volontaires du comté de B***.

La musique retentissait du haut de la galerie : la vaisselle plate étincelait sur la table : les ladies portaient des diamants, et les gentilshommes qui en avaient portaient des décorations. C’était une belle chose à voir que ce banquet ! Il était digne d’un lord-lieutenant, dont les ancêtres avaient fait trembler les rois quand ils ne s’étaient pas alliés à eux par des mariages. Mais il y avait peu de conversation, et point de gaîté. Quelques personnes à un bout de la table buvaient avec d’autres à l’autre bout ; les messieurs et les dames assis côte à côte échangeaient languissamment à voix basse quelques rares monosyllabes. D’un côté Maltravers était flanqué par une lady je ne sais quoi, qui était un peu sourde, et qui avait une peur affreuse qu’il ne lui parlât grec ; de l’autre côté, il avait pour voisin sir John Merton, fort poli, fort cérémonieux, et causant par intervalles des affaires du comté, d’un ton mesuré, avec la saccade parlementaire à chaque fin de phrase.

Vers la fin du dîner, sir John devint un peu plus diffus, quoique sa voix se fût abaissée jusqu’au chuchotement.

« Je crains que nous n’ayons une rupture dans le cabinet avant que le parlement s’assemble.

— Vraiment ?

— Oui ; Vargrave et le premier ministre ne pourront s’accorder longtemps. C’est un homme de moyens que Vargrave ! mais il n’a pas dans le pays des intérêts de fortune assez considérables en jeu pour un chef de parti.

— Tout homme met sa réputation en jeu ; et si cette réputation est bonne, je me suppose pas qu’on puisse rien hasarder de mieux ?

— Hum !… oui… c’est vrai. Mais cependant quand un homme a des terres et de l’argent, ses opinions, dans un pays comme celui-ci, ont à juste titre plus de poids. Si, par exemple, Vargrave avait la fortune de lord Raby, il n’y aurait pas d’homme préférable comme chef, comme premier ministre même. Nous pourrions être sûrs alors qu’il n’aurait pas d’intérêts personnels à servir ; il ne compromettrait pas son parti. Vous comprenez ?

— Parfaitement.

— Je ne suis pas un homme de parti, comme vous devez vous en souvenir ; en effet, vous et moi nous avons souvent voté de concert sur les mêmes questions. Les actes, et non les hommes : telle est ma maxime ; mais pourtant je n’aime pas à voir placer les gens au-dessus du rang qui leur appartient.

— Maltravers, un verre de vin, dit lord Vargrave de l’autre bout de la table. Voulez-vous vous joindre à nous, sir John ? » Sir John s’inclina.

« Vargrave est assurément un homme charmant, et un bon orateur, reprit-il ; mais pourtant on dit qu’il est loin d’être riche, et qu’il est même gêné. Cependant quand il épousera miss Cameron, cela pourra considérablement changer la face de ses affaires, lui donner une position plus respectable, plus considérée. Savez-vous le chiffre de la fortune de cette jeune personne ? quelque chose d’immense, n’est-ce pas ?

— Oui, je crois… je n’en sais rien.

— Mon frère dit que Vargrave est extrêmement aimable. La jeune personne est fort belle, presque trop belle pour qu’on en fasse sa femme ; n’êtes-vous pas de cet avis ? Les beautés font très-bien dans une salle de bal ; mais elles ne conviennent pas aussi bien dans la vie domestique. Je suis sûr que sur ce point vous êtes d’accord avec moi. J’ai entendu dire aussi que miss Cameron est un peu savante ; mais on dit tant de méchancetés dans une société de province ! On y est si malveillant ! Je suis bien tenté de croire qu’elle n’est pas plus savante que la plupart des jeunes demoiselles, la pauvre enfant ! Qu’en pensez-vous ?

— Miss Cameron est, je crois, fort… fort instruite. Ainsi donc vous croyez que le ministère actuel ne tiendra pas ?

— Je ne dis pas cela ; bien loin de là. Mais je crains qu’il n’y ait quelques changements. Cependant si les gentilshommes de province se tiennent par la main, je ne doute pas que nous ne puissions résister à la tempête. L’intérêt territorial, monsieur Maltravers, est le grand point d’appui de ce pays, son ancre de salut en quelque sorte ; je suppose que lord Vargrave, qui paraît, à vrai dire, avoir des idées saines, placera la fortune de miss Cameron en terres. Mais quoiqu’on puisse acheter un domaine, on ne peut acheter des ancêtres, monsieur Maltravers ! Vous et moi devons en rendre grâces au ciel. À propos qu’était donc la mère de miss Cameron, lady Vargrave ? Une personne de basse extraction, je le crains ; personne ne le sait.

— Je ne connais pas lady Vargrave. Votre belle-sœur en parle dans les termes les plus flatteurs. Et la fille est par elle-même une garantie suffisante des vertus de la mère.

— Oui, d’ailleurs Vargrave n’a pas lieu, lui non plus, de tirer grande vanité de sa famille ; d’un côté du moins. »

Les dames quittèrent la salle de banquet, les messieurs reprirent leurs sièges. Lord Raby fit à sir John une remarque sur les affaires politiques, et tous les convives suivirent sur-le-champ son exemple.

« Il est mille fois dommage, sir John, dit lord Raby, que vous n’ayez pas un collègue plus digne de vous. Nelthorpe ne fait jamais partie d’un comité, n’est-ce pas ?

— Je ne puis pas dire que ce soit un membre bien zélé ; mais il est jeune, et nous devons nous montrer indulgents à son égard, » dit sir John discrètement ; car il n’avait nul désir de se défaire de son collègue ; il lui était assez agréable d’être le seul membre utile du comté.

« Dans un moment comme celui-ci, dit lord Raby avec solennité, il ne doit pas y avoir d’indulgence pour une négligence systématique de ses devoirs. Nous aurons une session orageuse ; l’opposition n’est plus à mépriser ; peut-être une dissolution est-elle plus prochaine que nous ne le pensons : quant à Nelthorpe il ne peut être réélu.

— Pour cela j’en suis bien convaincu, dit un gros gentilhomme campagnard, dont l’influence était grande dans le comté. Non-seulement il s’est absenté le jour où l’on a discuté la grande question de la bière, mais il n’a jamais répondu à la lettre que je lui ai écrite au sujet de la Compagnie des Canaux.

— Il n’a pas répondu à votre lettre ! s’écria lord Raby, en levant les mains et les yeux au ciel d’un air plein de stupéfaction et d’horreur. Quelle conduite ! Ah ! monsieur Maltravers, vous êtes l’homme qu’il nous faudrait !

— Écoutez, écoutez ! s’écria le gros squire.

— Écoutez ! » répéta Vargrave ; et cette exclamation approbative fit le tour de la table.

Lord Raby se leva.

« Messieurs, dit-il, remplissez vos verres. À la santé de notre illustre voisin ! »

Toute la société applaudit, et chacun de ses membres, à tour de rôle, sourit, s’inclina, et but à la santé de Maltravers, qui, bien que pris à l’improviste, vit sur-le-champ la ligne de conduite qu’il devait suivre. Il remercia simplement et en peu de mots ; et sans relever particulièrement l’allusion de lord Raby, il dit incidemment qu’il s’était retiré de la vie politique, pour quelques années certainement, et peut-être pour toujours.

Vargrave lança à lord Raby un sourire significatif, et se hâta de diriger la conversation vers les discussions politiques. Concentré dans l’orgueilleux dédain que lui inspirait ce qu’il considérait comme des luttes de factions se disputant des jouets et des ombres, Maltravers demeura silencieux. Et bientôt on se leva de table pour se rendre à la salle du bal.


CHAPITRE III

Le plus grand défaut de la pénétration n’est pas de n’aller point jusqu’au bout, c’est de le passer.
(La Rochefoucauld.)

Éveline avait attendu le bal de Knaresdean avec des sentiments plus sérieux que ceux qui enflamment habituellement l’imagination d’une jeune fille, fière de sa toilette, et sûre de ses charmes. Qu’elle aimât ou qu’elle n’aimât pas Maltravers selon la véritable acception du mot amour, il est certain que celui-ci avait acquis un empire bien puissant sur l’esprit et l’imagination de la jeune fille. Elle prenait le plus profond intérêt à son bonheur, elle était on ne peut plus inquiète d’obtenir son estime ; elle éprouvait le plus cruel regret à la pensée qu’il pût y avoir de la froideur entre eux. À Knaresdean elle devait rencontrer Maltravers ; au milieu de la foule, il est vrai ; mais enfin elle le rencontrerait ; elle le verrait dominer de sa supériorité tout son entourage ; elle l’entendrait louer ; elle le verrait en butte à l’observation de tous. Mais il y avait en elle une autre source de joie plus profonde encore : elle avait reçu le matin même une lettre d’Aubrey dans laquelle il lui annonçait son arrivée pour le jour suivant. Cette lettre, bien qu’affectueuse, était courte. Éveline était absente depuis plusieurs mois : lady Vargrave était impatiente de la voir de retour ; cependant elle lui laissait le libre choix de revenir avec le pasteur, ou de rester. Or, sans compter le plaisir qu’elle éprouverait à revoir le cher vieillard, à apprendre de sa bouche que sa mère était heureuse et bien portante, Éveline saluait dans son arrivée les moyens de sortir de sa position vis-à-vis lord Vargrave. Elle confierait à Aubrey la répugnance croissante que lui inspirait cette union ; il parlerait au prétendant éconduit ; et puis… et puis… la pensée de Maltravers lui revint-elle à l’esprit ? Non ! Je crains bien que ce ne fût pas le souvenir de Maltravers qui la fit sourire et soupirer ! Étrange enfant, qui ne sais pas toi-même ce que tu désires ! Mais à ton âge il en est peu qui le sachent !

Avec l’enjouement de l’espérance, toute la satisfaction d’une élégante toilette et d’une beauté qui commençait à avoir conscience d’elle-même, Éveline entra rieuse et légère dans la chambre de Caroline. Miss Merton avait déjà renvoyé sa femme de chambre, et elle était assise près de son bureau, sa tête rêveuse penchée sur sa main.

