Alice, ou les Mystères/Livre 03

Hachette (p. 97-144).


LIVRE III


CHAPITRE I


Vous êtes encore ce que vous étiez naguère, monsieur !…

. . . . . . . . . . . . . . .

… Avec la plus vive agilité il savait se tourner et se retourner ; faire des nœuds et les défaire ; donner des conseils à deux faces.

(Volpone ou le Renard.)


Lumley, lord Vargrave, était assis devant une grande table couverte de papiers parlementaires. Son visage, bien qu’il eût encore le coloris de la santé, avait perdu cette fraîcheur de tons qui le distinguait dans sa jeunesse. Ses traits, accentués de tout temps, étaient devenus encore plus anguleux ; ses sourcils semblaient projeter une ombre plus épaisse sur ses yeux, qui, sans avoir rien perdu de leur éclat, s’étaient enfoncés plus profondément dans leurs orbites, et avaient perdu en partie leur inquiète et vive mobilité. Sa physionomie commençait à porter l’empreinte des tendances de son esprit ; sa bouche surtout, lorsqu’elle était au repos. C’était une figure remarquable par son intelligence subtile, par son énergie concentrée ; mais il y avait un je ne sais quoi dans cette physionomie qui vous avertissait de vous tenir sur vos gardes. Pour peu qu’on eût connu les hommes, on ressentait devant lui un vague soupçon, une défiance secrète.

Lumley s’était toujours montré fort soigné dans sa mise, quoiqu’il s’habillât avec simplicité ; mais il était évident qu’il déployait maintenant un plus grand soin de sa personne que dans sa jeunesse même ; et il y avait un peu de la fatuité célèbre du Romain dans l’adresse avec laquelle ses cheveux étaient disposés autour de son grand front, de manière à dissimuler la calvitie partielle de ses tempes. Il y avait aussi une certaine dignité imperceptible répandue sur toute sa personne, qui provenait peut-être du haut rang qu’il occupait, ou de l’habitude de ne fréquenter que les grands, car il ne l’avait pas dans son jeune temps, où un certain ton de garnison se mêlait à l’aisance de ses manières. Pourtant, même à présent, la dignité n’était pas le trait saillant qui le caractérisât ; et dans les occasions ordinaires, ainsi que dans une société mêlée, il avait trouvé qu’une certaine franchise familière était un moyen de dissimulation qui lui réussissait mieux. Au moment dont nous parlons, lord Vargrave s’appuyait la tête sur l’une de ses mains, tandis que l’autre reposait oisive sur des papiers méthodiquement rangés, qui se trouvaient devant lui. Il semblait avoir suspendu ses travaux, et s’être plongé dans ses réflexions. Lord Vargrave était, à vrai dire, à une époque critique dans sa carrière.

Depuis son avènement à la pairie, l’élévation de Lumley Ferrers avait été moins rapide et moins progressive qu’il ne l’aurait pu prévoir. Au début tout avait paru lui sourire ; il avait réussi à se rendre utile à son parti ; il s’était en même temps rendu populaire personnellement. À l’aisance et à la cordialité de ses manières engageantes, il unissait cette affectation de franchise insouciante qu’on prend si souvent pour de la droiture. D’autre part, comme il n’y avait rien de frappant, rien de brillant dans son talent ou dans son éloquence, rien en somme qui visât plus haut que les prétentions d’autrui, et qui éveillât l’envie en froissant l’amour-propre, il suscita peu de jalousies, même parmi les rivaux qu’il dépassait en route. Pendant quelque temps il continua donc sans encombre son chemin, s’élevant toujours dans l’estime de son parti, et s’attirant un certain respect de la part du public neutre, par des talents signalés et incontestables dans le détail des affaires ; car sa prompte pénétration et son esprit logique lui permettaient de saisir et de généraliser les minuties des travaux officiels, ou des ordonmances législatives, avec un rare succès. Mais à mesure que la route s’aplanissait sous ses pas, son ambition devenait plus manifeste et plus hardie. Il était naturellement despotique et présomptueux, et son ancienne souplesse vis-à-vis de ses supérieurs fit bientôt place à une opiniâtreté impérieuse, qui souvent mécontenta les plus arrogants d’entre les chefs de son parti, et froissa les plus vaniteux. Ses prétentions furent examinées d’un œil plus jaloux et moins tolérant que jadis. D’orgueilleux aristocrates commencèrent à se souvenir que ce titre, né de la veille, n’était soutenu que par une fortune médiocre ; des hommes d’un génie plus éclatant commencèrent dédaigneusement à n’estimer le futur ministre que comme un administrateur officiel, propre seulement aux affaires de détail. Il perdit une grande partie de cette popularité personnelle qui avait été naguère un des secrets de sa puissance. Mais ce qui lui fit le plus de tort dans l’opinion de son parti et du public, ce furent certaines circonstances équivoques et obscures, qui se rattachaient à une courte période pendant laquelle le ministère dont il faisait partie fut renversé. On remarqua, à cette époque, que les journaux du parti qui succéda se montrèrent singulièrement polis vis-à-vis de lord Vargrave, tandis qu’ils accablaient d’injures tous ses collègues ; et l’on soupçonnait fort qu’il se tramait de secrètes négociations entre lui et le nouveau ministère, lorsque ce dernier fut soudain dissous, et que le parti avoué de lord Vargrave rentra aux affaires. Les vagues soupçons qui s’étaient attachés à lui prirent une certaine consistance dans l’opinion publique, quand on vit qu’il était d’abord exclu de l’administration réintégrée. Lors que plus tard il y fut admis, à la suite d’un discours qu’il prononça, et dans lequel il fit voir qu’il pouvait devenir dangereux si on ne prenait soin de le ménager, on lui donna précisément les mêmes fonctions qu’il avait remplies auparavant, mais qui ne l’admettaient pas au conseil des ministres. Brûlant de ressentiment, Lumley aurait bien voulu refuser ; mais hélas ! il était pauvre, et, qui pis est, accablé de dettes ; sa pauvreté, bien plus que son envie de rentrer aux affaires, le força d’accepter. Il reprit donc ses fonctions ; mais quoiqu’il eût fait des progrès immenses dans les débats, il sentit qu’il n’avait pas fait un pas dans sa carrière politique. Depuis qu’il était revenu aux affaires, son ambition, alimentée par son mécontentement, l’avait poussé à faire tous les sacrifices pour raffermir sa position. Il répondait aux sarcasmes que suscitait sa pauvreté en augmentant ses dépenses, et en répandant partout le bruit de son prochain mariage avec une héritière, dont il trouvait moyen d’exagérer encore la fortune, quelque grande qu’elle fût déjà. Comme son ancienne maison dans Great George Street, bien adaptée à un plébéien remuant, ne convenait plus au fonctionnaire patricien et fashionable, il avait, dès son avènement au titre de pair, quitté cette demeure respectable pour aller habiter un grand hôtel dans Hamilton Place. Ses simples dîners furent remplacés par de fastueux banquets. Par nature il n’avait pas de goût pour ces choses-là ; son esprit était trop nerveux, son caractère trop sec, pour qu’il prît plaisir à déployer du luxe ou de l’ostentation. Mais, en ce moment, comme de tout temps, il agissait d’après un système. Il vivait dans un pays gouverné par la plus puissante et la plus riche aristocratie du monde, imbue et saturée, à tous les degrés de son échelle, d’une ostentation qui y forme l’essence même de la société. Il sentit que se montrer inférieur en faste à ses rivaux, c’était leur donner sur lui un avantage que ne pourraient compenser ni la haute position de ses proches, ni une élévation incomparable de caractère ou de génie. Les yeux ouverts à toutes les conséquences qui pouvaient en résulter, il jouait un magnifique enjeu, et n’hésitait pas à risquer toute sa fortune particulière dans une loterie où il avait la chance de gagner le gros lot. Pour rendre justice à lord Vargrave, il faut dire qu’il n’avait jamais considéré l’argent que comme un moyen, non comme un but. Il était avide, il n’était pas avare. Si, pour des hommes beaucoup plus riches que lui, les honneurs politiques sont très-dispendieux, souvent même ruineux, on ne doit pas s’étonner que ses appointements, ajoutés à une fortune particulière aussi modeste, ne pussent suffire au train de vie qu’il menait. Son capital était grevé d’hypothèques, et ses dettes s’accumulaient de jour en jour. Et puis cet homme, si adroit dans l’administration des affaires publiques, n’avait pas du tout ce genre de talent que donne le sentiment de la justice, celui d’administrer avec habileté ses affaires personnelles. Toujours absorbé par ses intrigues et ses manœuvres, il était trop occupé à duper les autres sur une grande échelle, pour veiller à n’être pas dupé lui-même, dans une moindre mesure. Il n’examinait jamais ses factures avant le jour où il se voyait forcé de les payer ; et il ne calculait jamais le montant d’une dépense pour peu qu’il la jugeât nécessaire à ses vues. Néanmoins lord Vargrave comptait toujours sur son mariage avec l’opulente Éveline pour le tirer d’embarras ; et si quelquefois il lui venait un doute sur la réalisation de ce rêve, la vie politique ne lui en promettait pas moins de splendides appâts. Et même il prévoyait que, dans le cas où miss Cameron viendrait à lui manquer, il lui serait possible, avec de l’habileté, de forcer plus tard ses collègues à acheter son absence au prix magnifique du Gouvernement Général de l’Inde.

L’éloquence est un art où la pratique et l’élévation du rang sont d’un merveilleux secours ; aussi Lumley avait-il récemment produit, à la chambre des Pairs, un effet dont on l’avait naguère jugé incapable. Il est vrai que ni la pratique, ni le rang, ne peuvent donner aux hommes les qualités qui leur manquent absolument, mais ces avantages font souvent ressortir sous leur jour le plus favorable toutes les qualités qu’ils possèdent réellement. L’ardeur d’une généreuse imagination, la profondeur et l’énergie d’un homme d’état consommé, l’enthousiasme d’une âme noble, ces choses là, nulle pratique ne pouvait les communiquer à l’éloquence de lord Vargrave, car elles n’existaient pas chez lui. Mais des saillies hardies et spirituelles, des phrases éloquentes et sonores, une logique parlementaire bien réglée, une prompte repartie, des manières prévenantes secondées par beaucoup de sang-froid et d’assurance, un organe clair et sonore (dont l’habitude avait fait disparaître à l’oreille de ses auditeurs le seul défaut : un diapason perçant et aigu sans passion), enfin une physionomie qui exprimait bien sa vaillante intelligence, tout cela avait contribué à donner à l’orateur autrefois plein d’avenir le talent mûri d’un argumentateur nerveux et redoutable. Mais à mesure que ses moyens se développaient, il réveillait des jalousies et des inimitiés endormies jusque-là. De plus, malgré toute son habileté et son sang-froid, lord Vargrave se montrait souvent dangereux et nuisible aux intérêts de son parti. Ses collègues se prenaient souvent à trembler lorsqu’il montait à la tribune, même lorsque les applaudissements de ses partisans ébranlaient les vieilles murailles. L’homme qui n’a pas de sympathies en commun avec le public doit infailliblement commettre des indiscrétions fréquentes et funestes, lors que c’est le public, aussi bien que son auditoire, qui doit le juger. La complète incapacité où se trouvait lord Vargrave de comprendre la moralité politique, son mépris pour toutes les questions de bienfaisance sociale, le portaient souvent à avouer des doctrines qui, bien qu’elles n’étonnassent pas les hommes du monde auxquels il s’adressait (car ces doctrines étaient toujours adoucies par une phraséologie et un débit spécieux), éveillaient un profond dégoût chez les hommes mêmes de son parti, qui en lisaient le compte rendu simple et dépouillé d’ornements dans les journaux quotidiens. Jamais lord Vargrave ne proféra une de ces paroles généreuses qui se gravent profondément dans le cœur du peuple, qu’elles soient dites par un radical ou un tory, et qui rendent un éternel service à la cause qui s’en honore. Mais nul homme ne savait défendre un abus, quelque criant qu’il fût, avec plus de vigueur, ou lancer le défi avec un plus courageux mépris à toute réclamation populaire. À certaines époques, lorsque le principe contraire triomphe, un pareil chef de parti peut être utile ; mais à l’époque dont nous parlons c’était un auxiliaire plus qu’équivoque. La majorité des ministres, et à leur tête le premier ministre lui-même, homme dont les vues étaient sages et l’honneur inattaquable, avaient appris à considérer lord Vargrave avec des sentiments d’aversion et de défiance. Ils auraient volontiers cherché à s’en débarrasser ; mais ce n’était pas un homme que de petites mortifications pussent décider à se retirer de son plein gré, d’autre part cet orateur sarcastique et hardi n’était pas un personnage dont on osât dédaigner le ressentiment et l’opposition. D’ailleurs il s’était assuré l’appui d’un parti à lui, parti plus formidable que lui-même. Il était très-répandu dans la société ; il était le favori des femmes diplomates, dont les voix, à cette époque, étaient de puissants suffrages, et avec lesquelles l’aimable et gracieux ministre était uni d’une étroite alliance, par mille liens d’intrigue et de galanterie. Les salons faisaient pour lui tout ce qu’ils pouvaient faire. En outre son royal maître l’aimait personnellement, et la Cour lui donnait son approbation dorée, tandis que la portion plus pauvre, plus corrompue, plus entichée de préjugés du ministère, le regardait avec une admiration avouée.

À la Chambre des Communes aussi, et dans la bureaucratie il ne manquait pas d’appuis, car Lumley n’avait jamais contracté les habitudes de brusquerie et d’insolence fréquentes chez les hommes puissants qui désirent tenir à distance les solliciteurs. Il se montrait affable et conciliant vis-à-vis de tous, quel que fût leur rang. Son intelligence et son amour-propre le mettaient au-dessus des mesquines jalousies qu’éprouvent les hommes arrivés au pouvoir pour ceux qui sont en chemin d’y arriver. Un novice se distinguait-il le moins du monde au parlement, aussitôt lord Vargrave s’empressait de rechercher sa connaissance ; personne ne complimentait, n’encourageait, ne secondait les nouvelles recrues de son parti avec plus de cordialité et de bon vouloir.

