Alice, ou les Mystères/Livre 04

Hachette (p. 145-192).


LIVRE IV.


CHAPITRE I


Mal à l’aise chez les autres, mécontent chez lui…

. . . . . . . . . . . . . . .

La sagesse nous montre le mal sans nous montrer le remède.

(Hammond. — Élégies.)


Deux ou trois jours après l’entrevue de lord Vargrave avec Maltravers, la solitude de Burleigh fut animée par l’arrivée de Cleveland. Dans les intervalles de répit qui lui laissait sa goutte, dont les attaques étaient maintenant plus fréquentes que jadis, le bon vieillard était aussi gai, aussi intelligent que jamais. Aimable, indulgent, bienveillant, instruit, Cleveland avait, dans ses opinions, juste assez de l’homme du monde pour les rendre sensées, mais aussi pour en borner l’étendue. Tout ce qu’il disait était parfaitement rationnel ; néanmoins sa conversation laissait à désirer aux personnes d’imagination ; sa philosophie leur paraissait froide.

« Je ne puis vous dire combien je suis surpris et charmé du soin que vous mettez à embellir cet antique et beau domaine, dit-il à Maltravers, pendant que, appuyé d’un côté sur sa canne et de l’autre sur le bras de son ci-devant pupille, il visitait attentivement le parc. Je reconnais partout ici la présence du maître. »

Certes l’éloge était mérité. Les jardins étaient maintenant en ordre, les vieilles clôtures réparées ; les mauvaises herbes n’envahissaient plus les allées. La nature était partout secondée et embellie par l’art, sans être étouffée par le secours trop officieux de ce serviteur exigeant. Dans la maison elle-même, on avait fait quelques réparations et quelques embellissements convenables et bien entendus. Des meubles, qui unissaient au bien-être moderne les formes pittoresques d’autrefois, avaient enlevé à la maison toute apparence de tristesse et d’abandon, en conservant cependant à ses vieux appartements le caractère qui convenait à leur architecture et à leurs souvenirs. Que de choses on peut faire avec un peu de goût !

« Je suis content que vous approuviez ce que j’ai fait, dit Maltravers. Je ne saurais dire pourquoi, mais l’état d’abandon de ces lieux quand j’y suis revenu, m’a semblé comme un reproche. Nous contractons de l’amitié pour les lieux aussi bien que pour les êtres humains, et nous nous imagimons qu’ils ont des droits sur nous ; du moins c’est là une de mes faiblesses.

— C’est une faiblesse respectable, et je la partage. Quant à moi, je regarde Temple Grove avec les sentiments qu’éprouve un mari amoureux pour une belle épouse. Je suis toujours empressé d’embellir ma propriété, et je suis aussi fier de sa beauté, que si elle pouvait me comprendre et me remercier de mon admiration. Je me propose, en vous quittant, d’aller à Paris, pour y assister à la vente des effets et tableaux de Monsieur de ***. Les ventes sont pour moi ce qu’est la boutique d’un bijoutier pour un amant. Mais moi, Ernest, je suis un vieux garçon.

— Et moi aussi je suis Arcadien, dit Maltravers en souriant.

— Oh ! mais vous n’êtes pas trop vieux pour vous amender. Burleigh n’a plus besoin à présent que d’une châtelaine.

— Peut-être en aura-t-il une bientôt. Je suis encore incertain si je dois ou non vendre cette propriété.

— La vendre !… Vendre Burleigh ! Le dernier vestige qui vous reste de la famille de votre mère ! La retraite classique des élégants Digby ! Vendre Burleigh !

— J’y étais presque décidé quand je suis arrivé ici, puis j’en ai abandonné le dessein ; mais maintenant je reviens parfois, avec tristesse, à ma première idée.

— Et, au nom du ciel, pourquoi ?

— C’est mon ancienne humeur vagabonde qui me reprend. En vain je m’occupe ici, j’y trouve mon cercle d’action restreint et monotone ; j’ai commencé trop tôt à me placer au milieu de la vaste circonférence de la littérature et de la vie active, et m’enfermer dans cette étroite sphère de province me semble un mouvement singulièrement rétrograde. Peut-être ne m’en apercevrais-je pas si ma maison était moins déserte ; mais dans l’état actuel… non, je suis fatalement condamné à la vie errante, et c’est vers les régions pleines d’aventures et d’émotions que je me tourne.

— Je comprends cela, Ernest : mais pourquoi vos foyers sont-ils déserts ? Vous êtes encore dans l’âge où l’on forme le plus fréquemment des unions sages et bien assorties. La vie domestique convient à votre caractère ; votre fortune suffisante, votre ambition maintenant tempérée vous permettent de choisir, sans vous préoccuper de considérations d’intérêt. Regardez autour de vous ; allez davantage dans le monde, et donnez à Burleigh la maîtresse qu’il lui faut. »

Maltravers hocha la tête et soupira.

« Je ne vous dis pas d’épouser une toute jeune fille, continua Cleveland, entraîné par l’intérêt palpitant de son sujet ; mais une femme aimable, qui aurait, comme vous, connu le monde, et qui saurait s’arranger des soucis de la vie, et se contenter des jouissances qui s’y trouvent.

— Vous en avez dit assez, s’écria Maltravers avec impatience ; une femme du monde, remplie d’expérience, et qui aurait perdu toute la jeunesse de ses espérances et de son cœur ! Quel portrait ! Non ; il y a pour moi un charme indicible dans l’innocence et la jeunesse. Mais vous avez raison ; à mon âge l’union avec une jeune fille ne serait ni bien assortie, ni désirable.

— Je ne dis pas cela, fit Cleveland en prenant une prise de tabac, mais je dis qu’il faut éviter une trop grande disproportion d’âge ; non à cause de cette disproportion elle-même, mais parce qu’elle entraîne à sa suite une incompatibilité d’humeur et de goûts. Une très-jeune femme, qui connaît à peine le monde, ne se contentera pas facilement de rester toujours chez elle, vous êtes à la fois trop indulgent pour résister à son désir, et trop sévère, trop réservé (pardonnez-moi si je vous dis cela) pour être d’une société bien sympathique à une femme qui serait encore dans la première ardeur de sa jeunesse et de ses espérances.

— C’est vrai, dit Maltravers d’un ton qui indiquait combien il était frappé de la vérité de cette observation ; mais comment nous sommes-nous laissé entraîner à discuter cette question ? Changeons d’entretien, je ne songe pas à me marier ; le triste souvenir de Florence Lascelles m’enchaîne au passé.

— Pauvre Florence ! Il fut un temps où c’était bien là l’épouse qui vous convenait ; mais maintenant que vous êtes plus âgé, il vous faudrait une femme d’un caractère plus souple et plus calme.

— Paix ! je vous en conjure ! »

On changea d’entretien. À midi M. Merton, qui avait appris l’arrivée de Cleveland, vint faire visite à Burleigh, pour renouveler leur ancienne connaissance. Il l’invita ainsi que Maltravers à passer la soirée au presbytère, et Cleveland, en apprenant qu’on y faisait tous les soirs le Whist, accepta pour son hôte et pour lui. Mais quand vint le soir, Maltravers prétexta une indisposition, et Cleveland fut obligé d’y aller seul.

Quand le vieux gentilhomme rentra vers minuit, il trouva Maltravers qui l’attendait dans la bibliothèque. Cleveland, qui avait gagné quatre robres, était de très-bonne humeur, et par conséquent fort communicatif.

« Ermite incorrigible, allez ! dit-il ; vous parlez de solitude, lorsqu’il y a une famille aussi charmante à cent pas de chez vous ! Vous méritez votre isolement ; vraiment, je n’y puis compatir. On se plaint amèrement de votre désertion au presbytère, et l’on dit que vous étiez, dans les premiers temps, comme l’enfant de la maison.

— Ainsi la famille Merton vous plaît ? Le ministre a du bon sens, mais c’est un esprit ordinaire.

— C’est un homme très-agréable, en dépit de votre dédaigneuse définition, et il joue fort bien le whist. Mais Vargrave y est de première force.

— Vargrave est encore au presbytère ?

— Oui, il vient déjeuner avec nous demain. Il s’est invité lui-même.

— Ah !

— Il n’a fait qu’un robre. Pendant tout le reste de la soirée il s’est consacré à la plus ravissante jeune fille que j’aie jamais vue, miss Cameron. Quelle charmante physionomie ! si modeste, et pourtant si intelligente ! Je lui ai beaucoup parlé entre les parties, quand je ne tenais pas les cartes. J’ai failli perdre mon cœur auprès d’elle.

— Et vous dites que lord Vargrave s’est consacré à miss Cameron ?

— Mais certainement ; vous savez qu’ils doivent se marier bientôt. C’est Merton qui me l’a dit. Elle est très-riche. Il a un bonheur incroyable, ce Vargrave ! Mais il est beaucoup trop âgé pour elle, elle m’a paru être de cet avis aussi. Je ne puis vous dire pourquoi j’ai cette idée ; mais j’ai cru voir qu’avec les plus jolies manières du monde, sa réserve cherchait à tenir à distance le brillant ministre ; mais cela ne servait à rien. Si vous aviez seulement dix ans de moins, ou que miss Cameron eût dix ans de plus, vous auriez quelque chance de supplanter votre ancien ami.

— De sorte que, moi aussi, vous me trouvez trop vieux pour un amoureux ?

— Pour l’amoureux d’une jeune fille de dix-sept ans, assurément. Vous me paraissez susceptible à l’endroit de l’âge, Ernest.

— Moi ? pas du tout, dit Maltravers en riant.

— Non ? Il y avait là aussi un jeune gentilhomme qui pourrait véritablement devenir un rival dangereux pour Vargrave ; c’est un certain colonel Legard, un des plus beaux garçons que j’aie jamais vus, précisément le genre d’homme qu’il faut pour tourner la tête à une jeune fille romanesque : un mélange du sauvage et de l’homme parfaitement bien élevé ; des cheveux noirs et bouclés, des yeux superbes, et les plus gracieuses manières du monde. Mais il est vrai qu’il a toujours fréquenté la meilleure société. Il n’en est pas de même de son ami lord Doltimore, ce dernier a certaines façons de coulisses et de café français un peu trop prononcées pour mon goût.

— Doltimore, Legard ! voilà des noms que je ne connais pas ; je n’ai jamais rencontré ces messieurs au presbytère.

— C’est possible ; ils sont chez l’amiral Legard, dans le voisinage. Miss Merton a fait leur connaissance à Knaresdean. J’ai rencontré aussi une excellente vieille dame, une vraie mistress Grundy, qui s’appelle du nom monosyllabique de Hare (et qui, étant ma partenaire au whist, m’a coupé mon roi !). Cette dame m’a assuré que lord Doltimore était amoureux fou de Caroline Merton. À propos, voilà une demoiselle qui vous conviendrait bien, sous le rapport de l’âge ! Et puis elle a de la beauté et de l’esprit.

— Vous me parlez là d’un antidote contre le mariage. Et vous disiez donc que miss Cameron…

— Oh ! ne me parlez plus de miss Cameron, ou je n’irai pas me coucher de la nuit ; elle m’a presque tourné la tête. Je ne puis m’empêcher de la plaindre ; mariée à un homme indifférent et ambitieux comme lord Vargrave ; jetée, si jeune, au milieu du tourbillon de Londres. Pauvre enfant ! elle aurait mieux fait de se prendre d’amour pour Legard ; ce qui finira par arriver, sans doute, de façon ou d’autre. Allons, bonsoir !


CHAPITRE II

La passion, quand elle se calme, se change en amertume ; c’est pourquoi j’ai fui les querelles de parti, les considérant comme le fléau de la vie.
(Matthew Green.)
En ces lieux, du fond des chênes creux, des nymphes rendent les obscurs oracles du destin.
(Le même.)

Vargrave déjeuna le lendemain à Burleigh, comme il en était convenu. Maltravers s’efforça d’abord de répondre à ses avances familières et cordiales par une égale urbanité. Il se reprocha d’avoir nourri des soupçons mal fondés ; il lutta contre des sentiments qu’il ne pouvait ou qu’il ne voulait pas analyser, mais qui lui rendaient Lumley un convive désagréable, en l’associant à des impressions pénibles, tant dans le passé que dans le présent. Mais il y avait certains points où la perspicacité de Maltravers servait à justifier ses préventions.

La conversation, soutenue principalement par Cleveland et Vargrave, tomba sur les affaires politiques. Comme ils appartenaient à des opinions contraires, Vargrave fit un exposé de ses motifs et de ses vues. Il laissa si bien percer l’ambition toute personnelle du fonctionnaire de profession, que tout homme ayant une certaine exaltation chevaleresque dans ses idées politiques devait nécessairement en être froissé.

Maltravers écoutait avec un singulier mélange de sentiments. Tantôt il se félicitait, il se glorifiait d’avoir abandonné une carrière où de semblables opinions pouvaient si bien réussir ; tantôt des sentiments meilleurs et plus justes réveillaient chez lui l’énergie du combat si longtemps assoupie, et il lui tardait de se retrouver dans l’arène turbulente mais glorieuse où la vérité trouve des vengeurs et l’humanité des bienfaiteurs.

Cette entrevue n’amena pas le retour d’intimité que paraissait souhaiter Vargrave, et lorsqu’il prit congé, Maltravers en éprouva un véritable soulagement.