« Est-il temps de partir ? dit-elle en levant les yeux. Allons ! nous mettrons papa, le cocher, et même les chevaux de bonne humeur. Que vous êtes bien ainsi ! Véritablement, Éveline, vous êtes bien belle ! »

Et elle contempla avec une admiration franche, mais non sans envie, cette taille de fée si arrondie et pourtant si mignonne, et ce visage qui semblait rougir de ses charmes.

« C’est un compliment que je puis vous renvoyer, assurément, dit Éveline, en riant, d’un air confus.

— Oh ! quant à moi, je suis assez bien aussi, dans mon genre : et plus tard, sans doute, nous serons des beautés rivales. J’espère que nous resterons bonnes amies, et que nous gouvernerons le monde, en nous en partageant l’empire. Ne soupirez-vous pas après le bruit, le mouvement, l’ambition de Londres ? Car l’ambition nous est possible comme aux hommes !

— Non vraiment, répondit Éveline en souriant ; je pourrais sans doute être ambitieuse ; mais ce ne serait pas pour moi ; ce serait…

— Pour un mari peut-être ; alors vous aurez amplement de quoi exercer cette ambition-là ; lord Vargrave…

— Encore lord Vargrave ? »

Le sourire d’Éveline s’évanouit, et elle détourna la tête.

« Ah ! dit Caroline, c’est moi qui aurais fait une excellente femme à lord Vargrave ! C’est dommage qu’il ne soit pas de cet avis ! Enfin, il faudra que je m’arrange sans lui, et que je devienne une maîtresse femme ! Ainsi vous trouvez que je suis bien, ce soir ? J’en suis contente, car lord Doltimore se laisse guider par ce qu’il entend dire autour de lui.

— Ce n’est pas sérieux ce que vous dites au sujet de lord Doltimore ?

— Si ; c’est malheureusement très-sérieux !

— Impossible ! vous ne parleriez pas ainsi si vous l’aimiez.

— L’aimer ! non !… j’ai seulement l’intention de l’épouser. »

Éveline était révoltée, mais pourtant incrédule encore.

« Vous aussi, vous épouserez un homme que vous n’aimez pas ?… C’est notre destin !

— Jamais !

— Nous verrons. »

Éveline sentit son cœur se resserrer, et sa gaîté s’évanouit.

« Voyons, dites-moi, dit Caroline en appuyant sur la plaie, ne trouvez-vous pas que cette surexcitation, tout imparfaite, toute provinciale qu’elle soit, le sentiment de sa beauté, l’espérance des conquêtes, la conscience de son empire, ne trouvez-vous pas que tout cela soit préférable à l’ennuyeuse monotonie d’un cottage dans le Devonshire ? Soyez franche…

— Non, non, certes ! répondit Éveline avec entraînement et en pleurant ; tout cela ne vaut pas une heure auprès de ma mère, un sourire de ses lèvres !

— Alors, dans vos visions de mariage, vous ne rêvez que roses et tourterelles !… L’amour dans une chaumière !

— L’amour au foyer domestique, que ce soit dans un palais ou une chaumière, répondit Éveline.

— Le foyer domestique ! répéta Caroline avec amertume ; le foyer domestique ! c’est le synonyme anglais du mot français ennui. Mais j’entends papa sur l’escalier. »

Une salle de bal ! quel tableau de lieux communs ! Vulgarisé dans les romans ; insipide dans la vie ordinaire. Et pourtant chaque salle de bal a pour tous les caractères et tous les âges un cachet, un sentiment qui lui est propre. Il y a quelque chose dans les lumières, dans la foule, dans la musique, qui sert à raviver mille pensées du domaine de la fantaisie et du roman. Pour les hommes qui ont passé un certain âge, c’est un spectacle plein de mélancolie. Il ressuscite ces images légères et gracieuses qui se rattachent aux désirs errants de la jeunesse : fantômes qu’on a rencontrés sur son chemin, qu’on a pris pour l’amour, mais qui n’étaient pas lui ; qui avaient la grâce et le charme, mais non la passion, le tragique du véritable amour. Que de vagues souvenirs, des premiers et des plus doux, sont éveillés par ces parquets frottés de craie, par cette musique douloureusement joyeuse, par ces recoins silencieux et isolés où l’on a échangé de ces paroles qui errent aux alentours du cœur sans y pénétrer. Isolés, sans sympathies, retirés dans cette sagesse plus austère qui vient à la suite des passions véritables, nous voyons les autres poursuivre à l’envi ces papillons brillants, qui ont cessé de nous éblouir, parmi ces fleurs qui ont perdu à tout jamais leur parfum pour nous.

C’est un des spectacles qui nous rappellent le plus vivement que nous ne sommes plus jeunes ! Nous nous y trouvons de si près en contact avec la jeunesse et les plaisirs éphémères qui nous plaisaient jadis, et qui ont désormais perdu pour nous tout leur charme : Heureux l’homme qui peut quitter les plaisirs bruyants du monde avec la pensée qu’un œil vigilant, qu’un cœur aimant l’attend chez lui. Mais ceux qui n’ont pas de famille (et le nombre en est grand !), ne se sentent jamais plus isolés, plus tristes, plus désenchantés qu’au milieu de ces foules joyeuses !

Rêveur et distrait, Maltravers s’appuyait contre la muraille, et quelques réflexions de ce genre occupaient peut-être son esprit, au milieu des plumes qui ondulaient et des diamants qui étincelaient autour de lui. Toujours trop fier pour être vaniteux, le monstrari digito ne l’avait pas flatté, même au début de sa carrière. Et maintenant il n’observait ni les yeux qui cherchaient son regard, ni les chuchotements qui souhaitaient d’être entendus. Riche, bien né, garçon, et jeune encore, Ernest Maltravers, dans la sphère étroite d’une province, eût été par lui-même un point de mire pour la diplomatie des mères et des filles ; l’éclat de sa réputation augmentait nécessairement l’intérêt et élargissait le cercle des curieux et des observateurs.

Tout à coup cependant, un nouvel objet d’attention excita une nouvelle sensation ; de nouveaux murmures traversèrent la foule, et firent sortir Maltravers de sa rêverie. Il leva les yeux, et vit que tous les yeux étaient fixés sur une femme ! Son regard rencontra celui d’Éveline Cameron !

C’était la première fois qu’il voyait cette belle jeune fille dans tout l’éclat et l’importance de son rang, comme héritière de l’opulent Templeton ; la première fois qu’il la voyait fêter par la foule, qui eût admiré sa fortune dans son visage, quand même elle eût été laide. Et lorsque, rayonnante de jeunesse, ses joues charmantes colorées par l’incarnat du plaisir, elle frappa ses regards, il se dit tout bas :

« Aurais-je pu souhaiter qu’une personne pour qui le monde est si nouveau, unît son sort à un homme rassasié, las de tout ce qui lui plaît et l’enchante ? Eût-il été juste que je l’arrachasse à une admiration qui, à son âge, et pour son sexe, a tant de charme et de douceur ? Ou, d’un autre côté, aurais-je pu redevenir jeune comme elle, et partager des sentiments que le temps m’a appris à mépriser ? Mieux vaut ce qui est ! »

Influencé par ces pensées, l’accueil de Maltravers désappointa et affligea Éveline, sans qu’elle sût pourquoi ; il était contraint et grave.

« N’est-ce pas que miss Cameron est jolie ? dit tout bas mistress Merton, qui donnait le bras à l’héritière. Remarquez-vous l’effet qu’elle produit ? »

Éveline entendit ces paroles, et rougit en regardant Maltravers à la dérobée. Il y avait quelque chose de triste dans l’admiration qui se lisait au milieu de ses regards profonds et sérieux.

« Partout, dit-il avec calme, et du même ton, partout où miss Cameron paraîtra, elle éclipsera les autres. »

Il se tourna vers Éveline, et dit en souriant :

« Il faudra vous accoutumer à l’admiration ; dans une année ou deux les avantages dont vous êtes douée ne vous feront plus rougir !

— Et vous aussi, vous contribuez à me gâter ! Fi donc !

— Est-il donc si facile de vous gâter ? Si jamais je vous rencontre plus tard, vous trouverez mes compliments bien froids auprès du langage habituel des autres.

— Vous ne me connaissez pas. Peut-être ne me connaîtrez-vous jamais.

— Je me contente des belles pages que j’ai déjà lues.

— Où donc est lady Raby ? demanda mistress Merton. Ah ! je la vois ; il faut, ma chère Éveline, que nous nous présentions à notre hôtesse. »

Les dames s’éloignèrent ; et lorsque Maltravers revit Éveline, elle était avec lady Raby ; lord Vargrave se tenait à ses côtés.

Les murmures qui se faisaient entendre autour de lui étaient devenus plus distincts.

« Elle est vraiment bien jolie ! et si jeune ! est-il bien vrai qu’elle va épouser lord Vargrave ? quelle différence d’âge ! c’est véritablement un sacrifice !

— Pas trop. Il est si aimable ; et puis c’est encore un bel homme. Mais êtes-vous sûr que ce soit une affaire arrangée ?

— Oh oui ! c’est lord Raby lui-même qui me l’a dit. Le mariage aura lieu très-prochainement.

— Savez-vous ce qu’était sa mère ? Je ne puis réussir à le découvrir.

— Mais rien d’extraordinaire. Vous savez que feu lord Vargrave était un homme de basse naissance. Je crois que lady Vargrave était une veuve de son rang. Elle vit dans une retraite absolue.

— Comment vous portez-vous, monsieur Maltravers ? Je suis bien charmée de vous voir, dit la voix aiguë de mistress Hare. Voici un bien beau bal. Personne ne fait les choses comme lord Raby. Ne dansez-vous pas ?

— Non, madame.

— Oh ! vous autres jeunes gens d’à-présent, vous êtes devenus si fiers ! (Mistress Hare, en soulignant le mot jeune, croyait avoir tourné un fort joli compliment ; et satisfaite d’elle-même, elle continua à jaser avec volubilité.) J’entends dire que vous allez louer Burleigh à lord Doltimore ; est-ce vrai ? Non ! Mais vraiment que de mensonges on fait ! C’est un homme bien élégant que lord Doltimore ; est-il vrai que miss Caroline soit sur le point de l’épouser ? C’est un fort beau parti ! Ce n’est pas médire, j’espère ; mais vous m’excuserez, n’est-ce pas ? Deux mariages sur le tapis ; cela fera sensation dans notre ennuyeux comté. Lady Vargrave et lady Doltimore, deux nouvelles pairesses. Quelle est la plus jolie selon vous ? Miss Merton est plus grande ; mais elle a quelque chose de farouche dans les yeux. Qu’en pensez-vous ? À propos, je devrais vous féliciter ; vous excuserez cela de ma part.