Un pareil ministre ne pouvait manquer d’avoir des partisans dévoués parmi les habiles, les ambitieux et les vaniteux. Il faut aussi avouer qu’il ne négligeait aucun moyen moins honnête ou moins excusable de cimenter sa puissance, en la plaçant sur la base solide de l’intérêt personnel. Aucun agiotage ne lui paraissait trop infâme. Il usait d’une honteuse corruption dans la distribution de son patronage ; et ni les résistances, ni les réprimandes de ses confrères officiels n’avaient le pouvoir de l’empêcher de seconder les prétentions de ses créatures, aux dépens du trésor public. Ses partisans regardaient cet égoïsme charitable comme une preuve de sa fermeté et de son zèle en amitié ; de sorte que cent ambitions différentes se trouvaient liées à l’ambition de ce ministre sans principes.

Mais, outre la notoriété de sa vénalité publique, il y avait certains hommes qui soupçonnaient lord Vargrave d’improbité personnelle : on l’accusait tout bas de vendre les secrets de l’État aux agioteurs, d’avoir un intérêt pécuniaire à faire triompher les prétentions qu’il secondait avec tant d’acharnement. Quoiqu’il n’y eût pas la moindre preuve à l’appui d’une accusation aussi déshonorante, quoique ce ne fût probablement qu’une sourde calomnie, pourtant le seul soupçon de semblables pratiques accroissait l’aversion de ses ennemis, et justifiait le mépris de ses rivaux.

Telle était donc la position de lord Vargrave : soutenu par des partisans intéressés, mais habiles et puissants ; haï dans le pays ; objet de crainte pour quelques-uns de ses collègues, de mépris pour d’autres, d’admiration et de considération pour le reste. C’était une situation qui l’intimidait moins qu’elle ne lui plaisait ; car elle semblait faite pour excuser par la nécessité les habitudes d’intrigue et les manœuvres qui convenaient si bien à son esprit artificieux et rusé. Comme un Grec de l’antiquité, il aimait l’intrigue pour l’intrigue. N’eût-elle mené à aucun but, il l’eût encore aimée pour elle-même. Il se plaisait à s’environner des trames les plus compliquées ; à se faire le centre de mille machinations. Peu lui importait à quel point elles étaient souvent imprudentes et folles. Il se fiait à son ingéniosité, à sa promptitude et à sa bonne fortune accoutumée pour faire jouer tous les ressorts qu’il avait en main, en faveur de cette seule machine : Soi.

La dernière visite qu’il avait faite à lady Vargrave, et sa conversation avec Éveline lui avaient laissé une impression de malaise et de crainte. Dans les premières années de ses relations avec Éveline, sa bonne humeur, sa galanterie et ses cadeaux n’avaient pas manqué d’attacher le cœur de l’enfant au visiteur agréable et généreux qu’on lui avait appris à regarder comme un parent. Ce ne fut qu’en grandissant, et lorsqu’elle commença à comprendre la nature du lien qui existait entre eux, qu’elle repoussa ses familiarités ; dès ce moment seulement il commença à douter de la réalisation des vœux de son oncle. Pendant sa dernière visite ses doutes s’accrurent, et prirent les proportions d’une pénible appréhension. Il vit qu’il n’était pas aimé ; il vit qu’il lui faudrait beaucoup d’adresse et l’absence de rivaux plus fortunés pour s’assurer de la main d’Éveline ; et il maudit les obligations et les intrigues qui le tenaient forcément éloigné d’elle. Il avait songé à persuader à lady Vargrave de la laisser venir à Londres, où il pourrait la surveiller continuellement ; et comme la saison venait de commencer, ses instances pouvaient sembler justes et raisonnables. Mais là encore il y avait de plus grands dangers que ceux qu’il voulait éviter. Londres ! Une beauté et une héritière à la fois, dans tout l’éclat de son premier début ! Que d’admirateurs redoutables s’empresseraient autour d’elle ! Vargrave frissonna en songeant à la foule de jeunes élégants, beaux, brillants, bien mis, séduisants, qui pourraient avoir plus d’attraits pour une jeune fille de dix-sept ans, que l’homme politique déjà sur le retour. C’était un danger ; mais ce n’était pas tout encore : lord Vargarve savait qu’à Londres, la ville des caquets effrontés, du babil impitoyable, tout ce qu’il tenait le plus à cacher à la jeune personne serait divulgué. Il avait été l’amant, non pas d’une seule maîtresse, mais d’une douzaine de femmes, dont il se serait soucié fort peu, si leur faveur n’avait pas servi à étayer sa position dans la société, et si leur influence n’avait pas racheté son défaut de relations politiques héréditaires. La façon dont il réussissait à se débarrasser de toutes ces Arianes, quand il lui paraissait opportun de briser avec elles, n’était pas la preuve la moins éclatante de son adresse diplomatique. Il ne s’en faisait jamais des ennemies. S’il faut en croire la solution qu’il donnait lui-même de ce mystère, il prenait soin de ne jamais faire le galant auprès d’une Dulcinée qui n’eût pas un certain âge. Il disait souvent :

« Les femmes d’un âge mûr diffèrent peu des hommes qui sont aussi dans leur maturité, elles voient ces affaires-là sous un aspect plus raisonnable, et prennent les choses tout tranquillement. » Or Éveline n’aurait pu être trois semaines, trois jours même, à Londres, sans qu’on lui apprît l’une ou l’autre de ces liaisons. Quelle excuse cela lui fournirait, dans le cas où elle chercherait un motif pour rompre avec lui ! En somme lord Vargrave était fort embarrassé, mais il ne désespérait de rien. La fortune d’Éveline lui était plus que jamais indispensable, et il était résolu d’obtenir sa main, puisque la main était l’accessoire obligé de la fortune.


CHAPITRE II

Vous serez Horace, et moi Tibulle.
(Pope.)

Lord Vargrave fut troublé dans ses méditations par l’arrivée de lord Saxingham.

« Vous êtes le bienvenu ! dit Lumley ; le bienvenu ! Vous êtes précisément l’homme que je désirais voir ! »

Lord Saxingham, qui avait peu changé depuis le jour où nous l’avons quitté dans la première partie de cet ouvrage, sauf qu’il avait pâli et maigri un peu, et que ses cheveux gris étaient devenus blancs comme la neige, lord Saxingham se jeta dans un fauteuil auprès de Lumley, et répondit :

« Vargrave, il est vraiment désagréable de nous trouver toujours ainsi sous la tutelle de nos partisans. Je ne comprends rien à ce nouveau genre de politique, à ces demi-mesures mutilées pour plaire à l’opposition, et pour fermer la bouche à cette hydre à cent têtes, qu’on nomme l’Opinion publique. Je suis sûr que tout cela finira mal.

— J’en suis convaincu, repartit lord Vargrave. Toute vigueur, toute union semblent nous avoir quittés ; et s’ils réussissent malgré nos efforts à faire triompher la question de ***, je ne sais pas ce qu’il nous faudra faire.

— Pour ma part, je donnerai ma démission, dit lord Saxingham d’un air bourru ; c’est la seule ressource qui reste aux hommes d’honneur.

— Vous vous trompez ; j’en connais une autre.

— Laquelle ?

— Composer un ministère à nous. Voyez donc, mon cher lord ; vous avez été indignement traité : votre haute réputation, votre longue expérience sont méprisées, la place même que vous occupez est un affront pour vous. Vous garde des sceaux ! Mais vous devriez être premier ministre ! Oui certes ; et si vous vous laissez diriger par moi, vous pourrez le devenir encore. »

Lord Saxingham rougit, et sa respiration devint haletante.

« Déjà plusieurs fois vous m’avez donné cela à entendre, vous êtes si prévenu en ma faveur…

— Point du tout. Vous avez lu l’article principal qui a paru dans le *** de ce matin ? Avant que cinq heures se soient écoulées, l’exemple sera suivi par deux journaux du soir. Nous sommes chaudement soutenus dans la Presse, à la Chambre des Communes, à la Cour ; seulement, restons fermement unis. Cette question de ***, grâce à laquelle ils espèrent nous renverser, les perdra eux-mêmes. Vous serez premier ministre avant la fin de l’année. Oui, par le Ciel, vous serez premier ministre ! et alors, je présume que moi aussi je pourrai être admis au conseil !

— Mais comment ? Comment, Lumley ? Vous êtes trop hardi, trop audacieux.

— Ce n’est pas ce défaut-là qu’on m’a reproché jusqu’à présent ; d’ailleurs dans la situation où nous sommes, la hardiesse vaut mieux que la prudence. Si l’on nous met de côté maintenant, je prévois quelle sera la marche inévitable des événements ; nous serons exclus du ministère pendant bien des années, peut-être à jamais. Le ministère s’éloignera de plus en plus des principes de notre parti. Voici le moment de tenir ferme ; voici le moment du triomphe ou de la défaite. Je ne veux pas donner ma démission, moi ; le roi est pour nous ; on connaîtra notre force, ces arrogants imbéciles tomberont dans le piège qu’ils nous ont tendu. »

Lumley parlait avec chaleur ; il parlait avec la confiance d’un esprit fermement assuré du succès. Lord Saxingham fut ébranlé ; d’éblouissantes visions passèrent devant ses yeux : les fonctions de premier ministre ; un titre de Duc ! Pourtant il était vieux, il n’avait pas d’enfants, et tous ses honneurs devaient mourir avec le dernier lord de Saxingham !

« Voyez, continua Lumley, j’ai calculé nos ressources avec la précision d’un agent d’élections, qui additionne la liste des votes. Dans la Presse je me suis assuré de *** et du *** ; à la Chambre nous avons l’insinuant ***, puis la vigueur de ***, et le nom populaire de ***, et tous les bourgs de *** ; au conseil des ministres nous avons ***, et à la Cour vous savez combien nous sommes puissants. Choisissons bien notre moment. Un coup imprévu ; une entrevue avec le roi ; un exposé sincère des scrupules de conscience que nous inspire cette infâme mesure. Je connais l’esprit orgueilleux et raide du premier ministre ; il se fâchera, il offrira sa démission ; à son grand étonnement on l’acceptera. On vous enverra chercher ; nous dissoudrons le parlement ; nous remuerons ciel et terre pendant les élections ; nous réussirons, j’en suis convaincu. Mais, en attendant, gardez le silence ; soyez prudent. Que pas un mot ne vous échappe, qu’on nous croie battus. Endormons les soupçons, déplorons tout haut notre faiblesse, et parlons en termes obscurs, seulement en termes obscurs, de donner notre démission, mais avec des assurances de fidélité inébranlable. Je sais comment leur jeter de la poudre aux yeux, laissez-moi seulement faire.

L’esprit faible du vieux comte n’était qu’un jouet entre les mains de son intrépide cousin. Tantôt il tremblait, tantôt il espérait ; tantôt son ambition se trouvait flattée, puis ses sentiments d’honneur s’alarmaient. Il y avait dans l’intrigue qu’ourdissait Lumley pour renverser le pouvoir dont ils faisaient tous deux partie, une apparence de duplicité et de bassesse qui répugnait à lord Saxingham, dont la réputation personnelle était fort honorable. Mais Vargrave discuta ses scrupules avec une adresse consommée, et lorsqu’ils se quittèrent, le comte portait la tête plus haute de deux pouces au moins : il se préparait à son élévation prochaine.

« Cela va bien, cela va bien ! se dit Lumley en se frottant les mains, quand il se trouva seul, ce vieux radoteur sera mon locum tenens, jusqu’à ce que le temps et la renommée me permettent de devenir son successeur. En attendant, je serai de fait ce qu’il ne sera que de nom.

En ce moment le domestique bien-nourri de lord Vargrave (promu maintenant au rang de valet de chambre et d’intendant) entra, tenant une lettre à la main. Cette lettre avait un aspect de mauvais augure ; elle était fermée d’un pain à cacheter ; le papier en était bleu, l’écriture commerciale ; elle n’était pas sous enveloppe, en somme son extérieur dénotait son origine infernale : c’était la lettre d’un créancier !

Lumley l’ouvrit en poussant une exclamation d’impatience ! Le créancier était un orfévre (l’argenterie de Lumley était fort admirée) qui depuis plusieurs années réclamait en vain son argent. La somme était considérable ; il menaçait Lumley d’une contrainte. Une contrainte ! c’est une bagatelle insignifiante pour un homme riche, mais non pas pour celui qu’on soupçonne d’être pauvre ! pour un homme qui dans ce moment même poursuivait un but si élevé, un homme à qui l’opinion publique était nécessaire, un homme qui savait que son titre seul le préservait, et encore le préservait à peine, de la réputation d’aventurier ! Il lui fallait onc recourir de nouveau aux usuriers ! Son petit domaine était depuis longtemps trop grevé pour lui servir de caution. L’usure, toujours l’usure ! Il en connaissait le prix, et il soupira ; mais que pouvait-il faire ?

« Ce ne sera que pour quelques mois ; quelques mois encore, et Éveline m’appartiendra. Saxingham m’a déjà prêté ce qu’il a pu ; mais il est lui-même dans l’embarras. Cette diable de place, comme elle me coûte cher ! et ces misérables disent que nous sommes trop bien payés ! Moi, qui vivrais heureux dans un grenier, si ce pays entiché de ses richesses voulait bien permettre aux gens de vivre selon leurs moyens. Mais… mon collègue, le subrogé-tuteur d’Éveline ; l’ancien correspondant de mon oncle ! Ah ! c’est une heureuse inspiration ! Il connaît les conditions du testament, il sait qu’au pis aller je toucherai trente mille livres sterling[1] si je vis encore dans quelques mois d’ici ; je vais le trouver ! »


CHAPITRE III

Animum nunc hoc celerem, nunc dividit illud.
(Virgile.)

