Alice, ou les Mystères/Livre 06

Hachette (p. 239-287).


LIVRE VI.


CHAPITRE I


Cette antique cité, comme elle prend des airs coquets au milieu des grâces de la nature qui l’environne ! Les nations diverses s’y confondent comme les flots de la mer ; pourtant on n’y est pas à l’étroit, et l’on y circule librement dans des rues spacieuses.
(Young.)
Il faisait encore entendre des grincements de dents et de vaines menaces de vengeance.
(Spencer.)

« Paris est un lieu charmant ; tout le monde en convient. Charmant pour la jeunesse, pour les gens qui s’amusent, et pour les oisifs ; charmant pour un littérateur à la mode qui aime à être encensé, ou pour un épicurien plus sage, qui se livre à un appétit plus excusable. C’est un lieu charmant pour les dames qui aiment à vivre à l’aise, et à s’acheter de beaux bonnets ; charmant pour les philanthropes qui ont besoin qu’on écoute leurs projets de coloniser la lune ; charmant pour les gens qui fréquentent les bals et les ballets, les petits théâtres et les cafés resplendissants, où des hommes ornés de barbes de toutes grandeurs et de toutes formes lancent des regards farouches aux Anglais, et s’abîment au milieu des combinaisons séduisantes du jeu de dominos. Pour ces gens-là, et pour beaucoup d’autres, Paris est un lieu charmant. Je n’ai pas de mal à dire d’eux. Mais, pour mon compte, j’aimerais mieux vivre dans un grenier à Londres que dans un palais de la Chaussée d’Antin. Chacun a son mauvais goût.

« Je n’aime pas les rues de Paris, où je ne puis marcher que dans le ruisseau ; je n’aime pas ses boutiques qui ne contiennent absolument que ce qu’on expose dans la vitrine ; je n’aime pas ses maisons, semblables à des prisons, dont les fenêtres donnent sur des cours ; je n’aime pas ces beaux jardins où il ne pousse jamais autre chose qu’un amour en plâtre ; je n’aime pas les feux de bois qui exigent autant de petits soins que les femmes, et qui ne vous chauffent que les paupières ; je n’aime pas la langue française avec ses grandes phrases à propos de rien, qui vibrent comme un balancier de pendule entre le ravissement et le désespoir ; je n’aime pas l’accent qu’on ne peut attraper sans parler du nez ; je n’aime pas le bruit et l’embarras qu’on fait éternellement à Paris à propos de livres sans naturel et de révolutions sans résultats ; je ne m’intéresse pas à des histoires dont le héros est un âne mort, ni à des constitutions qui donnent le scrutin aux représentants, sans permettre le suffrage au peuple ; je n’ai pas mon plus grande foi dans un enthousiasme pour les beaux-arts qui ne produit d’autres fruits qu’une musique exécrable, d’affreux tableaux, une sculpture abominable, et quelque chose d’assez drôle que les français décorent, je crois, du titre de Poésie. La danse et la cuisine, voilà les arts où les Français excellent, j’en conviens, et ce sont d’excellentes choses. Mais, ô Angleterre ! ô Allemagne ! Vous auriez tort d’être jalouses de votre rivale ! »

Ce ne sont pas là les opinions de l’auteur ; il les désavoue complètement ; elles appartiennent à M. Cleveland ; M. Cleveland était un homme plein de préjugés. Maltravers était plus libéral ; mais aussi Maltravers n’avait pas la prétention d’être un bel esprit.

Maltravers était déjà depuis plusieurs semaines dans la ville par excellence, et pour le moment il habitait seul un appartement du sombre mais intéressant faubourg Saint-Germain. Car Cleveland, après avoir pendant huit jours suivi une vente, bouleversé tous les magasins de curiosités de Paris, et expédié assez de bronzes, de bahuts, de soieries de Gênes, et d’objets d’art de toute espèce, pour meubler à demi Fonthill, avait accompli sa mission, et s’en était retourné dans sa villa. Avant de partir, le vieux gentilhomme s’était flatté que le changement d’air et de lieux avait déjà fait du bien à son ami, et que le temps achèverait la guérison de ce mal si fréquent, un amour sans espoir, ou un caprice mal placé.

En effet, Maltravers, habitué à vaincre aussi bien qu’à cacher ses émotions, s’efforçait courageusement et sans relâche de détrôner l’image qui avait pris possession de son cœur. Toujours fier de son empire sur lui-même, et toujours adorateur de sa vertu de prédilection, le courage moral, il ne voulait pas se livrer lâchement à une passion dont il avait stoïquement voulu fuir l’objet. Mais pourtant l’image d’Éveline le poursuivait partout ; elle se présentait à lui à l’improviste, dans la solitude, au milieu de la foule. Ce sourire, si réconfortant et si doux, qui avait toujours le pouvoir de chasser les nuages de son âme, cet épanouissement jeune et riche de pensées pures et éloquentes, semblable à la floraison du génie, avant qu’il ait porté ses fruits amers et doux à la fois ; cette rare alliance de la vivacité des sentiments et de la sérénité du caractère, qui forme l’idéal même de ce qu’on rêve chez sa maîtresse et de ce qu’on exige chez sa femme : tout cela lui revenait à la mémoire, après chaque nouveau combat qu’il se livrait, plus même, bien plus, que les formes exquises ou les grâces délicates d’une beauté moins durable. Le temps ne servait qu’à graver plus profondément dans son cœur cette impression ineffaçable.

Maltravers renouvela connaissance avec quelques personnes que le lecteur connaît déjà.

Valérie de Ventadour ! Que de souvenirs des beaux jours de sa vie étaient, pour lui, associés à ce nom ! Précisément parce qu’elle ne lui avait jamais inspiré d’amour véritable, et qu’elle n’avait fait qu’éveiller son imagination (l’imagination d’un jeune homme de vingt-deux ans !), son image avait conservé pour lui une teinte aimable et charmante. À ce souvenir il ne se mêlait ni amère douleur, ni austère regret, ni sombre remords, ni honte cuisante.

Ils se revirent. Mme de Ventadour était encore belle, et encore admirée ; peut-être plus admirée que jamais, car la mode et la célébrité donnent aux grands une seconde jeunesse plus fêtée que la première. Mais si Maltravers se réjouit de voir avec quelle mansuétude le temps avait traité la belle Française, il fut encore plus heureux d’apercevoir sur ses traits charmants une expression plus sereine, plus satisfaite que naguère. Valérie de Ventadour avait précédé son jeune admirateur dans les mystères de la vie ; elle avait appris à en connaître le véritable but ; elle savait distinguer le réel du chimérique, l’ombre de la réalité ; elle avait acquis le contentement du présent, et elle regardait l’avenir avec un calme sentiment d’espérance. Sa réputation était toujours sans tache ; ou plutôt chaque année de tentation et d’épreuve y ajoutait un plus pur éclat. L’amour, qui aurait pu la perdre, une fois vaincu, l’avait protégée contre tout nouveau danger. La première entrevue de Maltravers avec Valérie fut, à la vérité, accompagnée d’un peu d’embarras et de réserve ; mais non la seconde. Une seule fois, indirectement, ils firent allusion au passé ; et à partir de ce moment, comme par un accord tacite il naquit entre eux une véritable amitié. Ni l’un ni l’autre n’éprouva d’humiliation en songeant à une illusion qui s’était dissipée ; ils n’étaient plus les mêmes aux yeux l’un de l’autre. Tous deux s’étaient perfectionnés, sans doute ; mais la Valérie, mais l’Ernest de Naples étaient parmi les choses mortes et ensevelies. Peut-être le renouvellement de leur connaissance réconciliait-il encore mieux le cœur de Valérie avec la guérison de son mal si doux et si plein de charmes. Ce logicien mûr et plein d’expérience, chez qui l’enthousiasme avait subi sa commune métamorphose, et qui avait le front calme et l’aspect imposant qui siéent à l’âge mûr, était un être tout différent de l’adolescent romanesque pour qui le monde réel, avec ses travaux et ses plaisirs civilisés, était tout nouveau, et qui revenait de l’Orient l’esprit plein des rêves dorés de la poésie, de la poésie libre encore de tout poème et de toute action. Valérie ne retrouvait plus en lui les erreurs brillantes, les aspirations hardies, les gestes animés et la brûlante éloquence qui l’avaient intéressée et charmée sur les rivages de Baïa, et dans les salles sépulcrales de Pompéi. La belle Française aurait pu de tout temps éprouver sans danger de l’amitié pour le Maltravers qu’elle voyait aujourd’hui devant elle, bien qu’il fût plus sage, meilleur, plus noble, et même plus beau que jadis, car c’était un de ces hommes auxquels l’âge mûr sied mieux que la jeunesse. Il ne lui apparaissait pas comme il l’était véritablement, le développement naturel, mais le contraste même du jeune homme ardent, variable, plein d’imagination à côté de qui elle avait contemplé les vagues éclairées par la lune et les cieux rosés de la suave Parthénope. Comment se fait-il que le temps, après une longue absence, nous montre de pareils contrastes entre l’être dont nous nous souvenons et celui que nous voyons ? Quelle douloureuse raillerie de nos pauvres cœurs qui rêvent des impressions que rien ne doit changer et des affections que rien ne peut éteindre ?

Combien, lorsqu’ils causaient avec toute l’aisance d’une cordiale et innocente amitié, combien Valérie se réjouissait que cette amitié ne fût souillée d’aucune honte ! comme elle s’applaudissait de n’avoir pas sacrifié d’avance ces consolations qui la dédommageaient maintenant d’une vie sans amour, mais désormais saintement résignée, ces consolations qui ne se trouvent que dans la conscience satisfaite et dans un légitime orgueil.

M. de Ventadour n’avait pas changé, sauf que son nez s’était allongé, et qu’il portait une perruque frisée, au lieu de ses cheveux plats. Mais, je ne sais comment, peut-être uniquement par le charme de l’habitude, il était devenu plus agréable aux yeux de Valérie. L’habitude l’avait réconciliée avec ses travers, ses lacunes, ses défauts ; et, en le comparant à d’autres, elle avait appris à apprécier ses bonnes qualités : sa générosité, sa belle humeur, sa bonhomie, et son indulgence sans bornes envers elle. Le mari et la femme ont tant d’intérêts en commun, que, lorsqu’ils ont traversé ensemble les vicissitudes de la vie pendant un temps suffisant, le collier qui les blessait d’abord finit par leur devenir léger et presque nécessaire, et, à moins que l’humeur ou plutôt le caractère et le cœur de l’un ou de l’autre ne soient insupportables, ce qui était jadis un joug pénible ne devient plus qu’un lien amical. Quant au reste, maintenant que le sentiment et l’imagination de Valérie s’étaient calmés, elle pouvait prendre plaisir à mille choses que lui faisait méconnaître et dédaigner naguère le vide de son cœur. Elle était reconnaissante des avantages que lui procuraient son rang et son opulence et elle cueillait les roses qui se trouvaient à sa portée, sans soupirer après les amarantes de l’Élysée.

Si les grands ont plus de tentations que les gens de la classe moyenne, et si leur sentiment de la jouissance devient plus facilement émoussé et apathique, du moins, lorsqu’ils peuvent surmonter leur satiété, ils ont bien plus de ressources à leur disposition. Il y a beaucoup de vrai dans ce vieux vers, tout déplaisant qu’il soit à ceux qui rêvent l’amour dans une chaumière : « Il vaut mieux se repentir dans un carrosse à six chevaux. » Si parmi les Eupatrides, les Bien-Nés, il y a moins d’amour dans le mariage, moins de paisible bonheur sous le toit conjugal, du moins les époux sont moins enchaînés l’un à l’autre, ils ont plus d’indépendance, la femme aussi bien que le mari, et ils trouvent plus facilement au dehors des occupations et des distractions. Mme de Ventadour, en se tenant à l’écart des frivoles passe-temps de la société, des salons encombrés, des conversations insipides et des sourires du monde, apprécia davantage les plaisirs que pouvaient procurer à son intelligence élégante et cultivée l’art, le talent et les relations de l’amitié. Elle attira autour d’elle les esprits les plus cultivés de son époque et de son pays. Ses connaissances, son esprit, et les grâces de sa conversation non-seulement la plaçaient sur un pied d’égalité avec les hommes les plus éminents, mais aussi la mettaient à même de mêler harmonieusement les différentes variétés de talent. Les mêmes personnes, quand on les rencontrait ailleurs, semblaient avoir perdu leur charme ; sous le toit de Valérie chacun respirait une atmosphère qui lui était favorable. Puis la musique, les lettres, et toutes les choses qui peuvent élever et embellir la vie civilisée, offraient leur contingent de ressources à cette femme belle et heureusement douée. Voilà comme elle découvrit que l’esprit a ses stimulants et ses occupations aussi bien que le cœur, avec cette différence que la culture qu’on lui donne produit toujours des fruits. On parle de l’éducation des pauvres, et l’on oublie combien les riches en ont besoin aussi. Valérie était une preuve vivante de l’avantage qu’il y a pour les femmes à posséder des connaissances et des ressources intellectuelles. C’était grâce à cette supériorité qu’elle avait épuré son imagination, qu’elle avait surmonté son découragement, qu’elle s’était réconciliée avec son sort ! Quand le poids du cœur faisait pencher la balance, l’esprit rétablissait l’équilibre.