— Me féliciter, madame !

— Oh ! vous êtes si discret. M. Hare dit qu’il vous appuiera. Vous aurez toutes les dames pour vous. Mais vraiment, voilà lord Vargrave qui va danser. Quel âge pensez-vous qu’il ait ? »

Maltravers articula un bah ! fort intelligible, et s’éloigna ; mais il n’avait pas encore achevé sa pénitence. Lord Vargrave, bien qu’il détestât la danse, crut qu’il était politique d’inviter Éveline ; et Éveline de son côté ne put refuser.

La foule se pressa autour des danseurs, et Maltravers dut subir de nouvelles exclamations sur la beauté d’Éveline et le bonheur de Vargrave. Il s’éloigna avec impatience, en proie à ce mal qui ronge le cœur et que les jaloux seuls connaissent. Il brûlait de s’en aller, et pourtant il n’osait. Il ne devait plus revoir Éveline de bien des années peut-être ; c’était la dernière fois qu’il la voyait sous le nom de miss Cameron !

Il passa dans une autre pièce, abandonnée de tous, excepté de quatre vieux messieurs, dont Cleveland faisait partie, et qui étaient absorbés par le whist. Il se jeta sur un divan placé dans l’embrasure d’une fenêtre gothique. Là, à demi caché par les draperies, il se mit à méditer et à se raisonner. Son cœur était plein de tristesse ; jusqu’à ce jour il n’avait jamais su de quel amour profond et passionné il aimait Éveline, et à quel point cet amour avait pris possession de son cœur ! N’était-ce pas bien étrange qu’une enfant si jeune, qu’il avait si peu vue, et dans des situations d’un intérêt si paisible et si ordinaire, excitât une passion aussi forte chez un homme qui avait passé par de violentes émotions et de rudes épreuves ! Mais l’amour est toujours inexplicable. L’isolement où vivait Maltravers et l’absence de tout autre stimulant avaient peut-être largement contribué à alimenter sa flamme. Ses affections avaient sommeillé longtemps ; et après le sommeil les passions se réveillent avec une force irrésistible ! Il sentait maintenant trop bien que la dernière rose de la vie s’était épanouie pour lui ; elle était flétrie en naissant, mais rien ne pourrait la remplacer. Désormais il serait véritablement seul ; l’espérance d’un foyer domestique avait fui à jamais ; et les autres intérêts de l’esprit et de l’âme, la littérature, le plaisir, l’ambition, étaient par lui repoussés, à l’âge où la plupart des hommes s’y livrent avec le plus d’ardeur ! Ô jeunesse ! ne commence pas trop tôt ta carrière ; et souviens-toi que les passions doivent se succéder avec ordre les unes aux autres, afin que chaque saison de la vie possède une occupation et un charme qui lui soit appropriés !

Les heures s’écoulaient, et Maltravers ne bougeait pas. Ses méditations n’étaient troublées que par les exclamations fortuites des quatre vieux messieurs, qui, entre chaque partie, moralisaient sur les caprices du jeu.

À la fin il entendit tout près de lui cette voix dont la plus légère intonation faisait refluer tout son sang dans ses veines ; et de sa retraite il put voir Caroline et Éveline assises tout à côté de lui.

« Je vous demande pardon, dit la première à voix basse, je vous demande pardon, Éveline, de vous avoir entraînée à l’écart ; mais j’avais quelque chose sur le cœur qu’il me tardait de vous dire. Le sort en est jeté. Lord Doltimore m’a fait une offre de mariage, et j’ai accepté ! Hélas ! hélas ! je voudrais presque pouvoir me rétracter !

— Ma bien chère Caroline ! dit la voix argentine d’Éveline ; pour l’amour du ciel, ne sacrifiez pas ainsi de gaîté de cœur tout votre bonheur ! Vous vous faites injure, Caroline ! oui, vraiment ! Vous n’êtes pas la femme vaine et ambitieuse dont vous affectez les dehors ! Ah ? qu’est-ce donc que vous désirez ? La fortune ? N’êtes-vous pas mon amie ? Ne suis-je pas assez riche pour nous deux ? Le rang ? eh ! que pourra-t-il vous donner qui vous dédommage de l’angoisse d’une union sans amour ? Pardonnez-moi, je vous en prie, de vous parler ainsi ; ne m’accusez pas d’être présomptueuse ou romanesque ; mais, croyez-moi, je juge d’après mon cœur de ce que doit souffrir le vôtre ! »

Caroline émue pressa la main de son amie.

« Vous savez mal me consoler, Éveline. Ma mère, mon père me tiendront un langage tout différent. Je suis certes bien sotte d’éprouver tant de tristesse lorsque j’obtiens précisément ce que je cherchais ! Pauvre Doltimore ! il connaît peu le caractère et les sentiments de celle qu’il croit avoir rendue la plus heureuse des femmes, il ne sait pas… »

Caroline s’arrêta, devint pâle comme une morte, puis continua rapidement :

« Mais vous, Éveline, vous aurez le même sort ; nous serons deux à souffrir ensemble.

— Non, non ! ne le croyez pas ! Lorsque je donnerai ma main, c’est que j’aurai aussi donné mon cœur. »

En ce moment Maltravers se leva et poussa un profond soupir.

« Silence ! » dit Caroline avec effroi. Au même moment les joueurs de whist se levèrent, et Cleveland s’approcha de Maltravers.

« Je suis à vos ordres, dit-il ; je sais que vous ne resterez pas à souper. Vous me retrouverez dans la pièce voisine ; j’ai deux mots à dire à lord Saxingham. »

Le vieux gentilhomme, toujours galant, fit quelques compliments aux jeunes personnes, et s’éloigna.

« Vous aussi, vous quittez la salle de bal ! dit miss Merton à Maltravers, en se levant.

— Je suis un peu souffrant ; mais que je ne vous chasse pas d’ici.

— Oh non ! j’entends la musique ; c’est le dernier quadrille avant le souper, et voilà mon heureux cavalier qui est à ma recherche.

— Je vous ai cherchée partout, dit lord Doltimore d’un accent de tendre reproche ; venez, je crains que nous ne soyons en retard. »

Caroline prit le bras de lord Doltimore, qui l’entraîna précipitamment dans la salle de bal.

Miss Cameron resta un moment indécise, ne sachant si elle devait ou non les suivre, lorsque Maltravers vint s’asseoir à côté d’elle. Le cœur de la jeune fille s’émut sur-le-champ de la pâleur de son front et de l’expression de souffrance que trahissait la compression de ses lèvres. Dans sa tendresse enfantine, elle aurait donné tout au monde pour avoir ce privilège d’une sœur, le droit de consoler. Le salon était maintenant désert ; ils s’y trouvaient seuls.

Maltravers ne donnait qu’une seule interprétation aux paroles d’Éveline : « Lorsque je donnerai ma main, c’est que j’aurai aussi donné mon cœur. » Elle aimait son fiancé ! Et, tout singulier que cela puisse paraître, à cette pensée qui mettait le dernier sceau à sa destinée, il éprouva moins d’égoïste angoisse que de profonde compassion. Jeune comme elle l’était, adulée, exposée à la tentation comme elle le serait, et avec un pareil protecteur ! Vargrave, cet homme froid, sans sympathie, sans cœur ! Elle surtout, de qui les yeux et les lèvres révélaient les sentiments pleins d’ardeur ! Lorsqu’elle se réveillerait de son rêve, lorsqu’elle connaîtrait l’homme qu’elle avait aimé, quel serait son sort, quel serait peut-être son danger !

« Miss Cameron, dit Maltravers, laissez-moi vous retenir un moment ; je n’abuserai pas longtemps de vos instants. Me permettez-vous, une seule et dernière fois, de m’arroger les droits austères de l’amitié ? Je connais beaucoup la vie, miss Cameron, et cette expérience m’a coûté bien cher. Tout sévère, tout insociable que je sois devenu, je ne suis pas encore à l’abri des sentiments que vous êtes si bien faite pour inspirer… Rassurez-vous, ajouta-t-il en souriant tristement, je ne veux ni vous complimenter ni vous flatter. Je ne vous parle pas comme un jeune homme à une jeune fille ; la différence d’âge qui existe entre nous, et qui enlève à la flatterie toute sa douceur, laisse cependant à l’amitié toute sa sincérité. Vous m’avez inspiré un profond intérêt ; je ne croyais pas qu’il y eût de femme au monde qui pût encore m’en faire éprouver d’aussi profond ! Il est possible qu’un je ne sais quoi dans les intonations de votre voix, et dans vos manières une grâce indicible que je ne puis définir, me rappelle une personne que j’ai connue dans ma jeunesse ; une personne qui ne possédait pas vos avantages d’éducation, d’opulence, de naissance, mais envers qui la nature s’était montrée plus généreuse que la fortune. »

Il s’arrêta un moment, et, sans regarder du côté d’Éveline, il reprit :