Feu M. Templeton avait été banquier dans une ville de province, centre d’un grand mouvement commercial et agricole. Il avait fait la plus grande partie de sa fortune pendant les jours fortunés de la guerre, époque où le papier-monnaie avait eu un cours si actif. Outre sa maison de banque en province, il avait des intérêts considérables dans une banque assez importante de la capitale. À l’époque de son mariage avec lady Vargrave, il s’était retiré complétement des affaires, et il avait quitté pour ne plus y revenir les lieux où il avait amassé sa fortune. Il avait continué à voir familièrement le chef de la banque métropolitaine à laquelle j’ai fait allusion ; car il se plaisait à discuter les questions d’argent avec ceux qui les comprenaient bien. Ce banquier, M. Gustave Douce, avait été nommé, de concert avec Lumley, administrateur de la fortune d’Éveline. Ils avaient toute liberté d’en faire le placement qui leur paraîtrait le plus sûr et le plus avantageux. Les administrateurs semblaient bien choisis ; car l’un d’eux, étant destiné à partager cette fortune, devrait nécessairement prendre le plus grand intérêt à ce qu’elle ne périclitât point ; et l’autre, grâce à ses habitudes et à sa profession, devait être un excellent conseiller.

Lord Vargrave connaissait peu M. Douce ; ils ne fréquentaient pas le même monde. Mais lord Vargrave, qui pensait que tout homme riche pouvait devenir un jour ou l’autre une bonne connaissance, l’invitait régulièrement une fois l’an à dîner. En retour il dînait deux fois l’an chez M. Douce dans une des plus splendides villas, et dans la plus splendide vaisselle d’argent qu’il eût jamais eu l’occasion de voir et d’envier. De sorte que le petit service qu’il était sur le point de demander à M. Douce ne serait qu’un léger témoignage de reconnaissance pour la condescendance de lord Vargrave.

Il trouva le banquier dans son sanctuaire particulier. Sa voiture était à sa porte, car il était quatre heures précises, et c’était l’heure à laquelle M. Douce partait tous les jours pour Caserta, ainsi qu’il avait nommé, avec une certaine prétention, la villa en question.

M. Douce était un petit homme d’une timidité nerveuse. Il semblait n’être pas tout à fait maître de ses membres. Quand il vous saluait, on eût dit qu’il vous faisait cadeau de ses jambes ; quand il s’asseyait, il se tortillait tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; il fourrait soudain ses mains dans ses poches, puis il les retirait et les regardait d’un air d’étonnement, après quoi il saisissait une plume qui leur fournissait heureusement une occupation incessante. Il avait ce qu’on peut appeler en toute justice une grande mobilité de physionomie ; il souriait d’abord, puis il prenait un air grave ; tantôt il relevait les sourcils, jusqu’à ce qu’ils apparussent comme des arcs-en-ciel à l’horizon de ses cheveux jaune pâle, tantôt il les rabattait comme une avalanche sur ses petits yeux bleus, clignotants, inquiets, incertains, qui devenaient alors invisibles. M. Douce avait en somme toutes les apparences d’un homme d’une timidité pénible, ce qui était d’autant plus étrange qu’il avait la réputation d’être entreprenant, même jusqu’à l’audace, dans les affaires de sa profession, et qu’il aimait la société des grands.

« Je suis venu vous voir, mon cher monsieur, dit lord Vargrave, après les salutations préliminaires, pour vous demander un petit service, mais si la chose vous gêne le moins du monde, n’hésitez pas à me la refuser. Vous savez ma position vis-à-vis de ma pupille, miss Cameron ; dans quelques mois j’espère qu’elle sera lady Vargrave. »

M. Douce laissa apercevoir trois petites dents, les seules que le destin lui eût laissées sur le devant de la bouche ; puis, comme s’il était choqué de l’inconvenance d’un sourire en pareille circonstance, il recula sa chaise, et remonta brusquement son pantalon couleur de papier brouillard.

« Oui, dans quelques mois j’espère qu’elle sera lady Vargrave, et vous savez qu’alors je ne manquerai pas d’argent, monsieur Douce.

— J’espère… c’est-à-dire, je suis convaincu… que… je pense que ce ne sera jamais la si… si… situation de mylord, dit M. Douce avec une timide hésitation. En sus de ses autres qualités, M. Douce bégayait.

— Vous êtes bien bon, mais c’est précisément ma situation en ce moment. J’ai bien besoin d’emprunter quelques milliers de livres sur ma garantie personnelle. Mes biens sont déjà tant soit peu hypothéqués, et je ne désire pas les grever davantage ; d’ailleurs ce prêt ne serait que temporaire. Vous savez que si, à l’âge de dix-huit ans, miss Cameron me refuse (supposition inadmissible, mais en affaires il faut prévoir les choses improbables), j’ai droit à une indemnité : trente mille livres sterling, vous vous en souvenez.

— Oui, oui… c’est-à-dire… je… je ne sais pas exactement… mais… my… my… mylord doit savoir. J’ai tant… tant… tant d’occupations que… que j’oublie quelle est exactement la… hum… hum !…

— Si vous voulez bien examiner le testament, vous verrez que les choses sont telles que je vous le dis. Maintenant pourriez-vous, sans vous gêner, m’avancer quelques milliers de livres, pour un peu de temps seulement ? Mais je vois que cela ne vous convient pas. N’importe ; je puis me les procurer ailleurs, seulement, comme vous étiez l’ami de mon pauvre oncle…

— My… my… lo… lo… lord est complétement dans l’erreur, dit M. Douce avec une tremblante agitation ; ma parole… mais Oui, quelques mil… mil… milliers de livres… Certainement… certainement. Le banquier de mylord est…

— Drummond, des gens assez désagréables : pas du tout obligeants. Je mettrai certainement mes fonds entre vos mains, quand mes revenus vaudront la peine d’être administrés.

— Vous me faites beau… beaucoup d’honneur ; si vous Voulez bien me permettre de… de… de sortir un moment, j’i… j’i… j’irai parler à M. Dobs ; ce n’est pas que vous ne puissiez compter… Excusez-moi ! La chro… chro… chronique de ce matin, mylord ! »

M. Douce se leva soudain, comme par l’effet d’un choc électrique, et s’enfuit en pirouettant sur lui-même dans Cette retraite précipitée, et en répétant coup sur coup qu’il ne s’absenterait qu’un instant.

« Excellent petit bonhomme ! Il me fait l’effet d’une grenouille galvanisée ! murmura Vargrave, en prenant le journal qu’on lui avait si particulièrement recommandé. Il y chercha l’article principal, et lut une attaque fort éloquente à son adresse. Lumley n’avait pas l’épiderme sensible à cet endroit, il aimait à être attaqué, c’était une preuve qu’on lui reconnaissait de l’importance dans le monde.

Bientôt M. Douce fut de retour. À la stupéfaction et à la grande joie de lord Vargrave, il apprit qu’on allait placer sur le-champ dix mille livres[2] chez Drummond, à son compte. On se contenterait parfaitement d’un billet qu’il ferait, payable dans trois mois, à cinq pour cent d’intérêt. Trois mois c’était un terme bien rapproché ; mais on pourrait renouveler le billet, aux mêmes conditions, de trimestre en trimestre, jusqu’à ce que mylord pût payer à sa commodité. « Lord Vargrave voudrait-il faire à M. Douce l’honneur de dîner avec lui, à Caserta, le lundi suivant ? »

Lord Vargrave essaya d’affecter de l’indifférence en se trouvant soudainement maître d’une si forte somme d’argent comptant ; mais, véritablement, la tête lui en tournait. Il saisit les deux petites mains maigres et grelottantes de M. Douce ; la reconnaissance et le ravissement lui ôtaient la voix. Cette somme, deux fois plus considérable qu’il ne s’y attendait, allait le tirer momentanément d’embarras. Quand il recouvra la voix, il remercia son cher M. Douce, avec une chaleur qui sembla faire rapetisser le petit homme au point de tenir dans une coquille de noix ; il lui protesta qu’il dînerait volontiers avec lui tous les lundis de l’année, s’il y était invité ! Il brûlait de s’en aller ; mais il pensa, justement, qu’il y aurait une apparence d’égoïsme à se retirer aussitôt qu’il avait obtenu ce qu’il lui fallait. En conséquence il se rassit ; M. Douce en fit autant, et la conversation tomba sur les nouvelles politiques. Mais M. Douce, qui semblait regarder toutes choses au point de vue commercial, réussit, sans que Vargrave sût comment, à faire virer l’entretien du ministère français sur l’état des fonds publics en Angleterre.

« Nous sommes véritablement, mylord… je le dis, je vous assure avec inquiétude, nous sommes à une épo… épo… époque bien malheureuse pour les gens dans les affaires… et même pour tout le monde ; les fonds anglais rappor… portent si peu d’intérêts ; et pourtant les spéculations offrent si peu de sécurité que j’ai conseillé à mon vieil ami sir Giles Grimsby de… de… de placer de l’argent dans les canaux américains ; c’est une res… res… responsabilité que je prends bien rarement, je puis le dire, que celle de donner des conseils de cette nature ; mais… mais… sir Giles était un de mes anciens amis, un pa… pa… parent, en quelque sorte. Enfin, heureusement tout a tourné… c’est-à-dire… tout est arrivé pour le mieux… co… comme je l’avais prévu : trente pour cent d’intérêts, et les ac… ac… actions ont doublé de valeur. Mais ces choses-là sont très-rares… On peut dire que… que… ce sont des coups du Ciel !

— Bon ! quand j’aurai de l’argent à placer, monsieur Douce, il faudra que je vienne vous consulter.

— Je serai heureux, en tout temps, de… de… donner des conseils à mylord ; mais c’est une chose que je n’aime pas beaucoup à faire. Tenez, voilà la fortune de miss Cameron tout à fait emprisonnée, rien que du trois pour cent et des bons du trésor, elle aurait pu valoir un mil… mil… million[3] à l’heu… l’heu… l’heure qu’il est, si l’excellent vieux gentilhomme… je vous demande pardon… vieux… vieux lord, feu mon pauvre ami, vivait encore en ce moment !

— Vraiment ? dit Lumley avec avidité, et en dressant les oreilles ; c’était pourtant un habile administrateur que mon oncle !

— Il n’y en avait pas de meilleur… pas de meilleur. On peut dire qu’il avait le génie des af… af… hum !… hum ! Miss Cameron s’entend-elle aux af… af… affaires, mylord ?

— Pas trop, pas trop, j’en ai peur. Un million avez-vous dit ?

— Au moins… au moins ! L’argent est si rare… les spéculations sont si sûres en Amérique… un grand peuple que les Américains… un peuple plein d’avenir… des gé… gé… géants !

— Je vous fais perdre toute votre après-midi, c’est fort mal de ma part, dit Vargrave, en entendant sonner cinq heures à la pendule ; la chambre des Pairs s’assemble ce soir : une discussion importante. Encore une fois je vous fais mille remerciements. Bonjour !

— Je vous souhaite bien le bonjour, mylord ; n’en parlons pas, enchanté de vous… vous… vous être utile, quand vous voudrez, dit M. Douce, en s’agitant, en pirouettant, et en caracolant tout autour de lord Vargrave, pendant que celui-ci traversait les bureaux pour se rendre à la porte où l’attendait sa voiture.

— Ne venez pas plus loin, de grâce : vous vous enrhumerez. Adieu ! à lundi alors, à sept heures. Chambre des Lords ! »

Et Lumley se rejeta dans le fond de sa voiture, l’humeur fort joyeuse.


CHAPITRE IV

Oublié de Tullie, et bravé du Sénat.
(Voltaire. — Brutus, acte II, sc. 1.)

À la Chambre des Lords, ce soir-là, la discussion fut vive, et se prolongea longtemps. C’était le dernier débat ministériel de la session. L’astucieuse opposition ne manqua pas d’aborder, quoique incidemment, la question qui divisait, disait-on tout bas, le ministère. Lord Vargrave monta fort tard à la tribune ; son esprit était excité par le succès de sa négociation du matin ; il se sentait plus important que de coutume, comme cela arrive fréquemment à un homme aux abois qui se trouve soudain avoir une forte somme chez son banquier. De plus il était exaspéré par quelques allusions personnelles d’un vieux lord plein de dignité, qui faisait remonter sa généalogie jusqu’à l’arche de Noé, et qui était riche comme Crésus. De sorte que Vargrave parla avec plus de vigueur encore que d’habitude. Ses premiers mots furent accueillis par de bruyants applaudissements. Il s’échauffa ; il devint véhément ; il exprima les sentiments les plus positifs, les plus immuables sur la question qui s’agitait, il dépassa de beaucoup la mesure que désiraient conserver les chefs de son parti ; au lieu de concilier sans compromettre, il irrita, il envenima, et il compromit. Aux clameurs du parti opposé répondirent les applaudissements des têtes ardentes de son parti. Le premier ministre et quelques-uns de ses collègues gardaient néanmoins un sombre silence. Une seule fois le premier ministre prit note de quelque chose, puis il se rassit, et tira son chapeau plus avant sur son front : cette attitude était d’un mauvais augure pour Lumley ; mais ses regards étaient tournés vers les bancs de l’opposition, et il ne s’en aperçut point. Il s’assit triomphant ; son discours avait eu beaucoup de succès, c’est-à-dire qu’il avait fait beaucoup de mal : combinaison qui n’est pas rare. Le chef de l’opposition lui répondit avec un calme amer ; en citant quelques-unes des phrases acérées de Lumley, il se tourna vers le premier ministre, en disant :

« Sont-ce là aussi les opinions du noble lord ? Je demande une réponse ; j’ai le droit de demander une réponse. »

Lumley tressaillit en entendant le ton significatif dont son chef prononça les mots : Écoutez, écoutez !

À minuit le premier ministre termina le débat ; son discours fut court et caractérisé par une grande modération. Quand il en vint à la question qui lui avait été adressée, un grand silence se fit ; on aurait entendu tomber une épingle. Les membres de la Chambre des Communes placés derrière le trône s’avancèrent avec empressement ; leurs physionomies étaient pleines d’inquiétude et de curiosité.