Lumley, qui comptait aller rendre visite à lord Doltimore, avait emprunté le Stanhope de M. Merton, parce que c’était un meilleur véhicule pour parcourir rapidement les chemins de traverse qui conduisaient à la maison de l’amiral Legard que tout autre équipage plus fastueux. Lorsqu’il s’y assit à côté de son domestique, il dit en riant :

« Je me figure presque être encore ce méchant gamin de Lumley quand je me trouve dans ce petit bateau monté sur deux roues. Ce n’est pas majestueux, mais ça va vite, hein ? »

Le visage de Lumley, pendant qu’il parlait, respirait tant de franche gaîté, ses manières avaient tant de simplicité, que Maltravers avait de la peine à croire que ce fût là le même homme qui, cinq minutes auparavant, exprimait des sentiments dignes de l’intrigant le plus consommé qu’eussent jamais produit les serres-chaudes de l’ambition.

Aussitôt que Lumley fut parti, Maltravers quitta Cleveland qui avait des lettres à écrire (Cleveland était un correspondant exemplaire et intarissable) ; et, accompagné de ses chiens, il s’achemina vers le village. L’effet que produisait la présence de Maltravers au milieu de ses paysans ne manquait jamais de reposer et de calmer ses pensées amères et agitées. Les villageois s’étaient bientôt aperçus (car les pauvres ne s’y trompent guères) de son esprit de justice, qualité plus belle que tant d’autres qui sont revêtues de dehors plus aimables. Ils sentaient que le but de Maltravers était de les rendre meilleurs et plus heureux ; et ils avaient appris par expérience que les moyens dont il se servait étaient propres, en général, à lui faire atteindre ce but. D’ailleurs, s’il se montrait parfois sévère, il n’était jamais ni capricieux, ni exigeant ; et puis il écoutait tout le monde avec patience, et donnait d excellents conseils. Il inspirait une certaine frayeur, mais cette frayeur ne servait qu’à rendre ses paysans plus laborieux et plus rangés ; à stimuler les paresseux, à réformer les ivrognes. Maltravers était partisan du système des petites propriétés ; non pas assurément comme panacée universelle, mais comme stimulant au travail et à l’indépendance. Il récompensait de préférence la bonne conduite par des augmentations de bien-être, qui servaient à ranimer chez des êtres jusque-là passifs, endurcis et insouciants, le désir d’améliorer leur condition. Sans avoir reçu d’aumônes et sans trop savoir comment, plus d’une ménagère trouvait que les petites épargnes qu’elle avait serrées dans une théière fêlée, ou dans un vieux bas, s’étaient augmentées considérablement depuis le retour du squire ; tandis que son mari, moins ami du cabaret, revenait de meilleure humeur au logis. Et puis quand on a commencé à mettre quelque chose de côté, c’est une raison pour continuer à en mettre davantage. La nouvelle école, d’autre part, était mieux dirigée que l’ancienne ; les enfants aimaient positivement à la fréquenter : et de temps à autre il y avait de petites fêtes de village, associées à leurs travaux ; de sorte que le plaisir et le travail marchaient de concert.

Maltravers allait donc visiter ses cottages, et jeter un coup d’œil sur les petits fonds de terre qu’il y avait attachés ; il trouvait doux de se dire :

« Je ne suis pas complétement inutile en ce monde. »

Mais à mesure qu’il poursuivait son chemin solitaire, et que ce mouvement d’approbation de sa conscience se dissipait en s’éloignant des lieux qui l’avaient fait naître, son front redevenait sombre ; et il sentit que dans l’isolement les passions vous rongent le cœur. Tandis qu’il s’acheminait ainsi le long d’un vert sentier, écoutant le bourdonnement des insectes dans les haies qui ombrageaient le chemin, et dans les longues herbes qui poussaient de chaque côté, il arriva soudain au milieu d’un petit groupe qui arrêta son attention.

Une femme vêtue de haillons, ensanglantée, et sans connaissance, était soutenue par l’inspecteur des pauvres et par un laboureur.

« Qu’est-ce donc ? demanda Maltravers.

— C’est une pauvre femme qui a été renversée par le cabriolet d’un monsieur, répondit l’inspecteur. Il s’est arrêté, il y a une demi-heure, chez moi pour me dire qu’elle était étendue sur la route, et il m’a donné deux souverains pour elle, monsieur. Mais la pauvre créature était trop lourde pour que je pusse la porter tout seul, et j’ai été forcé de la quitter et d’appeler Tom à mon aide.

— Le monsieur aurait bien pu attendre pour voir quelles étaient les conséquences de sa maladresse, dit Maltravers entre ses dents, tout en examinant une blessure à la tempe, dont le sang coulait abondamment.

— Il m’a dit qu’il était très-pressé, monsieur, dit le fonctionnaire villageois, qui avait entendu les paroles de Maltravers. Je crois que c’était un des grands personnages qui sont au presbytère ; car j’ai reconnu le cheval bai de M. Merton, il est joliment fougueux !

— Cette pauvre femme est-elle du voisinage ? La connaissez-vous ? demanda Maltravers, cherchant à bannir de sa pensée cette nouvelle preuve de l’égoïsme de Vargrave.

— Non ; la pauvre vieille me semble tout-à-fait étrangère ici ; c’est une mendiante, je crois, monsieur. Mais nous pouvons la recevoir sans que ce soit une charge pour la paroisse, en la portant là-haut hors du village, à l’auberge de l’Échiquier.

— Quelle est la maison la plus proche ? la vôtre, n’est-ce pas ?

— Oui ; mais nous avons tant à faire dehors, dans ce moment-ci !

— Elle n’ira pas chez vous pour y être mal soignée. Et quant à l’auberge, on y fait trop de bruit ; il faut que nous la transportions chez moi.

— Chez vous, monsieur ! s’écria l’inspecteur, en ouvrant de grands yeux.

— Ce n’est pas bien loin ; elle est dangereusement blessée. Allez chercher une claie ; étendez-y un matelas. Dépêchez vous tous deux, je vais attendre ici votre retour. »

On déposa avec soin la pauvre femme sur le gazon au bord du chemin, et Maltravers lui soutint la tête pendant que les deux hommes se hâtaient d’obéir à ses ordres.


CHAPITRE III

On entend pourtant aussi les murmures menaçants de l’indignation s’échapper de cette haute citadelle, siège tant vanté de la paix studieuse et de la douce philosophie.
(West.)

M. Cleveland eut la fantaisie d’enrichir une de ses lettres d’une citation de l’Arioste, dont il ne se souvenait qu’imparfaitement. Il avait vu la veille, dans le petit cabinet de travail, le livre où se trouvait le passage en question ; et il quitta la bibliothèque pour aller le chercher.

Pendant qu’il remuait des volumes qui se trouvaient rangés sur le bureau, il éprouva la curiosité, naturelle chez un homme d’étude, de savoir quelles étaient maintenant les lectures favorites de son hôte. Il remarqua avec étonnement que la plupart des livres qui, à en juger par les feuilles repliées et les notes au crayon, semblaient avoir été le plus fréquemment consultés, n’étaient pas d’un caractère littéraire. C’étaient principalement des ouvrages scientifiques ; et l’astronomie paraissait être devenue sa science de prédilection. Cleveland se rappela alors qu’il avait entendu Maltravers parler à un architecte employé aux récentes réparations, de la construction d’un observatoire.

« Voilà qui est fort singulier, se dit-il en lui-même ; il abandonne la littérature, dont les succès lui étaient assurés, et se consacre à la science, à un âge où il est trop tard pour soumettre son esprit à l’austère discipline des travaux scientifiques. »

Hélas ! Cleveland ne comprenait pas qu’il y a des moments dans la vie où les esprits ardents cherchent à endormir, à émousser leur imagination. Encore moins comprenait-il que lorsqu’on refuse obstinément de consacrer ses facultés actives aux intérêts universels du monde, ces facultés se retournent vers les sentiers des recherches les moins sympathiques à leur véritable génie. Ce n’est que par le choc des esprits que chaque intelligence apprend à connaître ce qu’elle est capable de produire. Quand nous sommes abandonnés à nous-mêmes, nos talents ne deviennent que des excentricités intellectuelles.

Quelques notes éparses, de l’écriture de Maltravers, tombèrent de l’un des volumes. Plusieurs de ces papiers n’étaient que des calculs algébriques, ou de concises remarques scientifiques, que la nature des études de M. Cleveland ne lui permettait pas d’apprécier ; mais d’autres contenaient des fragments détachés de poésie triste et passionnée, qui prouvaient que l’ancienne source d’inspiration poétique existait encore chez Maltravers, quoiqu’elle fût cachée à tous les yeux. Cleveland crut pouvoir se permettre de parcourir ces vers : ils semblaient attester un état d’esprit qui l’intéressa profondément, et l’attrista beaucoup. Ils exprimaient, à la vérité, une ferme résolution de lutter courageusement contre le souvenir aussi bien que contre l’appréhension du malheur ; mais, çà et là, des allusions vagues et mystérieuses semblaient dénoter quelque lutte récente, peut-être encore existante révélée, seulement au génie par le cœur. Dans ces méditations et ces confessions inachevées, imparfaites, on devinait les affections perdues, l’existence dévastée, les foyers déserts de l’homme solitaire. Pourtant Maltravers se montrait si calme, même aux yeux de son vieil ami, que Cleveland ne savait s’il devait croire à la vérité des sentiments décrits dans les vers. Ce cœur ardent et romanesque avait-il, une fois encore, été touché par un objet vivant ? S’il en était ainsi, où l’avait-il rencontré ? Les dates qui accompagnaient ces vers étaient toutes récentes. Mais quelle femme Maltravers avait-il pu voir ? Les pensées de Cleveland se tournèrent vers Caroline Merton, vers Éveline ; pourtant, lorsqu’il lui avait parlé de ces deux jeunes filles, rien dans la physionomie ou dans les manières de Maltravers n’avait trahi son émotion. Lui dont naguère le cœur se trahissait si facilement ! Cleveland ignorait combien l’orgueil, les années, et la douleur immobilisent les traits, et enseignent à réprimer tous les signes extérieurs de ce qui se passe au fond de l’âme. Pendant qu’il était ainsi absorbé, la porte du cabinet de travail s’ouvrit soudain, et le domestique annonça M. Merton.

« Mille pardons, dit le recteur avec courtoisie. Je crains que nous ne vous dérangions ; mais l’amiral Legard et lord Doltimore sont venus nous rendre visite ce matin, et ils avaient un si grand désir de voir Burleigh que j’ai pensé pouvoir prendre cette liberté. Nous sommes venus tout à fait en nombreuse société ; nous avons pris la place d’assaut. J’apprends que M. Maltravers est sorti ; mais peut-être nous permettrez-vous de visiter la maison. Mes confédérés sont déjà dans le vestibule à examiner les armures. »

Cleveland, toujours aimable et plein d’urbanité, fit une réponse honnête, et se rendit avec M. Merton dans la salle d’entrée, où se trouvaient réunis Caroline, ses petites sœurs, Éveline, lord Doltimore, l’amiral Legard et son neveu.

« Je suis très-flatté d’être en cette circonstance le représentant de mon hôte, et votre cicerone, dit Cleveland. Votre visite, lord Doltimore, est assurément une surprise fort agréable. Lord Vargrave nous a quittés, il y a une heure environ, pour aller vous faire visite chez l’amiral Legard ; nous achetons notre plaisir au prix de son désappointement.

— C’est bien malheureux, dit l’amiral, vieux gentilhomme à l’aspect franc, brusque et dur, mais nous ignorions, jusqu’au moment où nous avons vu M. Merton, que lord Vargrave dût nous faire tant d’honneur. Je ne puis comprendre comment il se fait que nous ne l’ayons pas rencontré en route.

— Mon cher oncle, dit le colonel Legard d’une voix singulièrement douce et agréable, vous oubliez que nous avons fait un détour de trois milles en prenant la grande route ; et M. Merton dit que lord Vargrave a pris le chemin de traverse par Langley. Il faut vous dire, monsieur Cleveland, que mon oncle ne se sent jamais à l’aise sur terre, à moins que la route ne soit aussi large que la Manche, et que les chevaux ne coupent le vent au pas rapide de deux nœuds et demi à l’heure !

— Je voudrais bien vous tenir en mer, dans ce moment-ci, mauvais sujet, dit l’amiral, en regardant son beau neveu d’un air courroucé, et en faisant semblant de le menacer de sa canne. »

Le neveu sourit, puis il se retira à l’écart et se mit à causer avec Éveline.

On visita la maison, et lord Doltimore loua tout avec excès. Cela ressemblait à un château, disait-il, qu’il avait jadis loué en Normandie, il avait bien le cachet français ; ces vieilles chaises étaient d’un goût achevé, tout à fait le style de la Renaissance.

« Je ne connais pas d’homme que je respecte plus que M. Maltravers, dit l’amiral. Depuis qu’il est revenu parmi nous, il nous sert de modèle à nous autres gentilshommes campagnards. Ce serait un excellent collègue pour sir John. Il faut réellement que nous le décidions à se présenter aux élections en concurrence avec ce jeune muscadin, qui n’est membre de la Chambre des Communes que parce qu’il est fils d’un pair d’Angleterre, et qui ne vote pas plus de deux fois pendant la session. »

M. Merton prit un air grave.

« Plût au Ciel que vous pussiez lui persuader de rester parmi vous, dit Cleveland. Il est presque décidé à vendre Burleigh.

— Vendre Burleigh ! s’écria Éveline en quittant soudain le beau colonel, dont la conversation avait jusque-là paru la captiver.

— Voilà précisément l’exclamation que j’ai poussée, lorsqu’il m’a annoncé son intention, ma chère demoiselle.

— Je voudrais bien qu’il s’y décidât, dit vivement lord Doltimore, en jetant à la dérobée un regard vers Caroline. J’aimerais beaucoup à acheter cette propriété. Quelle en est, pensez-vous, la mise à prix ?