« Vous entrez dans la vie sous de brillants auspices. Ah ! permettez-moi d’espérer que le midi de votre existence tiendra les promesses de l’aurore. Vous êtes sensible, vous avez l’imagination vive ; ne vous montrez pas trop exigeante, et ne vous livrez pas trop à vos rêves. Quand vous serez mariée, n’allez pas vous figurer que la vie conjugale soit exempte d’épreuves et de soucis. Si vous vous savez aimée, et vous devez l’être, ne demandez pas à l’esprit actif et inquiet de l’homme tout le bonheur que promet l’imagination, et que la vie réelle donne si rarement. Et si jamais, continua Maltravers avec une véhémence passionnée, qui donnait à son langage une rapidité fiévreuse, si jamais votre cœur se révoltait, si jamais il se sentait mécontent, désenchanté, fuyez le faux sentiment comme vous fuiriez un crime ! Jetée, comme vous le serez forcément, par votre rang, au milieu d’un monde rempli d’écueils, et n’y trouvant pas de guide plus constant ou plus sûr que votre innocence même, que ce monde ne vous devienne pas trop cher. S’il était possible que vous vous trouvassiez jamais seule et triste à votre foyer, réfléchissez que, même lorsqu’elle y serait malheureuse, la femme trouve toujours plus de bonheur chez elle que dans les jouissances du dehors. Combien de femmes j’ai connues, belles et pures comme vous, qui se sont laissé perdre par leurs affections mêmes, par ce qu’il y avait de plus beau et de meilleur en elles ! Écoutez-moi comme un mentor, comme un frère, comme un pilote, qui a navigué sur les mers où votre barque va être lancée. Que je sache toujours, en quelques contrées que votre nom me parvienne, que la femme qui m’a rendu ma foi dans la perfection humaine, a pu rester l’idole de notre sexe, sans cesser d’être la gloire du sien. Pardonnez-moi ce zèle indiscret ; mon cœur était plein, il a débordé. Et maintenant, miss Cameron, Éveline Cameron, voilà ma dernière offense, et mon dernier adieu ! »

Il lui tendit la main ; Éveline involontairement, presque à son insu, s’en saisit comme pour le retenir jusqu’à ce qu’elle trouvât des paroles pour lui répondre. Tout à coup il entendit derrière lui la voix de lord Vargrave ; le charme était rompu : un instant après Éveline était seule, la foule envahissait le salon où elle se trouvait, pour se rendre à la salle du banquet ; un bruit de rires et de voix joyeuses se faisait entendre, et lord Vargrave était à côté d’Éveline.


CHAPITRE IV

Ce voyage vous est consacré.
(Le chemin de l’amant, acte IV, sc. 1.)

Cleveland et Maltravers s’en retournaient chez eux, lors que ce dernier interrompit brusquement l’aimable babil de son ami.

« J’ai une faveur, une grande faveur à vous demander.

— Laquelle ?

— Quittons Burleigh demain ; peu m’importe à quelle heure ; nous ne ferons que deux ou trois relais si vous êtes fatigué.

— Et pourquoi donc, cher hôte ?

— C’est pour moi une torture, une angoisse inexprimable que de respirer l’air de Burleigh, s’écria Maltravers avec égarement. Ne devinez-vous pas mon secret ? L’ai-je donc si bien caché ? J’aime, j’adore Éveline Cameron, et elle est fiancée à un autre, à un autre qu’elle aime ! »

M. Cleveland resta pétrifié d’étonnement. C’est qu’en effet Maltravers avait bien caché son secret ; et son émotion était devenue si impétueuse, que le vieillard en fut frappé d’épouvante, lui qui n’avait jamais éprouvé de passion, quoiqu’il se fût parfois jadis permis un sentiment. Il s’efforçait de consoler, de réconforter ; mais, après le premier élan de sa douleur, Maltravers reprit bientôt son empire sur lui même, et dit avec douceur :

« Ne revenons jamais sur ce sujet. Il est de mon devoir de vaincre cette folle passion, et je la vaincrai. Maintenant que vous connaissez ma faiblesse, vous la traiterez avec indulgence. Ma guérison ne peut commencer que du jour où je ne verrai plus de mes fenêtres le toit qui abrite la fiancée d’un autre.

— Alors, mettons-nous en route dès demain. Mon pauvre ami ! est-il vraiment…

— Ah ! cessez, de grâce, interrompit l’orgueilleux Ernest ; point de compassion, je vous en conjure. Accordez-moi seulement du temps et le silence : ce sont là les seuls remèdes. »

Avant midi, le jour suivant, Burleigh était encore une fois abandonné de son seigneur. Au moment où la voiture traversait le village, mistress Elton l’aperçut de sa fenêtre ouverte. Mais son protecteur était trop préoccupé dans ce moment-là, même pour songer encore à la charité, et il avait oublié l’existence de la pauvre femme. Pourtant la trame du destin est si compliquée, que cette humble étrangère enfermait dans son sein un secret de la plus haute importance pour lui.

« Où va-t-il ? où va donc le squire ? demanda mistress Elton avec anxiété.

— Mon Dieu, on dit qu’il va passer un peu de temps en pays étranger, dit la villageoise. Mais il sera de retour à Noël.

— À Noël je serai peut-être partie sans retour, murmura la malade. Mais que lui importe, à lui, ou à qui que ce soit ? »

Au premier relais Maltravers et son ami furent retenus quelque temps, faute de chevaux. Le château de lord Raby avait été rempli d’invités la veille, et les écuries de cette petite auberge (qui portait fièrement pour enseigne les armes du marquis de Raby, et qui était située à deux milles environ de la demeure de ce grand personnage) avaient été vidées par de nombreux convives de Knaresdean qui s’en retournaient chez eux. C’était une maison de poste silencieuse et isolée. Il n’y avait d’autre ressource que d’espérer patiemment le retour de quelques chevaux fatigués. L’aubergiste assura aux voyageurs qu’il attendait quatre chevaux d’un moment à l’autre, et les invita à entrer dans son auberge. La matinée était froide, et M. Cleveland ne trouvait pas qu’un bon feu fût à dédaigner ; ils entrèrent donc dans le petit parloir. Ils y trouvèrent un vieux monsieur, d’un aspect fort avenant, qui attendait comme eux des chevaux. Il s’éloigna poliment de l’âtre lorsque les voyageurs entrèrent, et il tendit à Cheveland la chronique du comté de B*** ; Cleveland répondit par un salut plein d’urbanité.

« Il fait bien froid, monsieur, aujourd’hui ; l’automne commence à s’annoncer.

— C’est vrai, monsieur, répondit le vieux monsieur ; et je sens le froid d’autant plus vivement que je viens de quitter la douce atmosphère du midi.

— De l’Italie ?

— Non, de l’Angleterre seulement. J’apprends par ce journal (en général je m’occupe peu de politique) qu’il pourrait bien y avoir une dissolution du parlement, et que dans ce cas M. Maltravers se présenterait probablement comme candidat aux électeurs de ce comté ; le connaissez-vous ?

— Un peu, dit Cleveland en souriant.

— C’est un homme qui m’inspire un très-grand intérêt, dit le vieux monsieur ; et j’espère avoir bientôt l’honneur de faire sa connaissance.

— Vraiment ? Et vous vous rendez sans doute dans le voisinage du pays qu’il habite ? » demanda Cleveland, qui regarda plus attentivement l’étranger et fut fort satisfait d’un certain air de simplicité et de franchise qui régnait sur sa physionomie et dans ses manières.

« Oui ; je vais au presbytère de Merton. »

Maltravers, qui jusque-là était resté auprès de la fenêtre, se retourna.

« Au presbytère de Merton ? répéta Cleveland. Vous connaissez M. Merton alors ?

— Pas encore ; mais je connais une partie de sa famille. Cependant ma visite est plutôt à l’adresse d’une jeune personne qui est en visite au presbytère : miss Cameron. »

Maltravers poussa un profond soupir ; le vieux monsieur le regarda avec curiosité.

« Si vous venez de cet endroit, monsieur, peut-être avez-vous vu…

— Miss Cameron ? Assurément ; c’est un honneur qu’on n’oublie pas aisément. »

Le vieux monsieur parut enchanté.

« La chère enfant ! » s’écria-t-il dans un élan de sincère affection, et il passa la main sur ses yeux. Maltravers se rapprocha de lui.

« Vous connaissez miss Cameron ; vous êtes digne d’envie, monsieur, dit-il.

— Je l’ai connue depuis son enfance. Lady Vargrave est ma meilleure amie.

— Lady Vargrave doit être digne d’une pareille fille. Ce n’est que dans l’atmosphère d’un caractère charmant et d’un cœur pur qu’on a pu élever et diriger une nature aussi heureuse que la sienne. »

Maltravers avait parlé avec enthousiasme ; et comme s’il craignait de ne pas rester maître de lui, il quitta la salle.

« Ce monsieur parle avec chaleur, mais il ne dit rien que de vrai, dit le vieillard un peu surpris. Si l’on peut s’en rapporter à la science des physionomistes, il a une expression de figure qui annonce que ses éloges me sont pas des compliments d’une banalité vulgaire. Pourrais-je vous demander son nom ?

— Maltravers, » répondit Cleveland, un peu flatté de l’effet que devait produire le nom de son ex-pupille.

Le pasteur (car c’était lui) tressaillit et changea de visage.

« Maltravers ! Mais il ne va pas quitter le comté ?

— Si ; pendant quelques mois. »

En ce moment l’aubergiste parut. Quatre chevaux qui n’avaient fait que quatorze milles venaient de rentrer. M. Maltravers voulait-il bien en céder deux à ce monsieur, qui du reste les avait retenus à l’avance ?

« Certainement, dit Cleveland ; mais dépêchez-vous.

— Lord Vargrave est-il toujours chez M. Merton ? demanda le prêtre d’un air préoccupé.

— Oui ; je le pense. Miss Cameron doit l’épouser bientôt, n’est-ce pas ?

— Je ne saurais vous dire, répondit Aubrey, un peu déconcerté. Vous connaissez lord Vargrave, monsieur ?

— Beaucoup !

— Et vous le croyez digne de miss Cameron ?

— C’est à elle qu’il faut adresser cette question. Mais je vois qu’on a attelé. Bonjour, monsieur ! Voulez-vous dire à votre charmante jeune amie que vous avez rencontré un vieux gentilhomme qui lui souhaite toutes sortes de bonheurs ? et si elle vous demande son nom, vous lui direz qu’il s’appelle Cleveland. »

En même temps, M. Cleveland salua et remonta en voiture. Mais Maltravers n’était pas encore là. Le fait est qu’il était rentré dans la maison par la porte de derrière, et qu’il s’était acheminé vers le petit parloir. C’était quelque chose que de revoir une personne qui serait bientôt auprès d’Éveline.