« Je suis appelé à déclarer, dit le ministre, si les sentiments exprimés par mon noble ami sont aussi les miens, en ma qualité de conseiller principal de la couronne. Mylords, on ne doit pas peser trop scrupuleusement, ni interpréter trop strictement chaque mot qui se dit dans la chaleur du débat. (Écoutez, écoutez ! ironiquement du côté de l’opposition, avec approbation sur les bancs de la Trésorerie.) Mon noble ami doit désirer sans doute vous expliquer lui-même ce qu’il a voulu dire. J’espère que son explication contentera pleinement le noble lord, la chambre, et je n’en doute même pas, le pays. Mais puisque je suis invité à donner une réponse catégorique à une question catégorique, je dois dire sans hésiter que, si ces sentiments ont été bien interprétés par le noble lord qui a parlé en dernier lieu, ces sentiments ne sont pas les miens, et n’animeront jamais la conduite d’un cabinet dont je serai membre. (Longs applaudissements de la part de l’opposition.) En même temps, je suis convaincu que la signification des paroles de mon noble ami n’a pas été bien comprise ; et jusqu’à ce que lui entende réfuter mon explication, je me hasarderai à vous suggérer ce que, selon moi, il a voulu vous dire, mylords. »

Ici le premier ministre, avec une adresse qui ne pouvait tromper personne, mais que tous durent admirer, dépouilla chacune des malencontreuses phrases de lord Vargrave de toute syllabe qui pût offenser qui que ce fût, il travestit ses épigrammes mordantes et ses violentes dénonciations en un inoffensif assemblage de lieux communs.

La Chambre était fort agitée ; on interpella lord Vargrave, et lord Vargrave se leva sur-le-champ. C’était précisément un de ces dilemmes dont l’habileté de Lumley savait se tirer par excellence. Il y avait tant de mâle franchise dans son attitude, tant d’astuce et de souplesse dans son esprit ! il se plaignit avec une amertume fière et honnête du sens forcé qui avait été donné à ses paroles par l’opposition.

« Si chacune des paroles, ajouta-t-il (et nul ne connaissait mieux que lui l’effet du Tu quoque, comme formule d’argument), si chacune des paroles que le noble lord, qui me fait face, a prononcées jadis, dans son zèle pour la liberté, avait été interprétée avec une égale sévérité, ou dénaturée avec une égale habileté, le noble lord eût été depuis longtemps poursuivi en justice comme incendiaire, et peut-être exécuté pour crime de haute trahison ! »

De bruyants applaudissements sur les bancs ministériels, et les cris de à l’ordre ! à l’ordre ! du côté de l’opposition, interrompirent Lumley. Un lord militaire se leva pour demander le rappel à l’ordre et invoqua l’autorité du grand chancelier.

Lumley s’assit, comme irrité de cette interruption. Il avait produit le résultat qu’il souhaitait ; il avait changé la question publique qui se débattait en une querelle particulière ; il avait créé un nouveau sujet d’agitation, et jeté de la poudre aux yeux de l’assemblée. Plusieurs orateurs se levèrent pour arranger les choses ; et après qu’on eut convenablement perdu une demi-heure du temps public, le noble lord d’un côté, et le noble lord de l’autre s’expliquèrent, se firent les plus grands compliments, et Lumley put enfin achever sa justification, qui parut comparativement insignifiante, après la récente explosion. Il termina sa tâche de manière à contenter, selon les apparences, tout le monde, car tout le monde était maintenant fatigué, et chacun voulait aller se coucher. Mais le lendemain matin certaines rumeurs parcouraient la ville, il parut dans plusieurs journaux des articles émanés évidemment de l’autorité ; l’opposition se réjouit, et le sentiment général fut que le ministère pourrait peut-être se maintenir jusqu’à la fin de la session, mais que ses dissensions ne pouvaient manquer d’éclater avant que le parlement s’assemblât de nouveau.

Au moment où Lumley s’enveloppait de son manteau après cet orageux débat, le marquis de Raby, pair d’une grande opulence, qui partageait entièrement les vues de Lumley, s’approcha de lui, et lui proposa de le reconduire dans sa voiture. Vargrave accepta volontiers et renvoya ses domestiques.

« Vous vous êtes admirablement montré, mon cher Vargrave ! dit lord Raby, lorsqu’ils se trouvèrent assis dans la voiture. Mes sentiments et les vôtres sont parfaitement d’accord ; je vous assure que j’ai senti mon sang s’échauffer lorsque j’ai vu que *** (le premier ministre) paraissait presque tenté de vous renverser. Le trait que vous avez décoché à *** était lancé de main de maître, il ne s’en remettra pas d’ici à un mois. Vous vous êtes fort bien tiré d’embarras.

— Je suis content que vous approuviez ma conduite ; c’est pour moi une consolation, dit Vargrave avec émotion ; je n’en vois pas moins toutes les conséquences de ce que j’ai fait ; mais je puis tout braver quand il s’agit de l’honneur et de la conscience.

— C’est aussi mon sentiment ! répondit lord Raby avec chaleur ; et si je pensais que *** voulût céder sur cette question, je ferais certainement de l’opposition à son administration. »

Vargrave hocha la tête, et se tut : ce qui donna à lord Raby une haute idée de sa discrétion.

Après quelques autres remarques sur les affaires politiques, lord Raby invita Lumley à venir le voir à sa campagne.

« Je pars pour Knaresdean lundi prochain. Vous savez que nous avons des courses dans le parc ; et quelquefois elles ont assez de succès ; en tous cas c’est un fort joli spectacle. Il ne se fera rien à la chambre des Pairs maintenant, la clôture est si proche ! Si vous avez un peu de temps, nous serons charmés de vous voir, lady Raby et moi.

— Assurément, mon cher lord, je ne puis refuser votre invitation. Du reste je me proposais de visiter votre comté la semaine prochaine. Vous connaissez peut-être un M. Merton ?

— Charles Merton ? certainement. Un homme très-recommandable ; un excellent garçon ; le meilleur ecclésiastique du comté : sans être cagot, il est parfaitement orthodoxe. C’est très-certainement lui qui maintient son frère à la chambre ; car bien que sir John Merton soit un membre fort actif, c’est, selon moi, un homme irrésolu dans certaines questions. Y a-t-il longtemps que vous connaissez Merton ?

— Je ne le connais pas du tout jusqu’à présent ; c’est sa femme et sa fille (une fort belle fille, ma foi !) que je connais. Ma pupille, miss Cameron, est en visite chez eux.

— Miss Cameron ?… Cameron ? ah ! je comprends. Je crois avoir entendu dire que… mais la rumeur publique ne dit pas toujours vrai ! »

Lumley sourit d’un air significatif ; la voiture s’arrêta en ce moment devant sa porte.

« Peut-être accepterez-vous une place dans notre voiture lundi ? dit lord Raby.

— Lundi ? malheureusement je suis engagé ce jour-là, mais mardi vous pouvez compter sur moi, mylord.

— Fort bien ! Les courses commencent le mercredi ; nous aurons la maison pleine de monde. Bonsoir ! »


CHAPITRE V

Homunculi quanti sunt, cùm recogito.
(Plaute.)

Il est évident que, pour plus d’une raison, nous ne devons pas nous étendre longuement sur l’intrigue politique qui occupait l’esprit insidieux de lord Vargrave. En effet il serait presque impossible de prendre un terme moyen entre une révélation trop complète et un déguisement trop obscur. Il suffit donc de répéter brièvement ce que le lecteur a déjà recueilli d’après ce qui précède, c’est-à-dire que la question qui se débattait était celle qui s’est présentée sous tous les gouvernements : que le cabinet était divisé ; en conséquence, que le plus faible des deux partis cherchait à jouer le plus fort.

Les mécontents, prévoyant que tôt ou tard il y aurait une explosion, étaient de plus divisés entre eux pour savoir s’il était à propos de donner leur démission, ou bien de rester aux affaires et de forcer leurs collègues dissidents à se retirer eux-mêmes. Les plus riches et les plus honnêtes optaient pour le premier de ces deux partis ; les plus pauvres et les moins indépendants pour le second. Nous avons vu que cette dernière tactique était celle qu’adoptait et qu’encourageait Vargrave (qui, tout en n’appartenant pas au ministère, s’arrangeait toujours de façon à en pénétrer les secrets), quoique en même temps il ne rejetât pas l’autre corde qui se présentait à son arc. S’il était possible de disposer et de raffermir sa coterie de manière que, par le coup d’état d’une soudaine et formidable démission en masse, tout le ministère fût changé, et qu’on en formât un nouveau choisi parmi les démissionnaires, il était évident que ce serait la meilleure solution. Mais, d’un autre côté, lord Vargrave n’était pas sûr de ses forces, et il n’osait livrer la partie aux mains de ses collègues ; qui sait s’ils ne se sentiraient pas plus fermes sans lui et ses confédérés, et si, pour se concilier l’opposition, ils ne feraient pas un pas en avant en politique ? Il n’en fallait pas davantage pour laisser Vargrave sans place et sans pouvoir pendant bien des années.

Il regrettait de s’être autant avancé dans le dernier débat ; c’était en effet une hardiesse prématurée, l’effet de l’entraînement du moment ; car l’orateur le plus fin est parfois imprudent. Il passa alternativement les quelques jours qui suivirent à expliquer et à colorer sa conduite vis-à-vis d’un parti, et à souder, à unir, à consolider l’autre. Ses efforts d’un côté furent reçus par le premier ministre avec la froide politesse d’un diplomate offensé, mais prudent, qui ne croit que ce qu’il veut bien croire, et qui aime mieux choisir le moment qui lui convient pour rompre avec un subordonné, que de risquer une démarche imprudente pour satisfaire à son ressentiment. De l’autre côté, l’habile aventurier s’aperçut que le terrain était moins sûr qu’il ne l’avait prévu. Il vit avec terreur, avec une rage secrète, que plusieurs de ceux qui se prononçaient le plus fortement en sa faveur tant qu’il était d’accord avec le ministère, l’abandonneraient aussitôt qu’il s’en serait séparé. On l’aimait comme ministre subordonné ; mais on le regardait avec des yeux bien différents du moment qu’il était question, au lieu d’applaudir simplement aux sentiments qu’il exprimait, de se livrer à sa direction. Il y en avait qui ne voulaient pas déplaire au gouvernement ; d’autres qui ne cherchaient pas à l’affaiblir, mais seulement à l’amender. Un de ses plus fermes alliés à la Chambre des Communes était candidat à la pairie ; un autre se rappela soudain qu’il était cousin éloigné du premier mimistre. Quelques-uns s’amusèrent de l’idée qu’on ferait de lord Saxingham une poupée ministérielle ; d’autres insinuèrent à Vargrave qu’il n’occupait pas précisément lui-même une position assez élevée dans le pays pour commander le respect d’un nouveau parti, dont il serait au moins l’organe, s’il n’en était pas le chef. Pour leur part ils le connaissaient, ils l’admiraient, ils avaient confiance en lui ; mais ces diables de gentilshommes de province, et cet imbécile de public !

Inquiet, tourmenté, fatigué, l’intrigant se vit réduit à la soumission, pour le moment du moins ; et plus que jamais il sentit combien la fortune d’Éveline lui devenait nécessaire, dans le cas où les chances du jeu viendraient à le priver de ses appointements. Il était bien aise de reprendre haleine un instant, en échappant aux vexations et aux inquiétudes qui l’assaillaient, et il devançait de ses vœux avec l’intérêt ardent d’un esprit élastique et impétueux, prompt à se lancer d’une intrigue dans l’autre, son excursion dans le comté de B***.

À la villa de M. Douce, lord Vargrave rencontra un jeune gentilhomme qui venait d’hériter d’une fortune non-seulement grande et indépendante, mais de nature à lui donner de l’importance aux yeux des hommes politiques. Les domaines de lord Doltimore, situés dans un très-petit comté, lui assuraient la nomination de l’un des représentants, au moins ; tandis qu’un petit village qui s’élevait derrière son parc constituait un bourg, et envoyait deux membres au parlement. Lord Doltimore, qui arrivait du continent, n’avait pas même pris encore son siège à la Chambre des Lords, et quoique ses relations de famille, d’ailleurs assez modestes et peu importantes, fussent ministérielles, il n’avait pas encore révélé ses opinions.

Lord Vargrave combla d’attentions ce jeune gentilhomme : il possédait éminemment le don de plaire à des hommes plus jeunes que lui, et il réussit complètement dans ses desseins sur les affections de lord Doltimore.

Ce dernier était un petit homme pâle, possesseur d’une intelligence fort bornée, hautain de manières, recherché dans son costume, assez bon enfant au fond, et ayant beaucoup du gentilhomme anglais dans le caractère ; c’est-à-dire qu’il était honorable dans ses idées et dans ses actions, toutes les fois que sa bêtise naturelle et son éducation négligée lui permettaient de distinguer, à travers le brouillard des préjugés, les illusions des autres et les fausses lumières de la société dissipée au milieu de laquelle il avait vécu, le bien du mal. Mais les traits principaux de son caractère étaient la vanité et l’amour-propre. Il avait beaucoup fréquenté des cadets de famille, mieux doués que lui comme intelligence, qui lui empruntaient son argent, lui vendaient leurs chevaux, et le gagnaient au jeu. En compensation ils l’accablaient de cette sorte de flatterie à laquelle les jeunes gens savent si bien donner toutes les apparences d’une cordiale admiration.

« Vous avez assurément les plus beaux chevaux de Paris ! Vous êtes réellement le meilleur enfant du monde ! Savez-vous, Doltimore, ce que dit de vous la petite Désirée ? il faut en vérité que vous ayez tourné la tête à cette fille. »

Ce genre d’adulation de la part du sexe masculin n’était pas contre-balancé par une grande froideur de la part de l’autre. Lord Doltimore à l’âge de vingt-deux ans était un fort bon parti ; et, quelque peu d’intelligence qu’il eût, il en avait cependant assez pour s’apercevoir qu’il était l’objet de beaucoup plus d’attention, tant de la part des danseuses en quête d’un protecteur que des jeunes demoiselles à la recherche d’un mari, que tous ses camarades habituels, bien que plusieurs d’entre eux fussent de fort beaux garçons.