— Ne parlez donc pas de cela avec tant de sang-froid, dit l’amiral, en laissant tomber avec force le bout de sa canne sur le plancher. Je ne puis souffrir de voir de vieilles familles abandonner leurs vieux châteaux ; c’est très-mal ! Vous, acheter Burleigh ! n’avez-vous pas une terre à vous, mylord ? Allez donc y demeurer, et prenez-y M. Maltravers pour exemple, vous ne sauriez en avoir de meilleur. »

Lord Doltimore ricana, rougit, rajusta sa cravate, et, se tournant vers le colonel Legard, il lui dit tout bas :

« Legard, votre excellent oncle est fort ennuyeux. »

Legard parut un peu froissé, et ne répondit pas.

« Mais, dit Caroline, venant au secours de son admirateur, si M. Maltravers veut absolument vendre sa terre, il ne pourrait assurément avoir un plus digne successeur.

— Il ne vendra pas, madame ; c’est positif ! s’écria l’amiral. Tout le comté signera une circulaire pour lui signifier que ce serait honteux, et s’il se présente quelqu’un qui ose acheter Burleigh, nous l’enverrons au diable ! »

Miss Merton se mit à rire, mais elle considéra les vieilles murailles lambrissées avec un intérêt inusité ; elle pensait qu’il serait beau d’être dame de Burleigh !

« Quel est ce portrait si soigneusement recouvert ? demanda l’amiral, lorsqu’ils se trouvèrent dans la bibliothèque.

— C’est celui de mistress Maltravers, la mère d’Ernest, répondit lentement Cleveland. Il n’aime pas qu’on le fasse voir… à des personnes étrangères ; l’autre tableau est le portrait d’un Digby. »

Éveline leva les yeux vers le portrait voilé ; et songea à sa première entrevue avec Maltravers ; mais la voix mélodieuse du colonel Legard murmura quelques mots à son oreille, et sa rêverie se dissipa.

Cleveland jeta un coup d’œil sur le colonel, et se dit tout bas.

« Vargrave ferait bien de surveiller ces jeunes gens. »

On avait enfin terminé la visite des appartements de réception (qui du reste n’avaient guère de remarquable que leur antiquité et quelques vieux portraits) et l’on se trouvait dans un vestibule situé derrière la maison, et conduisant à une cour dont deux côtés étaient occupés par les écuries. La vue des écuries rappela à Caroline les chevaux arabes ; et au mot de chevaux lord Doltimore saisit le bras de Legard, et l’entraîna pour passer l’examen des animaux. Caroline, son père, et l’amiral les suivirent. M. Cleveland était chaussé légèrement ; les dalles qui pavaient la cour paraissaient humides ; et M. Cleveland, comme presque tous les vieux célibataires, avait toujours une crainte prudente de s’enrhumer. Il s’excusa donc, et ne s’aventura pas au dehors. Il causait avec Éveline au sujet des Digby, et lui racontait une foule d’anecdotes relatives à sir Kenelm, au moment où les autres partirent si subitement. L’intérêt d’Éveline se trouvait éveillé, et elle insista pour lui tenir compagnie. Le vieux gentilhomme se sentit flatté ; il jugea que miss Cameron était fort bien élevée. Les enfants se sauvèrent pour aller renouer connaissance avec le paon qui, perché sur une marche de pierre, étalait son riche plumage au soleil.

« Il est étonnant, dit Cleveland, combien certains traits de famille se transmettent de génération en génération ! On retrouve encore chez Maltravers le front et les sourcils des Digby, ce front singulièrement pensif et rêveur, que vous avez observé dans le portrait de sir Kenelm. Naguère il avait aussi la même tendance à la rêverie, mais il l’a perdue, en partie du moins. Il a de grandes qualités, miss Cameron. Je l’ai connu depuis sa naissance. J’espère bien que sa carrière n’est pas encore terminée. S’il pouvait seulement former des liens qui l’attachassent à l’Angleterre, j’augurerais plus favorablement encore de son avenir, que je ne le faisais lorsque c’était un ardent adolescent, qui embrasait toutes les têtes de l’université de Gottingen !

« Mais nous parlions de portraits de famille. Il y en a un dans la salle d’entrée que vous n’avez peut-être pas remarqué. Il est à moitié effacé par le temps et l’humidité ; pourtant c’est le portrait d’un personnage remarquable, parent de la famille de Maltravers par le mariage d’un de ses ancêtres, lord Falkland, le Falkland de Clarendon. Un homme d’un caractère faible, mais que l’histoire a rendu intéressant. Il n’était nullement fait pour les rudes épreuves de l’époque orageuse au milieu de laquelle il vivait ; il soupirait après la paix, quand son âme aurait dû être tout entière à la guerre ; toujours également consumé de remords, qu’il embrassât la cause du parlement ou celle du roi. Néanmoins c’est un personnage environné de certains souvenirs élégants et attachants ; c’était un soldat philosophe, doué d’un noble cœur et d’une âme généreuse. Venez regarder ses traits ; c’est un visage fatigué, et dont on ne peut louer la beauté, mais qui a un certain cachet d’élégance et de rêverie mélancolique. »

Tout en causant de la sorte, l’aimable vieillard entraîna Éveline dans la salle d’entrée. En y arrivant par un petit corridor qui y débouchait, ils y trouvèrent, à leur grand étonnement, la vieille femme de charge et une autre servante, debout auprès d’un lit grossier, sur lequel était étendue la pauvre femme dont nous avons parlé au chapitre précédent. Maltravers s’y trouvait aussi, accompagné de deux hommes. Penché sur la blessée, qui, revenue à elle, commençait à avoir conscience et de son état douloureux, et du service qui lui était rendu, Maltravers donnait lui-même ses ordres à ses domestiques. Au moment où Éveline s’arrêta soudain, tout étonnée, en face et presque au pied de l’humble litière, la vieille femme se souleva sur un bras, et la regarda avec des yeux égarés ; puis, murmurant quelques paroles incohérentes qui semblaient être l’effet du délire, elle retomba en arrière, et perdit de nouveau connaissance.


CHAPITRE IV

Souvent pour fléchir le cœur d’une cruelle, le dieu malin revêt l’air martial, la brillante cocarde, le sabre, l’épaulette et la plume.
(Marriott.)

On avait emporté la blessée, et Maltravers était resté seul avec Cleveland et Éveline.

Il raconta simplement et brièvement l’aventure du matin ; mais il ne dit pas que Vargrave était l’auteur du coup qu’avait reçu la pauvre femme. Or, cet événement avait servi à faire une impression mutuelle et sympathique sur Éveline et Maltravers. L’humanité de ce dernier, toute naturelle et tout ordinaire qu’elle fût, laissa un souvenir affectueux à Éveline, précisément parce que c’était une preuve que sa froide théorie d’indifférence vis-à-vis de la foule n’affectait en rien sa conduite vis-à-vis des individus. De son côté Maltravers avait été peut-être plus vivement ému encore par la sympathie prompte et ingénue qu’Éveline avait témoignée à la blessée ; sa première impulsion aimable et féminine avait été évidemment de s’empresser auprès de l’humble étrangère. Elle en avait presque oublié la présence même de Maltravers ; et tandis que la jeune Éveline se penchait avec une compassion pleine de grâce au-dessus de la pauvre femme pâle et inanimée, Maltravers pensait qu’il ne l’avait jamais vue si jolie, si séduisante ; en effet, la pitié est une grande enchanteresse pour embellir une femme.

Lorsque Maltravers eut fini son récit succinct, les yeux d’Éveline étaient fixés sur lui avec une expression d’approbation si franche et pourtant si suave, que ce regard lui alla droit au cœur. Il détourna vivement son visage, et changea brusquement de conversation.

« Mais depuis quand êtes-vous ici, miss Cameron, vous et votre société ?

— Nous sommes encore des indiscrets ; mais cette fois ce n’est pas de ma faute.

— Non, dit Cleveland : par miracle, c’est la curiosité masculine, et non la curiosité féminine, qui a franchi cette fois le seuil de la chambre de Barbe-Bleue. Néanmoins, pour apaiser votre ressentiment, sachez que miss Cameron vous a amené un acquéreur. Maintenant nous allons pouvoir mettre à l’épreuve la sincérité de votre désir de vendre Burleigh. En attendant, je vous assure que cette idée a scandalisé miss Cameron, tout autant que moi. N’est-il pas vrai ?

— Mais vous n’avez pas véritablement l’intention de vendre Burleigh, n’est-ce pas ? dit Éveline d’un ton inquiet.

— J’ai peur de ne pas bien connaître moi-même mes intentions.

— Eh bien, voici venir votre tentateur, dit Cleveland. Lord Doltimore, permettez-moi de vous présenter M. Maltravers. »

Lord Doltimore s’inclina.

« Je viens d’admirer vos chevaux, monsieur Maltravers. Je n’ai jamais rien vu d’aussi parfait que votre cheval noir ; pourrais-je vous demander où vous l’avez acheté ?

— On m’en a fait présent, répondit Maltravers.

— On vous en a fait présent ?

— Oui ; il m’a été donné par un homme qui ne l’eût pas vendu pour la rançon d’un roi ; un vieux chef Arabe, avec qui je me suis lié d’une sorte d’amitié, dans le désert. Une blessure lui interdit de monter à cheval, et il me fit présent de son cheval avec autant de solennelle tendresse que s’il m’eût donné sa fille en mariage.

— J’ai le projet de voyager en Orient, dit lord Doltimore avec beaucoup de gravité ; vous vous décideriez difficilement, je pense, à vendre votre cheval noir ?

— Lord Doltimore ! s’écria Maltravers d’un ton d’étonnement plein de hauteur.

— Le prix ne m’effraierait pas, continua le jeune gentilhomme, un peu déconcerté.

— Non, je ne vends jamais un cheval qui a appris à me connaître. J’aimerais autant vendre un ami. Dans le désert le cheval est l’ami. Je suis presque Arabe moi-même sous ce rapport.

— Mais à propos de vente et d’échange, je reviens à Burleigh, dit Cleveland avec malice. Lord Doltimore est un acquéreur universel. Il convoite tous vos biens ; il prendra votre maison, s’il ne peut avoir vos écuries.

— Je voulais dire simplement, reprit lord Doltimore avec un peu d’humeur, que, si vous désirez vendre Burleigh, je serais bien aise d’en être averti, dans le cas où je voudrais l’acheter.

— Je m’en souviendrai, si je me décide à vendre, répondit Maltravers en souriant gravement ; pour le moment, je suis dans l’incertitude. »

Tout en parlant, il se tourna du côté d’Éveline, et il tressaillit en observant qu’elle avait été abordée par un étranger, dont il n’avait pas remarqué l’approche. Cet étranger possédait des avantages extérieurs si remarquables, que, si Maltravers se fût trouvé dans la position de Vargrave, il aurait pu raisonnablement en éprouver un mouvement de jalouse appréhension. D’une taille un peu au-dessus de l’ordinaire, élancé quoique vigoureux, rehaussé par tous les avantages du costume, de la tournure, et de ce ton, de cette élégance indicible, qui résulte souvent (mais pas toujours) de la fréquentation habituelle d’une société de femmes distinguées, le colonel Legard, à l’âge de vingt-huit ans, avait acquis une réputation de beauté presque aussi populaire et aussi bien établie que celle que les hommes se font en général par leurs talents ou leur mérite. Pourtant il n’y avait rien d’efféminé dans sa figure, dont les traits symétriques étaient rendus mâles et expressifs par un teint très-brun, et par les boucles moires et serrées de sa chevelure d’Antinoüs.

Debout, côte à côte, Éveline et Legard paraissaient si bien assortis sous le rapport des avantages physiques, leurs différents genres de beauté formaient un contraste si heureux, et Legard en ce moment regardait Éveline avec tant de respectueuse admiration, il lui murmurait des compliments d’une voix si douce, que l’observateur le moins clairvoyant aurait pu se hasarder à faire une prophétie, fort peu favorable aux espérances de Lumley, lord Vargrave.

Mais ce n’était ni un sentiment, ni une crainte de cette nature qui avait fait tressaillir Maltravers, et qui lui fit pousser une exclamation d’étonnement.

Legard leva les yeux en entendant cette exclamation, et vit Maltravers, qui jusque-là lui avait tourné le dos. Il parut également surpris, et même troublé, le rouge lui monta au visage ; puis il redevint pâle.

« Je vous dois mille excuses, monsieur le colonel, dit Cleveland ; je n’avais vraiment pas remarqué que vous fussiez entré ; vous aurez probablement fait le tour par la grande porte. Permettez-moi de vous faire faire la connaissance de M. Maltravers. »

Legard s’inclina profondément.

« Nous nous sommes déjà rencontrés, dit-il avec embarras : à Venise, je crois ? »

Maltravers inclina la tête, avec un peu de raideur d’abord, puis, se ravisant, il tendit franchement la main au colonel.

« Oh ! monsieur Ernest, vous voilà donc ! » s’écria Sophie, qui arrivait en bondissant, Suivie de M. Merton, du vieil amiral, de Caroline et de Cécile.

Cette interruption parut venir à propos. Le vieil amiral, avec une franche et rude cordialité, exprima le plaisir qu’il éprouvait à faire la connaissance de M. Maltravers.

La conversation devint générale ; on offrit des rafraîchissements qui furent refusés ; et la visite toucha bientôt à sa fin.

Il arriva que, lorsque les visiteurs prirent congé de leur hôte, Éveline, dont le constant colonel s’était insensiblement éloigné, se trouva la dernière, à part l’amiral qui discutait avec Cleveland d’un nouveau remède contre la goutte. Éveline se tourna vers Maltravers, debout sur les marches du perron, et lui dit avec sa gracieuse naïveté, mélange adorable de timidité et de bonté :

« Ainsi donc nous ne devons plus vous revoir ? nous ne devons plus entendre les récits que vous nous faisiez de l’Égypte et de l’Arabie ? nous ne devons plus causer du Tasse ou de Dante ? Plus de livres, plus de conversations, plus de discussions, plus de querelles ? Qu’avons-nous donc fait ? J’ai cru que nous nous étions raccommodés ; et pourtant vous n’avez pas encore pardonné. Grondez-moi bien, et soyons amis !