« Si je ne me trompe, dit-il, vous êtes M. Aubrey, dont j’ai entendu plus d’une fois miss Cameron se plaire à louer les vertus ? Croyez bien que je regrette de ne pas faire avec vous plus ample connaissance. »

Tandis que Maltravers articulait ces simples paroles, il y avait dans sa physionomie comme dans sa voix une douceur mélancolique qui lui concilia la faveur du bon prêtre. En contemplant ses traits et son aspect pleins de noblesse et de grandeur, Aubrey ne s’étonna plus de la séduction qu’il avait paru exercer sur la jeune Éveline.

« Et ne puis-je espérer, monsieur Maltravers, dit-il, que notre connaissance se renouvellera avant longtemps ? Miss Cameron ne saurait-elle vous attirer jusque dans le Devonshire ? » ajouta-t-il avec un sourire et un regard pénétrant.

Maltravers hocha la tête, murmura quelques paroles inintelligibles, et quitta la chambre. Le pasteur entendit le bruit des roues, et l’aubergiste vint lui annoncer que sa voiture était prête aussi.

« Il y a dans tout ceci quelque chose que je ne comprends pas, pensa Aubrey. Ses manières, sa voix tremblante, tout chez lui trahissait des émotions qu’il s’efforçait en vain de cacher. Lord Vargrave aurait-il atteint son but ? Éveline ne serait-elle plus libre ? »


CHAPITRE V

Certes, c’est un grand cas, Icas,
Que toujours tracas ou fracas
Vous faites d’une ou d’autre sorte ;
C’est le diable qui vous emporte !

(Voiture.)

Lord Vargrave avait passé la nuit du bal et la matinée suivante à Knaresdean. Il était nécessaire d’amener à une conclusion complète et définitive les conseils de ce conclave d’intrigues, et l’on finit par y réussir. Il semblait véritablement, lorsque les forces en furent calculées, après avoir examiné et considéré le nombre des amis et des ennemis, après avoir tenu compte des incertains qu’il faudrait gagner, il semblait véritablement, dis-je, même aux esprits les moins ardents, que le parti Saxingham ou plutôt Vargrave fût en état d’aspirer à destituer le ministère ou du moins à lui dicter des ordres. Il ne restait à décider maintenant que l’heure la plus favorable pour agir. Fort satisfait, lord Vargrave revint vers le milieu du jour au presbytère.

« Ainsi, pensait-il, en se rejetant dans le fond de sa voiture, ainsi en politique mon horizon s’éclaircit, comme le soleil qui se dégage des brouillards. Le parti auquel je me suis attaché doit être le plus solide, parce qu’il possède le plus de richesses, et les préjugés les plus enracinés. Quels éléments pour un parti ! Tout ce qu’il me faut maintenant, c’est une fortune suffisante pour étayer mon ambition. Il n’y a plus d’obstacles sur mon chemin que ces maudites dettes, ce honteux besoin d’argent. Et pourtant Éveline m’effraie ! Si j’étais plus jeune, ou bien si je n’avais pas fait ma position trop tôt, je l’épouserais de ruse ou de force : je l’enlèverais, je m’enfuirais avec elle à Gretna Green, et je ferais de Vulcain le ministre de Plutus. Mais un pareil coup de tête ne conviendrait ni à mon âge ni à ma réputation. Une jolie histoire à mettre dans les journaux, que le diable confonde ! Allons ! qui ne risque rien n’a rien ; je me fierai à mon étoile. En attendant, Doltimore m’appartient ; Caroline le gouvernera, et moi je gouverne Caroline. Son vote et ses bourgs électoraux, c’est déjà quelque chose, mais c’est son argent qui me sera le plus immédiatement utile. Il faut que je lui fasse l’honneur de lui emprunter quelques milliers de livres ; Caroline se chargera d’arranger cela pour moi. Il est avare, cet imbécile, tout dissipateur qu’il est, et il a fait une triste figure l’autre jour quand je lui ai délicatement insinué que j’avais besoin d’un ami, id est, d’un prêt ! L’argent et l’amitié c’est la même chose Sous deux noms différents. » C’est dans ces réflexions que Vargrave passa le temps jusqu’au moment où la voiture s’arrêta à la porte du presbytère.

En entrant dans le vestibule, il rencontra Caroline qui venait de quitter Son appartement.

« Quel heureux hasard que vous ayez votre chapeau ! Il me tarde de faire un tour de jardin avec vous.

— Et moi aussi je suis bien aise de vous voir, lord Vargrave, dit Caroline en lui prenant le bras.

— Acceptez mes sincères félicitations, ma douce amie, dit Vargrave lorsqu’ils se trouvèrent dans le jardin. Vous ne sauriez croire à quel point Doltimore est heureux. Il est venu à Knaresdean hier pour m’apprendre la nouvelle, et sa cravate était plus irréprochable que jamais. C’est un bon enfant !

— Ah ! comment pouvez-vous parler ainsi ? N’éprouvez-vous donc aucun chagrin en pensant que… que je suis à un autre ?

— Votre cœur m’appartiendra à tout jamais ; voilà la vraie fidélité ; d’ailleurs que pouvions-nous faire ? Quant à Doltimore, nous nous le partagerons. Voyons, prenez courage, ma mie ; Ce que je vous dis-là, c’est pour vous empêcher de vous attrister. Ne croyez pas que je sois heureux ! »

Caroline laissa couler quelques larmes, mais sous l’influence des sophismes et des flatteries de lord Vargrave, elle recouvra par degrés l’ordre d’idées froides et mondaines qui lui était habituel.

« Où donc est Éveline ? demanda Vargrave. Savez-vous que cette petite sorcière m’a paru à moitié folle le soir du bal ? Elle avait la tête à l’envers, et non-seulement elle répondait à tort et à travers à toutes les questions que je lui adressais, mais à chaque moment je me figurais qu’elle allait fondre en larmes. Pouvez-vous me dire ce qu’elle avait ?

— Elle s’affligeait de la pensée que je vais épouser un homme que je n’aime pas. Ah ! Vargrave, elle a plus de cœur que vous !

— Mais elle ne se doute pas que c’est moi que vous aimez, j’espère ? demanda Lumley avec effroi. Vous autres femmes, vous vous faites tant de confidences !

— Non, elle ne soupçonne pas notre secret.

— Alors, votre prochain mariage ne me semble pas une cause suffisante pour expliquer tant de distraction.

— Peut-être a-t-elle entendu quelques-unes des impertinences qu’on disait tout bas au sujet de sa mère. — Qui donc était lady Vargrave ? et — Quel était donc ce Cameron, le premier mari de lady Vargrave, car j’ai entendu faire plus de cent fois ces sottes questions ; les provinciaux chuchotent si haut !

— Ah ! voilà qui explique probablement le mystère. Quant à moi, je suis aussi embarrassé que n’importe qui de savoir ce qu’était lady Vargrave !

— Votre oncle ne vous l’a-t-il pas dit ?

— Il m’a dit qu’elle n’était pas d’une naissance ou d’un rang bien élevé : voilà tout ; et elle-même, avec son air tranquille et simple, elle élude mes questions les plus adroites avec l’agile souplesse d’une anguille. Elle est encore admirablement jolie, plus régulièrement belle même qu’Éveline. Le vieux Templeton était friand, sans avoir l’air d’y toucher.

— Dans tous les cas, elle a toujours dû être irréprochable, à en juger par son air, qui même à présent rappelle plutôt une enfant qu’une matrone.

— Oui ; elle n’a guère la mine d’une veuve, la pauvre femme ! Mais son éducation n’a pas été très-soignée, excepté pour ce qui est de la musique ; et elle connaît le monde à peu près aussi bien que l’évêque d’Autun connaît la Bible. Si elle n’était si simple, elle serait sotte ; mais la sottise n’est jamais simple ; elle est toujours rusée. Néanmoins il y a une certaine ruse à cacher si bien les annales caméromiennes de son passé. Peut-être en apprendrai-je davantage sur son compte dans quelque temps d’ici, car je me propose d’aller à C***, où mon oncle a demeuré naguère, afin de voir si je ne pourrais pas raviver sous le manteau (puisque les pairs me sont que des électeurs de contrebande) son ancienne influence parlementaire dans cette ville. Peut-être m’en dira-t-on là plus que je n’en sais maintenant.

— Le feu lord s’est-il marié à C*** ?

— Non ; dans le Devonshire. Je ne sais même pas si mistress Cameron est jamais allée à C***.

— Vous devez être curieux de savoir ce qu’était le père de votre futur ?

— Son père ? Non ; je n’ai point de curiosité de ce côté. Et, pour vous dire vrai, je suis beaucoup trop occupé du présent pour m’amuser à remuer ce tas de décombres qu’on appelle le passé. J’imagine que votre bonne grand’mère, aussi bien que cet aimable vieux prêtre de Brook Green, connaissent à fond toute l’histoire de lady Vargrave, et puisqu’ils la tiennent en si haute estime, j’admets sans examen qu’elle doit être sans tache.

— Ah ! que je suis étourdie ! à propos du vieux pasteur, j’oubliais de vous dire qu’il est ici. Il est arrivé il y a deux heures environ, et depuis, il est enfermé avec Éveline.

— Ah diable ! qu’est-ce qui l’amène donc, ce vieux bonhomme ?

— Je n’en sais rien. Papa a reçu une lettre de lui hier, qui lui annonçait son arrivée. Peut-être lady Vargrave pense-t-elle qu’il est temps qu’Éveline s’en retourne.

— Que dois-je faire ? dit Vargrave avec inquiétude. Faut-il risquer si tôt ma déclaration ?

— Je suis sûre que ce serait inutile, Vargrave. Il faut vous préparer à un désappointement.

— Et à la ruine, murmura Vargrave d’un air sombre. Écoutez-moi, Caroline. Elle peut me refuser, si bon lui semble. Mais je ne suis pas homme à me laisser déposséder. Il faut qu’elle soit à moi, n’importe par quel moyen ; la vengeance m’y pousse aussi bien que l’ambition. Le fil de la vie de cette jeune fille a été comme une ligne noire dans le tissu de ma vie : elle m’a volé ma fortune, à présent elle entrave ma carrière, elle m’humilie dans mon orgueil. Mais comme un chien qui a flairé le sang, je poursuivrai à mort mon gibier, quelque tortueuse que soit sa route !