Le charme de Mme de Ventadour attira Maltravers dans le cercle enchanté de ce qu’il y avait de plus élevé, de plus pur, de mieux doué dans la société parisienne. Il n’y rencontra pas, comme il y aurait rencontré sous l’ancien régime, de brillants abbés tout préoccupés d’intrigues, ou de vieilles douairières amoureuses, parlant de Rousseau avec éloquence, ou des courtisans poudrés, lançant des épigrammes contre les rois et les religions, tous ces fétus de paille qui s’élevaient dans l’air comme pour présager l’ouragan. Paul-Louis Courier avait raison : Les Français sont toujours Français ; ils sont pleins de belles phrases, et leurs pensées sentent le théâtre ; ils prennent le clinquant pour des diamants, le grotesque pour le naturel, l’exagéré pour le sublime. Cependant, je le répète, Paul-Louis Courier avait raison : il y a plus d’honnêteté maintenant dans un seul salon de Paris qu’il n’y en avait dans toute la France aux jours de Voltaire. De grands intérêts et des causes solennelles ne sont plus de vaines matières à caquets lancés comme des volants par les raquettes des langues frivoles. Dans le bouleversement des révolutions les Français sont retombés sur leurs pieds.

En rencontrant des hommes de tous les partis et de toutes les classes, et en comparant l’état actuel de Paris à ses premiers souvenirs, Maltravers fut frappé du diapason plus élevé de la moralité publique, de la profonde sincérité de sentiments qui animait toute la société. Il vit que les véritables éléments de la sagesse nationale étaient à l’œuvre, quoiqu’il s’aperçût aussi qu’il n’est pas de pays où les opérations en soient plus lentes et plus irrégulières dans leurs effets. Les Français sont comme les Israélites du désert, qui, selon la tradition juive, semblaient être, chaque matin, au bord du Pisgah, et tous les soirs s’en trouvaient aussi éloignés que jamais. Mais cependant le temps marche, le pèlerinage touche à son terme, et la terre de Canaan viendra pourtant à la fin !

Chez Valérie, Maltravers revit les Montaigne. Ce fut une rencontre pénible, car ils pensèrent à Césarini en se voyant.

Il est temps maintenant de revenir à cet infortuné. On l’avait transféré à Paris, à l’époque où Maltravers avait quitté l’Angleterre, après la mort de lady Florence. Maltravers avait cru devoir communiquer à Montaigne toutes les circonstances qui avaient causé le malheur de Césarini. L’orgueil et l’honneur du noble français furent profondément blessés au récit de cette suite d’artifices et de crimes, tout adouci qu’il était ; mais le spectacle du malheureux criminel et de son épouvantable châtiment dissipa tout autre sentiment que la compassion. Confié aux soins des plus habiles médecins de Paris, Césarini inspira d’abord de grandes espérances de guérison. Il témoigna une entière conscience de la bonté de ses parents, et un souvenir très-restreint du passé ; mais aux incohérences frénétiques du délire avait succédé une mélancolie profonde, encore plus affligeante. Néanmoins, dans cet état il redevint le commensal de la maison de son beau-frère, et, quoiqu’il évitât toute société, excepté celle de Teresa dont le caractère affectueux ne se lassait jamais de lui prodiguer des soins, il reprit quelques-unes de ses anciennes occupations. Il parut trouver quelque plaisir dans des études sans suite et sans profit, et dans le culte de cette consolatrice des hommes solitaires, la muse ingrate ! En évitant avec soin de parler de tout ce qui avait rapport à la triste origine de son infortune, et en l’entretenant plutôt des doux souvenirs de son enfance et de l’Italie, sa sœur put adoucir ses heures de sombre tristesse, et conserver quelque influence sur ce malheureux. Un jour cependant il tomba entre ses mains un journal anglais rempli de l’éloge de lord Vargrave ; et l’article en question, dans les éloges prodigués au noble pair, rappelait ses services lorsqu’il était à la chambre des Communes sous le nom de Lumley Ferrers.

Cet incident, tout insignifiant qu’il semblât, produisit sur Césarini un effet visible, mais parfaitement incompréhensible pour ses parents ; trois jours après il tenta de se suicider. Cette tentative échoua et fut suivie des plus terribles accès de démence. Son mal lui revint dans toute son épouvantable violence. Il devint nécessaire de le soumettre à une surveillance plus étroite encore qu’auparavant. Puis, une année environ avant l’époque dont nous parlons, il avait paru se rétablir de nouveau, et on l’avait rappelé dans la maison de Montaigne. Les parents de Césarini ignoraient l’influence que le nom de lord Vargrave exerçait sur lui ; dans le triste récit que leur avait fait Maltravers, ce nom n’avait pas été mentionné. S’il avait pendant un moment vaguement soupçonné Lumley d’avoir usé de perfidie à l’égard de Florence, ce soupçon s’était depuis longtemps dissipé, faute de preuve qui le confirmât ; de sorte que, ni lui, ni par conséquent les Montaigne, n’associaient lord Vargrave au malheur dont était frappé Césarini. Or il arriva qu’un jour à dîner Montaigne lui-même, en faisant allusion à une question de politique étrangère qui s’était présentée le matin à la Chambre, dans un débat auquel il avait pris une part active, parla incidemment d’un discours de lord Vargrave sur le même sujet, qui avait fait sensation à l’étranger aussi bien qu’en Angleterre. Teresa lui demanda innocemment ce que c’était que lord Vargrave. Montaigne, qui connaissait la biographie des principaux diplomates anglais, lui répondit qu’au début de sa carrière lord Vargrave s’appelait M. Ferrers, et rappela à Teresa qu’il leur avait été jadis présenté à Paris. Césarini se leva brusquement et quitta l’appartement ; on n’y fit pas attention, car ses mouvements étaient toujours bizarres et imprévus. Teresa se retira bientôt après avec ses enfants, et Montaigne, un peu fatigué de ses travaux et de l’excitation du matin, s’étendit dans son fauteuil pour dormir quelques instants. Il fut réveillé soudain par une sensation douloureuse de strangulation, réveillé juste à temps pour lutter contre une étreinte vigoureuse qui lui serrait la gorge. Les ombres du soir avaient plongé la chambre dans l’obscurité, et à part deux yeux flamboyants et sauvages fixés sur lui, il pouvait à peine distinguer son assaillant. À la fin pourtant, il réussit à se dégager, et à lancer par terre l’homme qui voulait l’assassiner. Il appela du secours ; les domestiques accoururent avec des flambeaux ; il reconnut son beau-frère ! Césarini, quoique en proie à de violentes convulsions, poussait des cris et des imprécations de vengeance ; il traitait Montaigne de traître et d’assassin. Dans le sombre désordre de son esprit, il avait pris son protecteur pour l’ennemi absent, dont le nom seul évoquait les fantômes de la tombe et plongeait sa raison dans les fureurs de la démence.

Il était dès lors évident que l’état de Césarini offrait du danger pour les jours de ses proches. Il fut déclaré que sa folie n’était pas susceptible d’une guérison certaine et permanente. On le plaça dans un nouvel établissement d’aliénés, situé à peu de distance de Versailles, et dont les directeurs étaient célèbres par leur humanité et leur habileté. C’est là qu’il était encore à l’époque dont nous parlons. Récemment ses intervalles de lucidité étaient devenus plus longs et plus fréquents ; mais des circonstances insignifiantes, qui prenaient subitement naissance dans son esprit, et que nulle précaution ne pouvait prévoir ou empêcher, suffisaient à ramener ses accès dans leur violence la plus terrible. Dans ces moments-là on était obligé de le surveiller avec la plus étroite vigilance. Car sa folie revêtait toujours un effrayant caractère de férocité ; et s’il n’eût été attaché, le plus fort et le plus intrépide de ses gardiens aurait redouté d’entrer désarmé dans sa cellule.

Ce qui faisait paraître cette maladie mentale plus triste et plus incurable, c’était le développement physique de sa santé et de ses forces. Ce phénomène n’est pas rare dans certains cas de folie, et c’est en général un très-mauvais symptôme. Dans sa première jeunesse Césarini avait été fort délicat, efféminé même ; mais à présent ses proportions s’étaient développées, son corps, quoique toujours maigre et svelte, était devenu plus nerveux et plus vigoureux. On eût dit que dans les moments de torpeur qui succédaient à ses accès de frénésie, la partie animale profitait chez lui de la somnolence ou de la désorganisation de la partie intellectuelle. Dans ses jours de calme, où les hommes de l’art pouvaient seuls s’apercevoir de sa maladie, son occupation de prédilection était la lecture. Mais il se plaignait amèrement, quoique laconiquement, de l’emprisonnement auquel il était condamné, et de l’injustice dont il était victime. Et lorsque, évitant ses compagnons d’infortune, il se promenait d’un air sombre dans les jardins qui entouraient cette maison de douleur, tantôt ses gardiens invisibles le voyaient serrer les poings et menacer un ennemi imaginaire ; tantôt ils l’entendaient accuser quelque fantôme, créé par son cerveau, des tourments qu’il endurait.

Bien que le lecteur puisse aisément reconnaître que Lumley Ferrers était la cause de sa démence et l’objet de ses imprécations, il n’en était pas de même des Montaigne, ni des gardiens et des médecins du patient ; car dans son délire il ne donnait jamais un nom aux ombres qu’il évoquait, pas même à celle de Florence. En effet il n’est pas rare de voir les fous éviter, comme par une espèce de ruse, toute mention des noms des personnes qui ont causé leur folie. On dirait que ces infortunés se figurent qu’ils pourront mieux dissimuler leur égarement, en ne révélant pas les images qui s’y rattachent.

Telle était à cette époque la misérable condition de cet homme, dont les talents promettaient une belle et honorable carrière, n’eût été la malheureuse disposition de son esprit, depuis l’enfance, à encourager tous les sentiments malsains et mauvais de son âme comme autant de témoignages de son génie. Montaigne, quoiqu’il abordât aussi brièvement que possible cette sombre calamité domestique dans ses premières entrevues avec Maltravers (dont la conduite dans cette funèbre histoire de crimes et de douleurs avait été, selon lui, marquée du sceau de la générosité la plus admirable), trahit néanmoins une émotion qui faisait bien voir que le repos de son existence avait été empoisonné.

« Je cherche à consoler Teresa, dit-il en détournant son mâle visage, en lui montrant toutes les bénédictions que le ciel lui laisse encore. Mais ce frère trop aimé, dont les talents lui avaient fait concevoir tant de vaines espérances ! Bien qu’elle cherche à me le cacher, je vois que cette affliction lui revient constamment à l’esprit et empoisonne toutes ses joies. Oh ! mieux vaudrait mille fois qu’il fût mort ! Quand la raison, le jugement, l’âme presque, ne sont plus, combien le débris d’existence qui reste est sombre et infernal ! Et si ce mal était dans le sang, si les enfants de Teresa… horrible pensée ! »

Montaigne s’arrêta vaincu par l’émotion.

« Cher ami, ne vous exagérez pas aussi cruellement votre malheur, tout grand qu’il soit. Le mal de Césarini ne tient pas évidemment à sa constitution physique, ce n’est que la crise, le développement d’une maladie morale contractée dès longtemps ; c’est le résultat de passions non combattues, et du mépris obstiné des facultés du raisonnement ; d’ailleurs il en guérira peut-être. Plus sa mémoire s’éloignera du choc qui a ébranlé tout son être, plus son esprit aura de chances pour revenir à son état normal. »

Montaigne étreignit la main de son ami.

« Il est singulier que ce soit de vous que me vienne la sympathie et la consolation ! Vous à qui il a tant fait de mal ! Vous que sa folie ou son crime a détourné d’une noble carrière et exilé du pays natal ! Mais la Providence réparera, je l’espère, le mal qu’a fait sa coupable créature, et j’aurai un jour la joie de vous voir rendu à l’espérance et au bonheur, heureux époux et citoyen considéré. Jusque-là il me semble qu’une malédiction pèse sur ma race.