— Amis !… mais vous n’avez pas d’ami plus dévoué, plus rempli de sollicitude que moi. Jeune, riche, séduisante comme vous l’êtes, jamais vous ne ferez sur des cœurs humains une impression plus profonde que celle que vous avez faite ici ! »

Entraîné par le charme de la familiarité enfantine et de la douceur enchanteresse d’Éveline, Maltravers avait été plus loin qu’il ne l’aurait voulu ; et pourtant, ses yeux et son émotion en disaient encore plus que ses paroles.

Éveline rougit beaucoup, et changea tout à coup de mamières. Néanmoins elle dit, en détournant son visage, et avec une gaîté forcée :

« Eh bien alors, vous ne nous abandonnerez plus ; nous vous reverrons, n’est-ce pas ? »

Puis elle descendit précipitamment les degrés du perron, et courut rejoindre ses compagnons.


CHAPITRE V

Voyez comment un amant habile dispose ses filets.
(Stillingfleet.)

Il n’y avait pas longtemps qu’on était de retour au presbytère, et l’on venait de faire demander la voiture de l’amiral, lorsque lord Vargrave arriva. Il raconta, avec gaîté et bonhomie, sa longue promenade en voiture, le mauvais état des routes, et le contre-temps qui l’attendait chez l’amiral. Puis, prenant à l’écart le colonel Legard, qui paraissait singulièrement silencieux et distrait, il lui dit :

« Mon cher colonel, ma visite de ce matin était plutôt pour vous que pour Doltimore. Je vous avoue que je tiendrais à voir vos talents consacrés au service du gouvernement ; et sachant que la place de garde-magasin de l’artillerie sera vacante d’ici à deux ou trois jours grâce à la promotion de M. ***, j’ai écrit qu’on refusât de la donner à d’autres. Maintenant je vous offre cette place, et j’espère avant longtemps pouvoir vous procurer également un siège au parlement. Mais il faut que vous alliez à Londres immédiatement. »

Une semaine auparavant cette place aurait comblé la plus haute ambition de Legard ; à présent il hésitait.

« Mon cher lord, dit-il, je ne puis vous exprimer à quel point je vous suis reconnaissant de votre bonté ; mais… mais…

— Il suffit, pas de remercîments, mon cher Legard. Pouvez-vous partir demain pour Londres ?

— Vraiment, je crains que cela soit impossible, dit Legard ; il faut que je consulte mon oncle.

— Je puis vous répondre de son consentement ; je l’ai sondé avant d’écrire. Voyons, réfléchissez ! Vous n’êtes pas riche, mon cher Legard ; c’est une excellente occasion qui se présente à vous. Et puis, plus tard, un siège au parlement ! Quelle raison d’hésiter pouvez-vous donc avoir ? »

Il y avait dans le ton dont cette question lui était faite quelque chose de significatif et d’inquisitorial, qui fit monter le rouge au visage du colonel. Il ne savait trop que répondre ; et il commençait, de son côté aussi, à penser qu’il aurait tort de refuser cette place. Son oncle d’ailleurs dont il dépendait, consentirait-il à un pareil refus ? Lord Vargrave vit cette irrésolution, et poursuivit son succès. Il passa dix minutes à combattre tous les scrupules, toutes les objections de Legard ; il lui présenta tous les avantages réels ou fictifs qu’offrait la place en question sous leurs aspects les plus favorables. Il s’efforça de flatter Legard, de l’enjôler, de le persuader, de l’importuner, jusqu’à ce qu’il acceptât ; et il finit par réussir en partie. Le colonel demanda trois jours pour réfléchir ; Vargrave les lui accorda à contre-cœur ; et Legard remonta dans la voiture de son oncle de l’air d’un martyr bien plus que d’un débutant fonctionnaire.

« Ah ! ah ! se dit en riant tout bas Vargrave qui était allé faire un tour de jardin : ah ! ah ! me voilà débarrassé de ce beau mirliflor ; maintenant je vais avoir Éveline à moi tout seul !


CHAPITRE VI

Je suis voué à un opprobre éternel, si vous n’avez compassion de moi.

. . . . . . . . . . . . . . .

Allons, relevez-vous, réhabilitez-vous, alors.

(Ben Jonson. — Le Rimailleur.)

Le lendemain matin l’amiral Legard et son neveu causaient ensemble dans la petite cabine connue sous le nom de la « chambre de l’amiral ».

« Oui, disait le vétéran, ce serait folie de refuser l’offre de Vargrave, quoiqu’il suffise de la moitié d’un œil pour voir à travers une meule de moulin comme celle-là. Mylord est jaloux d’un grand beau garçon comme vous ; et il a raison. Mais tant qu’il sera sous le même toit que miss Cameron, il ne vous sera pas possible de faire votre cour à la jeune personne. Quand il sera parti, vous pourrez toujours vous arranger de façon à vous trouver dans le voisinage ; et alors, vous savez bien, jeune fat, que ce sera une affaire bientôt réglée. »

Et l’amiral considéra le beau colonel d’un regard de rude tendresse.

Legard soupira.

« Avez-vous des ordres pour *** ? dit-il ; je vais y aller à cheval, avant que Doltimore soit levé.

— Il est diablement paresseux, votre ami !

— Je serai de retour à midi.

— Qu’allez-vous donc faire à *** ?

— Brookes, le maréchal ferrant, a un petit épagneul, un king-Charles ; miss Cameron aime les chiens. Je voudrais le lui envoyer avec mes compliments ; ce sera comme un présent d’adieu.

— Ah ! le rusé compère ! ah ! ah ! ah ! le rusé compère ! ah ! ah ! »

Et l’amiral pinça la taille svelte de son neveu, en riant jusqu’aux larmes.

« Adieu, monsieur.

— Arrêtez, Georges ; j’oubliais de vous faire une question. Vous ne m’avez jamais dit que vous connaissiez M. Maltravers. Pourquoi ne vous liez-vous pas davantage avec lui ?

— Nous nous sommes rencontrés, par hasard, à Venise. Je ne savais comment il se nommait alors, il partait au moment où j’arrivais. Comme vous dites, je devrais me lier davantage avec lui.

— C’est un homme supérieur !

— Sans aucun doute, » dit Legard ; et il quitta précipitamment la chambre.

Georges Legard était orphelin. Son père, frère aîné de l’amiral, avait été un homme à la mode, grand dépensier, et possesseur de biens-fonds assez considérables. Il épousa la fille d’un duc qui n’avait pas un sou de dot. Les propriétés territoriales sont souvent gênantes ; M. Legard vendit la sienne. L’argent que rapporta cette vente servit à faire vivre l’heureux couple dans un grand bien-être, pendant quelques années ; puis M. Legard mourut d’une fièvre cérébrale. Sa veuve inconsolable resta seule au monde, avec un beau petit garçon, à la chevelure frisée, et une pension viagère de mille livres sterling par an, qu’on lui avait faite en échange du douaire qui lui avait été reconnu. Tout le restant de la fortune était parti, découverte qu’on ne fit qu’après la mort de M. Legard. Lady Louisa ne survécut pas longtemps à la perte de son mari et de sa position dans le monde, son revenu, comme de raison, s’éteignit avec elle. Son unique enfant fut élevé dans la famille de son grand-père, le duc, jusqu’à ce qu’il eût l’âge d’entrer dans les pages du roi ; en quittant le service, on lui donna, selon la coutume, un grade dans les gardes. La famille ducale ajouta généreusement à la paie magnifique qu’il recevait une pension annuelle de deux cents livres[1] ; ce revenu aida le porte-étendard Legard à s’endetter galamment. Sa beauté physique extraordinaire, ses relations de famille et ses manières lui valurent toute la célébrité que peut donner la mode, mais la pauvreté est une vilaine chose. Heureusement pour lui, son oncle l’amiral quitta le service à cette époque, et vint se fixer en Angleterre pour y finir ses jours.

Jusque-là l’amiral ne s’était pas du tout occupé de Georges. Lui-même, il avait épousé la fille d’un négociant, qui lui avait apporté une assez belle dot ; il en avait eu deux enfants qui absorbaient toute son affection. Mais la mort semblait s’être acharnée sur la famille Legard. Une année après être revenu s’établir dans le comté de B***, l’amiral se trouva sans femme et sans enfants. Il tourna alors ses affections vers son neveu, et bientôt il l’aima plus encore qu’il n’avait aimé ses enfants. Quoique l’amiral fût à son aise, il n’était pas opulent : néanmoins il déboursa l’argent nécessaire à l’avancement de Georges dans l’armée, et doubla la pension que lui allouait le Duc. Celui-ci, en apprenant cet acte de générosité, s’avisa tout à coup qu’il avait une nombreuse famille ; que le marquis, son fils, était sur le point de se marier, allait avoir besoin qu’on augmentât son revenu : qu’il s’était déjà conduit très-généreusement à l’égard de son neveu ; et le résultat de ces découvertes fut que le duc retira à ce dernier les deux cents livres qu’il lui faisait. Legard néanmoins, qui considérait son oncle comme une mine inépuisable, continua de faire des victimes et des dettes ; si bien qu’un beau matin il se réveilla en prison. On fit appeler précipitamment l’amiral à Londres. Il arriva ; il paya les créanciers, munificence qui lui causa une gêne sérieuse ; il jura, il tempêta, il cria ; et finalement il insista pour que Legard quittât ce diable de régiment, où il était maintenant capitaine, qu’il se retirât en demi-solde, et qu’il apprît à devenir économe et à changer d’habitudes en voyageant sur le continent.

L’amiral, brave homme quoique un peu bourru, avait deux ou trois singularités. D’abord il se piquait d’indépendance ; puis il était tant soit peu démocrate (étrange anomalie chez un amiral) ; peut-être était-ce par suite de ce que deux ou trois jeunes lords lui avaient passé sur le corps, dans le commencement de sa carrière. Il exigea que son neveu (dont il voulait posséder exclusivement les affections) rompît avec toutes ses grandes connaissances, qui le précipitaient dans un océan de dépenses, et ne lui tendaient jamais la moindre planche pour l’empêcher de se noyer.

En second lieu, sans être avare, l’amiral avait une bonne dose d’économie dans le caractère. Il n’était pas homme à se laisser ruiner par son neveu : le jeu (l’une des habitudes élégantes de Georges) lui inspirait un sentiment d’horreur extraordinaire et suranné, il déclara positivement à son neveu qu’il fallait, tant qu’il serait garçon, qu’il apprît à se contenter de sept cents livres sterling de revenu[2].

Troisièmement, l’amiral pouvait se montrer inflexible, opiniâtre, emporté, brutal, quand il le voulait ; et lorsqu’il dit froidement à Georges : Écoutez-moi, jeune fat : si vous vous endettez encore, si vous excédez la fort jolie pension que je vous alloue ; je vous déshérite — Georges savait bien que son oncle était homme à lui tenir strictement parole.

Néanmoins c’était quelque chose que de se trouver libéré de ses dettes, et de rester un des plus beaux hommes de son temps. Georges Legard, à qui son grade dans les gardes permettait de prendre le titre de colonel dans la ligne, quitta l’Angleterre assez satisfait de l’état des choses.

En dépit des erreurs de sa jeunesse, Georges Legard avait de grandes et généreuses qualités. Le monde avait fait son possible pour gâter une nature noble et franche, un esprit bien au-dessus de la médiocrité, mais le monde n’avait réussi qu’imparfaitement. Malheureusement cependant Georges avait pris l’habitude de la dissipation ; et tous ses talents étaient de nature à avoir du succès en ce genre. À son âge, il était naturel que les louanges des salons eussent pour lui de la douceur.

En sus des qualités qui plaisent aux femmes, Legard jouait bien le whist ; il était de première force au billard ; il tirait le pistolet mieux que personne ; comme écuyer il n’avait pas de rivaux ; en somme, c’était un de ces hommes accomplis qui font tout bien. Des talents de ce genre ne lui servaient pas à grand’chose en Italie ; et, bien qu’il en éprouvât du regret et des remords, il se remit à jouer, parce qu’il n’avait véritablement pas autre chose à faire.

Il y eut une année où l’on forma à Venise une société dans le genre du salon de Paris. Quelques riches Vénitiens en faisaient partie ; mais la société était spécialement composée d’étrangers : Français, Anglais, et Autrichiens. On jouait dans l’une des salles, tandis qu’une autre servait de club. Bon nombre de personnes qui ne jouaient jamais faisaient partie de cette société ; mais pourtant ce n’étaient pas là les habitués.

Legard joua. Il gagna d’abord ; puis il perdit ; puis il gagna de nouveau ; c’était un plaisir plein d’émotions. Un soir, après avoir gagné une somme considérable à la roulette, il s’assit à une table d’écarté vis-à-vis d’un Français de haut rang. Legard était fort à l’écarté, comme à tous les jeux de calcul ; il crut qu’il lui serait facile de faire fortune aux dépens du Français. La partie qui se jouait excita bientôt le plus vif intérêt ; on se pressa autour de la table ; on ouvrit des paris considérables : la vanité, aussi bien que l’intérêt de Legard, se trouva engagée dans la lutte. Il devint bientôt manifeste que le Français jouait aussi bien que l’Anglais. Les enjeux, considérables au début, furent doublés. Legard jouait gros jeu. Les cartes lui furent contraires : il perdit beaucoup ; il perdit tout ce qu’il possédait ; il perdit plus qu’il ne possédait ; il perdit plusieurs centaines de livres, qu’il promit de payer le lendemain matin. La partie cessa ; les spectateurs se dispersèrent. Parmi ceux-ci se trouvait un Anglais, qu’on avait présenté au cercle pour la première fois ce soir-là. Il n’avait ni joué, ni parié ; mais il avait suivi le jeu avec un intérêt vigilant et silencieux. Cet Anglais logeait au même hôtel que Legard. Il n’était à Venise que pour un jour. Le désir de voir des journaux anglais l’avait conduit au cercle ; l’excitation générale l’avait attiré auprès de la table de jeu ; et une fois là, le spectacle des émotions humaines avait exercé sur lui sa fascination habituelle.