— Vargrave, vous m’épouvantez ! Réfléchissez ; nous me vivons pas dans un siècle où la violence…

— Bah ! interrompit Lumley, en lançant un de ces regards sombres qui de temps à autre, quoique rarement, faisaient disparaître le caractère ordinaire de sa figure placide et fine. Bah ! nous vivons dans un siècle aussi favorable au développement de l’intelligence et de l’énergie que toutes les époques décrites dans les romans. J’ai assez foi en moi-même et en ma bonne fortune pour vous dire, avec la voix d’un prophète, qu’Éveline remplira le vœu de mon oncle mourant. Mais la cloche nous rappelle. »

Au moment où lord Vargrave rentrait dans la maison, son valet lui remit une lettre arrivée le matin. Elle était de M. Gustave Douce, et elle contenait ces mots :

« Fleet Street, le 20 … 18..
« Mylord,

« C’est avec le plus grand regret que je vous préviens, en mon nom et celui de mes associés, qu’il nous sera impossible, dans l’état actuel des fonds publics, de renouveler votre billet de dix mille livres sterling, qui échoit le 28 courant. J’appelle avec respect votre attention sur cet avis et j’ai l’honneur d’être,

« Mylord,

« En mon nom et celui de mes associés, votre très-obéissant, reconnaissant et humble serviteur.

Gustave Douce.

« Au très-honorable lord Vargrave, etc. etc. »

Cette lettre accrut l’anxiété et confirma la résolution de lord Vargrave ; elle parut même aiguiser aussi ses traits déjà aigus, pendant qu’il ajustait sa cravate devant le miroir, tout en grommelant force imprécations à l’adresse de MM. Douce et Cie.


CHAPITRE VI

Sol. — Eh ! bien, ne vous déplaise, honorable mylord, nous parlions de ceci, de cela et de l’autre.
(L’Étranger.)

Aubrey était resté enfermé toute la matinée avec Éveline. En même temps que son arrivée, celle-ci avait appris le départ de Maltravers. Cette nouvelle l’avait beaucoup agitée et abattue ; en rattachant cette circonstance aux paroles solennelles que Maltravers lui avait adressées la veille, elle se demandait avec étonnement quels sentiments elle avait pu lui inspirer. Se pouvait-il qu’il l’aimât, elle si jeune, si ignorante, si inférieure à lui ? Impossible ! Hélas ! hélas ! pauvre Maltravers ! son génie, ses facultés brillantes, ses nobles qualités, tout ce qui lui valait l’admiration et le respect craintif d’Éveline ne servait qu’à l’éloigner davantage de son cœur ! Au moment même où elle se demandait s’il avait de l’amour pour elle, elle ne songeait pas à se demander si elle n’en ressentait pas pour lui. Mais cette question même qu’elle s’adressait, sa raison abusée y répondait négativement. S’il l’aimait, pourquoi la fuirait-il ? Elle ne comprenait pas ses scrupules exagérés, elle ignorait la conviction erronée qui s’était emparée de son esprit. Aubrey se sentit plus embarrassé qu’éclairé par sa conversation avec son élève. Une seule chose lui parut évidente : le plaisir qu’elle éprouvait à la pensée de revenir au cottage, près de sa mère.

Éveline ne put recouvrer assez de calme pour prendre part au dîner de la famille, et lorsqu’on sonna le second coup de cloche, Aubrey la laissa seule, et alla porter ses excuses à mistress Merton.

« Mon Dieu ! que j’en suis fâchée, dit la bonne dame. Il m’a semblé en effet à déjeuner que miss Cameron paraissait fatiguée, et qu’il y avait quelque chose de nerveux, d’agité, dans ses manières. C’est, sans doute, la surprise de votre arrivée qui l’aura bouleversée. Ma chère Caroline, vous feriez bien d’aller voir ce qu’elle voudrait qu’on lui portât dans sa chambre : un peu de potage peut-être, avec une aile de poulet.

— Je crois, ma chère, dit M. Merton d’un ton cérémonieux, que, par respect pour miss Cameron, vous devriez vous-même accompagner Caroline.

— Je vous assure, dit le pasteur, effrayé de l’avalanche de politesses qui menaçait la pauvre Éveline, je vous assure que miss Cameron préférerait qu’on la laissât seule en ce moment. Comme vous le disiez, mistress Merton, elle a les nerfs un peu agités. »

Mais déjà Mistress Merton avait quitté la chambre, en faisant une profonde révérence, et Caroline avec elle.

« Revenez, Sophie ! Cécile, revenez ! dit M. Merton en arrangeant son jabot.

— Oh ! ma chère Éveline ! pauvre chère Éveline ; Éveline est malade, dit Sophie. Moi je puis aller auprès d’Éveline ! Il faut que j’y aille, papa !

— Nom, ma chère, vous êtes trop bruyante ; vous voyez là des enfants complètement gâtés, monsieur Aubrey. »

Le vieillard les regarda avec bienveillance, et les attira sur ses genoux. Pendant que Cécile caressait ses longs cheveux blancs, et que Sophie babillait sans fin sur la beauté et la bonté de sa chère Éveline, lord Vargrave entra dans le salon.

En voyant le pasteur, sa figure ouverte s’épanouit de surprise et de plaisir, il s’approcha de lui avec empressement, il lui saisit les deux mains, il manifesta le plus grand contentement de le revoir, il lui demanda avec sollicitude des nouvelles de Lady Vargrave, et ce me fut que lorsqu’il se trouva à bout d’haleine, et que mistress Merton et Caroline en revenant lui apprirent l’indisposition de miss Cameron, que ses ravissements cessèrent. Un instant auparavant il était plein de joie ; à présent, au Contraire, il se montrait accablé de chagrin.

Le dîner se passa assez tristement. Les enfants, tolérés au dessert, égayèrent un peu tout le monde, lorsqu’ils s’en allèrent avec les dames, Aubrey se leva aussi sur-le-champ pour retourner auprès d’Éveline.

« Allez-vous auprès de miss Cameron ? dit lord Vargrave ; dites-lui, je vous en prie, combien je suis malheureux de son indisposition. Je crois que ce raisin (il est si beau) ne pourrait lui faire du mal. Oserai-je vous prier de le lui offrir avec mes compliments les plus affectueux et les plus empressés ? Je serai bien tourmenté jusqu’à votre retour. Maintenant, Merton (ajouta-t-il dès que la porte se fut refermée derrière le pasteur), faites-nous servir une autre bouteille de ce fameux bordeaux ! Quel drôle de vieux bonhomme ça fait, ce prêtre ! un véritable original !

— Lady Vargrave et miss Cameron l’aiment beaucoup, m’a-t-on dit, reprit M. Merton. Ce n’est qu’un simple prêtre de village, je présume, sans talent, sans énergie ; autrement il ne serait pas vicaire, à son âge.

— C’est vrai ; votre observation est très-juste ; l’église est une aussi bonne profession que toute autre pour faire son chemin quand on a des moyens. Je vous verrai évêque, vous, un de ces jours ! »

M. Merton hocha la tête.

« Mais oui, mais oui, quoique vous ayez dédaigné jusqu’à ce jour de déployer une seule des trois conditions orthodoxes qui donnent droit à la mitre.

— Et quelles sont-elles, mylord ?

— Il faut éditer une tragédie grecque, écrire un pamphlet politique, et apostasier au bon moment.

— Ah ! ah ! mylord est sévère à notre égard.

— Non pas ; j’ai souvent regretté qu’on ne m’ait pas destiné à l’église. C’est une excellente profession, quand elle est bien comprise. Par Jupiter ! j’aurais fait un fameux évêque ! »

En sa qualité d’ecclésiastique, M. Merton s’efforça de prendre un air grave ; en sa qualité d’homme du monde, tolérant et bon enfant, il abandonna cette tentative ; il rit de bon cœur de la plaisanterie de l’homme d’avenir.


CHAPITRE VII

Rien ne vous fait-il plaisir ? Que pensez-vous de la cour ?
(L’homme franc.)

Aubrey n’eut pas de peine à s’assurer de l’état d’esprit et des désirs d’Éveline. En ce qui concernait les espérances de lord Vargrave, l’expérience qu’on avait tentée, en envoyant Éveline chez les Merton, avait complétement échoué. Elle ne pouvait envisager sans répugnance la pensée de son mariage avec lui, et elle avoua au pasteur, franchement et sans réserve, le désir qu’elle éprouvait de se libérer de son engagement. Comme il était décidé qu’elle s’en retournerait à Brook Green avec Aubrey, il était, en effet, nécessaire d’en venir, avec son fiancé, à un éclaircissement trop longtemps différé, mais c’était chose difficile ; Vargrave s’était si peu avancé, il n’avait fait que des allusions si indirectes à l’engagement en question, qu’il y aurait eu une espèce d’effronterie, d’inconvenance de la part d’Éveline à prévenir l’explication qu’elle souhaitait si ardemment, et qu’elle ne redoutait guère moins. Mais ce fut Aubrey qui se chargea de cette mission ; et à cette promesse Éveline éprouva le soulagement d’un esclave dont on vient de briser les fers.

À déjeuner, le lendemain, M. Aubrey fit part aux Merton de l’intention qu’avait Éveline de s’en retourner avec lui à Brook Green, le jour suivant. Lord Vargrave tressaillit, se mordit les lèvres, mais ne dit rien.

Il n’en fut pas de même de M. Merton.

« S’en retourner avec vous !… Mon cher monsieur Aubrey, y pensez-vous ? c’est impossible ! C’est que, voyez-vous, le rang de miss Cameron, sa position… cela paraîtrait si singulier ; elle n’a pas de domestiques ici, excepté sa femme de chambre ; pas même de voiture ! Vous ne voudriez pas qu’elle fît en chaise de poste un si long voyage. Lord Vargrave, vous n’y consentirez jamais, j’en suis sûr ?

— Ne fût-ce qu’en qualité de tuteur de miss Cameron, dit lord Vargrave d’un air fin, je m’opposerais, assurément, à cette façon de voyager. Peut-être M. Aubrey se propose-t-il de couronner son projet en prenant deux places d’impériale ?