« Vous ne resterez pas longtemps à Londres maintenant que la saison est finie ? dit Vargrave, lorsque, après le dîner, il se trouva, grâce au départ des dames, auprès de lord Doltimore.

— Non vraiment ; même dans la saison je n’aime pas beaucoup Londres. Le séjour de Paris m’a un peu gâté, et je n’en aime plus d’autre.

— Paris est assurément une ville délicieuse ; le laisser-aller de la vie française a un charme qui manque à notre froide et cérémonieuse ostentation. Néanmoins Londres doit avoir bien des séductions pour un homme tel que vous.

— Mais, en effet, j’y ai beaucoup d’amis ; cependant après les courses d’Ascot je m’y ennuie un peu.

— Avez-vous des chevaux sur le turf ?

— Pas encore ; mais Legard (vous connaissez peut-être Legard ? un excellent garçon) me presse d’y tenter la chance. La fortune m’a souri aux courses de Paris ; vous savez que nous y avons établi des courses. Les Français y prennent goût, tout naturellement.

— Ah vraiment ! Il y a si longtemps que je ne suis allé à Paris ! — c’est un plaisir plein d’intérêt. À propos de courses, je vais chez lord Raby demain ; je crois avoir lu dans un journal du matin que vous aviez parié une somme considérable pour un cheval qui doit courir à Knaresdean.

— Oui, Thunderer ; je pense acheter Thunderer. Legard, le colonel Legard (il était dans la garde, mais il a vendu son grade) est bon juge, et il me conseille de faire cette acquisition. Quelle singulière coïncidence que vous aussi, vous alliez à Knaresdean !

— Fort singulière, en effet, mais fort heureuse ! Nous pourrions y aller ensemble, si vous n’avez pas de meilleur engagement. »

Lord Doltimore rougit et hésita. D’une part il s’effrayait un peu de l’idée de se trouver seul avec un homme aussi remarquable ; d’autre part c’était pour lui un honneur dont il serait bien aise de se vanter auprès de Legard. Néanmoins sa timidité l’emporta sur sa vanité ; il s’excusa ; il allégua qu’il craignait de s’être engagé à emmener Legard.

Lumley sourit, et changea d’entretien. Il réussit à se rendre tellement agréable, que lorsqu’on se sépara, au moment où Lumley prenait congé de son hôte, Doltimore vint à lui, et lui dit avec un peu d’embarras :

« Je crois que je puis m’excuser auprès de Legard, si… si… vous…

— Voilà qui est charmant ! À quelle heure partirons-nous ? Il est inutile que nous y soyons longtemps avant le dîner ; à une heure ?

— Oh ! c’est cela ! N’y arrivons pas longtemps avant le dîner ; à une heure ce serait trop tôt.

— À deux heures alors. Où logez-vous ?

— Chez Fenton.

— J’irai vous y prendre. Bonsoir ! je brûle de voir Thunderer !


CHAPITRE VI

La santé de l’âme n’est pas plus assurée que celle du corps ; et quoique l’on paraisse éloigné des passions, on n’est pas moins en danger de s’y laisser emporter que de tomber malade quand on se porte bien.
(La Rochefoucauld.)

En dépit des efforts de Maltravers pour éviter toutes les occasions de rencontrer Éveline, ils durent nécessairement se trouver ensemble quelquefois, dans le cercle des réunions hospitalières de la province ; et certes, si jamais M. Merton, ou Caroline (plus observatrice que lui) avaient soupçonné Éveline d’avoir fait la conquête de Maltravers, la conduite de ce dernier, en pareille occasion, aurait dû dissiper ce soupçon.

Maltravers était un homme qui sentait profondément ; mais ce n’était plus un enfant prêt à céder à toute impulsion en traînante. J’ai dit que le courage était sa vertu de prédilection ; mais le courage est la vertu des grandes et rares épreuves. Il y en avait une autre, aussi austère, aussi modeste, qu’il considérait comme le point d’appui des devoirs actifs et journaliers : cette vertu c’était la justice. Or, dans sa jeunesse, il s’était épris de cette divinité de convention que nous appelons l’honneur : chimère nébuleuse et changeante qui n’est que le mirage de l’opinion d’une époque ou d’un pays, tandis que la justice a quelque chose de solide et de permanent ; car c’est de la justice que naît l’honneur, non pas le faux honneur, mais l’honneur véritable.

« L’honneur, disait Maltravers, l’honneur est à la justice ce que la fleur est à la plante : son efflorescence, sa parure, sa perfection ! Mais l’honneur qui ne procède pas de la justice n’est qu’un lambeau de chiffon peint, une rose artificielle, que les fleuristes de la société voudraient faire passer pour plus naturelle que la véritable fleur. »

Maltravers cherchait à porter le principe de la justice dans tout ce qu’il faisait ; il n’y réussissait peut-être pas toujours ; car où trouverons-nous que la pratique soit constamment d’accord avec la théorie ? Mais du moins ses efforts étaient continuels. C’était peut-être pour cela qu’il avait toujours évité de tomber dans les excès auxquels sont souvent en traînées les natures exubérantes et généreuses, comme dans les extravagances du pseudo-génie, par exemple.

« Nul homme, disait-il souvent, ne peut se trouver dans une position embarrassée sans causer de l’embarras à d’autres. Sans économie peut-on être juste ? Et que sont la charité, la générosité, sinon la poésie de la justice ? »

Nul ne réclama jamais deux fois de Maltravers le paiement d’une dette légitime ; et nul ne lui demanda jamais une seule fois de tenir une promesse. On sentait qu’on pouvait, quoi qu’il advînt, se fier à sa parole. On aurait pu lui appliquer le spirituel éloge que fit Johnson d’un certain noble. — S’il vous avait promis un gland de chêne, et que la récolte des glands eût manqué en Angleterre, il en aurait envoyé chercher un en Norwége.

Ce n’était donc plus seulement le sentiment chevaleresque de l’honneur (son idole dans sa jeunesse comme partie solidaire du Beau), mais c’était un principe plus âpre, plus opiniâtre, plus réfléchi, produit tardif d’une sagesse plus profonde et plus noble, qui réglait la conduite de Maltravers, dans cette crise de sa vie. Il est certain qu’il n’avait jamais aimé qu’une seule fois comme il aimait Éveline, et que pourtant il ne céda jamais si peu à sa passion.

« Si elle est fiancée à un autre, pensait-il, il n’appartient pas à un tiers de venir s’efforcer de lui faire rompre un pareil engagement. Personne n’est moins capable que moi de juger de la force ou de la faiblesse des liens qui l’attachent à Vargrave ; car mes émotions influenceraient malgré moi mon jugement. Je puis penser que son fiancé n’est pas digne d’elle ; mais c’est à elle à en décider. Tant que ce lien existe, qui aurait le droit de lui donner la tentation de le briser ? »

Fidèle à ces principes, qui peut-être aux yeux du monde sembleraient exagérés, toutes les fois que Maltravers rencontrait Éveline, il se retranchait dans une politesse raide et presque glaciale. Combien cette attitude était difficile à conserver auprès d’une personne si simple et si ingénue ! Pauvre Éveline ! Elle croyait l’avoir offensé. Elle brûlait de pouvoir lui demander quel était son crime. Peut-être, dans son désir de réveiller le génie inactif de Maltravers, avait-elle froissé quelque douleur cachée, quelque blessure secrète de ses souvenirs ? Elle se rappelait continuellement à la mémoire tous les entretiens qu’ils avaient eus ensemble. Ah ! pourquoi ne pouvaient-ils se renouveler ! Maltravers avait fait sur son imagination et sur ses pensées une impression que rien ne pouvait effacer. Elle écrivait plus fréquemment que jamais à lady Vargrave, et le nom de Maltravers se retrouvait à chaque page de sa correspondance.

Un soir, dans une maison du voisinage, miss Cameron, avec la famille Merton, entra dans le salon presque au même instant que Maltravers. La réunion était si peu nombreuse, et il y avait encore si peu d’invités dans le salon, qu’il était impossible qu’il évitât, sans impolitesse positive, ses amis du presbytère. Mistress Merton s’assit auprès d’Éveline, et fit gracieusement signe à Maltravers de venir prendre la troisième place vacante sur le canapé dont elle occupait le centre.

« Nous en voulons à tous vos travaux d’embellissement, monsieur Maltravers, puisqu’ils nous privent de votre société. Mais nous savons que notre cercle monotone doit paraître fade à quelqu’un qui a vu tant de choses. Cependant nous espérons vous offrir bientôt un attrait, en la personne de lord Vargrave. Quel homme spirituel et charmant ! »

Maltravers, pendant la dernière partie de cette phrase, leva les yeux vers Éveline et attacha sur elle un regard calme et pénétrant. Il remarqua qu’elle pâlit et qu’elle poussa un soupir involontaire.

« Il était d’un caractère fort gai à l’époque où je l’ai connu, dit-il ; et il avait alors moins de raisons d’être heureux. »

Mistress Merton sourit, et se tourna d’une façon un peu marquée vers Éveline. Maltravers continua :

« Je n’ai jamais vu feu lord Vargrave. Il n’avait pas la vivacité de son neveu, à ce que je crois.

— J’ai entendu dire qu’il était fort sévère, dit mistress Merton, en dirigeant son lorgnon vers un groupe de personnes qui venaient d’entrer.

— Sévère ! s’écria Éveline. Ah ! si vous aviez pu le connaître ! le meilleur, le plus indulgent… Personne ne m’a jamais aimée comme lui. »

Elle s’arrêta, car elle sentait que ses lèvres étaient tremblantes.

« Je vous demande pardon, ma chère, » dit tranquillement mistress Merton. Elle ne se doutait guère de la souffrance que l’on cause en mettant le pied sur un sentiment. Maltravers était touché. Mistress Merton poursuivit :

« Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il fût bon pour vous, Éveline ; l’homme le plus brutal l’eût été comme lui ; néanmoins on le considérait généralement comme un homme dur.

— Je ne lui ai jamais vu un regard sévère ; jamais je ne lui ai entendu prononcer une parole désagréable ; et même je ne me souviens pas de l’avoir jamais entendu se servir du mot « j’ordonne, » dit Éveline presque courroucée.

Mistress Merton allait répondre lorsque soudain elle aperçut une dame dont la petite fille venait d’avoir la rougeole ; le sentiment maternel entraîna ses pensées dans une autre direction, et elle quitta le canapé, pour obéir à cette sympathie qui unit tous les chefs de jeunes familles. Éveline et Maltravers se trouvèrent seuls.

« Vous ne vous souvenez pas de votre père, n’est-il pas vrai ? dit Maltravers.

— Je n’en ai pas connu d’autre que lord Vargrave ; tant qu’il a vécu, je ne me suis jamais aperçue que j’eusse perdu le mien.

— Votre mère vous ressemble-t-elle ?

— Ah ! je voudrais le Croire ; elle a la plus charmante figure !

— N’avez-vous pas son portrait ?

— Non ; elle n’a jamais voulu consentir à poser.

— Votre père était un Cameron ; j’ai connu plusieurs personnes de ce nom.

— Elles n’étaient pas de notre famille ; ma mère dit qu’il ne nous reste pas un parent.

— Et n’avons-nous aucune espérance de voir lady Vargrave ici ?

— Elle ne quitte jamais la maison ; mais j’espère m’en retourner bientôt à Brook Green. »

Maltravers soupira et la conversation prit un autre tour.

« J’ai à vous remercier des livres que vous avez eu l’obligeance de me prêter. J’aurais dû vous les rendre plus tôt, dit Éveline.

— Ils ne me servent à rien. La poésie a perdu pour moi ses charmes ; surtout le genre de poésie qui unit à la règle et à la symétrie un peu de la froideur de l’art. Alfieri vous a-t-il plu ?

— Son langage est une espèce de français spartiate, répondit Éveline, trouvant une de ces heureuses expressions qui de temps à autre révélaient la vivacité naturelle de son esprit.

— Oui, dit Maltravers en souriant ; votre critique est juste. Ce pauvre Alfieri ! Il a dépensé toute la sève de son génie dans sa vie agitée et dans ses passions orageuses ; et sa poésie n’est que le mirage de ses pensées, non de ses émotions. Plus heureux l’homme de génie qui vit de sa raison, et ne gaspille ses sentiments que dans ses vers !

— Vous ne pensez pas que nos sentiments soient gaspillés, quand nos semblables en sont l’objet ? dit Éveline avec un rire charmant.

— Faites-moi cette question quand vous aurez mon âge, que vous pourrez jeter un regard rétrospectif sur les champs auxquels vous aurez prodigué vos plus ardentes espérances, vos plus nobles aspirations, vos plus tendres affections, et que vous verrez un sol aride et stérile. Ne vous attachez pas aux choses de la terre, dit l’Évangile. »

Éveline fut touchée du ton, des paroles et de la physionomie attristée de Maltravers.

« Vous devriez moins que tout autre penser ainsi, dit-elle avec un aimable empressement ; vous qui avez tant fait pour réveiller et attendrir le cœur de vos semblables, vous qui… qui… elle s’arrêta court, puis elle ajouta d’un ton plus sérieux : — Ah ! monsieur Maltravers, je ne suis pas en état de discuter avec vous, mais il m’est permis d’espérer que vous réfuterez vous-même vos doctrines.

— Si votre vœu se réalisait, répondit Maltravers presque avec dureté, et une expression de profonde angoisse comprima ses lèvres, je vous devrais d’être fort malheureux. »

Il se leva subitement, et s’éloigna.

« En quoi l’ai je offensé ? pensa Éveline tout attristée ; je ne lui parle jamais sans qu’il m’arrive de le blesser. Qu’ai-je donc fait ? »

Elle aurait bien voulu, dans sa naïve bonté, le suivre pour faire la paix avec lui ; mais il se trouvait en ce moment au milieu d’un groupe d’étrangers. Bientôt après il quitta le salon, et elle ne le revit plus pendant l’espace de plusieurs semaines.