En montant l’escalier qui conduisait à son appartement, l’Anglais entendit un gémissement douloureux sortant d’une chambre dont la porte était entre-baillée. Il s’arrêta ; le même bruit se renouvela. Il poussa doucement la porte ; il vit Legard assis devant une table ; un miroir suspendu à la muraille en face réfléchissait son visage agité et contracté, ainsi que ses mains qui tremblaient visiblement, en retirant de leur boîte une paire de pistolets.

L’Anglais reconnut le joueur malheureux du club, et devina sur-le-champ l’attentat que lui inspirait sa folie ou son désespoir. Legard saisit deux fois les pistolets, et deux fois il les posa, indécis ; la troisième fois, il se leva brusquement, porta son arme au niveau de son visage… et à l’instant elle lui fut violemment arrachée.

« Asseyez-vous, monsieur, asseyez-vous, » dit l’étranger d’un ton d’autorité.

Legard, étonné, troublé, se laissa retomber sur son siège, et, l’œil fixe, terne, presque hébété, il considéra son compatriote.

« Vous avez perdu votre argent, dit l’Anglais, après avoir tranquillement renfermé les pistolets dans leur boîte, dont il mit la clef dans sa poche, voilà bien assez de malheurs pour une soirée. Si Vous aviez gagné, si vous aviez ruiné votre adversaire, vous seriez extrêmement heureux, et vous iriez vous coucher avec la pensée que le hasard (qui représente pour vous la Providence) vous était favorable. Pour ma part, je trouve que vous devez lui être reconnaissant de n’avoir pas gagné.

— Monsieur, dit Legard, qui commençait à se remettre de sa surprise, et à éprouver du ressentiment ; je ne comprends pas cette irruption dans mon appartement. Vous m’avez empêché de mourir, c’est vrai ; mais la vie pour moi est plus cruelle que la mort.

— Non, jeune homme. Il y a dans la vie des moments pleins d’angoisse, mais la vie elle-même est un bienfait. La vie est un mystère qui déroute toutes nos prévisions. Nul ne peut dire : « Aujourd’hui je suis malheureux, par conséquent je le serai demain encore ! » Et vous, dans toute la force de votre jeunesse, vous qui avez l’avenir devant vous, vous oseriez, parce que vous avez perdu un peu d’or, vous précipiter au milieu des incertitudes de l’éternité ! Vous qui peut-être n’avez jamais réfléchi à l’éternité ! Et pourtant, ajouta l’étranger d’une voix douce et triste, vous êtes jeune et beau ; peut-être êtes-vous l’orgueil et l’espoir de quelqu’un ! N’avez-vous aucun lien, aucune affection ? N’avez-vous pas de famille ? Êtes-vous libre de disposer de vos jours ? »

Legard se sentit touché par le ton de l’étranger aussi bien que par ses paroles.

« Ce n’est pas la perte de mon argent qui me désespère, dit-il avec tristesse, c’est la perte de mon honneur. Demain je serai un homme avili, montré au doigt ! Moi qui suis gentilhomme et soldat ! On aura le droit de m’insulter, et je n’aurai rien à répondre ! »

L’Anglais parut réfléchir, car son front se contracta, et il ne répondit pas. Legard se rejeta en arrière, et vaincu par la force de ses émotions, il se mit à pleurer comme un enfant. Cette crise de douleur dissipa la rêverie de l’étranger qui se croyait (dans son orgueil) bien au-dessus de pareilles faiblesses. Il considéra d’abord Legard (je l’écris à regret) avec une expression de mépris, que trahissait le pli de sa lèvre hautaine, mais cette expression s’évanouit promptement, et cet homme froid se ressouvint que, lui aussi, il avait été jeune et faible, et que ses fautes avaient peut-être été plus graves que celles de l’homme qu’il osait mépriser. Il arpenta la chambre, toujours sans dire un mot. À la fin il s’approcha du joueur et lui prit la main.

« Combien devez-vous ? demanda-t-il avec douceur.

— Qu’importe ?… plus que je ne puis payer.

— Si la vie est un dépôt qui nous est confié, il en est de même des richesses. Vous avez votre vie à conserver pour d’autres, moi j’ai peut-être les richesses en dépôt. Combien devez-vous ? »

Legard tressaillit. Il y eut en lui une lutte violente entre la honte et l’espérance.

« Si je pouvais emprunter cette somme, je la rembourserais plus tard… je sais que je le pourrai ; autrement je n’admettrais pas la pensée d’un emprunt.

— Fort bien, qu’il en soit ainsi. Je vous prêterai cet argent à une condition. Jurez-moi solennellement, sur votre honneur de gentilhomme et de soldat, que d’ici à dix ans, dussiez-vous même devenir riche, et en état de ruiner les autres, vous ne toucherez ni cartes, ni dés ; jurez-moi que vous éviterez toujours le jeu comme moyen de vous enrichir, sous quelque déguisement ou sous quelque nom qu’il se cache. J’accepterai votre parole comme garantie. »

Legard, ivre de joie, et croyant presque rêver, donna sa parole.

« Dormez donc tranquille cette nuit, plein d’espoir et de confiance pour demain, dit l’Anglais. Que cette circonstance vous soit une preuve que tant qu’on a l’avenir devant soi, on ne doit pas se désespérer. Un mot encore : je ne veux pas de remerciements ; il est facile de se montrer généreux aux dépens de la justice. Peut-être le suis-je en ce moment. Cette somme qui doit vous sauver la vie, une vie dont vous faites si peu de cas, aurait pu faire le bonheur de cinquante êtres humains, meilleurs peut-être que vous et moi. Ce qui est donné pour réparer une faute est peut-être un tort fait à la vertu. Quand vous serez sur le point de demander à d’autres de fournir aux exigences d’une vie de dissipation aveugle et égoïste, arrêtez-vous, et songez aux lèvres sans pain que cet or gaspillé aurait nourries ! aux cœurs sans joie que cet or aurait consolés ! Vous parlez de me rembourser : si l’occasion s’en présente, faites-le ; mais si nous ne sommes pas destinés à nous revoir jamais, et que vous en ayez les moyens, donnez pour moi cette somme aux pauvres ! Et maintenant, adieu !

— Arrêtez ! dites-moi le nom de mon sauveur ! Le mien est…

— Silence ! Qu’importe un nom ? C’est un sacrifice que nous faisons tous deux à l’honneur. Vous recouvrerez d’autant plus facilement l’estime de vous-même (et sans l’estime de soi, il n’y a mi foi, ni honneur) quand vous penserez que ni votre famille, ni vos amis, n’auront le regret de connaître votre faute ; que je puis en entendre parler, que je puis les rencontrer, sans me figurer qu’ils me doivent de la reconnaissance.

— Mais vous, dites-moi au moins votre nom, reprit Legard, vivement ému de la généreuse délicatesse de son bienfaiteur.

— Bah ! » murmura l’étranger avec impatience ; et il ferma la porte.

Le lendemain, en se réveillant, Legard trouva sur sa table un petit paquet, contenant une somme qui dépassait la dette qu’il avait contractée. Sur l’enveloppe se trouvaient ces mots : « Souvenez-vous de votre promesse. »

L’étranger avait déjà quitté Venise. Il avait parcouru l’Italie sous un nom d’emprunt ; car il revenait des solitudes de l’Orient, et il ne s’était pas encore accoutumé à la publicité babillarde qui environnait un nom aussi bien connu que le sien, dans les villes italiennes remplies de ses compatriotes. Legard n’avait jamais entendu prononcer, et eut bientôt oublié le nom, dénaturé par la prononciation italienne, que lui donna l’aubergiste. Le jeune homme paya ses dettes, et tint scrupuleusement sa promesse. Du reste l’aventure de ce soir-là contribua beaucoup à réformer et à ennoblir l’esprit et les habitudes de Georges Legard. Le temps s’écoula, et jamais il ne revit son bienfaiteur, jusqu’au jour où il le reconnut à Burleigh, dans la personne de Maltravers.


CHAPITRE VII

Alors, pourquoi attacher tant de prix à cette force d’âme dont ils se vantent, qui varie si souvent, et si souvent se perd ?
(Hawkins Browne.)

Maltravers était couché tout de son long sous un hêtre qui étendait ses grands rameaux sur l’une des tranquilles pièces d’eau, dont les épais massifs de Burleigh étaient entrecoupés, lorsque le colonel Legard l’aperçut de la route qui serpentait dans le parc, et conduisait à la maison. Le colonel mit pied à terre, et passa les rênes sous son bras ; en entendant les pas du cheval, Maltravers se tourna, aperçut le visiteur, et se leva. Il tendit la main à Legard, et commença sur-le-champ à causer de choses indifférentes.

Legard éprouvait de l’embarras ; mais il n’était pas d’un caractère à profiter du silence d’un bienfaiteur.

« Monsieur Maltravers, dit-il, avec une gracieuse émotion, quoique vous ne m’ayez pas donné l’occasion d’en parler, ne que pensez pas que je sois ingrat, et que j’oublie le service vous m’avez rendu. »

Maltravers prit un air sérieux, mais ne répondit rien. Legard reprit en rougissant :

« Je ne saurais vous dire à quel point je regrette qu’il ne soit pas encore en mon pouvoir de m’acquitter envers vous, mais…

— Vous le ferez quand cela vous sera possible. Ne vous en préoccupez pas, je vous en prie. Allez-vous au presbytère ?

— Non, pas ce matin ; le fait est que je quitte le comté de B***, demain. C’est une charmante famille que celle de M. Merton.

— Et miss Cameron…

— Est assurément fort jolie et fort riche. Comment peut-elle songer à épouser ce lord Vargrave !… une si grande disproportion d’âge ! Elle qui pourrait choisir au milieu de tant d’admirateurs !

— Cela ne se peut guère tant qu’elle sera promise à un autre, assurément ? »

C’était là un raffinement de délicatesse que Legard ne comprenait pas complètement, bien qu’il fût homme d’honneur autant qu’on l’est en général dans le monde.

« Oh ! elle a été promise seulement par un certain vieux parent excentrique, dit-il ; son beau-père, je crois. Pensez vous qu’elle soit liée par un pareil engagement ? »

Maltravers ne répondit rien ; il s’amusa à jeter un bâton dans l’eau, et à l’envoyer chercher par un de ses chiens. Legard le regardait, et son caractère affectueux le poussait à faire des avances qu’arrêtait le maintien froid et réservé de Maltravers.

Lorsqu’il se retira, Maltravers le suivit des yeux.

« Et voilà l’homme que Cleveland juge capable de se faire aimer d’Éveline ! Je pourrais pardonner à celle-ci d’épouser Vargrave. Indépendamment du sentiment consciencieux que lui inspire peut-être l’engagement qui la lie, Vargrave a de l’esprit, des moyens, de l’intelligence, tandis que cet homme n’a rien que la fourrure lustrée de la panthère. Ai-je eu tort de le sauver ? Non. Toute existence humaine a, je pense, son utilité. Mais Éveline ?… je serais capable de la mépriser si son cœur était la dupe de ses yeux. »

Ces réflexions étaient fort injustes envers Legard ; mais elles respiraient précisément ce genre d’injustice dont l’homme de talent se rend souvent coupable vis-à-vis de l’homme qui brille par les avantages physiques : injustice que plus souvent encore ce dernier rend à l’homme de talent. Les réflexions de Maltravers furent interrompues par l’arrivée de M. Cleveland.

« Voyons, Ernest, il faut absolument que vous cessiez de fuir ces infortunés Merton ; si vous continuez à les éviter de la sorte, savez-vous ce que diront mistress Hare et le monde ?

— Non, quoi donc ?

— Que miss Merton vous a refusé sa main.

— Ce serait en effet une bien grande calomnie, dit Ernest en souriant.

— Ou bien que vous êtes amoureux fou de miss Cameron. »

Maltravers tressaillit ; son cœur orgueilleux se gonfla. Il tira son chapeau sur ses yeux, et, après un moment de silence :

« Allons, dit-il, il ne faut pas encourager les folies de mistress Hare et du monde ! Ainsi donc, toutes les fois que vous irez au presbytère, emmenez-moi. »


CHAPITRE VIII

Plus il cherchait à se faire aimer, plus il en était éloigné.
(Dryden. — Théodore et Honoria.)

La ligne de conduite qu’avait adoptée Vargrave dans ses rapports avec Éveline, était habilement tracée, et suivie avec un soin prudent. Il ne risquait pas un seul mot qui pût lui attirer un refus de reconnaître ses droits ; mais en même temps nul amant n’eût pu se montrer plus constant, plus empressé dans ses attentions. En présence du monde, il avait un air de familière intimité, qui semblait revendiquer un droit ; mais il évitait scrupuleusement de l’invoquer vis-à-vis d’Éveline. Rien ne pouvait être plus respectueux, plus timide même que son langage ; et en même temps rien n’était plus calme, plus confiant que son attitude. N’ayant pas beaucoup de vanité, ni un amour-propre très-développé, il ne se faisait pas illusion au point de s’imaginer qu’il pût gagner le cœur d’Éveline. Il cherchait plutôt à embarrasser son jugement, à l’enlacer dans ses toiles, d’autant plus dangereuses qu’elles étaient invisibles. Il semblait considérer leur mutuel engagement comme un fait acquis, comme quelque chose que rien au monde ne pouvait ébranler : la main d’Éveline lui appartenait de droit, mais c’était son cœur seul qu’il cherchait avec tant de sollicitude à gagner. Néanmoins cette distinction était indiquée par insinuation avec tant de délicatesse, elle était présentée sous une forme si peu saisissable, que, malgré le vif désir qu’éprouvait Éveline d’en venir à une explication, une femme de beaucoup plus d’expérience qu’elle eût été embarrassée pour savoir comment en amener une.