— Pardonnez-moi, dit le prêtre avec douceur ; je ne suis pas aussi ignorant des égards dus à miss Cameron que vous paraissez le croire. La voiture de Lady Vargrave, qui m’a amené ici, doit être un moyen de transport convenable pour la fille de Lady Vargrave. Et miss Cameron n’est pas à ce point gâtée, j’espère, par toutes vos aimables attentions, qu’elle ne puisse accomplir un voyage de deux jours sans autre protection que la mienne.

— J’oubliais la voiture de Lady Vargrave, ou plutôt je ne savais pas que vous vous en fussiez servi, mon cher monsieur, dit M. Merton. Mais il ne faut pas nous en vouloir si nous regrettons de perdre miss Cameron d’une façon aussi imprévue ; j’espérais que vous aussi vous resteriez au moins une semaine avec nous. »

M. Aubrey salua, en réponse à cette politesse pleine de condescendance ; il allait parler, lorsque mistress Merton dit à son tour :

« Et puis, voyez-vous, je m’étais bercée de l’espoir que miss Cameron serait demoiselle d’honneur de Caroline. »

Caroline pâlit, et lança un regard à Vargrave, qui paraissait uniquement occupé à rompre des rôties dans son thé, gourmandise qu’on ne lui avait encore jamais connue.

Il y eut un silence gênant ; le domestique entra fort à propos, tenant quelques livres, un billet pour M. Merton, et la plus bénie de toutes les choses bénies à la campagne, le sac aux lettres.

« Qu’est-ce que cela ? dit le recteur en dépliant son billet, tandis que Mistress Merton ouvrait le sac et en distribuait le contenu, qu’est-ce ? il quitte Burleigh pendant quelques mois… un jour ou deux plus tôt qu’il ne s’y attendait… il nous prie d’excuser cette façon de prendre congé… il renvoie les livres de miss Merton… fort reconnaissant… Son garde-chasse a l’ordre de mettre la chasse de Burleigh à ma disposition. De sorte que nous avons perdu notre voisin !

— Ne saviez-vous pas que M. Maltravers était parti ? dit Caroline. Jenkins me l’a dit hier au soir. Il accompagne M. Cleveland à Paris.

— Vraiment ? dit Mistress Merton, en ouvrant de grands yeux, qu’est-ce qui peut l’attirer à Paris ?

— Son plaisir, je pense, répondit Caroline. Pour ma part je me serais plutôt demandé ce qui pouvait le retenir à Burleigh. »

Pendant tout ce temps Vargrave rompait des cachets, et parcourait des yeux divers griffonnages avec la rapidité habituelle à un homme d’affaires ; quand il en vint à la dernière lettre, sa figure s’épanouit.

« Invitation, ou plutôt ordre royal de me rendre à Windsor, s’écria-t-il. Je crains que, moi aussi, je ne sois obligé de vous quitter aujourd’hui même.

— Mon Dieu ! s’écria Mistress Merton ; est-ce que cette lettre vient du roi ? Laissez-moi voir, je vous en prie !

— Pas précisément du roi, mais c’est à peu près la même chose.

Lord Vargrave tendit d’un air insouciant l’invitation royale vers la main impatiente et le regard avide de Mistress Merton, mit soigneusement les autres lettres dans sa poche, et s’approcha de la fenêtre d’un air préoccupé.

Aubrey saisit cette occasion pour s’approcher de lui.

« Mylord, pouvez-vous m’accorder quelques moments d’entretien ?

— Moi ! certainement ; voulez-vous m’accompagner dans ma chambre ? »


CHAPITRE VIII

Jamais pauvre gentilhomme n’eut si brusques revirements de fortune.
(Beaumont et Fletcher. — Le capitaine, ac. V, sc. 5.)

« Mylord, dit le prêtre à Vargrave, qui, étendu dans son fauteuil, paraissait examiner la forme de ses bottes, tandis qu’en réalité ses regards étaient à la dérobée, mais non pas amoureusement fixés sur son interlocuteur, mylord, il est presque superflu de vous rappeler le vœu du feu Lord, votre oncle, relativement à miss Cameron et à vous-même ; il me paraît également superflu d’ajouter, en m’adressant à un esprit généreux comme le vôtre, qu’un engagement ne saurait être valide qu’autant que les deux parties dont le bonheur est en jeu, sont disposées à le remplir au moment stipulé.

— Monsieur ! fit Vargrave, en l’interrompant par un geste d’impatience ; car l’irritation qu’il éprouvait en prévoyant ce qui allait suivre lui faisait perdre son sang-froid habituel. Je ne sais pas ce qu’il y a de commun entre vous et tout ceci ; assurément vous empiétez là sur un terrain qui nous est exclusivement réservé à miss Cameron et à moi. Quelque chose que vous ayez à me dire, je vous prierai d’aborder immédiatement la question.

— Je vous obéirai, mylord. Miss Cameron (je dois ajouter que c’est avec le consentement de Lady Vargrave), miss Cameron me charge de vous dire que, bien qu’elle se trouve dans la nécessité de refuser l’honneur de votre alliance, si elle pouvait toutefois, par une autre disposition de la fortune qui lui a été léguée, vous témoigner, mylord, son respect et son amitié, elle en éprouverait une vive satisfaction. »

Lord Vargrave tressaillit.

« Monsieur, dit-il, je ne sais si je dois vous remercier de cette communication dont la nouvelle coïncide aussi singulièrement avec votre arrivée. Mais permettez-moi de vous dire qu’entre miss Cameron et moi il n’est pas besoin d’ambassadeur. Il est dû à mon rang, monsieur, à la parenté qui existe entre elle et moi, à mon caractère de tuteur, à ma longue et fidèle affection, à toutes ces considérations enfin que comprendraient les hommes du monde, et qu’admettraient les hommes capables de quelque sentiment, il m’est dû, je le répète, de recevoir de la bouche même de miss Cameron le refus de mes prétentions à sa main.

— Ne doutez pas, mylord, que miss Cameron vous accorde l’entrevue que vous êtes en droit de solliciter d’elle ; mais pardonnez-moi d’avoir pensé que cette entrevue vous serait moins pénible à l’un et à l’autre si elle était préparée par une tierce personne. Pour toute question d’affaires, de dédommagement par exemple offert à mylord…

— De dédommagement ! Qu’est-ce qui peut me dédommager ? s’écria Vargrave en arpentant sa chambre dans la plus grande agitation. Pouvez-vous me rendre mes années d’espérance et d’attente ? la maturité de ma vie gaspillée, perdue à la poursuite d’un vain rêve ? Si l’on ne m’avait fait espérer cette récompense, aurais-je repoussé toutes les occasions de former une alliance convenable, pendant qu’il me restait encore un peu de jeunesse et que mon cœur n’était pas entièrement occupé ? me serais-je même livré à une carrière haute et brillante, à laquelle ma fortune est loin d’être proportionnée ? Un dédommagement ! un dédommagement ! À d’autres, monsieur, à d’autres ! Je ne suis plus un enfant ! Vous voyez devant vous un homme dont le bonheur privé est anéanti, dont l’avenir public est compromis, dont la vie est dévastée, la fortune détruite, dont tous les projets, fondés sur une seule et légitime espérance, sont renversés !.. Et vous venez me parler de dédommagement ! »

Malgré l’égoïsme qui formait le fond de ces lamentations, Aubrey fut frappé de leur justice.

« Mylord, dit-il avec un peu d’embarras, je ne puis nier qu’il y ait du vrai dans ce que vous dites. Hélas ! cela prouve à quel point il est insensé pour l’homme de compter sur l’avenir, et quelle fatale erreur votre oncle a commise, en imposant des conditions que pouvaient renverser à tout moment les hasards de la vie et les caprices de l’affection ! Mais à qui la faute ? ce n’est pas aux vivants, il faut s’en prendre aux morts.

— Monsieur, je me suis considéré comme engagé par la prière de mon oncle à conserver libres ma main et mon cœur, afin que ce titre, cette misérable et stérile distinction, pût appartenir un jour à Éveline, ainsi qu’il le souhaitait si ardemment. J’avais le droit de m’attendre à un égal honneur de sa part !

— Assurément, mylord, vous à qui le feu lord, à son lit de mort, a confié les motifs de sa conduite et le secret de sa vie, vous devez savoir que, tout en désirant seconder votre fortune, et unir dans une seule maison son rang et ses richesses, le désir le plus cher à son cœur était le bonheur d’Éveline ; vous devez savoir que si ce bonheur était compromis par son mariage avec vous, ce mariage ne devenait plus pour lui qu’une considération secondaire. Le testament même de lord Vargrave en est la preuve. Il n’a pas imposé à Éveline, comme condition absolue, son union avec vous ; il ne prononce pas, en punition de son refus, la confiscation de toute sa fortune. En fixant une limite au dédit qu’elle vous devra, il établit une différence entre un ordre et un désir. Ainsi, tout bien considéré, vous devez reconnaître, mylord, qu’avec un dédit et le majorat attaché à votre titre votre oncle a fait pour vous tout ce que pouvaient réclamer au point de vue du monde l’équité et l’affection. »

Vargrave sourit avec amertume sans dire un mot.

« Si vous en doutiez, j’ai des preuves encore plus positives de ses intentions. Telle était sa confiance en lady Vargrave, que, dans une lettre qu’il lui adressa avant sa mort, et que je vous soumets maintenant, mylord, vous verrez que, non-seulement il laisse à lady Vargrave pleine liberté de confier à Éveline l’histoire qu’elle ignore en ce moment, mais qu’il y détermine aussi de la manière la plus claire la ligne de conduite qu’il veut qu’on adopte avec Éveline et vous-même. Permettez-moi de vous signaler le passage en question. »

Lord Vargrave parcourut avec impatience la lettre qu’Aubrey avait placée entre ses mains, jusqu’à ce qu’il arrivât à ces mots :

« Lorsqu’elle atteindra l’âge où elle sera capable de juger par elle-même, si Éveline se décidait contre les prétentions de Lumley, vous savez que je ne voudrais, sous aucun prétexte, sacrifier son bonheur ; tout ce que je demande, C’est qu’on ne gêne en rien les vues de Lumley et qu’on favorise le dessein qui me tient depuis si longtemps au cœur. Qu’elle soit accoutumée à considérer Lumley comme son futur époux, qu’on ne l’influence pas contre lui, qu’on la laisse juger librement par elle-même quand le moment sera venu. »

— Vous pouvez voir, mylord, dit M. Aubrey en reprenant le document, que cette lettre porte la même date que le testament de votre oncle. Ce qu’il désirait qu’on fit, on l’a fait. Soyez juste, mylord !.. soyez juste et déchargez-nous de tout blâme ; qui saurait commander aux affections ?