CHAPITRE VII

Nihil est aliud magnum quam multa minuta.
(Vet. Auct.)

Un évènement inquiétant vint troubler le calme courant de la vie heureuse qu’on menait au presbytère de Merton. Un matin en descendant, Éveline ne trouva pas la petite Sophie, qui avait réussi à s’arroger le privilège exclusif d’occuper un tabouret auprès de miss Cameron à déjeuner. Mistress Merton parut bientôt, la physionomie plus préoccupée que de coutume : Sophie était souffrante ; elle avait la fièvre. Depuis quelque temps la fièvre scarlatine régnait dans le voisinage ; mistress Merton était donc fort tourmentée.

« C’est d’autant plus malheureux, Caroline, ajouta la mère, en se tournant vers miss Merton, que demain nous devions, comme vous le savez, aller passer quelques jours à Knaresdean, pour y voir les courses. Je crains que, si notre pauvre Sophie ne va pas mieux, vous et miss Cameron, vous ne soyez obligées d’y aller sans moi. Je puis demander à mistress Hare de vous y accompagner, elle en serait enchantée.

— Pauvre Sophie ! dit Caroline ; je suis bien fâchée d’apprendre qu’elle soit malade. Mais je crois que Taylor prendrait bien soin d’elle, je ne vois pas du tout pourquoi vous vous croiriez obligée de rester, à moins qu’elle n’aille plus mal. »

Mistress Merton qui, avec son air tranquille, n’en était pas moins une mère tendre et dévouée, hocha la tête sans répondre. Sophie allait beaucoup plus mal à midi. On envoya chercher le médecin, qui déclara qu’elle avait la fièvre scarlatine.

Il était maintenant nécessaire de prendre des précautions contre la contagion. Caroline, qui avait eu cette fièvre, aida volontiers sa mère pendant deux ou trois heures. Mistress Merton renonça à la partie de plaisir du lendemain. On écrivit à mistress Hare (femme d’un riche squire du voisinage), et cette dame accepta avec plaisir de se charger de Caroline et de son amie.

On avait laissé Sophie endormie. Quand mistress Merton revint auprès de son lit, elle y trouva Éveline tranquillement installée. Elle s’en alarma, car Éveline n’avait jamais eu la fièvre scarlatine, et on lui avait interdit la chambre de la malade. Mais la pauvre petite Sophie s’était éveillée, et avait demandé, en pleurant, sa chère Éveline. La bonne d’enfant n’avait rien eu de plus pressé que de le dire à Éveline qui errait aux alentours de la chambre interdite et qui insista pour entrer. L’enfant la regardait d’un air si suppliant, lorsque mistress Merton rentra, et dit d’un ton si plaintif : « N’emmenez pas Éveline ! » que celle-ci déclara bravement qu’elle n’avait pas du tout peur de la contagion, et qu’elle était décidée à rester. D’ailleurs on ne pouvait se passer de son aide et de ses soins, puisque Caroline devait aller à Knaresdean le jour suivant.

— Mais vous y allez aussi, ma chère miss Cameron.

— Non, vraiment, je ne le peux pas. Je ne tiens pas aux courses ; je n’ai jamais souhaité d’y aller ; j’aurais bien préféré rester ici, et je suis convaincue que Sophie ne se trouverait pas bien sans moi. N’est-ce pas, chérie ?

— Oh si !… oh si ! je ne veux pas vous priver de voir les jolies courses ; cela me rendrait bien plus malade.

— Mais, Sophie, je ne tiens pas aux jolies courses, moi, comme votre sœur Caroline. Il faut absolument que Caroline y aille ; on ne saurait se passer d’elle. Mais moi, on ne me connaît pas, et l’on ne s’apercevra guère de mon absence.

— Je ne veux pas entendre parler de cela, » dit mistress Merton, les larmes aux yeux. Éveline se tut pour le moment. Mais le lendemain matin Sophie allait beaucoup plus mal, et sa mère était trop inquiète et trop triste pour songer davantage à l’étiquette ou à la politesse, de sorte qu’Éveline resta.

Elle éprouva un regret passager quand la chose fut tout à fait décidée. Elle étouffa un soupir. Ne manquait-elle pas l’unique occasion de voir Maltravers qui se présenterait peut-être de longtemps ? Elle avait attendu cette éventualité avec intérêt, et avec un sentiment de plaisir mêlé de crainte ; l’occasion était perdue ; mais pourquoi s’en inquiéterait-elle ? Que lui faisait Maltravers ?

Le cœur de Caroline lui adressa des reproches, lors qu’elle entra dans la chambre de Sophie avec son chapeau lilas et sa robe neuve. La petite fille tourna vers elle des yeux qui, malgré leur langueur, exprimaient pourtant le plaisir qu’éprouve une enfant à la vue de beaux atours, et s’écria :

« Que vous êtes donc belle, Caroline ! Je vous en supplie, emmenez Éveline avec vous ; Éveline sera si belle aussi ! »

Caroline embrassa silencieusement l’enfant, et s’arrêta indécise. Elle regardait alternativement sa robe, puis Éveline qui lui souriait sans la moindre arrière-pensée d’envie, et elle était presque tentée de rester aussi au presbytère, quand sa mère entra tenant une lettre de lord Vargrave. Elle était courte : il devait se trouver aux Courses de Knaresdean ; il espérait y rencontrer ces dames et les accompagner à leur retour. Cette nouvelle redécida Caroline, et consola Éveline. Quelques minutes plus tard mistress Hare arriva ; Caroline, heureuse de se dérober peut-être au cri de sa conscience, s’empressa de monter en voiture, et dit précipitamment :

« Dieu vous bénisse tous ! Ne vous tourmentez pas ; je suis sûre qu’elle ira bien demain ! et prenez garde, Éveline, de ne pas attraper la fièvre. »

M. Merton prit un air sérieux, et soupira en lui donnant la main pour monter en voiture. Mais lorsqu’elle s’y trouva assise, qu’elle se tourna vers lui, et qu’elle lui envoya de la main un baiser, elle était si belle et si distinguée, qu’un sentiment d’orgueil paternel dissipa le chagrin que lui avait causé son peu de sensibilité. Il avait, lui aussi, renoncé à la visite de Knaresdean ; mais quelque temps après, Sophie s’étant endormie d’un paisible sommeil, il crut pouvoir sans inconvénient se hasarder à traverser au galop le pays, à gagner le champ de courses et à revenir dîner chez lui.

Les jours se passèrent ; une semaine entière s’écoula ; les courses étaient finies, mais Caroline n’était pas de retour. Cependant la fièvre de Sophie s’était calmée, elle put quitter son lit, sa chambre, elle put enfin descendre, et le bonheur rentra dans la famille. Il est étonnant combien la moindre indisposition chez ces petits êtres dérange tous les rouages de la vie domestique ! Éveline, par bonheur, n’avait pas pris la fièvre. Elle était pâle et un peu amaigrie par la fatigue et le défaut d’air et d’exercice ; mais elle en était amplement dédommagée par le doux regard humide et reconnaissant de la mère, par l’affectueux serrement de main du père, par le rétablissement de Sophie, et par la satisfaction de son propre cœur. Caroline avait écrit deux fois ; chaque fois c’était pour différer son retour. Lady Raby, disait-elle, était si aimable pour elle qu’il ne lui était pas possible de la quitter avant que sa société se fût dispersée ; elle était charmée d’avoir d’aussi bonnes nouvelles de Sophie.

Lord Vargrave n’était pas encore arrivé au presbytère pour y rester ; mais il y était venu deux fois à cheval, et il y avait passé quelques heures. Il fit tous ses efforts pour se rendre agréable à Éveline, qui, trompée par ses manières, et influencée par les souvenirs d’une longue et familière intimité, se reprocha plus que jamais la répugnance que lui inspiraient ses avances, et l’ingrate hésitation qu’elle éprouvait à accomplir les vœux de son beau-père.

Lumley fit aux Merton d’aimables éloges de Caroline. Elle était, disait-il, fort admirée ; c’était bien la plus jolie femme qui se trouvât à Knaresdean. Un certain jeune homme de ses amis, lord Doltimore, en était évidemment épris. Cette dernière phrase donna beaucoup à penser à M. et à Mme Merton.

Un matin mistress Hare, infatigable causeuse et la plus grande commère du Voisinage, vint faire visite au presbytère. Elle était revenue l’avant-veille de Knaresdean ; et elle avait aussi mille choses à raconter au sujet des conquêtes de Caroline.

« Je vous assure, ma chère mistress Merton, que si nous n’avions su qu’il avait le cœur préoccupé d’un autre objet, nous aurions pensé que lord Vargrave était son plus ardent admirateur. C’est un homme bien charmant que lord Vargrave ! Mais quand à lord Doltimore, c’est véritablement de l’amour : il n’y a pas à s’y méprendre. Excusez-moi ; je n’aime pas les cancans, vous savez, ah ! ah ! ah ! C’est un beau jeune homme, mais froid et réservé ; il n’a pas le charme de lord Vargrave.

— Lord Raby s’en retourne-t-il à Londres, ou bien s’est-il fixé à Knaresdean pour tout l’automne ?

— Il part vendredi, je crois. Il ne reste plus beaucoup de monde à Knaresdean. Lady A***, lord B***, lord Vargrave et votre fille, M. Legard, lord Doltimore, et mistress Cipher avec ses filles, tous les autres invités ont quitté le même jour que moi.

— Vraiment ! dit M. Merton, un peu surpris.

— Ah ! je devine ce que vous pensez ; vous vous étonnez que miss Caroline ne soit pas revenue, n’est-ce pas ? Mais peut-être lord Doltimore… ah ! ah ! ah ! Ce n’est pas pour faire des cancans, mais… excusez-moi, de grâce !

M. Maltravers était-il à Knaresdean ? » demanda mistress Merton, qui désirait changer de conversation, et qui, pour l’instant, ne trouva pas autre chose à dire. Éveline était en train de découper un dada en papier pour Sophie ; l’enfant, qui avait perdu sa bruyante gaieté, était couchée sur le canapé, et suivait attentivement les doigts de fée d’Éveline.

« Méchante Éveline, vous avez coupé la tête au dada !

M. Maltravers ? non, je ne crois pas, non, je me rappelle positivement qu’il n’y était pas. Lord Raby l’avait prié avec instance de venir, et il a été fort contrarié qu’il n’ait pas voulu accepter son invitation. Mais à propos de M. Maltravers, je l’ai rencontré ce matin, il y a un quart d’heure, en venant vous voir. Vous savez qu’il nous a donné la permission de traverser sa propriété, et comme je me trouvais dans le parc, j’ai fait arrêter ma voiture pour lui parler. Je lui ai dit que je venais ici, que vous aviez eu la fièvre scarlatine chez vous, et que c’était pour cette raison que vous n’étiez pas allée aux courses. Il est devenu pâle comme la mort, et il m’a semblé tout bouleversé. Je lui ai dit que nous craignions tous que miss Cameron ne prît la scarlatine ; et, pardonnez-moi, mais… ah ! ah ! ah ! ce n’est pas pour faire des cancans, j’espère… mais…

M. Maltravers, » annonça le sommelier, en ouvrant la porte.

Maltravers entra à pas rapides et précipités ; il s’arrêta court en voyant Éveline, et toute sa physionomie s’illumina instantanément d’une expression joyeuse, qui s’évanouit aussi subitement.

« Voilà qui est bien aimable, dit mistress Merton ; il y a si longtemps que nous ne vous avons Vu.

— J’ai été fort occupé, dit Maltravèrs à voix basse et d’une manière presque inintelligible, en s’asseyant auprès d’Éveline. Je viens seulement d’apprendre… que… que vous aviez eu des malades chez vous. Miss Cameron, vous êtes pâle… Vous… vous n’avez pas souffert, j’espère ?

— Non, je me porte parfaitement bien, dit Éveline en souriant ; elle se sentait tout heureuse que son ami lui parlât avec tant de bonté.

— Ce n’est que moi qui suis malade, monsieur Ernest, dit Sophie ; vous m’avez oubliée ! »

Maltravers se hâta de se justifier, et la paix fut bientôt faite.

Mistress Hare, à qui l’étonnement causé par cette arrivée inopinée avait fait garder le silence, et qui brûlait de justifier avec d’élégantes périphrases le vulgaire adage : « trop parler nuit, » se mit à débiter de nouveau son chapelet. Elle babilla avec l’un ; elle babilla avec l’autre ; elle babilla avec tout le monde, jusqu’à ce qu’elle fut hors d’haleine. Alors la demi-heure de rigueur étant écoulée, on sonna, pour demander la voiture de mistress Hare, qui se leva pour partir.

« Ayez donc la bonté de venir avec moi jusqu’à la porte, mistress Merton, dit-elle, pour voir mon poney-phaeton, il est si Joli ! Lady Raby l’admire fort ; vous devriez en avoir un semblable. » En parlant, elle lança à mistress Merton un regard significatif, qui disait aussi clairement que peut le dire un regard : « J’ai quelque chose à vous conter. » Mistress Merton comprit, et sortit avec la bonne dame.

« Savez-vous, ma chère mistress Merton, dit à voix basse mistress Hare, lorsqu’elles se trouvèrent dans la salle de billard qui séparait le salon du vestibule ; savez-vous si lord Vargrave et M. Maltravers sont bien ensemble ?