Éveline brûlait de se confier à Caroline, de la consulter. Mais Caroline, quoiqu’elle fût toujours bonne pour elle, était devenue froide et réservée.

« Je voudrais bien savoir quel ton je dois prendre avec lord Vargrave, dit Éveline, un soir qu’elle était assise dans la chambre de Caroline. Je suis de plus en plus convaincue tous les jours que notre union est impossible ; et pourtant je n’ai jamais l’occasion de le lui dire, précisément parce qu’il ne m’en parle jamais. Je voudrais bien que vous fussiez assez bonne pour vous charger de cette tâche, vous paraissez si bien avec lui.

— Moi ! dit Caroline en changeant de visage.

— Oui, vous ! Voyons, ne rougissez pas ainsi, ou je croirai que vous enviez mon sort. Ne pourriez-vous pas nous épargner à tous deux le chagrin qui nous attend nécessairement l’un et l’autre, si vous ne nous venez en aide ?

— Lord Vargrave m’en aurait fort peu de reconnaissance. D’ailleurs, Éveline, réfléchissez ; il vous est presque impossible de rompre cet engagement, maintenant.

— Maintenant ! et pourquoi donc ? dit Éveline avec étonnement.

— Le monde y croit si implicitement ; ne remarquez-vous pas que quiconque est assis auprès de vous se lève dès que lord Vargrave s’approche ? Dans tout le voisinage il n’est question que de votre mariage ; et si l’on en parle tant, ce n’est pas pour vous plaindre, Éveline.

— Je veux quitter ces lieux ! Je veux retourner chez ma mère ! Je ne puis endurer plus longtemps ce supplice ! s’écria Éveline, en se tordant les mains avec angoisse.

— Vous n’avez d’amour pour nul autre, j’en suis convaincue ; vous n’aimez ni le jeune M. Hare, avec son habit vert et ses favoris jaunes ; ni Sir Henri Foxglove, qui vous dit bonjour comme s’il sonnait un hallali ; peut-être serait-ce le colonel Legard ? il est beau. Quoi ! son nom vous fait rougir. Non, dites-vous ; — ce n’est pas Legard ; qui donc est-ce alors ?

— Vous êtes cruelle ; vous vous raillez de moi, » dit Éveline d’un accent douloureux et plein de reproche. Elle se leva pour regagner son appartement.

« Ma chère enfant ! dit Caroline émue par la douleur évidente d’Éveline ; apprenez de ma bouche (s’il m’est permis de parler ainsi) que les mariages ne se font pas au ciel. Le vôtre sera aussi heureux que peuvent l’être les unions de la terre. Les mariages d’amour sont généralement les moins heureux qu’il y ait. Notre sexe crédule demande trop à l’amour ; et l’amour après tout n’est pas le seul dieu de ce monde. La fortune et le rang règnent encore quand l’amour n’est plus qu’un monceau de cendres. Pour ma part, j’ai choisi ma destinée et mon mari.

— Votre mari !

— Oui ! Voyez-le en la personne de lord Doltimore. Nous serons, j’ose dire, aussi heureux que des amoureux : Corydon et Philis, si vous voulez. »

La voix de Caroline avait pris un accent ironique, et elle poussa un profond soupir. Éveline ne prit pas au sérieux ses paroles, et les deux amies se séparèrent pour la nuit.

« J’ai un étrange destin ! se dit Caroline ; l’homme que j’aime, et qui prétend m’aimer, me demande d’accorder ma main à un autre, et de plaider sa cause auprès d’une fiancée plus jeune et plus belle. Allons ! j’obéirai à sa première injonction ; la seconde est une tâche plus pénible, et je ne puis la remplir consciencieusement. Pourtant Vargrave à un singulier empire sur mon esprit, et quand je regarde autour de moi, je vois qu’il a raison. Dans ces artifices vulgaires, il y a cependant une étrange majesté qui me charme et me fascine. C’est un triomphe après tout que de commander au monde ; et nous avons l’un et l’autre le caractère qu’il faut pour cela. »


CHAPITRE IX

Une fumée formée par la vapeur des soupirs.
(Shakespeare. — Roméo et Juliette).

Il est certain qu’Éveline éprouvait pour Maltravers un sentiment qui, si ce n’était pas de l’amour, y ressemblait fort. Mais qu’il s’agisse de cette passion souveraine, ou simplement de sa fantastique ressemblance, l’amour, dans la première jeunesse, et chez des natures innocentes, s’il se développe rapidement, est longtemps à se faire connaître. Éveline était toute disposée à s’intéresser à son solitaire voisin. L’esprit de Maltravers, répandu dans ses ouvrages, avait contribué à développer celui d’Éveline. L’aventure de son enfance, sa première rencontre avec l’étranger, n’avait jamais été oubliée. Sa connaissance actuelle de Maltravers était une combinaison de souvenirs dangereux, et souvent contraires : l’idéal et la réalité.

L’amour, sous sa première forme vague et imparfaite, n’est que l’imagination concentrée sur un seul objet. C’est un génie du cœur semblable à celui de l’esprit ; il s’adresse aux sentiments et aux sympathies qui dorment ensevelis dans les profondeurs de notre nature ; il les réveille, il les évoque. Son soupir est l’esprit qui glisse sur les vagues de l’océan et communique le souffle de la vie à l’Anadyomène. Voilà pourquoi l’esprit produit des affections plus profondes que celles de la forme extérieure ; voilà pourquoi les femmes sont idolâtres de la gloire, ce représentant palpable et visible d’un génie, dont elles ne comprennent pas toujours les opérations. Le génie a tant de choses en commun avec l’amour, l’imagination qui anime l’un est si bien la propriété de l’autre, qu’il n’y a pas de signe plus certain de l’existence du génie que l’amour qu’il crée et qu’il donne. Il pénètre plus avant que la raison : il enchaîne un plus noble captif que le caprice. Semblable au soleil sur le cadran, il donne à la fois au cœur humain son ombre et sa lumière. Les nations l’adorent et l’encensent ; et grâce à ses oracles la postérité apprend à rêver, à aspirer, à adorer !

Si Maltravers eût déclaré la passion qui le consumait, il est probable que cet aveu eût allumé un sentiment réciproque. Mais ses absences fréquentes, la continuelle réserve de ses manières, avaient servi à réprimer les sentiments qui agitent rarement avec beaucoup de force un cœur jeune et vierge, jusqu’à ce qu’ils y soient sollicités et éveillés. Le besoin d’aimer chez les jeunes filles est peut-être puissant par lui-même ; mais il est alimenté par un autre besoin, celui d’être aimée. Voilà pourquoi, si Éveline éprouvait en ce moment de l’amour pour Maltravers, cet amour n’avait pas encore pénétré dans toutes les fibres de son existence ; l’arbre n’avait pas encore poussé des racines assez longues pour lui interdire d’être transplanté. Elle possédait assez de la fierté de son sexe pour reculer à la pensée de donner son amour à un homme qui ne cherchait pas ce trésor. Capable d’un attachement plus confiant, et par conséquent plus beau et plus durable, s’il était moins violent, que celui qui avait animé la courte tragédie de Florence Lascelles, Éveline n’aurait pu être la correspondante anonyme, elle n’aurait pu révéler son âme, en cachant ses traits sous un masque.

Il faut convenir aussi que, sous bien des rapports, Éveline était trop jeune et trop inexpérimentée pour bien apprécier tout ce qu’il y avait de tout à fait aimable et séduisant chez Maltravers. À vingt-quatre ans peut-être la crainte ne se serait pas mêlée au respect qu’il lui inspirait. Mais quel abîme entre dix-sept et trente-six ans ! Elle n’avait jamais eu le sentiment de cette différence d’âge, jusqu’au jour où elle avait rencontré Legard ; alors elle le comprit soudain. Avec lui elle s’était sentie sur un pied d’égalité ; il n’avait ni trop de sagesse, ni trop d’élévation pour les pensées habituelles de la jeune fille. Il excitait moins son imagination, il attirait moins son respect. Mais, je ne sais comment, cette voix qui proclamait l’empire d’Éveline, ces yeux qui ne quittaient pas les siens arrivaient plus près de son cœur. Ainsi qu’elle l’avait dit un jour à Caroline : « C’était une grande énigme. » Les sentiments qu’elle éprouvait étaient un mystère pour elle-même ; et elle se penchait au dessus des « Cascades d’Or », sans apercevoir son image réfléchie dans le miroir de l’étang qui se déroulait au-dessous d’elle.

Maltravers reparut au presbytère. Il y passa ses soirées comme auparavant, et s’associa le jour aux parties de plaisir de la famille. Je ne sais pas précisément quels étaient ses motifs pour agir ainsi ; il est possible qu’il ne les connût pas bien lui-même. Peut-être sa fierté s’était-elle réveillée ; peut-être ne pouvait-il supporter l’idée de faire deviner son secret à lord Vargrave par l’effet d’une absence presque inexplicable autrement ; il ne pouvait endurer avec patience la pensée de donner à Vargrave ce triomphe ; peut-être un amour-propre austère lui faisait-il croire qu’il avait vaincu tout autre sentiment pour Éveline qu’un intérêt affectueux, et se fiait-il ainsi trop orgueilleusement à ses forces ; peut-être aussi ne pouvait-il résister à l’envie de voir si elle était contente de son sort, et si Vargrave se montrait digne du bonheur qui lui était réservé. Était-ce un seul de ces motifs ou tous ces motifs réunis qui l’avaient décidé à braver le danger ? ou bien n’avait-il fait que céder à une faiblesse, et se soumettre à ce qu’il reconnaissait, surtout après l’invitation d’Éveline, comme une nécessité sociale. C’est au lecteur, et non à l’auteur, à en décider.

Legard était parti ; mais Doltimore était resté dans le voisinage ; il y avait loué un pavillon de chasse, à peu de distance de la propriété de sir John Merton, dans laquelle il avait facilement obtenu le droit de chasser. Quand il ne dînait pas ailleurs, il trouvait toujours son couvert mis à la table hospitalière du recteur ; et c’était généralement à côté de Caroline. M. et Mistress Merton avaient renoncé à tout espoir de mariage entre M. Maltravers et leur fille aînée ; et cette conviction leur était venue dès le premier jour où ils avaient fait connaissance avec le jeune lord.

« Ma chère, dit le recteur, en remontant sa montre avant d’entrer dans le lit conjugal, ma chère, je ne crois pas que M. Maltravers soit homme à se marier.

— J’allais justement faire la même observation, dit mistress Merton, en tirant de son côté la couverture. Lord Doltimore est un bien beau jeune homme, une fortune claire et liquide. Il me plaît énormément, cher ami. Il est épris de Caroline, c’est évident : c’est ce que m’ont dit lord Vargrave et mistress Hare.

— C’est une femme extrêmement sensée et très-fine que mistress Hare. À propos, nous lui enverrons un ananas. Caroline est née pour être une femme de qualité !

— Tout à fait ; elle a tant d’assurance !

— Et si M. Maltravers voulait bien louer ou vendre Burleigh !…

— Ce serait charmant.

— Ne feriez-vous pas bien d’en souffler un mot à Caroline ?

— Elle a tant de jugement, cher ami, qu’il vaut mieux la laisser agir à sa guise.

— Vous avez raison, ma chère Betsy. Je ne cesserai jamais de répéter qu’il n’y a personne qui ait plus de bon sens que vous ; vous avez admirablement élevé vos enfants.

— Mon bon Charles !

— Il fait un peu frais ce soir, chérie, » dit le recteur ; et il éteignit la lumière.

Dès ce moment, lord Doltimore dut s’en prendre à lui-même, s’il ne trouva pas la maison de M. et mistress Merton la plus charmante qu’il y eût dans tout le comté.

Un soir les hôtes du presbytère étaient assemblés dans le riant salon. Cleveland, M. Merton, sir John, et Vargrave (contraint, à regret, de faire un quatrième) étaient réunis autour d’une table de whist. Éveline, Caroline et Lord Doltimore étaient assis autour du feu, et mistress Merton brodait un tabouret. Le feu était clair, les rideaux tirés et les enfants couchés. C’était un tableau de famille plein d’élégance et de bien-être.

On annonça M. Maltravers.

« Je suis charmée que vous soyez enfin venu, dit Caroline, en lui tendant sa blanche main, M. Cleveland n’avait pas osé répondre de vous. Nous sommes tous en train de discuter quelle est la manière de vivre la plus agréable.

— Et quelle est votre opinion ? demanda Maltravers, s’asseyant dans un fauteuil vide, qui se trouvait par hasard auprès d’Éveline.

— Mon opinion est décidément en ſaveur de Londres. J’aime la vie métropolitaine, avec ses perpétuels et gracieux sujets d’intérêt : la meilleure musique, la meilleure société, les meilleures choses en somme. La vie de province est si triste, ses plaisirs sont si monotones : récapituler des nouvelles surannées et user les robes de l’an passé ; cultiver les parterres d’une serre chaude, et jouer au loto avec des enfants ! c’est insupportable !

— Je partage l’avis de miss Merton, dit lord Doltimore d’un ton solennel ; cependant j’aime la campagne pendant deux ou trois mois de l’année, à l’époque de la chasse, quand on se trouve dans une grande maison remplie d’une nombreuse société, indépendamment des connaissances du voisinage. Mais si j’étais condamné à choisir un endroit pour y vivre, je prendrais Paris.