— Ne parlez pas ainsi ; quel que soit mon destin, je suis guéri de la blessure à laquelle vous faites allusion. Et pourtant, Montaigne, je trouve que dans la vie la souffrance succède à la souffrance, le désappointement au désappointement, comme la vague suit la vague. Endurer, voilà la seule philosophie possible ; et croire que nous revivrons dans une planète plus favorisée, voilà la seule espérance que notre raison doive accepter de nos désirs.


CHAPITRE II

Monstra evenerunt mihi,
Introit in aedes ater alienus canis,
Anguis per impluvium decidit de tegulis,
Gallina cecinit !

(Térence.)

Avec toute la force d’âme qui lui était naturelle, et fidèle à ses théories, Maltravers continuait à lutter contre la dermière et la plus violente passion de sa vie. On pouvait voir, à la pâleur de son front, et à cette indescriptible expression de souffrance qui se révèle dans les lignes de la bouche, que sa santé était altérée par ce conflit intérieur. Plus d’une absence soudaine, plus d’un mouvement de distraction, plus d’un soupir impatient, suivi d’une gaieté forcée et contrainte, signalait à la clairvoyance de Valérie qu’il était en proie à une douleur que sa fierté l’empêchait de révéler. Il s’efforçait néanmoins de prendre, ou d’affecter de l’intérêt pour les singuliers phénomènes de l’état social qui l’environnait, phénomènes qui, dans une disposition d’esprit plus heureuse et plus sereine, auraient assurément fourni une ample matière à ses Conjectures et à ses réflexions.

L’état de transition est l’état actuel de presque toutes les sociétés éclairées de l’Europe. Mais nulle part il n’est aussi prononcé que dans ce pays qu’on peut appeler le cœur de la civilisation européenne. Là tous les liens sociaux paraissent brisés, flottants, incomplets : l’ancien ordre de choses ne présente plus que des ruines, le nouveau n’y est pas encore formé. C’est peut-être le seul pays où le principe organisateur n’ait pas marché du même pas que le principe de désorganisation. Ce qui fut est rayé de la page. Ce qui sera n’apparaît encore que comme la silhouette nébuleuse d’une terre lointaine, au-delà d’une mer vaste et houleuse.

Maltravers, qui depuis plusieurs années n’avait pas étudié la marche de la littérature moderne, examina avec un mélange de surprise, de dégoût, et parfois d’admiration involontaire mêlée de défiance, les divers ouvrages qu’ont produits les successeurs de Voltaire et de Rousseau, et qu’il leur convient de nommer les œuvres du mariage de la vérité avec le romantisme.

Profondément versé dans la connaissance du mécanisme et des éléments de ces chefs-d’œuvre de l’Allemagne et de l’Angleterre auxquels les Français ont si largement emprunté tout en prétendant à l’originalité, Maltravers fut révolté à la vue des monstres que ces Frankensteins avaient créés en exhumant les débris et les ossements des sépultures les plus sacrées : la tête d’un géant sur le corps d’un nain ; des membres incongrus mal rattachés ensemble ; des parties séparées d’une grande beauté, un ensemble hideux, contrefait, grimaçant.

« Il peut se faire, dit-il à Montaigne, que ces ouvrages trouvent des admirateurs ; mais il me semble complétement inconcevable qu’ils se puissent justifier de l’exemple de Shakespeare, de Gœthe, ou même de Byron, qui rachetait l’indigence de ses conceptions mélodramatiques par une vigueur d’exécution, une énergie, une persévérance dans ses vues que Dryden lui-même n’a jamais dépassées.

— J’admets qu’il y a un bizarre mélange de boursouflure et de platitude dans tous ces ouvrages, répondit Montaigne ; mais ce ne sont que des fruits que le vent a fait tomber d’arbres qui porteront peut-être une belle et abondante récolte quand la saison sera venue. En attendant, une école nouvelle, quelle qu’elle soit, vaut mieux que ces éternelles imitations de l’ancienne. Quant à la justification critique de ces œuvres par elles-mêmes, le siècle qui produit un phénomène n’est jamais celui où ce phénomène peut se classer et s’analyser : nous avons le déluge ; il faut attendre qu’une nouvelle création surgisse d’un sol nouveau.

— Excellente similitude ! Elles sortent de la fange et de la boue, fétides et rampantes, informes et monstrueuses. J’admets qu’il y a des exceptions ; et même, dans la nouvelle école, ainsi qu’on la nomme, je puis admirer le génie véritable, la puissance vitale et créatrice de Victor Hugo. Mais qu’une nation qui a produit un Corneille donne le jour à un Janin ! Et que votre public, en voyant ces avortons imbéciles, qui tous ont leurs disciples et leurs {{|flateurs|flatteurs}}, que votre public se laisse encore dire qu’il a fait un pas immense depuis le jour où il a donné des lois et des modèles à la littérature de l’Europe ! Qu’il puisse entendre proclamer *** un homme de génie, dans les mêmes cercles où l’on abîme Voltaire ! Voilà ce qui est inconcevable ! »

Voltaire n’est plus en vogue en France, mais Rousseau y maintient encore son influence et y trouve encore des imitateurs. Des deux, Rousseau était le pire comme homme, et peut-être aussi le plus dangereux comme écrivain. Mais sa réputation est plus durable, et se grave plus profondément au cœur de son pays ; de plus le péril qu’on pouvait craindre de ses doctrines vacillantes et capricieuses est passé.

Voltaire subit le destin de tous les écrivains purement destructeurs ; leur utilité cesse avec les maux qu’ils ont signalés. Mais Rousseau cherchait à reconstruire aussi bien qu’à renverser ; et, quoiqu’il n’y ait rien de plus absurde que ses constructions, l’homme se plaît à regarder en arrière, et à voir même des images trompeuses, des châteaux dans les nuages, se dressant au-dessus des solitudes où s’élevaient naguère de grandes cités. Plutôt que d’abandonner un cimetière à la solitude, on le peuple de fantômes.

Par degrés cependant, à mesure qu’il saisissait davantage tous les traits de la littérature française, Maltravers se montrait plus tolérant pour ses défauts, et concevait plus d’espérances en son avenir. Il trouvait que sous un rapport cette littérature portait en elle-même sa rédemption finale.

Son caractère général, c’est que, contrairement à la vieille école classique française, elle prend le cœur pour étude ; elle met en action les passions et les sentiments, et elle donne aux événements de l’âme intérieure leur histoire et leurs annales, tout comme aux faits du dehors. Dans tout cela notre contemplateur commençait à reconnaître que les Français n’avaient pas tout à fait tort lorsqu’ils soutenaient que Shakespeare était la source où ils puisaient leurs inspirations, source trop négligée par la plupart de nos romanciers anglais modernes. Ce n’est pas par des histoires tissues d’incidents intéressants, entremêlées de descriptions de caractères qui ne retracent que des traits visibles et superficiels, ornées d’une phraséologie spirituelle, et animées d’une philosophie vulgaire, que la fiction atteint son but le plus élevé.

Dans la littérature française ainsi caractérisée, il y a beaucoup de fausse moralité, de sentiment dépravé et de doctrines creuses. Mais pourtant elle porte en elle les germes d’une excellence qui devra tôt ou tard parvenir en suivant la marche du génie national, à son entier développement.

En attendant, il est consolant de savoir que rien de véritablement immoral ne s’empare de la popularité pour longtemps et n’est, par conséquent, longtemps dangereux ; ce qu’il y a de dangereux dans une œuvre de génie disparaît de soi-même dans l’espace de quelques années. Nous pouvons maintenant en lisant Werther instruire nos cœurs par ce tableau de la faiblesse et de la passion, et charmer notre goût par son exquise et incomparable simplicité de construction et de détails, sans crainte de nous brûler la cervelle en bottes à l’écuyère. Nous pouvons nous laisser emporter aux nobles sentiments exprimés dans les Brigands et en retirer une idée plus claire de la profonde immoralité des vertus hypocrites, sans pour cela courir le danger de devenir des bandits ou des assassins, par amour pour la vertu. La Providence, qui a voulu que de tout temps et en tout pays le génie de quelques-uns fût le guide et le prophète de la multitude, et qui nous a donné la littérature comme un agent de la civilisation, de l’opinion et de la loi, a doué les éléments dont elle se sert d’une puissance divine de purification intime. Avec le temps et le repos, le fleuve reprend de lui-même sa limpidité ; les gaz impurs s’évaporent ou sont neutralisés par les éléments plus sains qui les absorbent. Il n’y a que les sots qui traitent d’immorales les œuvres d’un maître. Il n’existe pas dans la littérature du monde un seul ouvrage populaire qui soit encore immoral deux siècles après avoir paru. Car, dans le cœur des nations, le faux ne vit pas si longtemps ; et le vrai reste moral jusqu’à la fin des temps.

Maltravers tourna son regard curieux et pensif de l’état littéraire à l’état politique de la France. Il fut frappé de la ressemblance qui existe sous un rapport entre cette nation, si civilisée, si complétement européenne, et les empires despotiques de l’Orient. Les convulsions de la capitale y décident du sort du pays ; Paris est le tyran de la France. Il vit, dans cette concentration inflammable du pouvoir, toujours grosse de menaces pour la France, une des causes qui font que les révolutions de cette nation puissante et policée sont si incomplètes et si peu satisfaisantes, et que, comme le cardinal Fleury, système après système, et gouvernement après gouvernement,

Floruit sine fructu,
Defloruit sine luctu.

Maltravers regardait comme une singulière preuve de l’obstination des sophismes la persistance des Français à perpétuer, en dépit des leçons de l’expérience, ce vice politique, à bâtir l’édifice de tout gouvernement sur le principe de la centralisation, qui peut bien assurer la force momentanée des États, mais qui amène invariablement leur brusque renversement. C’est en effet le tonique dangereux qui semble fortifier tout le système, mais qui, en appelant le sang à la tête, cause l’apoplexie et la folie. Par la centralisation les provinces sont affaiblies, c’est vrai ; mais elles le sont si bien qu’elles ne peuvent pas plus aider le gouvernement que le combattre ; elles n’ont pas même la force de résister à une émeute. Nulle part, de nos jours, l’émeute n’est si puissante qu’à Paris ; l’histoire politique de Paris, c’est l’histoire des émeutes. La centralisation est une excellente panacée pour un despote qui me tient pas à prolonger le pouvoir au delà de la durée de sa vie, qui n’a qu’un intérêt viager dans la prospérité de l’État. Mais, pour la véritable liberté, pour l’ordre permanent, la centralisation est un poison mortel. Plus les provinces gouvernent leurs affaires, plus chaque chose, même les routes et les chevaux de poste, est laissée à la direction du peuple, plus l’esprit municipal envahit toutes les veines du vaste corps de l’État, et plus on peut être assuré que les réformes et les changements devront provenir de l’opinion universelle, qui est lente à se former, et qui édifie avant de détruire, au lieu de sortir de la clameur publique, qui est soudaine et imprévue, et qui non-seulement renverse l’édifice, mais qui même en vend les pierres.

Une autre singularité de la Constitution française frappa Maltravers, et lui parut incompréhensible. Ce peuple si imbu de l’esprit républicain, ce peuple qui avait tant sacrifié à la liberté, ce peuple qui, au nom de la liberté, avait commis tant de crimes avec Robespierre, et s’était couvert de tant de gloire avec Napoléon, ce peuple se soumettait, comme peuple, à être exclu de tout pouvoir et privé de toute voix délibérative dans le gouvernement ! sur trente trois millions de sujets, moins de deux cent mille électeurs ! Y eut-il jamais oligarchie semblable ? Quelle anomalie dans l’architecture politique que de construire une pyramide renversée ! Où était la soupape de sûreté du gouvernement ? Où se trouvaient les issues naturelles par où sortirait la flamme d’une population aussi facile à embraser ? Le peuple lui-même restait populace ; pas de participation au gouvernement, pas d’influence sur ses affaires, pas d’intérêt législatif au maintien de la sécurité.

D’autre part il lui paraissait étrange de voir combien, lorsque l’aristocratie de la naissance avait été abaissée, l’aristocratie des lettres s’était élevée. Une pairie à demi composée de journalistes, de philosophes et d’auteurs ! c’était le beau idéal de la République aristocratique d’Algernon Sydney ; le beau idéal de ce que devait être la dispensation des honneurs publics. Pourtant était-ce après tout une aristocratie désirable ? La société y gagnait-elle ? La littérature n’y perdait-elle pas ? Le sacerdoce du génie devenait-il plus sacré et plus pur par suite de ces décorations mondaines et de ces titres vides ? Ou bien rendait-on ainsi l’aristocratie par elle-même un élément plus désintéressé, plus puissant ou plus sensé de l’administration de la loi, ou de la direction de l’opinion ? Ces questions qu’on ne pouvait résoudre à la légère devaient forcément éveiller les spéculations et la curiosité d’un homme qui s’était familiarisé avec les travaux du cabinet et du forum ; et à mesure qu’il s’acharnait davantage à ces problèmes que se donnait à résoudre une nation étrangère, le rêveur anglais sentait s’agiter plus vivement en lui ce vieil instinct qui rattache le citoyen à sa patrie.