— Non, vraiment. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Oh ! parce que, quand j’ai parlé de M. Maltravers à lord Vargrave, il a secoué la tête ; et je ne me souviens pas exactement de ce qu’il m’a dit, mais j’ai cru comprendre qu’il y avait un peu de froid entre eux. Il m’a demandé avec une certaine inquiétude si M. Maltravers venait souvent au presbytère ; et il a paru troublé quand je lui ai dit que vous étiez si proches voisins. Vous m’excuserez, vous savez, mais… ah ! ah ! ah ! nous sommes de si anciennes amies ! et si lord Vargrave doit venir passer chez vous quelque temps, il lui serait peut-être désagréable de rencontrer… vous m’excuserez. J’ai pris la liberté de lui dire qu’il n’avait pas lieu d’être jaloux de M. Maltravers, ah ! ah ! car il n’était guère homme à se marier. Mais j’avoue que je n’ai pu m’empêcher de penser que miss Caroline était l’objet… vous me pardonnerez… ce n’est pas pour faire des cancans, mais… ah ! enfin tout bien considéré, il vaut mieux que ce soit lord Doltimore. Allons, allons, je vous souhaite le bonjour. J’ai pensé qu’il valait mieux que vous fussiez avertie. N’est-ce pas que mon phaéton est joli ? Mes compliments affectueux à M. Merton. »

Et la dame partit.

Pendant cet entretien Maltravers et Éveline restèrent seuls avec Sophie. Maltravers était resté penché au-dessus de la petite fille, occupé à ce qu’il semblait d’écouter son babil ; tandis qu’Éveline, qui s’était levée pour donner la main à mistress Hare, au lieu de se rasseoir, s’acheminait vers la fenêtre, et s’occupait d’arranger une corbeille de fleurs qui se trouvait dans l’embrasure.

« Ah ! c’est joli, monsieur Ernest, dit Sophie (qui prononçait toujours ce nom en zézeyant), c’est joli, vous ne vous souciez guère de nous. Vous êtes si longtemps sans venir nous voir ! n’est-ce pas, Éveline ? J’ai bien envie de ne pas vous parler, monsieur, je vous assure !

— Ce serait un châtiment par trop sévère, miss Sophie ; seulement, par bonheur pour moi, c’est sur vous qu’il retomberait. Vous ne pourriez vivre sans jaser, jaser, jaser !

— Mais je n’aurais plus jamais jasé peut-être, monsieur Ernest, si maman, et ma jolie Éveline, n’eussent été si bonnes pour moi ; » et l’enfant secoua tristement la tête, comme si elle avait pitié d’elle-même. « Mais vous ne resterez plus si longtemps sans venir, n’est-ce pas ? Sophie pourra jouer demain ; il faudra venir demain balancer Sophie : il n’y a plus d’escarpolette depuis que vous ne venez plus. »

Tandis que Sophie parlait, Éveline se tourna à demi, comme pour entendre la réponse de Maltravers, qui paraissait hésiter :

« Il ne faut pas, dit-elle, importuner M. Maltravers de la sorte, Sophie. M. Maltravers a trop à faire pour venir nous voir. »

C’était une parole un peu aigre pour Éveline, et, tout en parlant, ses joues se colorèrent ; mais un sourire malin et provocateur errait pourtant sur ses lèvres.

« Mon absence de ces lieux ne peut être une privation que pour moi, miss Cameron, » dit Maltravers se levant, et s’efforçant en vain de résister à l’impulsion qui l’attirait vers la fenêtre. Le reproche contenu dans les paroles et le ton d’Éveline l’affligeait et l’enchantait à la fois. Et puis cette scène, cette enfant malade lui rappelaient sa première entrevue avec Éveline. Il oublia, en cet instant, l’intervalle de temps qui s’était écoulé, les nouveaux liens qu’elle avait formés, et toutes les résolutions qu’il avait prises.

« Vous nous faites là un compliment peu flatteur, répondit ingénûment Éveline ; pensez-vous que nous soyons assez indignes de votre société pour ne pas en apprécier l’avantage ? Mais peut-être, ajouta-t-elle, en baissant la voix, peut-être que nous vous avons offensé… peut-être que… je… je… vous ai… dit quelque chose de… de blessant !

— Vous ! » s’écria Maltravers tout ému.

Sophie, qui avait tout écouté fort attentivement, intervint dans la discussion.

« Donnez-lui la main, dit-elle, pour faire votre paix avec Éveline. Vous vous serez querellé avec elle, méchant Ernest ! »

Éveline se mit à rire, et rejeta en arrière les boucles dorées de sa chevelure.

« Je crois que Sophie a raison, dit-elle avec une simplicité charmante ; faisons la paix ! » Et elle tendit la main à Maltravers.

Maltravers porta cette blanche main à ses lèvres.

« Hélas ! dit-il, ému par différents sentiments qui firent trembler sa voix mâle, le seul défaut que je vous reproche, c’est que votre société me rend mécontent de mes foyers déserts : et comme la solitude doit être la destinée de ma vie, je cherche à m’y endurcir. »

En ce moment, mistress Merton fit sa rentrée au salon ; heureusement ou non, c’est au lecteur à en décider.

Elle s’excusa de son absence, parla de mistress Hare, et de ses petits garçons : de beaux enfants, mais trop turbulents. Puis elle demanda à Maltravers s’il avait vu lord Vargrave, depuis que ce dernier se trouvait dans le comté !

Maltravers répondit froidement qu’il n’avait pas eu cet honneur ; que Vargrave lui avait fait visite en se rendant au presbytère quelques jours auparavant, mais qu’il n’était pas chez lui, et qu’il ne l’avait pas vu depuis plusieurs années.

« C’est un homme qui a des manières fort séduisantes, dit mistress Merton.

— Assurément ; fort séduisantes.

— Et c’est un homme d’un grand mérite…

— Oui, il a beaucoup de moyens.

— Il paraît fort aimable. »

Maltravers s’inclina, et regarda du côté d’Éveline ; mais le visage de la jeune fille n’était pas tourné vers lui.

Le tour qu’avait pris la conversation était pénible au visiteur, et il se leva pour partir.

« Peut-être nous ferez-vous le plaisir de vous trouver à dîner ici demain avec lord Vargrave, dit mistress Merton ; il doit venir passer avec nous quelques jours, autant que le lui permettront ses affaires. »

Maltravers se trouver avec Vargrave, l’heureux Vargrave ! le fiancé d’Éveline ! Maltravers être témoin des droits affectueux, des privilèges enchanteurs accordés à un autre ! et à un autre encore qu’il ne croyait pas digne d’Eveiine ! Les images qu’évoqua l’invitation de mistress Merton le firent frémir.

« Vous êtes trop bonne, ma chère mistress Merton, mais j’attends un hôte à Burleigh ; un ancien et bien cher ami, M. Cleveland.

M. Cleveland ! nous serons enchantés de le voir aussi. Nous l’avons connu il y a bien des années, pendant votre minorité, lorsqu’il venait visiter Burleigh deux ou trois fois l’an.

— Il a bien changé depuis lors, il est souvent malade. Je crains de ne pouvoir prendre d’engagement en son nom ; mais, aussitôt après son arrivée, il viendra vous faire visite, et vous adresser lui-même ses excuses. »

Maltravers prit alors congé à la hâte. Il ne se sentit pas assez maître de lui pour adresser à Éveline autre chose qu’un froid salut, elle lui jeta un regard plein de reproches. Ainsi donc son éloignement du presbytère était prémédité, résolu d’avance : et pourquoi ? elle était affligée ; elle était froissée, mais plus affligée que froissée. C’était peut-être parce que l’estime, l’intérêt, l’admiration sont plus tolérants et plus charitables que l’amour.


CHAPITRE VIII

Aréthuse. C’est bien, mylord, de faire ainsi sa cour aux dames !

. . . . . . . . . . . . . . .

Claremont. Assurément, on rend un beau service à cette dame contre son gré.

(Philaster.)

Le même jour, et presque à la même heure où se passaient la scène et la conversation rapportées au chapitre précédent, lord Vargrave et Caroline étaient assis tout seuls après déjeuner dans la salle à manger de Knaresdean. La société qui y était réunie s’était, comme d’habitude, dispersée à midi. On entendait au loin le bruit du jeu de billard. Lord Doltimore jouait avec le colonel Legard, un des meilleurs joueurs de l’Europe, mais qui, heureusement pour Doltimore, avait pris pour règle de ne jamais jouer de l’argent. Mistress Cipher, ses filles et la plupart des invités étaient dans la salle de billard, et suivaient la partie. Lady Raby écrivait des lettres. Lord Raby était parti à cheval pour visiter une de ses fermes. Depuis quelque temps Caroline et Lumley étaient absorbées dans une conversation sérieuse. Miss Merton était assise dans un grand fauteuil, fort émue, et elle tenait son mouchoir sur ses yeux. Lord Vargrave, le dos appuyé contre la cheminée, se penchait au-dessus d’elle, et lui parlait à voix basse, tandis que son coup d’œil rapide errait alternativement du visage de la jeune personne à la porte et aux fenêtres, afin d’être en garde contre toute interruption.

« Non, ma chère amie, disait-il, croyez à ma sincérité. Mes sentiments pour vous sont véritablement de telle nature qu’il n’y a pas de paroles qui puissent les décrire.

— Alors pourquoi….

— Pourquoi souhaiter de vous voir mariée à un autre ? Pourquoi épouser moi-même une autre femme ? Caroline, je vous ai déjà expliqué qu’en cette circonstance nous sommes l’un et l’autre victimes d’une inévitable destinée. Il est absolument nécessaire que j’épouse miss Cameron. Je ne vous ai jamais trompée à ce sujet. Je l’aurais aimée, mon cœur aurait accompagné ma main, sans votre trop séduisante beauté, votre esprit supérieur ! Oui, Caroline, votre esprit m’a charmé plus encore que votre beauté. Je l’ai trouvé sympathique au mien ; il m’a paru animé, comme le mien, de cette juste et sage ambition qui nous fait regarder les sots dont le monde est peuplé comme des marionnettes, comme des jetons, comme les pions d’un jeu d’échecs. Pour ma part, un ange venu du ciel ne pourrait me faire renoncer au grand jeu de la vie ! Moi, céder à mes ennemis ! moi, glisser du haut en bas de l’échelle ! moi, défaire la trame que j’ai ourdie ! Partagez mon cœur, mon amitié, mes projets ; voilà l’affection vraie, pleine de dignité, qui doit exister entre des esprits comme les nôtres ; tout le reste n’est que préjugé d’enfant.

— Vargrave, je suis ambitieuse, mondaine, je l’avoue ; mais je serais capable de tout sacrifier pour vous !

— Vous le croyez parce que vous ne connaissez pas l’étendue de ce sacrifice. Vous me voyez maintenant riche, en apparence, puissant, adulé, voilà le destin que vous voulez bien partager ; et voilà le destin que vous partageriez en effet, si c’était véritablement la position que je pusse vous donner. Mais regardez le revers de la médaille. Destitué de mes fonctions… ma fortune dissipée… criblé de dettes criardes… ma pénurie devenue notoire… moi-même objet du ridicule qui suit l’embarras des affaires et du mépris qui s’attache à la pauvreté et à l’ambition déçue… exilé dans quelque ville étrangère où je vivrais de la mesquine pension à laquelle seule j’aurais droit… vivant comme un mendiant de l’aumône du trésor public… ce trésor lui-même tellement dévoré par ses charges et ses dettes que pas un épicier de la ville voisine n’envierait le revenu d’un ministre en retraite… Moi, destitué, tombé, méprisé dans la force de l’âge, au zénith de mes espérances ! En supposant que je puisse m’y résigner pour moi-même, comment m’y résignerais-je pour vous ? Vous, née pour être l’ornement des cours !… Et vous ? pourriez-vous me voir ainsi ? ma vie empoisonnée, ma carrière perdue ; et vous dire, généreuse comme vous l’êtes, que c’est votre amour qui nous aurait condamnés, moi, vous, nos enfants, à ce sort misérable ! Impossible, Caroline ! Nous avons trop de sagesse tous deux pour admettre des idées aussi romanesques. Ce n’est pas parce que nous aimons trop peu, c’est parce que dans notre amour nous sommes dignes l’un de l’autre que nous dédaignons de faire de l’amour une malédiction ! Nous ne sommes pas de force à lutter contre le monde, mais nous pouvons lui donner la main, et persuader à cet avare de nous livrer ses trésors. Mon cœur vous appartiendra toujours ; ma main doit appartenir à miss Cameron. Il me faut de l’argent ! toute ma carrière en dépend. C’est positivement pour moi l’alternative du voleur de grand chemin : la bourse ou la vie. »

Vargrave s’arrêta, et prit la main de Caroline.

« Je ne puis discuter avec vous, dit-elle ; vous connaissez l’étrange empire que vous avez obtenu sur moi, et certainement, malgré ce qui s’est passé (ici Caroline pâlit), je saurai tout souffrir plutôt que d’être exposée à ce que vous me reprochiez un jour d’avoir par égoïsme compromis vos intérêts, votre juste ambition.

— Ma noble amie ! Je ne vous dirai pas que je vous verrai épouser un autre homme sans éprouver une vive douleur ; mais je serai consolé par la pensée que j’aurai contribué à vous faire obtenir une position plus digne de votre mérite que celle que je pourrais vous offrir. Lord Doltimore est riche : vous lui enseignerez le bon usage des richesses ; il est faible : vous le gouvernerez par votre intelligence ; il vous aime : votre beauté suffira à vous conserver son amour. Ah ! nous resterons éternellement de tendres amis, vous et moi !

Ce misérable fourbe continua longtemps de parler ainsi à Caroline. Tantôt il l’apaisait, tantôt il l’irritait ; tantôt il la flattait, tantôt il l’indignait. Elle l’aimait, à n’en pouvoir douter, autant qu’elle était capable d’aimer. Mais peut-être étaient-ce le rang, la réputation de Vargrave qui avaient gagné son cœur ; et, ne connaissant pas l’embarras de ses affaires, peut-être avait-elle conçu l’espérance ambitieuse, que, dans le cas où Éveline refuserait la main de lord Vargrave, il la lui offrirait à elle-même. Sous cette impression, elle avait cherché à le charmer, elle avait fait la coquette, elle avait joué avec le serpent, et le serpent avait fini par la fasciner et l’enlacer de ses replis. Elle avait dit vrai ; elle était capable de faire de grands sacrifices pour lord Vargrave ; mais le tableau qu’il déroula devant ses yeux l’épouvanta. Elle était préparée à faire face à des difficultés dans un palais ; peut-être même à endurer quelques privations dans une chaumière élégante, mais cela n’allait pas jusqu’à souffrir de la pénurie dans un logement garni. Par degrés elle écouta plus attentivement la description que lui faisait Vargrave du pouvoir dont elle disposerait, et des hommages qu’on lui adresserait, si elle pouvait épouser lord Doltimore ; elle écouta, et se trouva presque consolée ; mais la pensée d’Éveline lui revint à l’esprit ; et, à la jalousie naturelle qu’elle éprouva, peut-être se mêla-t-il quelque regret du sort auquel lord Vargrave condamnait aussi froidement cette belle et innocente enfant.