— Ah ! Paris ! je ne suis jamais allée à Paris. J’aurais tant de plaisir à voyager, dit Caroline.

— Mais on est si mal dans les hôtels à l’étranger ! dit lord Doltimore ; je ne comprends pas l’enthousiasme qu’on a pour l’Italie, Je n’ai jamais tant souffert de ma vie qu’en Calabre ; et à Venise peu s’en est fallu que je ne devinsse la proie des moustiques. Je vous assure qu’il n’y a rien de comparable à Paris. N’êtes-vous pas de cet avis, monsieur Maltravers ?

— Peut-être serai-je plus à même de vous répondre dans quelque temps d’ici. Je me propose d’accompagner M. Cleveland qui va à Paris.

— En vérité ! dit Caroline. Eh bien, vous me faites envie ; mais c’est une résolution bien imprévue.

— Pas précisément.

— Resterez-vous bien longtemps à Paris ? demanda lord Doltimore.

— La durée de mon séjour est indéterminée.

— Et vous ne voudriez pas louer Burleigh pendant votre absence ?

— Louer Burleigh ? Non ; si jamais Burleigh change de maître, ce sera pour tout à fait ! »

Maltravers avait parlé avec gravité, et la conversation changea de direction. Lord Doltimore proposa à Caroline une partie d’échecs.

Ils s’assirent, et lord Doltimore se mit à disposer les pièces.

« C’est un homme de mérite que M. Maltravers, dit le jeune lord ; mais il ne me revient pas trop ; Vargrave est plus agréable. N’êtes-vous pas de mon avis ?

— Mais… Oui…

— Lord Vargrave est charmant pour moi ; je ne me souviens pas d’avoir jamais rencontré quelqu’un qui le fût davantage. Il a procuré cette place à Legard uniquement pour m’être agréable ; c’est un bien aimable garçon. Je compte me ranger sous sa bannière à la session prochaine.

— Vous ne pourriez faire mieux, j’en suis convaincue, dit Caroline. Il jouit d’une si haute considération ! Il sera premier ministre un de ces jours, je n’en doute pas.

— Je prends votre fou… Croyez-vous ? Vous vous entendez un peu à la politique.

— Oh ! non ; pas trop. Mais mon père et mon oncle s’en occupent beaucoup ; les messieurs s’y connaissent infiniment mieux que les dames. Nous devons toujours nous conformer à leurs décisions sur ces questions. Je crois que je vais vous prendre le pion de la reine. — Vous partagez les opinions politiques de lord Vargrave ?

— Oui, je le pense ; du moins je compte me laisser diriger entièrement par lui, je suis content que vous n’aimiez pas la politique ; c’est bien ennuyeux.

— Certes, jeune comme vous l’êtes, et avec vos relations… »

Caroline s’arrêta court, et joua de travers.

« Je voudrais bien que nous pussions aller à Paris ensemble ; nous nous amuserions tant ! »

Et le cavalier de lord Doltimore fit échec à la tour et à la reine.

Caroline toussa ; elle étendit vivement la main pour avancer sa pièce.

« Pardon ; vous perdrez la partie si vous faites cela ? »

Lord Doltimore posa sa main sur celle de Caroline ; leurs yeux se rencontrèrent, Caroline détourna la tête, et Doltimore rajusta son col de chemise.

« Il est donc vrai ? Vous allez donc réellement nous quitter ? » dit Éveline. Elle se sentait bien triste. Mais pourtant cette tristesse pouvait bien n’être pas celle de l’amour ; elle s’était sentie toute triste aussi après le départ de Legard.

« Je ne pense pas rester longtemps absent, dit Maltravers en s’efforçant de parler avec indifférence. Burleigh m’est devenu plus cher qu’il ne me l’était dans ma jeunesse ; peut-être parce que je m’y suis créé des devoirs. En tout autre lieu je ne suis qu’un atome inutile et isolé du grand tout.

— Vous ! partout vous devez vous créer des occupations et des ressources ; vous ne devez vous trouver seul nulle part. Mais vous ne partez pas encore ?

— Non, pas encore. (La tristesse d’Éveline se dissipa en partie.) Avez-vous lu le livre que je vous ai envoyé ? »

C’était un ouvrage de Mme de Staël.

« Oui ; mais je n’en suis pas contente.

— Pourquoi ? c’est un ouvrage éloquent.

— Mais est-il vrai ? Y a-t-il tant de tristesse dans la vie ? tant d’amertume dans les affections ? Pour moi, je suis si heureuse avec les personnes que j’aime ! Quand je suis auprès de ma mère, l’air me semble plus embaumé, le ciel plus bleu. Ce ne sont pas, à coup sûr, les affections qui nous attristent, mais, au contraire, l’absence d’affections.

— Peut-être, mais si on n’avait jamais connu l’affection, on ne s’apercevrait pas de son absence. La spirituelle Française parle de souvenir, tandis que vous parlez d’espérance. Le souvenir, c’est l’ombre, le revenant du bonheur. Pourtant, même au sein de l’affection, on est saisi parfois d’une certaine mélancolie, d’une certaine crainte. N’avez-vous jamais éprouvé cela, même auprès… auprès de votre mère ?

— Oh ! oui ! quand je l’ai vue souffrir, ou quand il m’est arrivé de penser qu’elle m’aimait moins que je ne l’aurais voulu.

— Ce devait être là une bien vaine et futile pensée. Votre mère !… Vous ressemble-t-elle ?

— Je voudrais bien le croire. Ah ! si vous la connaissiez ! Que de fois j’ai souhaité que vous vous connussiez l’un l’autre ! C’est elle qui m’a enseigné à chanter vos romances. »

« Ma chère mistress Hare, nous ferions aussi bien de jeter nos cartes, dit la voix claire et aiguë de lord Vargrave. Vous avez admirablement joué, et je sais que votre dernière carte sera l’as de trèfle, néanmoins la chance nous est contraire.

— Non, non ; finissons la partie, de grâce, mylord.

— C’est tout à fait inutile, madame, dit sir John, en montrant deux honneurs. Nous n’avons besoin que d’une levée.

— C’est tout à fait inutile, » répéta Lumley, en jetant ses souverains sur la table ; et il se leva avec un bâillement plein d’insouciance.

« Comment vous portez-vous, Maltravers ? »

Maltravers se leva ; et Vargrave, se tournant vers Éveline, lui parla à voix basse. L’orgueilleux Maltravers s’éloigna, en étouffant un soupir ; un instant après il vit lord Vargrave installé à la place qu’il venait de laisser vacante. Il posa la main sur l’épaule de Cleveland.

« La voiture nous attend ; êtes-vous prêt ? »


CHAPITRE X

Obscuris vera involvens.
(Virgile).

Deux ou trois jours après la date du chapitre précédent, Éveline et Caroline en revenant d’une promenade à cheval, accompagnées de lord Vargrave et de M. Merton, traversèrent le village de Burleigh.

« Je suppose que Maltravers vise à se faire nommer représentant du comté, un de ces jours, dit lord Vargrave, qui s’imaginait de bonne foi qu’on devait toujours viser à servir son intérêt ou son ambition ; autrement pourquoi s’occuperait-il tant de maisons de refuge et d’asiles pour les pauvres ? Qui se serait jamais figuré que mon romanesque ami deviendrait un jour un simple gentilhomme campagnard ?

— C’est prodigieux ce qu’il met de talent et d’énergie dans tout ce qu’il entreprend ! dit le recteur. Je n’aurais jamais supposé qu’un homme de génie pût être un aussi excellent homme d’affaires.

— C’est flatteur pour votre humble serviteur à qui tout le monde accorde le talent des affaires, et refuse le génie. Mais votre observation fait voir à quel point le génie est un triste patrimoine, puisque vous vous imaginez avec tout le monde qu’il ne peut servir à quoi que ce soit. Si l’on qualifie quelqu’un du titre d’homme de génie, cela signifie qu’il faut le priver de tout ce qu’il y a de bon à prendre. Il n’est propre à rien qu’à mourir dans un grenier. Faire d’un homme de génie un fonctionnaire ! ou un évêque ! ou un grand chancelier ! Mais ce serait le monde renversé. Vous voyez : vous êtes vous-même tout stupéfait qu’un homme de génie puisse être même un simple magistrat de campagne, et sache reconnaître la différence qu’il y a entre une pelle et un fourgon. Bref, on se figure généralement qu’un homme de génie est le bipède le plus ignorant, le moins pratique, le plus bon-à-rien, le plus inutile de ce monde. Pour moi, lorsque j’ai commencé ma carrière, j’ai pris grand soin que personne ne m’accusât de génie ; et ce n’est que depuis un an ou deux que je me suis hasardé à sortir de ma coquille. Encore ne m’en suis-je pas mieux trouvé ; je faisais plus de chemin quand je n’étais qu’une médiocrité. Le monde aime tant cette fable burlesque du lièvre et de la tortue ; il croit véritablement, parce qu’une fois (en supposant que la fable soit vraie) il est arrivé à un lièvre d’être vaincu à la course par une tortue, que toutes les tortues courent plus vite que les lièvres. Les hommes médiocres ont le monopole de la multiplication des pains ; et même lorsqu’un homme de talent fait son chemin, c’est que son talent ne diffère de la médiocrité que par un surcroît d’énergie et d’activité.

— Vous parlez avec amertume, lord Vargrave, dit Caroline en riant ; pourtant vous n’avez pas tant de raisons de vous plaindre qu’on n’apprécie pas le talent !

— Eh ! eh ! si j’avais eu par malheur un atome de talent de plus, c’était assez pour m’écraser. Il y a une allégorie fine dans l’histoire de ce poète décharné qui avait mis du plomb dans ses poches, afin de n’être pas enlevé par le vent. Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à Maltravers. Supposons qu’il n’ait eu que des moyens, et pas une parcelle de ce qu’on est convenu d’appeler du génie, qu’il n’eût été simplement qu’un gentilhomme intelligent, travailleur, riche et de bon renom ; il serait bien près d’être arrivé aujourd’hui. Tandis que maintenant, qu’est-ce qu’il est ? Moins aux yeux du public que lorsqu’il avait vingt-huit ans : un anachorète mécontent, un rêveur oisif !

— Non, il n’est pas ce que vous dites ! » s’écria Éveline avec chaleur, puis elle s’arrêta soudain.

Lord Vargrave lui lança un regard perçant. Sa connaissance du monde lui disait que Legard était un rival bien plus dangereux que Maltravers. De temps à autre, il est vrai qu’un soupçon contraire lui avait traversé l’esprit, mais sans y laisser d’appréhensions sérieuses. Pourtant il n’aimait pas beaucoup l’accent avec lequel Éveline venait de lui jeter ce brusque démenti ; et il lui dit, en riant du bout des dents :

« S’il n’est pas ce que je dis, qu’est-il donc ?

— Un homme qui par les plus nobles travaux a acquis le droit d’être oisif, mais à qui son génie même ne permettra pas de l’être longtemps, dit Éveline avec chaleur.

— D’ailleurs il s’est acquis une haute réputation, qu’il ne peut perdre simplement parce qu’il ne cherche pas à l’augmenter, dit M. Merton.

— De la réputation ! oh ! oui ; nous donnons à des hommes tels que lui, des hommes de génie enfin, de vastes domaines dans les nuages, enfin d’avoir le droit de les écarter de notre route ici-bas. Mais s’ils savent se contenter de la gloire, ma foi ! ils méritent bien leur sort. Fi de la gloire ! j’aime mieux la puissance !

— N’est-ce pas une puissance que le génie ? dit Éveline avec une ardeur croissante : une puissance sur l’esprit, sur le cœur, sur la pensée ; une puissance sur le siècle, sur la postérité, sur les nations qui ne sont pas encore civilisées, sur les générations qui ne sont pas encore nées ? »

Cet élan d’enthousiasme de la part d’une personne aussi simple et aussi jeune qu’Éveline parut si surprenant à Vargrave qu’il resta quelques instants à la considérer sans dire un mot.

« Vous allez rire de vous trouver en face d’un pareil champion, ajouta-t-elle avec un sourire et en rougissant ; mais c’est vous qui avez provoqué le combat.

— Et vous avez gagné la bataille, dit Vargrave avec une prompte galanterie. Chaque jour voit se développer en vous quelque nouveau don de la nature, ma charmante pupille ! »

Caroline fit un mouvement d’impatience, et mit son cheval au galop.

En ce moment un cavalier déboucha sur la grande route par un chemin de traverse : c’était Maltravers. On fit halte, et l’on échangea des salutations.

« Vous venez sans doute de vous livrer aux douces occupations d’un seigneur châtelain, dit gaîment Vargrave : Atticus et sa ferme : des souvenirs classiques ! Voici un temps charmant pour les agronomes, n’est-ce pas ? Quelles nouvelles du blé et de l’orge ? Je suppose que notre habitude anglaise de parler du temps nous est venue à l’époque de Georges III, quand nous étions tous fermiers et gentilshommes campagnards. Le temps est effectivement une affaire sérieuse pour les personnes qui s’intéressent au blé, aux foins et aux haricots. Vous faites dépendre votre bonheur des phases de la lune !

— Et vous des sourires d’un ministre. L’atmosphère d’une cour est plus capricieuse que celle des cieux ; en tous cas nous sommes de meilleurs cultivateurs que vous autres, qui semez le vent pour récolter la tempête.