« Vous-même, individuellement, vous êtes comme nous, dans un état de transition, dit un jour Montaigne à Maltravers. Vous avez pour jamais quitté les régions idéales, et vous portez votre contingent d’expérience vers les régions pratiques. Quand vous toucherez au port, vous aurez complété le développement de vos forces.

— Vous vous méprenez sur mon compte ; je ne suis que spectateur.

— Oui, mais vous voudriez bien aller dans les coulisses : et celui qui a pris l’habitude de fréquenter le foyer des acteurs, brûle bientôt d’être acteur à son tour. »

Maltravers passait la plus grande partie de son temps chez Mme de Ventadour, ou chez les Montaigne, qui savaient apprécier la noblesse de son caractère et aimer ses qualités. Son destin à venir leur inspirait à tous un chaleureux intérêt ; ils combattaient sa philosophie de l’inaction ; et ils sentaient qu’il ne faudrait que le rendre plus heureux pour le rendre plus sage. L’expérience produisait sur lui le même effet que l’ignorance avait produit sur Alice. Ses facultés étaient engourdies et comme dans un état de torpeur. L’affection est pour ceux qui désespèrent de tout, ce qu’elle est pour ceux qui ignorent tout. L’esprit de Maltravers était un monde sans soleil.


CHAPITRE III

Cœlebs quid agam ?
(Horace.)

Dans une chambre de l’hôtel Fenton lord Vargrave était assis à côté de Caroline, lady Doltimore, deux mois après le mariage de cette dernière.

« Doltimore est donc décidé à voyager à l’étranger aussitôt après votre retour de Cornwall ?

— Positivement : nous allons à Paris. Vous pourrez nous y rejoindre à Noël ? j’y compte.

— N’en doutez pas ; et avant cette époque j’espère avoir arrangé certaines affaires politiques qui, dans ce moment, me tourmentent et m’absorbent plus encore que mes affaires particulières.

— Vous avez fait entendre raison à M. Douce, n’est-ce pas, et vous avez obtenu un délai ?

— Oui, je l’espère, jusqu’au moment où je toucherai la fortune de miss Cameron, qui m’appartiendra, je pense, lorsqu’elle aura dix-huit ans.

— Vous voulez dire le dédit de trente mille livres sterling[1].

— Point du tout ; je veux dire ce que je dis.

— Pouvez-vous véritablement vous imaginer qu’elle acceptera votre main ?

— Oui, avec votre concours, je le crois assurément. Écoutez-moi. Il faut que vous emmeniez Éveline à Paris. Sans aucun doute elle sera charmée de vous y accompagner ; du reste j’ai préparé les voies. Car il va sans dire que, comme ami de la famille et comme tuteur d’Éveline, j’ai continué ma correspondance avec Lady Vargrave. Elle m’écrit qu’Éveline a été souffrante, qu’elle est triste ; elle craint que sa fille me s’ennuie à Brook Green, etc. Je lui ai répondu que plus ma pupille verrait le monde avant que d’y prendre la position qu’elle doit y occuper quand elle sera majeure, mieux elle remplira les intentions de feu mon oncle, relativement à son éducation, et ainsi de suite. J’ai ajouté que puisque vous alliez à Paris, et que vous aimiez tant Éveline, il ne pouvait se présenter de meilleure occasion pour elle de débuter dans le monde, sous les plus favorables auspices. La réponse de lady Vargrave m’est parvenue ce matin : elle consentira à cet arrangement, pourvu que vous le proposiez.

— Mais quel bien résultera-t-il pour vous de ce projet ? À Paris vous aurez bien certainement des rivaux, et…

— Caroline, interrompit lord Vargrave, je sais très-bien ce que vous allez dire ; je connais aussi le danger que je cours. Mais entre plusieurs maux, je choisis le moindre. Tant qu’elle sera à Brook Green, voyez-vous, et sous les yeux de ce finaud de vieux prêtre, je n’en pourrai venir à bout. Elle y est complétement soustraite à mon influence. Il n’en sera pas de même en pays étranger, sous le même toit que vous. Écoutez-moi encore un instant. Dans ce pays, et surtout dans la retraite protectrice de Brook Green, il me serait impossible d’employer aucun des moyens auxquels je serai forcé de recourir si j’échoue autrement.

— Quels sont donc vos desseins ? dit Caroline avec un léger frisson.

— Je n’en sais rien encore. Mais je puis toujours vous dire qu’il me faut la fortune de miss Cameron, et que je l’aurai. Je suis un homme aux abois, et je prendrai les grands moyens s’il le faut.

— Mais pensez-vous que je vous aiderai, moi ? que je serai votre complice ?

— Chut ! pas si haut ! Oui, Caroline, vous m’aiderez, vous serez ma complice dans tous les projets que je formerai ; il le faut.

— Il le faut ? Lord Vargrave !

— Oui, dit Lumley en souriant, et en baissant le ton jusqu’au chuchotement : oui ! Vous êtes en mon pouvoir !

— Traître !… Vous n’oseriez !… Vous ne pouvez vouloir…

— Je ne veux rien de plus que vous rappeler les liens qui existent entre nous ; ces liens-là doivent nous unir de l’amitié la plus étroite et la plus confiante. Voyons, Caroline, souvenez-vous qu’il n’est pas juste que tous les bienfaits viennent du même côté. Je vous ai procuré le rang et la fortune ; je vous ai fait avoir un mari ; il faut maintenant que vous m’aidiez à obtenir ma femme ! »

Caroline se renversa dans son fauteuil, et se couvrit le visage de ses mains.

« J’admets, continua Vargrave froidement, j’admets que votre beauté et vos talents soient suffisants par eux-mêmes pour charmer un homme plus sensé que Doltimore ; mais si je n’avais pas étouffé ma jalousie, sacrifié mon amour ; si j’avais glissé le plus petit avertissement à votre seigneur et maître ; je dirai plus, si je n’avais alimenté sa vanité de petit chien par toute la crème et le sucre de mes mensonges flatteurs, à l’heure qu’il est vous seriez encore Caroline Merton.

— Oh ! combien je voudrais qu’il en fût ainsi ! Combien je voudrais être tout autre chose que votre instrument, votre victime ! Folle que j’étais ! Misérable que je suis ! oh ! quelle juste punition !

— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, ma chérie, dit Vargrave d’un ton caressant ; j’ai eu tort, pardonnez-moi ; mais vous m’avez irrité, vous m’avez exaspéré par votre apparente indifférence pour ma prospérité, pour mon sort tout entier. Je vous le dis, et vous le répète, idole de mon âme, vous êtes le seul être que j’aime ! Et, si vous vouliez me le permettre, si vous vouliez vous montrer supérieure, comme je l’avais tant espéré, à tous ces préjugés de la convention et de l’éducation, vous seriez la seule femme que je pusse à la fois entourer de mon amour comme de mon respect. Oh ! plus tard, lorsque j’aurai atteint la haute position pour laquelle je sens que je suis né, laissez-moi croire que c’est à votre générosité, à votre affection, à votre zèle que j’aurai dû mon élévation. En ce moment je suis au bord d’un précipice ; si vous me retirez votre main, j’y tomberai. Ma fortune est dissipée ; le misérable dédit, qui me reviendra dans le cas où Éveline continuerait à repousser mon alliance lorsqu’elle atteindra l’âge de dix-huit ans, est gravement hypothéqué. Je suis engagé dans des projets vastes et hardis qui peuvent, ou me faire parvenir aux plus hautes positions, ou me faire perdre celle que j’ai en ce moment. Dans l’un ou l’autre cas l’argent m’est indispensable, soit pour soutenir mon rang, soit pour me relever de ma chute.

— Mais ne m’avez-vous pas dit qu’Éveline se proposait, qu’elle vous avait même promis de mettre sa fortune à votre disposition, tout en refusant votre main ?

— Quelle amère dérision ! s’écria Vargrave ; c’était là la folle promesse d’une jeune fille, une impulsion qui dépend du premier caprice. Pouvez-vous supposer que lorsqu’elle se lancera dans toutes les dépenses naturelles à son âge et nécessaires à sa position, elle ne trouvera pas mille moyens de dépenser son argent, auxquels elle ne songe pas en ce moment ? mille vanités, mille bagatelles, qui effaceront bientôt de sa mémoire mes titres si chétifs et si vides à sa munificence ? Pouvez-vous supposer que si elle en épouse un autre, son mari consentira à cette romanesque fantaisie d’enfant ? Et quand tout cela serait probable, s’il était possible que les jeunes filles ne fussent pas dépensières, et que les maris n’eussent pas le sens commun, pensez-vous qu’il m’appartiendrait, à moi, Lord Vargrave, de dépendre d’une charité faite à contre-cœur ? Jouer le rôle d’un cousin pauvre, d’un capitaine retraité ! Dieu sait que j’ai aussi peu de fausse fierté que qui ce soit, mais pourtant c’est là une humiliation à laquelle je ne saurais m’abaisser. D’ailleurs, Caroline, je ne suis pas un avare, un Harpagon ; je ne souhaite pas la richesse pour la richesse, mais pour les avantages qui en découlent : le respect, les honneurs, la position. Tout cela, je l’obtiendrai comme mari de la riche héritière. L’obtiendrais-je si je dépendais d’elle pour vivre ? Non ! Depuis six ans tous les desseins que j’ai formés, toutes les lois que je me suis faites dans ma conduite n’ont eu en vue qu’un seul objet assuré et défini, et cet objet, je ne le laisserai pas maintenant, à la dernière heure, échapper de mes mains. Il suffit. Vous passerez par Brook Green en revenant de Cornwall ; vous emmènerez Éveline avec vous à Paris ; quant au reste, laissez-moi faire. Ne craignez de ma part ni folie, ni violence, quels que soient mes desseins ; je travaille toujours dans les ténèbres. Et puis, je ne désespère pas encore de me faire aimer d’Éveline, de m’en faire accepter volontairement. Je suis naturellement porté à espérer ; j’envisage toujours les choses sous leur aspect le plus riant. Faites comme moi. »

Ici leur conférence fut interrompue par Lord Doltimore qui entra nonchalamment, le chapeau tout de côté.

« Ah ! Vargrave, comment vous portez-vous ? Vous n’oublierez pas ces lettres de recommandation, n’est-ce pas ? Où donc allez-vous, Caroline ?

— Je vais seulement dans ma chambre mettre mon chapeau ; la voiture sera en bas d’ici à quelques minutes. »

Et Caroline s’échappa.

« Vous allez en Cornwall demain, Doltimore !

— Oui ; c’est assommant ! mais lady Élisabeth veut absolument nous voir, et après tout je ne suis pas ennemi d’une semaine de bonne chasse. D’ailleurs la vieille dame a quelque chose à laisser après elle, et Caroline n’a pas eu de dot ; ce n’est pas que j’y tienne, mais enfin le mariage coûte cher.

— À propos, vous aurez besoin des cinq mille livres sterling[2] que vous m’avez prêtées ?

— Mais… aussitôt que cela ne vous gênera pas.

— Cela suffit ; je vais m’en occuper. Doltimore, je désire vivement que le début de lady Doltimore à Paris soit brillant ; tout dépend de la société dans laquelle on se trouve lancé dès l’abord. Quant à moi je ne me soucie pas de ce qui est fashionable, et je ne m’en suis jamais soucié ; mais si j’étais marié, et que je n’eusse rien à faire, comme vous, ce serait différent.

— Oh ! vous nous serez bien utile quand nous reviendrons à Londres. En attendant, vous savez que vous avez ma procuration à la chambre des Lords. Il y aura, sans doute, des débats fort orageux pendant les premières semaines qui suivront la réouverture.

— C’est probable. Il y a une chose sur laquelle vous pouvez compter, mon cher Doltimore ; c’est que, lorsque je ferai partie du ministère, un certain lord de mes amis obtiendra le titre de comte. Adieu.

— Adieu, mon cher Vargrave, adieu. Et dites donc… dites donc ; me vous préoccupez pas de cette bagatelle en question, ne me payez que dans quelques mois d’ici, si vous voulez ; cela m’est égal.