« Mais, Vargrave, dit-elle, ne vous fiez pas trop à vos espérances ; Éveline pourrait bien vous refuser. Elle ne vous voit pas avec les mêmes yeux que moi ; ce n’est qu’un sentiment d’honneur qui jusqu’à présent l’empêche de se refuser ouvertement à remplir un engagement qui lui répugne, je le sais. Et si elle vous refusait, si vous vous trouviez libre, et que moi je fusse mariée…

— Même dans un cas pareil, interrompit Vargrave, il me faudra encenser le Veau d’Or ; mon rang et mon nom m’achèteront une héritière, sinon aussi bien dotée qu’Éveline, du moins assez riche pour dégager les roues de mon char embourbé dans la fange de mes dettes. Mais je ne veux pas douter d’Éveline ; son cœur est libre encore.

— C’est vrai ; jusqu’à présent personne n’a son amour.

— Et ce Maltravers ? Elle est romanesque, j’imagine ; a-t-il paru captivé par sa beauté ou sa fortune ?

— Non, vraiment, je ne le pense pas ; nous ne l’avons pas vu souvent dans ces derniers temps. Il lui parlait plutôt comme on parle à un enfant ; il y a une si grande disproportion d’âge entre eux !

— J’ai plusieurs années de plus que Maltravers, murmura Vargrave tristement.

— Vous !.. mais vous avez l’air plus gai, plus animé, et par conséquent plus jeune.

— Belle flatteuse ! Maltravers ne m’aime pas ; je crains que ce qu’il dira de moi…

— Je ne l’ai jamais entendu parler de vous, Vargrave ; et je dois dire, à l’honneur d’Éveline, que si elle ne vous aime pas, elle vous estime et vous respecte.

— L’estime, le respect, voilà les sentiments qui conviennent à un prudent hymen, dit Vargrave en souriant. Mais écoutez ! je n’entends plus le bruit du billard ; on pourrait nous trouver ici. Il vaut mieux nous séparer. »

Lord Vargrave entra dans la salle de billard. Les jeunes gens venaient d’achever leur partie, et se disposaient à rendre visite à Thunderer, qui avait gagné le prix aux courses, et qui maintenant appartenait à lord Doltimore.

Vargrave les accompagna à l’écurie ; et après avoir dissimulé, aussi bien que possible, son ignorance en matière de chevaux sous une profusion de compliments à propos du poitrail, du train de derrière, de la race, de la force, du bon état, et des qualités éminentes de Thunderer, il s’arrangea de manière à attirer Doltimore dans la cour, tandis que le colonel Legard restait en conférence sérieuse avec le groom.

« Doltimore, je quitte Knaresdean demain ; vous retournez à Londres sans doute ? Voulez-vous vous charger de remettre pour moi un petit paquet au ministère de l’Intérieur ?

— Certainement, aussitôt que j’irai à Londres ; mais je pense passer quelques jours chez l’oncle de Legard, le vieil amiral. Il a un pavillon de chasse dans ce voisinage, et il nous y a invités tous deux.

— Oh ! je devine l’attrait qui vous retient ! et c’est assurément un attrait charmant : la plus belle fille du comté. C’est dommage qu’elle n’ait pas de fortune.

— Je ne tiens pas à la fortune, dit Doltimore, en rougissant, et en se redressant dans sa cravate ; mais vous vous trompez ; je n’y songe pas. Miss Merton est une fort jolie personne ; mais je doute qu’elle se soucie beaucoup de moi. Je n’épouserais jamais une femme qui ne serait pas très amoureuse de moi. »

Et lord Doltimore fit entendre un petit rire niais.

« Vous êtes plus modeste que clairvoyant, dit lord Vargrave en souriant, mais retenez ceci : je vous prédis, moi, que la beauté qui fera sensation à la saison prochaine sera une certaine Caroline, lady Doltimore. »

La conversation en resta là.

« Je crois que voilà une affaire qui s’arrangera, se dit Vargrave, en s’habillant avant le dîner. Caroline disposera de Doltimore, et moi je disposerai d’un vote à la Chambre des Pairs et de trois à la Chambre des Communes. Je l’ai déjà amené à des opinions politiques convenables. Tout ceci n’est assurément qu’une bagatelle, mais je n’avais que cela pour m’amuser ici, et il ne faut jamais laisser perdre une occasion. D’ailleurs Doltimore est riche, et il est toujours utile d’avoir des amis qui aient de la fortune. Je tiens Caroline aussi en mon pouvoir, et elle pourra me servir auprès de cette Éveline, que je déteste presque, au lieu de l’aimer. Elle m’a lésé dans mes intérêts, elle m’a volé l’héritage auquel j’avais droit ; et maintenant, si elle me refuse… mais non, je ne veux pas admettre cette pensée !


CHAPITRE IX

Les Dieux ont mis les événements de l’avenir hors de la portée de nos regards ; et ils rient quand ils voient des sots qui s’épouvantent des choses qu’inventent les fripons.
(Sedley. — Lycophron.)

Le lendemain Caroline revint au presbytère dans la voiture de lady Raby ; et deux heures après son retour, lord Vargrave arriva. M. Merton avait invité les principaux personnages d’alentour à se trouver avec cet hôte distingué. Lord Vargrave, qui s’appliquait à briller aux yeux d’Éveline, les charma tous par son esprit et ses manières affables. Éveline pourtant lui sembla pâle et triste. Il s’attacha à elle avec persistance pendant toute la soirée. L’intelligence mûrie de la jeune fille était plus en état que naguère d’apprécier le mérite de Lumley ; elle faisait intérieurement entre sa conversation et celle de Maltravers des comparaisons, qui n’étaient pas à l’avantage de Vargrave. L’élocution facile de ce dernier avait le don d’amuser souvent, sans intéresser jamais. Lorsqu’il se lançait dans les questions de sentiment, on voyait que ses paroles ne s’appuyaient sur rien ; il ne se sentait à l’aise qu’en traitant des sujets mondains. Caroline était gaie, elle l’était toujours lorsqu’elle se trouvait en société, mais son rire semblait forcé, et son regard distrait.

Le lendemain après le déjeuner, lord Vargrave s’achemina seul vers Burleigh. Au moment où il traversait le taillis qui formait la lisière du parc, un grand lévrier de Perse s’élança sur lui, en aboyant ; il leva les yeux, et il aperçut un homme qui suivait à pas lents un des sentiers dont le bois était sillonné. Il reconnut Maltravers. C’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis le jour où ils s’étaient rencontrés chez Florence, quelques semaines avant sa mort. Un remords de conscience fit tressaillir le cœur froid de l’intrigant. Les années s’écartèrent pour lui laisser voir le passé ; il se rappela le jeune homme généreux et ardent auquel il avait donné le nom d’ami, avant que le caractère et la carrière de l’un ou de l’autre se fussent dessinés. Il se souvint de leurs fantasques aventures, de leurs joyeuses folies dans de lointaines contrées, où ils avaient été tout l’un pour l’autre. L’adolescent imberbe, dont le cœur et la bourse lui étaient toujours ouverts, et que lui, le plus âgé et le plus sage, avait entraîné à des fautes de jeunesse et de passion inexpérimentée, se dressa devant lui en contraste avec l’air grave et mélancolique de l’homme désenchanté et solitaire qui s’avançait lentement vers lui en ce moment : l’homme dont il avait contribué à briser la glorieuse carrière ; l’homme dont ses intrigues avaient prématurément aigri le cœur ; l’homme dont les plus belles années s’étaient écoulées dans l’exil, sacrifiées à cette tombe qu’avait creusée un égoïste et infâme complot ! et Cesarini… Cesarini enfermé dans un hôpital de fous ! telles furent les visions que l’aspect de Maltravers évoqua. Une voix prophétique qu’éveilla ce remords momentané et inaccoutumé murmura au fond de l’âme de Vargrave : « Oses-tu croire que tes manœuvres réussiront, et que ton ambition sera couronnée de succès ? » Pour la première fois de sa vie peut-être, cet homme à l’imagination froide et calme éprouva un pressentiment mystérieux et sinistre.

Ils se rencontrèrent donc en face. Avec une émotion qui semblait émaner d’un sentiment honnête et vrai, Lumley tendit silencieusement la main à Maltravers, en détournant la tête à demi.

« Lord Vargrave ! dit Maltravers avec une égale agitation, il y a longtemps que nous ne nous sommes rencontrés.

— Oui, bien longtemps, répondit Lumley en s’efforçant de retrouver son sang-froid, les années nous ont changés l’un et l’autre ; mais j’espère qu’elles vous ont laissé, comme à moi, le souvenir de notre ancienne amitié. »

Maltravers garda le silence, Vargrave continua :

« Vous vous taisez, Maltravers. Les dissidences politiques, les occupations opposées, ou simplement les années ont-elles donc suffi à creuser un abîme entre nous ? Pourquoi ne serions-nous plus amis ?

— Amis ! répéta Maltravers : à notre âge on ne doit pas prononcer ce mot-là à la légère ; l’amitié ne se forme plus aussi étourdiment que lorsque nous étions plus jeunes.

— Mais ne pouvons-nous la renouveler ?

— Les sentiers que nous suivons dans la vie sont différents ; et si je devais analyser vos motifs et votre carrière avec l’œil scrutateur de l’amitié, cela ne servirait sans doute qu’à nous séparer davantage. Je suis las de la grande jonglerie de l’ambition ; et je n’ai pas de sympathie de reste pour les charlatans qui se glissent dans une bouteille, ou qui avalent un sabre nu.

— Si vous méprisez cette comédie, alors rions-en ensemble, car je suis aussi sceptique que vous.

— Ah ! dit Maltravers avec un sourire moitié triste moitié amer ; si vous n’étiez pas vous-même un de ces charlatans !

— Qui donc serait plus capable qu’un initié de juger des mystères d’Éleusis ? Mais, sérieusement, pourquoi donc les dissidences politiques entraveraient-elles les amitiés particulières ? Grâce au ciel, cette doctrine-là n’a jamais été la mienne.

— Si ces différences résultent, de part et d’autre, de convictions honnêtes, non certes ! Mais êtes-vous convaincu, Lumley ?

— Ma foi, j’ai pris l’habitude de le croire ; et l’habitude est une seconde nature. Néanmoins, comme je pense bien que nous nous rencontrerons encore un jour dans l’arène, il ne faut pas que je vous révèle mes côtés faibles. Comment se fait-il, Maltravers, qu’on vous voie si peu au presbytère ? Vous y êtes très-bien vu. Avez-vous quelque bon bénéfice que Charles Merton pourrait occuper en même temps que le sien ?… Vous secouez la tête… Que pensez-vous de ma future, miss Cameron ?

— Vous parlez légèrement. Peut-être….

— Que je sens profondément, alliez-vous dire. Oui, effectivement. En obtenant la main de ma pupille, Éveline Cameron, j’espère obtenir en même temps le bonheur domestique que je n’ai jamais connu, et la fortune nécessaire à ma carrière. »

Lord Vargrave continua après un moment de silence :

« Quoique mes affaires m’aient beaucoup éloigné d’Éveline, je ne doute pas de la constance de son affection pour moi ; et je dois ajouter de son sentiment de l’honneur. Car elle seule peut réparer vis-à-vis de moi ce qui serait sans cela une injustice de la part de mon oncle. »

Il répéta alors à Maltravers les obligations morales que le défunt lord avait imposées à Éveline, obligations dont il exagéra beaucoup la portée. Maltravers l’écouta attentivement, et ne dit pas grand’chose.

« Et en face de ces obligations, ajouta Vargrave en souriant, je crois qu’eussé-je même des rivaux, ils ne pourraient guère en tout honneur essayer de rompre un engagement Si formel.

— Non certes, tant que cet engagement durerait, répondit Maltravers ;… à moins que l’un ou l’autre de vous deux refuse de le remplir, et que, par conséquent, vous vous trouviez tous deux libres. Mais j’espère que ce sera une alliance où l’affection ne sera pas sacrifiée ; car le lien de l’honneur, tout seul, serait bien dur.

— Assurément, » dit Vargrave ; et comme satisfait de ce qu’il venait d’entendre, il changea de conversation. Il parla en termes élogieux de Burleigh ; il causa des affaires du Comté, il reprit sa gaieté habituelle, bien qu’elle fût un peu moins bruyante que de coutume ; et après avoir promis de renouveler bientôt sa visite, il prit enfin congé.

Maltravers continua sa promenade solitaire ; il s’examina lui-même d’un regard Scrutateur et sévère.

« Ainsi donc, pensait-il, ce trésor est réservé à Vargrave ! De quel droit l’en jugerais-je indigne ! Dans tous les cas, n’en est-il pas plus digne que moi, avec mon caractère aigri, et mon cœur agité ? Et puis, il est sûr de l’affection de cette jeune fille. Pourquoi ce sentiment de jalousie ? Pourquoi donc la source qui est en moi, ne se tarit-elle pas ? Pour quoi, après tant d’événements et de souffrances ai-je conservé ces vains égarements de ma jeunesse, cette faculté d’aimer qui me poursuit sans cesse ? C’est ma dernière folie ! »


  1. 750,000 francs.
  2. 250,000 francs.
  3. 25,000,000 de francs.