— Bien répondu ; véritablement quand je jette les yeux autour de moi, je suis presque disposé à envier votre sort. Si je n’étais Vargrave, je voudrais être Maltravers. »

C’était en effet un tableau calme et paisible, unissant, comme cela se voit en Angleterre, la vie féodale à la vie pastorale. La verte place du village, environnée de chaumières proprettes éparpillées ça et là ; les champs et les pâturages qui s’étendaient au-delà ; plus loin les pelouses du parc, coupées par les ombres que projetaient les mouvements du terrain et les massifs d’arbres vénérables d’où s’élevaient les tourelles du vieux manoir, avec leurs fenêtres gothiques étincelant au soleil couchant ; tout cela formait un tableau qui respirait le calme et le contentement et qui devait charmer également l’humble philosophie et l’orgueil héréditaire.

« Je n’ai jamais vu de maison qui eût un cachet plus remarquable que Burleigh, dit le recteur. Les vieux manoirs qui nous restent en Angleterre appartiennent pour la plupart à la haute noblesse. Il est rare de voir une demeure, qui n’a pas d’autre prétention que d’être la résidence d’un particulier, conserver, comme celle-ci, tout les caractères du siècle des Tudors.

— Puisque, d’après le testament de mon oncle, dit Vargrave en se tournant vers Éveline, votre fortune doit être consacrée à l’achat de terres, il me semble que nous ne pourrions trouver un meilleur placement que Burleigh. Ainsi quand il vous prendra fantaisie de vendre, Maltravers, je crois qu’il nous faudra enchérir sur l’offre de Doltimore. Qu’en dites-vous, ma belle pupille ?

— Laissez donc Burleigh en paix, je vous en conjure, dit Maltravers avec emportement.

— Voilà qui est parler en Digby, répondit Vargrave. Allons, vous allez revenir au presbytère avec nous.

— Je vous remercie, pas aujourd’hui.

— Nous nous reverrons chez lord Raby, jeudi prochain. C’est un bal donné presque uniquement en l’honneur de votre retour à Burleigh, nous y allons tous. C’est le début de ma jeune cousine à Knaresdean. Ses conquêtes nous intéressent tous. »

En levant les yeux pour répondre, Maltravers rencontra le regard d’Éveline, et sa voix s’altéra.

« Oui, dit-il, nous nous reverrons… une fois encore. Adieu ! »

Il tourna la bride de son cheval, et l’on se sépara.

« Je ne puis endurer plus longtemps ce supplice, se dit Maltravers ; j’ai trop compté sur mes forces. La voir ainsi, jour après jour, et savoir qu’elle appartient à un autre ! Me tordre d’angoisse quand j’entends Vargrave invoquer tranquillement ses droits ! Heureux Vargrave ! Et pourtant… elle… sera-t-elle heureuse ? Ah ! que je voudrais le croire ! »

En rêvant ainsi, il laissa tomber les rênes sur le cou de son cheval, qui revint tranquillement vers le village, où il s’arrêta comme par la force de l’habitude à la porte d’une chaumière située à quelques pas de la loge de Burleigh. En effet, Maltravers s’était arrêté régulièrement pendant plusieurs jours de suite à cette porte ; la chaumière était maintenant occupée par la pauvre femme dont nous avons précédemment raconté l’entrevue avec lui. Elle était remise des premières suites de ses blessures ; mais sa constitution, déjà éprouvée par les souffrances et l’épuisement qu’elle avait subis précédemment, avait reçu un ébranlement mortel. Elle était blessée intérieurement ; et le médecin avait déclaré à Maltravers qu’elle n’avait que peu de mois à vivre. Il l’avait placée sous le toit d’un de ses tenanciers favoris, où elle recevait tout le soulagement et tous les secours que pouvaient lui donner des soins empressés et les conseils d’un médecin.

Cette pauvre femme, qui s’appelait Sarah Elton, intéressait vivement Maltravers. Elle avait connu des jours plus fortunés : il y avait une certaine convenance dans ses expressions qui indiquait une éducation supérieure à sa position ; et ce qui le touchait le plus, elle semblait plus affligée de la mort de son mari que de ses propres souffrances : chose assez rare chez une veuve qui a passé la quarantaine. On a coutume de dire que la jeunesse se console facilement des larcins de la tombe, l’âge mûr sait se consoler bien mieux encore. Quand mistress Elton se vit installée dans la Chaumière, elle regarda tout autour d’elle, puis elle fondit en larmes.

« Et William n’est pas ici ! dit-elle. Des amis !… Si nous avions seulement eu un ami pareil avant qu’il mourût ! »

Maltravers fut content que sa première pensée eût été plutôt de regret pour les morts que de reconnaissance pour les vivants. Pourtant mistress Elton était reconnaissante ; simplement, franchement, et profondément reconnaissante. Ses manières, sa voix, tout l’indiquait. Elle paraissait si heureuse quand son bienfaiteur venait la voir pour lui parler et lui demander de ses nouvelles avec une cordiale bonté, que Maltravers prit l’habitude de venir constamment, d’abord par compassion, et ensuite par des motifs égoïstes ; car il n’y a personne qui n’ait du plaisir à faire des heureux. Il avait vu si peu de gens qui se souciassent de lui, qu’il était peut-être flatté du respect plein de gratitude de cette humble étrangère.

Quand son cheval s’arrêta, la fille du paysan qui habitait la chaumière vint ouvrir en faisant une révérence ; c’était l’inviter à entrer. Il jeta les rênes sur la palissade de l’enclos, et il entra. Mistress Elton, qui était assise à la fenêtre ouverte, se leva pour le recevoir. Mais Maltravers la fit rasseoir, et la mit bientôt à l’aise. La femme qui occupait la chaumière et sa fille se retirèrent dans le jardin, et mistress Elton qui les avait regardées s’éloigner, dès qu’elles furent parties, s’écria soudain :

« Oh ! monsieur, je mourais d’envie de vous voir ce matin. Pardonnez-moi si je ne puis résister au désir de vous demander si j’ai rêvé… ou bien si… le jour où vous m’avez fait porter dans votre maison… j’ai vu… »

Elle s’arrêta soudain, et, bien qu’elle cherchât à se maîtriser, son émotion trop violente triompha de tous ses efforts ; elle se rejeta en arrière, pâle comme une morte, et respirant avec peine.

Maltravers surpris attendit qu’elle se fût remise.

« Je vous demande pardon, monsieur… je pensais aux jours passés ; et… mais je voulais vous demander si, lorsque j’étais étendue, presque sans connaissance, dans votre vestibule, il se trouvait d’autres personnes que vous et vos domestiques ?… ou bien ai-je vu, ajouta-t-elle en frissonnant, ai-je vu une morte ?

— Je me souviens, dit Maltravers, vivement ému par la question et le ton de cette femme, je me souviens qu’il y avait là une demoiselle.

— C’est cela ! c’est cela même ! s’écria la femme en se levant à demi, et en joignant les mains. Elle a passé devant cette chaumière il n’y a pas longtemps ; son voile était rejeté de côté, au moment où elle a tourné par ici son jeune et charmant visage. Son nom, monsieur ! oh ! dites-moi son nom ! C’était la même… la même figure qui a rayonné devant moi dans cette heure de douleur ! Je n’ai pas rêvé ! Je n’étais pas folle !

— Calmez-vous ; je ne crois pas que vous ayez jamais dû voir cette demoiselle auparavant. Elle se nomme miss Cameron.

— Cameron… Cameron ! » La femme secoua tristement la tête. « Non ! je ne connais pas ce nom-là. Et sa mère, monsieur ?… elle est morte ?

— Non ; sa mère vit encore. »

Une ombre s’étendit sur le visage de la malade ; après un moment de silence, elle dit :

— Mes yeux alors me trompent, monsieur ; et je sens en effet quelquefois que ma tête est malade, et que mes idées s’égarent. Mais la ressemblance était si grande ! et pourtant cette jeune demoiselle est encore plus jolie !

Les ressemblances sont bien trompeuses et bien capricieuses ; et elles dépendent plus de l’imagination que de la réalité. Quelquefois on découvre, entre deux figures tout à fait différentes, une ressemblance invisible aux autres. Mais à qui miss Cameron ressemble-t-elle ?

— À une personne qui est morte, monsieur ; morte depuis bien des années. Mais c’est une longue histoire qui pèse cruellement à ma conscience. Un jour, si vous voulez bien me le permettre, monsieur, j’allégerai ce fardeau, en vous la racontant.

— Si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi. Mais n’avez-vous pas d’amis, de parents, d’enfant qu’il Vous serait agréable de voir ?

— Des enfants ! non, monsieur ; je n’ai jamais eu qu’un enfant à moi (elle appuya sur ces derniers mots), et il est mort en pays étranger !

— Et vous n’avez pas d’autres parents ?

— Non, monsieur. Mon histoire est courte et simple. J’ai été élevée avec soin : j’étais fille unique. Mon père était un petit fermier ; il mourut lorsque j’avais seize ans, et j’entrai en service chez une bonne vieille dame. Elle et sa fille me traitèrent plus en compagne qu’en domestique. J’étais alors une jeune fille vaniteuse et étourdie, monsieur. Un jeune homme, fils d’un fermier des alentours, me faisait la cour, et je lui étais fort attachée ; mais nous n’avions d’argent ni l’un ni l’autre, et ses parents refusèrent leur consentement à notre mariage. Je fus assez sotte pour penser que si William m’eût aimée, il aurait dû tout braver pour moi, et sa prudence me froissa de telle sorte que j’épousai un autre homme que je n’aimais point. J’en fus bien punie, car ce dernier me maltraita, et s’adonna à la boisson. Je rentrai en service chez mes anciennes maîtresses pour lui échapper, car j’étais enceinte, et ses violences mettaient mes jours en danger. Il mourut subitement, ne laissant que des dettes. Après cela, un monsieur, un homme riche, à qui j’avais rendu service (ne vous méprenez pas, monsieur, si je vous dis que c’est un service dont je me repens), me donna de l’argent ; il m’en donna assez pour que je pusse épouser mon premier amant. William et moi, nous partîmes pour l’Amérique. Grâce à notre petit avoir, nous vécûmes plusieurs années à New-York, dans l’aisance ; et je fus longtemps heureuse, car j’avais toujours tendrement aimé William. Mon premier chagrin fut causé par la mort de l’enfant que j’avais eu de mon premier mari ; mais je ne pus longtemps me livrer à ma douleur. William spécula, comme tout le monde en Amérique, et nous perdîmes tout ce que nous possédions. Il était d’une santé délicate et ne pouvait travailler. À la fin il obtint une place de maître d’hôtel à bord d’un bâtiment qui faisait la traversée de New-York à Liverpool, et on me prit pour servir dans la cabine. Nous voulions venir à Londres, car je pensais que mon ancien bienfaiteur pourrait nous venir en aide, quoiqu’il n’eût jamais répondu aux lettres que je lui avais écrites. Mais mon pauvre William tomba malade en mer, et mourut en vue du port. »

Mistress Elton se mit à pleurer amèrement, mais tranquillement, comme une personne qui s’est familiarisée avec les larmes. Lorsqu’elle se fut remise, elle eut bientôt achevé son humble récit.

Rendue incapable de tout travail par le chagrin et une santé délabrée, elle se trouva seule dans les rues de Liverpool, sans autres moyens d’existence que les dons charitables des passagers et des marins du bâtiment par lequel elle était venue. Grâce à la petite somme qu’elle avait recueillie, elle était allée à Londres, où elle avait appris que son vieux protecteur était mort depuis longtemps, elle n’avait aucun droit à invoquer auprès de sa famille. Lors qu’elle avait quitté l’Angleterre, il lui restait un parent établi dans une ville du nord. Elle s’y rendit, pour voir s’évanouir sa dernière espérance : ce parent était mort aussi. Elle avait dépensé tout son argent, et il lui fallut mendier sur les routes et le long des chemins, ne sachant guère où elle allait, jusqu’au jour de l’accident qui lui avait valu un si généreux ami.

« Et telle est, monsieur, l’histoire de ma vie, dit-elle en terminant, à part quelques épisodes que je pourrai vous mieux raconter si je deviens plus forte. Mais vous m’excuserez maintenant.

— Et êtes-vous bien ici ? êtes-vous heureuse, ma pauvre amie ? Les gens avec qui vous êtes sont-ils bons pour vous ?

— Oh ! bien bons ! Chaque soir nous prions tous pour vous, monsieur. Si les bénédictions des pauvres peuvent porter bonheur aux riches, vous devez être heureux, monsieur ! »

Maltravers remonta à cheval, et revint chez lui le cœur plus léger que lorsqu’il était entré dans la chaumière. Mais le soir Cleveland se mit à parler de Vargrave et d’Éveline, de la bonne fortune du premier, et des charmes de l’autre ; et la blessure que Maltravers cachait si bien se remit à saigner.

« J’ai eu des nouvelles de Montaigne l’autre jour, dit Ermest, au moment où ils se retiraient pour la nuit, et sa lettre me décide. Si vous voulez bien de moi pour compagnon de voyage, je vous accompagne à Paris. Êtes-vous décidé à quitter Burleigh samedi prochain ?

— Oui ; cela nous donnera un jour pour nous remettre du bal de lord Raby. Votre offre me ravit. Il ne sera pas nécessaire que nous restions plus d’un jour ou deux à Londres. Cette excursion vous fera du bien, mon cher Ernest ; vous me paraissez plus triste que dans les premiers temps de votre retour en Angleterre. Vous vivez trop isolé ici ; Burleigh vous plaira davantage à votre retour. Et peut-être alors ouvrirez-vous plus volontiers les portes de votre vieux manoir à vos voisins et à vos amis. On s’y attend ; on compte sur vous pour représenter le comté aux élections prochaines.

— Je suis las de la politique, et je ne soupire qu’après la tranquillité.

— Mariez-vous à Paris ; et alors vous apprendrez que la tranquillité est un bien chimérique, » dit en riant le vieux garçon.


  1. 5,000 francs.
  2. 17,500 francs.