— Ainsi, vous m’annoncez que je n’ai aucune chance, ni maintenant ni plus tard, d’obtenir l’affection d’Éveline ! Assurément, à votre âge, M. Aubrey, Vous ne pouvez encourager les idées folles et romanesques qui ne sont pas rares chez les jeunes filles de l’âge d’Éveline. Les personnes de notre rang me se marient pas comme Corydon et Philis dans les pastorales. Je n’ai jamais été assez niais pour m’imaginer qu’à mon âge je pusse inspirer à une jeune fille de dix-sept ans ce qu’on appelle un amour passionné. Mais les mariages heureux sont fondés sur la convenance des fortunes, sur une mutuelle connaissance, sur une indulgence réciproque, sur le respect et l’estime. Voyons, monsieur, laissez-moi espérer encore ; laissez-moi espérer que le même jour où j’aurai à vous féliciter de votre avancement dans l’église, vous me féliciterez aussi de mon mariage. »

Vargrave accompagna ces paroles d’un sourire gai et franc ; le ton dont il avait parlé était celui d’un homme qui veut déguiser un sens profond sous l’accent de la plaisanterie.

M. Aubrey, tout débonnaire qu’il était, sentit l’insulte contenue dans cette insinuation corruptrice, et il me put s’empêcher de rougir, par l’effet d’un ressentiment aussitôt réprimé que conçu.

« Excusez-moi, mylord ; je vous ai dit maintenant tout ce que j’avais à vous dire ; il vaut mieux laisser le reste à la décision de votre pupille elle-même.

— Comme vous voudrez, monsieur. Je vous prierai alors de porter à Éveline ma prière de vouloir bien m’accorder l’honneur d’une dernière entrevue. »

Vargrave se jeta dans un fauteuil, et Aubrey le quitta.


CHAPITRE IX

C’est ainsi que l’aérien Strephon accordait sa lyre.
(Shenstone.)

Dans son entrevue avec Éveline, Vargrave déploya certainement au plus haut point toute son habileté et tous ses artifices. Il sentait que la violence, le sarcasme, les lamentations intéressées ne serviraient de rien de la part d’un homme qui n’était pas aimé, quoique, entre les mains d’un homme qui l’est, ce soient d’excellentes cartes. Comme son cœur était parfaitement intact, qu’il n’était ému que de rage et de désappointement, sentiment qui n’étaient jamais de bien longue durée chez lui, il pouvait jouer de sang-froid la partie qu’il était en train de perdre. Son intelligence prompte et fine lui disait que tout ce qu’il pouvait désormais ambitionner, c’était de laisser dans le cœur d’Éveline des sentiments de généreuse compassion et d’intérêt amical, de faire sur elle une impression favorable, dont il pourrait plus tard tirer parti ; de se réserver enfin quelque poste avantageux dans le pays qu’il devait avoir l’air d’évacuer avec toutes ses troupes. Dans son expérience des femmes, — et, soit comme acteur, soit comme spectateur, il en avait beaucoup, quoiqu’il ne l’eût pas puisée dans un cercle de dames bien délicates ou bien raffinées, — il avait vu qu’une femme s’éprend souvent d’un soupirant lorsqu’elle l’a éconduit ; et que précisément parce qu’elle l’a jadis refusé, elle finit par l’accepter quelquefois. Dans des circonstances aussi désespérées, il ne voulait pas négliger même cette éventualité. Il prit donc la physionomie, l’attitude, la voix qui convenaient à un désespoir navré, mais soumis. Il affecta une noblesse, une magnanimité dans sa douleur, qui toucha profondément Éveline, et la prit au dépourvu.

« Il me suffit, Éveline ! dit-il d’une voix altérée et triste ; il me suffit de savoir que vous me pouvez m’aimer, que je me réussirais pas à vous rendre heureuse. N’en dites pas davantage, Éveline, n’en dites pas davantage ! Permettez-moi du moins de vous épargner la douleur que doit faire éprouver à votre généreuse nature le spectacle de mon angoisse !… J’abandonne toutes mes prétentions à votre main : vous être libre !… puissiez-vous être heureuse !

— Oh ! Lord Vargrave ! Oh ! Lumley ! dit Éveline toute en larmes, attendrie par mille souvenirs de son enfance. Si je pouvais vous prouver de toute autre manière combien j’apprécie avec reconnaissance votre mérite, l’opinion trop indulgente que vous avez de moi, combien je respecte la mémoire de mon bienfaiteur, c’est alors, et seulement alors, que je pourrais être heureuse. Oh ! que je voudrais que cette fortune, que j’ai si peu souhaitée, fût à ma disposition ! Mais soyez convaincu que, du jour où j’en prendrai possession, elle sera placée entre vos mains, sous votre direction. Ce n’est que de la justice, de la simple justice, envers vous. Vous étiez le plus proche parent du défunt. Je n’avais aucun droit sur lui, aucun, si ce n’est son affection. Son affection ! et pourtant je lui désobéis ! »

Tout ceci faisait un secret plaisir à Vargrave, mais semblait seulement redoubler sa douleur.

« Ne parlez pas ainsi, ma pupille, mon amie !… Ah ! oui, mon amie toujours, dit-il en portant son mouchoir à ses yeux. Je ne me plains pas ; je suis plus que satisfait. Laissez-moi conserver mon privilège de tuteur, de conseiller ; celui-là m’est plus précieux que tous les trésors de l’Inde ! »

Lord Vargrave avait quelque vague soupçon que Legard avait éveillé un intérêt trop tendre dans le cœur d’Éveline ; et il chercha délicatement et indirectement à la sonder de ce côté. Ses réponses le convainquirent que, si Éveline avait conçu un sentiment favorable à Legard, ce sentiment n’avait eu ni le temps ni l’occasion de mûrir et de se changer en un profond attachement. Maltravers ne lui inspirait pas de craintes. L’empire habituel que cet homme réservé exerçait sur lui-même abusait en partie Lumley, et la médiocre estime où il tenait le genre humain l’abusait encore davantage. Car si Maltravers avait éprouvé de l’amour pour Éveline, pourquoi ne serait-il pas resté sur le terrain, pourquoi ne se serait-il pas déclaré ? Lumley n’aurait pas admis comme possible l’idée qu’un respect scrupuleux pour des engagements si facilement rompus pût réprimer la passion éveillée par la beauté, ou réprimer l’intérêt personnel en quête d’une héritière. Il avait connu Maltravers ambitieux ; et pour Lumley l’ambition et l’intérêt personnel étaient synonymes. Ainsi, grâce à sa finesse même, Vargrave qui jugeait les gens du monde avec un tact d’observation infaillible, une fois en face de natures et de caractères d’un ordre plus élevé, manquait toujours son but parce qu’il le dépassait. D’ailleurs s’il avait eu quelque défiance de Maltravers, les assurances de Caroline l’auraient dissipée. Il était en effet bien singulier que Caroline ne se fût aperçue de rien ; il n’en eût pas été de même si elle eût été moins absorbée par ses projets et le soin de sa propre destinée. Toute sa pénétration habituelle avait fini par se concentrer sur elle-même. D’ailleurs un sentiment de malaise, produit par la répugnance de sa conscience à seconder les projets de Vargrave, et aussi par une irritation jalouse à la pensée que Vargrave allait épouser une autre femme, l’avait empêché de rechercher avec autant d’empressement les entretiens intimes et les confidences d’Éveline.

La conférence tant redoutée était passée. Éveline s’était séparée de Vargrave animée des sentiments qu’il avait voulu lui laisser. Du moment où il cessa d’être son amant, elle reprit pour lui toute son ancienne amitié d’enfance. Elle compatissait à son abattement ; elle respectait sa générosité, elle lui était profondément reconnaissante de sa modération. Mais pourtant… pourtant elle était libre, et son cœur tressaillait de joie à cette pensée.

Cependant Vargrave, après ses adieux solennels à Éveline, s’était retiré dans sa chambre, où il resta jusqu’à l’arrivée de ses chevaux de poste. Lorsqu’il descendit au salon, il fut bien aise de n’y trouver ni Aubrey ni Éveline. Il savait qu’il serait inutile de dépenser beaucoup d’affectation hypocrite vis à vis de M. et de Mistress Merton. Il les remercia de leur hospitalité avec une cordialité sérieuse et laconique ; puis il se tourna vers Caroline, qui se tenait à l’écart près de la fenêtre.

« C’est fait de moi à présent, lui dit-il à voix basse. Je vous laisse, Caroline, dans l’attente de la fortune, du rang et de la prospérité ; c’est là une consolation. Pour moi, je ne vois que difficultés, embarras, et pénurie dans l’avenir ; mais je ne désespère de rien ; plus tard vous me servirez peut-être comme je vous ai servie. Adieu !… Je viens de conseiller à Caroline de ne pas trop gâter Doltimore, mistress Merton ; il a déjà bien assez de vanité comme ça. Adieu ! que Dieu vous bénisse tous ! Mes amitiés à vos petites filles. Faites-moi savoir si je puis vous être utile en quelque chose, Merton. Encore une fois, adieu ! »

Et Vargrave parla ainsi par phrases saccadées jusqu’à ce qu’il montât en voiture. En passant devant les fenêtres du salon, il aperçut Caroline debout, immobile à l’endroit où il l’avait quittée. Il lui envoya un baiser de la main ; les yeux de Caroline étaient fixés tristement sur lui.

Toute sèche, toute capricieuse, toute mondaine que fût cette âme, Vargrave n’était pas digne de l’affection qu’il lui avait inspirée ; car elle était capable de sentir, et il ne l’était pas ; c’est peut-être la différence qui existe entre les deux sexes.

Oui, Caroline Merton était encore là, se rappelant les derniers accents de cette voix indifférente, lorsqu’elle se sentit saisir la main ; elle se retourna, vit lord Doltimore, et sourit à l’heureux amant, convaincu qu’on l’adorait !