— Merci ; je vais examiner mes comptes, et j’userai, s’il est nécessaire, de votre obligeance, sans faire de façons. Allons, nous nous reverrons sans doute à Paris. Ah ! j’oubliais. Il paraît que vous avez renoué votre intimité avec Legard. C’est assurément un fort bon garçon, et je lui ai donné cette place pour vous obliger ; pourtant, comme vous êtes marié, maintenant….. mais peut-être vais-je vous offenser ?

— Point du tout. Qu’y a-t-il contre Legard ?

— Pas la moindre des choses ; seulement il est un peu vantard. Je crois qu’il doit avoir un Gascon parmi ses ancêtres, le pauvre garçon ! Il affecte de dire que vous ne pouvez choisir un habit, ni acheter un cheval sans son approbation et son avis ; qu’il peut faire de vous tout ce qu’il veut. Or, tout cela nuit à votre importance dans le monde ; on ne vous y reconnaît pas le mérite de votre bon sens et de votre bon goût. Suivez mon conseil ; évitez tous ces satellites de la mode, tous ces lions de clubs. N’ayant pas d’importance qui leur soit propre, ils se parent de l’importance de leurs amis. Verbum sap.

— Vous avez bien raison ; Legard est un vrai fat ; maintenant je vois pourquoi il parlait de nous rejoindre à Paris.

— Tâchez qu’il n’en fasse rien. Il dirait à tous les Français que mylady est amoureuse de lui ! ah ! ah !

— Ah ! ah ! la bonne plaisanterie ! cette pauvre Caroline !… la bonne plaisanterie !

— Allons, encore une fois, adieu. »

Et Vargrave ferma la porte.

« Legard aller à Paris ! quand Éveline y va ! non pas, murmura Lumley. D’ailleurs je n’ai pas envie de partager avec un autre le peu qu’on a tant de peine à tirer de cet animal. »


CHAPITRE IV

M. Bumblecase, un mot, s’il vous plaît ; j’ai deux mots à vous dire.

Adieu, beau manoir de Blackacre, avec tes bois, tes taillis et tes dépendances de toutes Sortes.

(Wicherley. — Le franc parleur.)

En quittant l’hôtel Fenton, lord Vargrave entra dans un des clubs de Saint James’s street. C’était une chose qui n’était pas dans ses habitudes ; ce n’était pas un amateur de clubs. Il n’avait pas pour système de dépenser son temps inutilement. Mais c’était un jour pluvieux du mois de décembre ; la chambre ne s’assemblait pas encore, et il avait terminé ses affaires officielles. Il était donc au club, en train de grignoter un biscuit, et de lire l’article principal d’un des journaux ministériels, dont il avait lui-même fourni la donnée, lorsque lord Saxingham s’approcha de lui, et l’entraîna vers une fenêtre.

« J’ai lieu de croire que votre visite à Windsor a bien fait, dit le comte.

— Ah ! vraiment ! je l’avais bien pensé.

— Je ne crois pas qu’un certain personnage consente jamais à la question de *** ; et le premier ministre que j’ai vu aujourd’hui m’a paru froissé et irrité.

— De mieux en mieux ; je suis convaincu que nous sommes dans la bonne voie.

— J’espère qu’il n’est pas vrai, Lumley, que votre mariage avec miss Cameron soit rompu. Le bruit en courait au club, comme vous y entriez.

— Démentez ce bruit, mon cher lord, il faut le démentir. J’espère, d’ici au printemps, vous présenter lady Vargrave. Mais qui donc a répandu ce bruit absurde ?

— Votre protégé Legard dit qu’il en tient la nouvelle de son oncle, qui lui-même la tenait de sir John Merton.

— Legard est un sot, et sir John Merton est un âne. Legard ferait bien mieux de s’occuper de son bureau, s’il veut faire son chemin ; et vous devriez bien le lui dire de ma part. J’ai entendu je ne sais où qu’il parle d’aller à Paris. Vous devriez bien lui faire entendre qu’il ferait bien de renoncer à de pareilles habitudes d’oisiveté. Les fonctionnaires publics ne sont pas maintenant ce qu’ils étaient jadis ; il faut gagner l’argent qu’on empoche. Du reste Legard ne manque pas de moyens, et mérite de l’avancement. Quelques mots d’avertissement de votre part lui feront le plus grand bien.

— Soyez sûr que je le sermonnerai. Voulez-vous dîner avec moi aujourd’hui, Lumley ?

— Non, j’attends mon co-administrateur, M. Douce, pour parler d’affaires….. un dîner en tête-à-tête. »

Lord Vargrave croyait avoir très-adroitement décidé M. Douce à laisser courir sa dette pour le moment ; et, en attendant, il l’accablait de marques de condescendance. Celui-ci avait dîné deux fois chez lord Vargrave, et lord Vargrave avait dîné deux fois chez lui. Le dîner plus intime de ce jour-là avait pour motif une lettre de M. Douce, dans laquelle il demandait à voir lord Vargrave, pour l’entretenir d’affaires sérieuses. Vargrave, qui n’aimait pas du tout le mot d’affaires de la part d’un monsieur à qui il devait de l’argent, pensa que le moyen de faire passer les choses en douceur c’était de les arroser de champagne.

En conséquence, il pria son « cher M. Douce » de venir sans cérémonie dîner avec lui le jeudi suivant à sept heures ; toutes ses matinées étaient occupées.

À sept heures M. Douce arriva. Aussitôt qu’il fut entré Vargrave cria à tue-tête : « Servez tout de suite. » Le petit homme saluait, s’agitait, se tordait, et se pliait en deux, en rendant à Vargrave une poignée de main comme s’il s’apprêtait lui-même à se laisser mettre à la broche.

« Avec votre permission, s’écria son hôte, nous ajournerons jusque après le dîner toute question de budget. C’est la mode aujourd’hui, vous savez, d’ajourner indéfiniment les discussions du budget. Eh ! bien, comment va-t-on chez vous ? Il fait diablement froid, n’est-ce pas ? vous allez donc à votre villa tous les jours ? C’est cela qui vous donne une si belle santé. Vous savez que, moi aussi, j’avais une villa ; mais je n’avais jamais le temps d’y aller.

— Ah !… oui… je crois m’en souvenir ; à Ful… Ful… Fulham, articula avec difficulté M. Douce. C’était à votre pauvre oncle… maintenant elle fait partie du douaire de… de… lady Var… Var… Vargrave. Ains… ainsi…

— Elle ne l’habite pas, interrompit brusquement Vargrave (qui était beaucoup trop impatient pour être poli). C’est trop près de Londres pour son goût ; elle me l’a abandonnée. C’est une bien jolie habitation, mais elle me coûtait les yeux de la tête. Mes moyens n’y suffisaient pas ; je n’y allais jamais, de sorte que je l’ai louée à mon marchand de vins ; le loyer paie sa facture. Vous allez en goûter aujourd’hui quelques chaises et quelques tables sous forme de champagne. Je ne sais pourquoi, mais je me figure toujours que mon Xérès a l’odeur du vieux fauteuil de cuir de mon oncle ; une drôle d’odeur ! une espèce d’odeur vénérable ! j’espère que vous avez faim ? Le dîner est prêt. »

Vargrave babillait ainsi afin de donner à entendre au bon banquier que ses affaires étaient dans l’état le plus florissant. Il continua de tenir la balle en main tout le temps du dîner ; et chaque fois qu’il voyait M. Douce sur le point d’ajouter à son monologue le perfectionnement eschyléen d’un second personnage, il fermait la malheureuse petite bouche essoufflée du digne homme par une exclamation de ce genre : — Encore un verre de vin, Douce ? — ou bien :

— À propos, Douce !

À la fin, quand le dîner fut complètement achevé, et que les domestiques se furent retirés, lord Vargrave sachant que tôt ou tard il faudrait bien laisser M. Douce s’expliquer, se rapprocha du feu, mit les pieds sur le garde-cendres, et s’écria, en avalant un verre de Bordeaux :

« Maintenant, Douce, que puis-je faire pour vous ? »

M. Douce ouvrit ses yeux de toute leur grandeur, puis il les referma aussi rapidement, et il répéta cette opération jusqu’à ce que, les ayant mouchés assez de fois pour qu’il fût impossible de leur donner plus de clarté, il resta convaincu qu’il n’avait pas mal entendu ce qu’avait dit lord Vargrave.

« Vraiment, dit-il alors de son air le plus effaré, vraiment je… je… En vérité, mylord est trop bon… Je… je… je… voulais vous parler d’affaires.

— Eh ! bien, que puis-je pour vous ? Vous aviez quelque petit service à me demander ? Voyons, une bonne sinécure pour un commis que vous affectionnez ? ou bien une place au Timbre pour votre gros laquais, John ; c’est, je crois, le nom que vous lui donnez ? Vous savez, mon cher Douce, que vous pouvez disposez de moi.

— Ah ! vraiment… vous êtes plein de bon… bon… bontés, mais… mais… »

Vargrave se rejeta en arrière, ferma les yeux, contracta ses lèvres, et laissa résolument M. Douce s’expliquer sans interruption. Il se sentit considérablement soulagé en apprenant que l’affaire dont il s’agissait était relative à miss Cameron. M. Douce, après avoir rappelé à lord Vargrave, ainsi qu’il l’avait déjà fait bien souvent, le désir de son oncle que la plus grande partie de l’argent qu’il avait légué à Éveline fût placé en terres, lui annonça qu’il se présentait une excellente occasion de faire une acquisition qui aurait certainement réjoui le cœur du feu lord. Un superbe domaine, dans le genre de Blickling, un parc de six milles de tour, rempli de daims, dix mille arpents de terre, d’un revenu net de huit mille livres sterling[3] : prix d’achat deux-cent-quarante mille livres[4]. La propriété entière était beaucoup plus grande ; elle avait dix-huit mille arpents ; mais on pourrait vendre les fermes les plus éloignées par lots séparés, afin de ne pas dépasser le chiffre juste que les tuteurs de miss Camerom pouvaient consacrer à cet achat.

« Bon ! dit Vargrave ; et où cela se trouve-t-il ? Mon pauvre oncle convoitait la terre de Clifford, mais les titres ne valaient rien.

— Celle-ci est… est… bien… bien… plus belle ; un fameux placement, mais c’est un peu éloigné, c’est dans… dans… le nord, Li… Li… Lisle-Court.

— Lisle-Court ! mais n’est-ce pas la propriété du colonel Maltravers ?

— Oui. Du reste c’est tout à fait, je puis le dire, tout à fait un secret… oui, vraiment… un… se… se… secret. On ne l’a pas encore mise en vente… pas encore… ce sera bientôt enlevé.

— Hum ! Le colonel Maltravers se serait-il par hasard mis dans l’embarras ?

— Non, mais il n’aime, à ce que j’entends dire… ou plutôt lady Ju… Julia, m’a-t-on dit, oui… vraiment… elle n’aime pas… pas… pas aller si loin… de… de sorte qu’ils passent l’hiver en Italie au lieu de… Oui, c’est… c’est très-singulier ; un si… si beau domaine.

Lumley connaissait un peu le frère aîné de son ancien ami. C’était un homme qui avait quelques-uns des défauts d’Ernest ; il était très-fier, très-exigeant, et très-dédaigneux. Mais ces défauts-là s’étaient développés par le contact avec le monde ordinaire et positif, ce n’étaient pas les abstractions élégantes et délicates qui distinguaient le plus jeune des deux frères.

Le colonel Maltravers, depuis son entrée dans la garde, était toujours resté essentiellement l’homme à la mode, et rien de plus. Mais, il avait beau être riche, bien-né, noblement apparenté, essentiellement à la mode, son orgueil le mettait mal à l’aise à Londres, comme son dédain le mettait mal à l’aise au fond de sa province. C’était un assez grand personnage ; mais il voulait être un très-grand personnage. Il l’était effectivement à Lisle-Court ; mais cela ne lui suffisait pas ; non-seulement il voulait être un très-grand personnage, mais il voulait l’être parmi d’autres personnages également importants ; et une société de squires et d’ecclésiastiques l’ennuyait. Sa femme lady Julia était une grande dame, insignifiante et jolie personne, qui voyait toutes choses par les yeux de son mari. Il était tout à fait maître chez lui, le colonel Maltravers. Il vivait principalement à l’étranger ; car sa fortune était une fortune de prince sur le continent, et de plus sa réputation irréprochable, ses manières de parfait gentilhomme et ses avantages physiques très-remarquables lui assuraient une position plus importante dans les cours étrangères qu’à la cour d’Angleterre. Il y avait deux choses qui l’avaient bien dégoûté de Lisle Court ; deux bagatelles pour d’autres, mais qui ne l’étaient pas pour Cuthbert Maltravers. En premier lieu un homme qui avait été le procureur de son père, et qui était l’incarnation même de la familiarité grossière et indiscrète, avait acheté une propriété voisine de Lisle Court, et horresco referens, il avait été créé baronnet ! Sir Grégory Gubbins prenait le pas sur le colonel Maltravers ! celui-ci ne pouvait faire une promenade à cheval sans rencontrer sir Grégory : il ne pouvait aller dîner en ville sans avoir le plaisir de se trouver derrière l’habit bleu à boutons de cuivre poli de sir Grégory.

La dernière fois qu’il était allé à Lisle Court, où il avait rassemblé une nombreuse et élégante compagnie, il avait vu, dès le premier jour qui suivit son arrivée, il avait vu, dis-je, de la fenêtre de son salon de réception, un grand objet blanc, rouge, bleu et or, fort apparent au bout de la majestueuse avenue plantée par sir Guy Maltravers, en l’honneur de la victoire remportée sur la flotte espagnole. Il considéra cet objet dans un muet étonnement, et tous ses invités en firent autant. Un comte allemand plein de courtoisie, mit son lorgnon pour le regarder, et dit :

— Ah ! voilà ce que vous appelez un caprice dans votre pays ! le caprice du colonel Maltravers !

Ce caprice était la pagode de sir Grégory Gubbins, érigée en imitation du Pavillon de Brighton. Le colonel Maltravers dès lors fut malheureux : le caprice le poursuivait ; il semblait posséder le don d’ubiquité, l’infortuné ne pouvait y échapper, car la pagode était construite sur le point le plus élevé du comté ; qu’il montât à cheval, qu’il marchât, qu’il restât chez lui, il l’apercevait de partout ; et il croyait voir de petits mandarins qui secouaient, en le regardant, leurs petites têtes rondes. C’était là un des grands fléaux de Lisle Court ; l’autre était encore plus amer. Les propriétaires de Lisle Court avaient depuis plusieurs générations possédé l’influence dominante dans la ville principale du comté. Le colonel lui-même s’occupait peu de politique, il était trop grand seigneur pour se plonger dans les travaux parlementaires. Il avait offert le siège dont il disposait à Ernest lorsque celui-ci avait commencé sa carrière politique, mais le résultat de leurs entretiens à ce sujet leur avait fait voir que leurs opinions politiques n’étaient pas les mêmes et la négociation fut rompue, sans rancune de part ni d’autre. Plus tard le siège se retrouva vacant ; le frère de lady Julia (qui venait d’être nommé lord de la Trésorerie) désirait entrer au Parlement : on lui offrit donc de représenter la ville de province en question. Or l’orgueilleux gentilhomme s’était marié dans la famille d’un pair aussi orgueilleux que lui, et le colonel Maltravers était fort content toutes les fois qu’il pouvait faire apprécier son importance aux parents de sa femme en leur rendant quelque service. Il écrivit à son régisseur qu’il s’occupât d’arranger convenablement cette affaire, et il arriva le jour de l’élection, pour « partager le triomphe et la peine ». Qu’on devine quelle fut son indignation, en trouvant que le neveu de sir Grégory Gubbins était déjà sur le terrain ! Le résultat de l’élection fut la nomination de M. Auguste Gubbins ; le colonel Maltravers fut poursuivi par une grêle de trognons de choux, et accusé d’avoir voulu vendre à un candidat du gouvernement les suffrages des dignes et libres électeurs de la ville de ***. Honteux et indigné le colonel Maltravers quitta Lisle Court, et se retira de nouveau sur le continent.

Une semaine environ avant la date de ce chapitre, il était arrivé à Londres, de retour de Vienne, avec lady Julia. Une nouvelle mortification y attendait le malheureux propriétaire de Lisle Court. On avait créé une compagnie de chemin de fer, dont sir Grégory Gubbins était le principal actionnaire ; et le spéculateur, M. Auguste Gubbins, « un des hommes les plus utiles de la Chambre, » s’était chargé d’en faire accepter le projet au parlement. Le colonel Maltravers reçut une lettre d’une grandeur démesurée, contenant la carte des lieux que devait traverser ce bienheureux chemin de fer ; et, ô stupeur ! au fond de son parc s’étendait une ligne qui lui indiquait le sacrifice auquel on s’attendait de sa part pour le bien public ; surtout pour le bien de cette ville même dont les habitants l’avaient assailli de trognons de choux ! Le colonel Maltravers perdit complétement patience. Ne connaissant pas nos sages procédés législatifs, il ignorait qu’un chemin de fer à l’état de projet est tout autre chose qu’un chemin de fer terminé ; et que d’ailleurs les comités parlementaires ne se montrent rien moins que favorables à des projets qui ont pour résultat d’amener le public dans le parc d’un gentilhomme.

« Il devient impossible de vivre dans ce pays, dit-il à lady Julia ; d’année en année l’état des choses s’y empire. Je vous assure que Lisle-Court ne m’a jamais causé la moindre satisfaction. J’ai bien envie de le vendre.

— Mais, effectivement, comme nous n’avons que des filles et pas de fils, et qu’Ernest est si bien pourvu, dit lady Julia, que Lisle-Court est si loin de Londres, et que le voisinage en est si désagréable, je crois que nous pourrions fort bien nous en passer. »

Le colonel Maltravers ne répondit pas ; mais il pesa le pour et le contre. Il commença à calculer ce que Lisle-Court lui coûtait en gardes-chasse, ouvriers, régisseurs, jardiniers, et Dieu sait quoi encore ; puis la pagode lui revint à l’esprit, puis les trognons de choux, et, en résumé il se rendit chez son avoué.

« Vous pouvez vendre Lisle-Court, lui dit-il tranquillement. »

L’avoué trempa sa plume dans son encrier.

« Les détails, colonel ?

— Les détails ! mais tout le monde, c’est-à-dire, tout gentilhomme connaît Lisle-Court.

— Le prix, monsieur ?

— Vous en connaissez les revenus ; calculez en conséquence. Ce sera une acquisition trop considérable pour un seul individu ; vous pourrez vendre séparément les fermes et les bois situés sur la lisière de la propriété.

— Il faut que nous annoncions la vente, colonel.

— Annoncer la vente de Lisle-Court ! Il n’y faut pas songer, monsieur. Je ne veux pas qu’on donne de publicité à mon intention. Parlez-en tranquillement à quelques capitalistes ; mais qu’on ne mette rien dans les journaux, jusqu’à ce que la chose soit arrangée. Dans une semaine ou deux vous aurez trouvé un acquéreur ; le plus tôt sera le mieux. »

En sus de l’horreur que lui inspiraient les commentaires et les réclames des journaux, le colonel craignait que son frère, alors à Paris, n’apprît sa résolution et n’essayât de la combattre. Car le colonel avait un peu peur d’Ernest, et il était un peu honteux du parti qu’il venait de prendre. Il ignorait que, par une singulière coïncidence, Ernest lui même avait songé à vendre Burleigh.

L’avoué n’était pas du tout content de cette façon de faire les affaires. Cependant il ébruita tout bas la nouvelle que Lisle-Court était à vendre ; et comme c’était véritablement un des domaines les plus célèbres de l’Angleterre, cette rumeur se répandit bientôt parmi les banquiers, les brasseurs, les fabricants de savon, et autres richards, les Médicis de la nouvelle noblesse qui s’élève chez nous, jusqu’à ce qu’enfin elle parvînt aux oreilles de M. Douce.

Lord Vargrave, tout mauvais qu’il fût, n’avait guère de ces vices de caractère qui appartiennent à ce que j’appellerai la catégorie des vices personnels ; c’est-à-dire qu’il ne nourrissait pas de mauvais vouloir contre les individus. Il n’était d’ordinaire ni jaloux, ni haineux, ni malveillant, ni vindicatif. Ses vices provenaient de sa complète indifférence pour tout homme et pour toute chose, excepté lorsque son propre intérêt était en cause. Il n’aurait pas fait de mal à un ver de terre s’il n’avait rien eu à y gagner ; mais il aurait mis le feu à une maison, s’il n’avait pas trouvé d’autre moyen de faire cuire ses œufs à la coque. Pourtant, s’il lui était possible de nourrir des sentiments de rancune personnelle, c’était d’abord contre Éveline Cameron ; puis contre Ernest Maltravers. Pour la première fois de sa vie il brûlait de se venger ; de se venger d’Éveline parce qu’elle lui avait dérobé son patrimoine et refusé sa main, et de Maltravers, moins parce qu’il le détestait que parce qu’il éprouvait auprès de lui un sentiment d’infériorité blessante. Quelque succès qu’il eût rencontré lui-même dans sa carrière, il enviait toujours la réputation d’un homme qu’il avait vu jeune et inexpérimenté ; il n’aimait pas à entendre louer Maltravers. Il s’imaginait d’ailleurs que ce sentiment était réciproque, et que Maltravers souffrait de chaque nouveau pas qu’il faisait dans sa carrière. En somme, c’était cette espèce de jalousie que certains hommes éprouvent souvent à l’égard des camarades de leur jeunesse, dont le caractère est plus élevé que le leur, et dont les talents sont d’un ordre qu’il ne peuvent pas bien comprendre. En ce moment lord Vargrave se disait que ce serait un beau triomphe sur M. Maltravers de Burleigh, que d’être lui-même seigneur de Lisle-Court, château héréditaire de la branche aînée de la famille ; d’avoir en quelque sorte les pieds dans les souliers du frère aîné de M. Ernest Maltravers. Il savait aussi que c’était un domaine d’une haute importance : Lord Vargrave de Lisle Court, tiendrait un tout autre rang dans la pairie que lord Vargrave de… Fulham ! personne ne traiterait d’aventurier le propriétaire de Lisle-Court ; personne ne soupçonnerait un homme dans cette position de convoiter les emplois et les gros traitements. Et s’il épousait Éveline, et qu’Éveline achetât Lisle-Court, Lisle-Court ne lui appartiendrait-il pas ? Il sauta d’un bond par-dessus tous ces si, bien que ce soient des monosyllabes peu accommodants. D’ailleurs quand même la chose ne réussirait pas, elle lui fournirait précisément le prétexte qu’il cherchait d’aller rejoindre Éveline à Paris, pour causer avec elle et pour la consulter. Il est vrai que le testament du feu lord laissait entièrement au jugement des administrateurs le choix de telles propriétés à acquérir qu’il leur semblerait convenable. Mais pourtant il était, sinon légalement nécessaire, du moins convenable et poli de consulter Éveline. Et les plans, les dessins, les explications, les revenus, tout cela lui servirait de prétexte pour passer toutes ses matinées seul auprès d’elle.

Tout en faisant ces réflexions, lord Vargrave laissait M. Douce bégayer ses phrases interminables. Enfin mylord fit demander le café, et s’étira de l’air d’un homme content de lui, en disant :

« Monsieur Douce, j’irai à Lisle-Court aussitôt que cela me sera possible ; je visiterai la propriété, et je m’informerai de tous les détails. Je vais songer avec plaisir à cette affaire. Je suis de votre avis ; je crois que cela nous conviendra à merveille.

— Mais il faut nous dépêcher, mylord, dit M. Douce, qui paraissait singulièrement impatient de voir conclure l’affaire ; car assurément… oui, vraiment, si… si… si le baron Roths… Rothschild apprenait… c’est-à-dire…

— Oh ! oui, je comprends. N’ébruitez pas la chose, mon cher Douce. Mettez-vous dans les bonnes grâces de l’avoué du colonel, et amusez-le un peu jusqu’à ce que je puisse courir à Lisle Court.

— D’ailleurs, vous savez… vous… vous entendez si bien aux affaires, mylord, que… que… que vous devez comprendre que… oui, vraiment… il faudra du temps pour retirer l’argent des fonds publics… pour… pour vendre les rentes à un taux… taux…

— Certainement, certainement. Mon Dieu ! qu’il est tard ! Je crains que ma voiture ne soit prête. Je dois aller chez madame de L***. »

M. Douce qui semblait avoir encore beaucoup de choses à dire fut forcé de les garder pour une autre fois, et de prendre congé.

Lord Vargrave alla chez madame de L***. Sa position dans ce qu’on appelle la société exclusive était assez singulière. Ceux qui affectaient d’être les meilleurs juges en pareille matière, trouvaient que la franchise de ses manières, que sa conversation facile et originale étaient contraires à la tranquille sérénité qui caractérise la haute distinction. Mais pourtant il était fort en faveur auprès des grandes dames et des dandys. Sa belle et intelligente figure, ses talents, ses opinions politiques, ses intrigues, et une hardiesse pleine de vivacité dans tout son maintien, rachetaient ses attentats continuels contre les minuties orthodoxes de la société.

Chez madame de L*** il rencontra le colonel Maltravers, et prit cette occasion de renouer connaissance avec lui. Il lui parla tout bas en confidence, de la nouvelle qu’il avait reçue au sujet de Lisle Court.

« Oui, dit le colonel, je suis, je crois, décidé à vendre, si je puis le faire sans éclat. Il est vrai que quand j’en ai parlé à mon homme d’affaires, c’était dans un moment de contrariété, en apprenant que le chemin de fer de *** devait traverser mon parc ; mais il paraît que je m’étais exagéré le danger. Cependant, si vous voulez me faire l’honneur d’y aller, et de visiter la propriété, vous y trouverez de quoi chasser ; et quand vous reviendrez, vous verrez si l’affaire vous convient. N’en parlez pas, quand vous serez là-bas ; il vaut mieux ne pas publier mon intention dans tout le comté. Si l’on ébruitait la chose, sir Gregory Gubbins ne manquerait pas de se présenter comme acquéreur !

— Vous pouvez compter sur ma discrétion. Avez-vous des nouvelles récentes de votre frère ?

— Oui ; j’imagine qu’il compte aller en Suisse. Il serait bientôt en Angleterre s’il apprenait que je suis sur le point de vendre Lisle Court !

— Quoi ! en serait-il si contrarié ?

— Je le crains ; mais il a une jolie propriété qui lui appartient, et qui n’est pas à beaucoup près aussi grande, ni par conséquent aussi gênante que Lisle Court.

— Oui ; et pourtant il parlait de vendre son vieux château.

— Vendre Burleigh ! vous m’étonnez. Mais après cela il est vrai que les biens de campagne en Angleterre sont terriblement gênants. Probablement il a son Gubbins comme moi ! »

En ce moment le premier ministre du gouvernement auquel lord Vargrave consacrait ses vertus, passa tout près d’eux, et Lumley se retourna pour le saluer.

Les deux ministres se parlèrent tout bas fort affectueusement : si affectueusement qu’on aurait pu voir d’un seul regard qu’ils se haïssaient à mort.


CHAPITRE V

Inspicere tanquam in speculum, in vitas omnium jubeo.
(Térence.)

Ernest Maltravers était toujours à Paris ; il avait renoncé au projet d’aller plus loin. Il était las des voyages. Mais il y avait une autre raison qui l’enchaînait à ce « nombril de la terre. » Il n’y a nulle part un meilleur écho aux bruits de Londres que le quartier anglais qui s’étend entre le boulevard des Italiens et les Tuileries. En ces lieux du moins il apprendrait plus tôt la fatale nouvelle ; et chaque jour il parcourait les journaux anglais, en tremblant de crainte et d’appréhension. Non ! jusqu’à ce que le lien fût scellé, jusqu’à ce que le Rubicon fût passé, jusqu’à ce que miss Cameron fût la femme de lord Vargrave, il ne pouvait ni revenir vers les lieux si remplis du souvenir d’Éveline, ni, en s’éloignant davantage de l’Angleterre, retarder le moment d’apprendre cette nouvelle qu’il se disait vainement préparé à recevoir.

Il continua à chercher, dans le domaine de la pensée, les distractions qui se trouvaient à sa portée ; et, comme son cœur était trop préoccupé pour se livrer à des plaisirs qui, du reste, avaient depuis longtemps perdu pour lui leur charme, ces distractions étaient revêtues de ce caractère noble et grave que l’intelligence a la prérogative de communiquer aux passions.

Montaigne n’était ni doctrinaire ni républicain ; et pourtant il était peut-être un peu l’un et l’autre. Il était de ceux qui pensent que la tendance des États européens est démocratique ; mais il était loin de considérer la démocratie comme une panacée à tous les maux législatifs. Il trouvait qu’un écrivain doit devancer son siècle, mais qu’un homme d’état doit se contenter de marcher avec lui ; qu’on ne peut mûrir un peuple, comme un fruit exotique, par des moyens artificiels ; qu’au contraire, on ne peut le développer que par des influences naturelles. Il ne croyait pas que les formes de gouvernement fussent jamais universelles dans leurs effets. Ainsi Montaigne considérait qu’on a tort d’attacher plus d’importance aux réformes législatives qu’aux réformes sociales. Par exemple, il jugeait que le signe le plus certain du progrès de la civilisation est la répugnance croissante qu’inspire la peine capitale. Il croyait, non pas à la perfection définitive de l’humanité, mais à sa perfectibilité progressive. Il pensait que le progrès est indéfini ; mais il ne prétendait pas que la forme républicaine lui fût plus favorable que la forme monarchique.

Pourvu que les freins que nous imposons au pouvoir soient bien entendus, disait-il souvent, il importe peu à quelles mains le pouvoir lui-même est confié.

Ægine et Athènes, selon lui, étaient des républiques, commerciales et maritimes, situées sous le même ciel, entourées des mêmes voisins, déchirées par les mêmes luttes entre l’oligarchie et la démocratie. Néanmoins tandis que l’une a laissé au monde un immortel héritage de génie, où sont les poètes, les philosophes, les législateurs qu’a produits l’autre ? Arrien parle de républiques dans l’Inde dont les recherches modernes supposent encore l’existence ; mais elles n’ont pas plus développé la liberté de la pensée ni les progrès de l’intelligence que les monarchies. En Italie il y avait des républiques aussi libérales que celles de Florence ; mais elles n’ont produit ni un Machiavel, ni un Dante. Que de pensées hardies, que de spéculations gigantesques, quelle démocratie du génie et de la sagesse, ont surgi au milieu des états despotiques de l’Allemagne ! On ne peut élever deux individus de façon à obtenir chez tous deux des résultats identiques ; de même on ne peut, par des constitutions semblables (qui sont l’éducation des nations) obtenir les mêmes résultats chez des communautés différentes. Le but d’un homme d’état devrait être de faciliter au peuple les moyens de se développer, et à la philosophie la liberté de discuter les objets ultérieurs qu’il s’agit d’obtenir. Mais un législateur pratique ne peut placer son pays sous une cloche à melons ; le pays doit pousser tout seul.

Je ne décide pas si Montaigne avait tort ou raison ; mais Maltravers voyait du moins qu’il était fidèle à ses théories ; que ses opinions étaient toujours sincères, et sa pratique toujours pure. Il ne pouvait s’empêcher de convenir que Montaigne paraissait éprouver une sublime jouissance dans ses occupations et ses travaux ; qu’en attachant toutes les puissances de son esprit à des objets d’activité et d’utilité, il était infiniment plus heureux qu’il ne l’était devenu lui-même par la philosophie de l’indifférence, ou le mépris de l’ambition. L’influence exercée sur sa destinée et sa vie par ce Français d’esprit pratique et élevé, était fort remarquable et fort singulière.

Montaigne n’avait pas visiblement et directement agi sur la destinée réelle de son ami. Peut-être était-ce lui qui avait confirmé les premières impulsions hésitantes et incertaines qui poussaient Maltravers vers les travaux littéraires ; c’était lui qui l’avait consolé dans les désenchantements de la première partie de sa carrière ; et peut-être maintenant réussirait-il à le réconcilier complètement, dans toute la vigueur de son intelligence, avec les exigences de la vie.

Effectivement Maltravers eut avec Montaigne certaines conversations, dont il est nécessaire que je place sous les yeux du lecteur le principe et l’esprit ; car j’écris l’histoire intérieure aussi bien que l’histoire extérieure d’un homme : et les grands évènements de la vie ne sont pas toujours produits par l’intervention dramatique d’autrui, mais aussi par nos propres raisonnements, et nos pensées habituelles. Ce que je suis sur le point d’écrire sera peut-être ennuyeux, mais ce n’est point un hors-d’œuvre ; et je promets que ce sera la dernière conversation didactique de cet ouvrage.

Un jour Maltravers racontait à Montaigne tout ce qu’il avait fait pour l’amélioration du sort de ses paysans, et lui expliquait ses théories au sujet des écoles de travail et de la taxe des pauvres ; Montaigne se tourna soudain vers lui, et lui dit :

« Ainsi vous avez donc trouvé réellement que dans votre petit village vos efforts, qui après tout ne sont pas bien pénibles et qui n’exigent pas la dixième partie de votre temps, ont produit un peu de bien pratique ?

— Assurément je le trouve, répondit Maltravers, un peu surpris.

— Et pourtant hier seulement vous déclariez que tous les travaux de la philosophie et de la législation sont de vains labeurs ; que les bienfaits en sont équivoques et incertains ; que, semblable à la mer qui, lorsqu’elle se retire d’un côté, envahit d’un autre, la civilisation ne nous profite que partiellement, nous dérobant une vertu lorsqu’elle nous en accorde une autre, et que les grandes proportions de bien et de mal restent éternellement les mêmes.

— C’est vrai ; mais je n’ai jamais dit que l’homme ne pût assister les individus par des efforts individuels ; quoiqu’il ne puisse pas, par des théories abstraites, ni même par son action pratique dans un vaste cercle, rendre service aux masses.

— N’employez-vous pas à l’égard des individus les mêmes influences morales qu’une sage législation, ou qu’une saine philosophie adopterait à l’égard de la multitude ? Par exemple vous trouvez que les enfants de votre village sont plus heureux, mieux disciplinés, plus obéissants, et promettent de devenir, dans leur rang social, des hommes meilleurs et plus sages, grâce au système d’enseignement nouveau, et excellent, je vous l’accorde, que vous avez établi dans vos écoles. Ce que vous avez fait dans un village, pourquoi la législation ne le ferait-elle pas dans un royaume ? De même, vous trouvez qu’en offrant l’espérance et l’émulation au travail, en faisant de rigoureuses distinctions entre les hommes énergiques et les hommes indolents, entre le labeur indépendant et le paupérisme mendiant, vous avez trouvé un levier au moyen duquel vous avez littéralement soulevé et retourné le petit monde qui vous environne. Mais quelle est ici la différence entre les règlements d’un seigneur de village et les lois d’une sage législature ? Les sentiments moraux auxquels vous avez fait appel existent partout : les remèdes moraux que vous avez employés sont aussi accessibles à la législation qu’à un particulier.

— Oui, mais quand on applique à une nation les mêmes principes qui régénèrent un village, de nouveaux principes s’élèvent par compensation. Si je donne de l’éducation à mes paysans, je les envoie dans le monde avec des avantages supérieurs à ceux de leurs confrères ; avantages qui, n’étant pas l’apanage général de leur classe, leur permettent de prendre le pas sur leurs semblables. Mais si cette éducation était commune à tous, nul homme n’aurait d’avantage sur les autres ; les connaissances qu’ils ont acquises étant l’apanage de chacun, tous resteraient ce qu’ils sont aujourd’hui : fendeurs de bois et porteurs d’eau. Le principe de l’espoir individuel, qui naît du savoir, serait bientôt anéanti par la concurrence que produirait le savoir universel. L’amélioration universelle n’engendrerait donc que le mécontentement universel.

Examinons le sujet sous un aspect moins étroit. Les avantages donnés au petit nombre qui m’environne, c’est-à-dire : des gages plus considérables, des travaux moins pénibles, un sentiment plus élevé de la dignité de l’homme, n’entraînent aucun bouleversement de la société. Qu’on donne ces avantages à toute la masse des classes ouvrières, et ce qui, dans un petit cercle, n’est que le désir de s’élever d’un seul individu, devient dans une vaste circonférence le désir de s’élever de toute une classe ; de là provient la fermentation sociale, puis le bouleversement social, puis la révolution et tous ses hasards. Car les révolutions ne sont produites que par les aspirations d’une classe et la résistance de l’autre. Le progrès législatif diffère donc considérablement de l’amélioration individuelle ; le même principe qui purifie un petit corps, devient destructif quand on l’applique à un grand. Mettez le feu à une bûche dans l’âtre, ou mettez-le à une forêt, le résultat ne sera-t-il pas bien différent ? La brise qui rafraîchit la source n’a qu’à souffler sur l’océan, et voilà le courant qui pousse le courant, le flot qui presse le flot ; la brise devient ouragan.

— S’il y avait du vrai dans votre argument, répondit Montaigne, si l’on s’était abstenu de faire participer la multitude aux jouissances et aux avantages du petit nombre ; si l’on avait reculé devant le bien, parce que le bien engendre le changement avec ses maux partiels ; que serait maintenant la société ? N’y a-t-il pas une différence de bonheur et de vertu collectifs entre l’état de votre patrie au temps des Pictes et des Druides, et l’harmonie, les lumières, et l’ordre dont resplendit de nos jours la grande nation anglaise ?

— Voilà ce que j’appelle une question populaire, dit Maltravers, en souriant, et si vous étiez mon antagoniste dans n’importe quelle élection du royaume de la Grande-Bretagne, vous seriez sûr d’être couvert d’applaudissements. Mais j’ai vécu parmi des tribus sauvages, aussi sauvages peut-être que la race qui résista à César, et leur bonheur m’a semblé sinon égal à celui du petit nombre de gens dont les sources de jouissance sont nombreuses, élevées, et sans autre alliage que celui de leurs passions, du moins égal à celui de la masse des hommes, dans les états les plus civilisés et les plus avancés. Les artisans qui se pressent dans l’atmosphère fétide des fabriques, rongés de maux physiques qui les consument depuis le berceau jusqu’à la tombe ; s’épuisant dans un travail pénible de l’aurore au coucher du soleil, et cherchant quelque distraction à leurs maux dans l’excitation fatale de la boisson, ou dans les vagues et extravagantes espérances du fanatisme politique, ne sont pas plus heureux à mes yeux que les sauvages Indiens dont les membres vigoureux et la sérénité d’humeur se sont endurcis par l’habitude à ces privations, si dignes de compassion à vos yeux, et dont l’esprit n’est pas tourmenté d’aspirations vers un état meilleur qu’ils ne doivent jamais connaître. L’Arabe du désert a contemplé le luxe du pacha dans son harem ; mais il ne lui envie rien. Il se trouve content de son coursier, de sa tente, de ses sables arides, et de sa source d’eau vive et fraîche.

Ne nous dit-on pas tous les jours, nos prêtres ne nous le répètent-ils pas du haut de la chaire, que dans la chaumière on trouve autant de bonheur que dans le palais ? Pourtant en quoi la distinction qui existe entre le prince et le paysan, diffère-t-elle de celle qui existe entre le paysan et le sauvage ? Il y a plus de jouissances et de privations dans un cas que dans l’autre ; mais si dans le dernier les jouissances quoique moins nombreuses, sont mieux senties, si les privations, quoique en apparence plus rudes éprouvent des sens plus émoussés et des tempéraments plus robustes, votre mesure de proportion perd sa valeur. Bien plus, dans la civilisation il y a pour la multitude un mal qui n’existe pas dans l’état sauvage. Le pauvre voit tous les jours et à toute heure les grandes inégalités produites par la société civilisée ; en renversant la parabole divine, c’est Lazare qui de loin, et du fond de la fosse où il languit, regarde Dives au milieu des délices du Paradis. Ses privations, ses souffrances deviennent plus acerbes s’il les compare au luxe des autres. Il n’en est pas de même dans le désert et dans la savane. Le sauvage et son chef n’y sont séparés que par de faibles distinctions, adoucies encore par l’usage immémorial et héréditaire, qui leur donne toute la sainteté de la religion. Le fait est que, dans la civilisation, nous contemplons un splendide ensemble : la littérature et les sciences, l’opulence et le luxe, le commerce et la gloire ; mais nous ne voyons pas les innombrables victimes écrasées sous les roues de la machine : la santé immolée, les bouches sans pain, les prisons regorgeant de malfaiteurs, et les hospices de malades, la vie humaine empoisonnée dans toutes ses sources, et répandue comme de l’eau ! Nous oublions aussi les ravages, les crimes, le sang versé qui ont signalé chacun des pas que l’humanité a fait pour atteindre à ce moment aride. Prenez l’histoire de tous les états civilisés : l’Angleterre, la France, l’Espagne avant qu’elle fût retombée dans une seconde enfance, les Républiques italiennes et celles de la Grèce, la reine des Sept-Collines ; quelles luttes, quelles persécutions, quels massacres ! À quelle page d’histoire pourrons-nous dire : « Ici le progrès a diminué la somme des maux ». Étendez aussi votre regard au-delà de l’état en lui-même ; chaque pays a gagné ce qu’il a acquis au prix des douleurs des autres nations. L’Espagne s’élève au-dessus du vieux monde sur les ruines ensanglantées du Nouveau-Monde ; ce sont les gémissements et l’or du Mexique qui produisent les splendeurs du règne de Charles-Quint.

Considérez l’Angleterre ; la sage, la libérale, la libre Angleterre, par quelles luttes n’a-t-elle pas passé ? et encore se trouve-t-elle enfin satisfaite ? La sombre oligarchie des Normands, nos invasions criminelles de l’Écosse et de la France, le peuple livré à de continuelles rapines, les rois massacrés, les persécutions dont furent victimes les premiers réformateurs, les guerres de Lancastre et d’York, la nouvelle dynastie des Tudors qui retarda le règne de la liberté en même temps qu’elle avança celui de la civilisation ! La réformation bercée sur le sein d’un affreux despote, et allaitée par la violence et la rapine, les bûchers de Marie Tudor, et les cruautés plus subtiles d’Élisabeth, l’Angleterre fortifiée par la désolation de l’Irlande, les guerres civiles, le règne de l’hypocrisie suivi par le règne du vice éhonté ; la nation qui avait décapité le gracieux Charles Ier, regardant indifférente l’échafaud du fier Sydney, l’inutile révolution de 1688 qui, si elle fut un jubilé en Angleterre, fut un massacre en Irlande ; les vains triomphes de Malborough, la corruption organisée de Walpole, nos guerres acharnées contre nos fils d’Amérique, nos luttes épuisantes avec Napoléon !

Eh ! bien, nous fermons le livre et nous disons : Voyez ! mille années de luttes et d’afflictions incessantes ! des millions d’hommes ont péri, mais l’art a survécu, nos paysans portent des bas, nos femmes boivent du thé, nos poètes lisent Shakespeare, et nos astronomes ont dépassé Newton ! Sommes-nous plus satisfaits ? Non ; au contraire, nous sommes plus inquiets que jamais. De nouvelles classes arrivent au pouvoir ; on exige de nouvelles formes de gouvernement. Toujours les mêmes mots d’ordre : la liberté ici ; la religion là ; l’ordre, pour une faction ; le progrès pour l’autre. Où est le but, et qu’avons-nous gagné ? On écrit des livres, on tisse des soieries, on construit des palais ! Ce sont de grandes acquisitions pour le petit nombre ; mais le paysan est toujours paysan ! La multitude est toujours en bas de la roue ; plus heureuse, dites-vous. Non, car elle n’est pas plus contente ! Jamais, serf n’eut plus soif de changement que l’artisan de nos jours ; et les machines à vapeur ont leurs victimes tout comme l’épée.

Vous parlez de législation. Toutes les lois isolées préparent les voies aux grands bouleversements dans la forme du gouvernement. Émancipez les catholiques, et vous ouvrez la porte au principe démocratique qui veut que l’opinion soit libre. Si elle est libre pour le sectaire, elle doit l’être aussi pour l’électeur. Le scrutin est le corollaire du bill d’émancipation catholique. Accordez le scrutin, et son nouveau corollaire, le suffrage étendu. Le suffrage étendu n’est séparé du suffrage universel que par une mince épaisseur : c’est le cercle qui s’étend sur l’eau. Le suffrage universel à son tour, c’est la démocratie. La démocratie est-elle préférable à la république aristocratique ? Voyez les Grecs, qui connaissaient ces deux formes de gouvernement, sont-ils restés d’accord sur la meilleure ? Platon, Thucydide, Xénophon, Aristophane : le rêveur, l’historien, l’homme d’action, avec ses principes philosophiques, l’homme d’esprit avec sa pénétration, ne placent pas leur idéal dans la démocratie ! Algernon Sydney, le martyr de la liberté, n’accorde pas le gouvernement à la multitude. Brutus mourut pour une république, mais une république de patriciens ! Quelle forme de gouvernement est la meilleure ? Tous se disputent, les plus sages ne peuvent s’accorder. Un grand nombre disent toujours : « La république ; » pourtant vous admettrez vous-même que la Prusse despotique fait tout ce que font les républiques. Oui ; mais un bon despote est un heureux accident ; c’est vrai, mais une république juste et bienfaisante est jusqu’ici un phénomène tout aussi passager. Quand le peuple n’a pas de tyran, l’opinion publique le devient. Nul secret espionnage n’est plus intolérable à un esprit libre que le regard curieux et perçant de l’œil américain.

Une république rurale n’est qu’une tribu patriarcale. Pas d’émulation, pas de gloire : la paix et la stagnation. Quel Anglais, quel Français voudrait être Suisse ? Une république commerciale n’est qu’une admirable machine à faire de l’argent. L’homme n’est-il donc créé pour rien de plus noble que de fréter des navires, et de spéculer dans les soies et les sucres ? La vérité c’est qu’il n’y a pas de but certain dans la législation ; on continue à coloniser Utopie, et à combattre des chimères dans les nuages. Contentons-nous donc de ne faire de mal à personne, et de ne faire de bien que dans l’étroite sphère qui nous environne. Laissons les états et les sénats remplir le tonneau des Danaïdes et rouler le rocher de Sisyphe.

— Mon cher ami, dit Montaigne, vous avez certainement tiré le meilleur parti possible d’un argument qui, s’il était admis, abandonnerait le gouvernement aux mains des imbéciles et des fripons, et plongerait les communautés de l’humanité dans l’abîme du découragement. Mais un aperçu très-vulgaire de la question suffirait peut-être pour ébranler votre système. La vie, simplement la vie animale, est-elle, en somme, un malheur ou un bienfait ?

— La généralité des hommes en tous pays jouissent de la vie et redoutent la mort, répondit Maltravers ; s’il en était autrement le monde serait l’œuvre d’un démon, et non d’un Dieu.

— Eh ! bien, alors, voyez combien les progrès de la société enlèvent de victimes à la tombe ! C’est dans les grandes villes, où les effets de la civilisation sont le plus visibles, que la diminution de la mortalité dans une proportion équivalente à l’accroissement de la civilisation, est le plus remarquable. À Berlin, de l’année 1747 à l’année 1755, la mortalité annuelle était de un sur vingt-huit ; mais de 1816 à 1822 elle était de un sur trente-quatre ! Vous demandez ce que l’Angleterre a gagné par ses progrès dans les arts et les sciences ? Je vous répondrai par la statistique de la mortalité. À Londres, à Birmingham, à Liverpool, le nombre des décès, en moins d’un siècle, a diminué de un sur vingt à un sur quarante (précisément de la moitié) ! D’autre part, toutes les fois que dans un pays, dans une seule ville même, la civilisation décroît, et avec elle ses accompagnements naturels, l’activité et le commerce, la mortalité y augmente immédiatement. Mais si la civilisation est favorable à la prolongation de la vie, ne doit-elle pas être favorable à tout ce qui rend la vie heureuse : à la santé du corps, au contentement de l’esprit, aux jouissances faciles ? Et combien la perspective de racheter ces vies humaines devient plus grande et plus sublime quand on réfléchit qu’à chacune d’elles se rattache une âme, un destin au delà du tombeau, des immortalités multipliées ! quel motif pour le progrès continu des états ! Vous dites que, en dépit des améliorations, on reste impatient et mécontent. Pouvez-vous supposer, parce que l’homme, dans toutes les situations, est mécontent de son sort, qu’il n’y a pas de différence dans le degré et la nature de son mécontentement ? Ne faites-vous pas de distinction entre un homme qui demande du pain, et un autre qui soupire après la lune ? Le désir est inhérent à notre être, comme le principe même de l’existence. Le désir physique remplit le monde, et le désir moral l’améliore ; où il y a désir, il doit y avoir mécontentement ; quand on est satisfait de toutes choses le désir s’éteint. Mais un certain degré de mécontentement n’est pas incompatible avec le bonheur ; loin de là, il possède un bonheur qui lui est propre. Quelle félicité est comparable à l’espérance ? Qu’est-ce que l’espérance ; sinon le désir ? Le serf européen, soumis à son seigneur qui pouvait disposer de ses jours, et réclamer comme un droit le déshonneur de sa fille, désire améliorer sa condition. Dieu a pitié de son sort ; la Providence fait agir l’ambition des chefs, les contestations des partis, le mouvement des espérances et des passions des hommes ; un changement s’opère dans la société et la législation, et le serf devient libre ! Il désire encore, mais quoi ? Ce n’est plus la sécurité personnelle, ce ne sont plus les privilèges de la vie et de la santé ; mais un salaire plus considérable, une augmentation de bien-être, une justice plus facile pour ses griefs d’ailleurs amoindris. N’y a-t-il pas de différence dans la nature de ce désir ? Ce tourment-là était-il plus grand que ne l’est celui-ci ? Montez un échelon de plus. Une nouvelle classe a surgi : la classe moyenne, la création expresse de la civilisation. Voyez le bourgeois et le citoyen, s’efforçant, luttant et désirant encore, et par conséquent encore mécontents. Mais ce mécontentement n’affecte pas les sources de la vie. C’est le mécontentement de l’espoir, non celui du désespoir ; il met en jeu des facultés, des passions, des puissances, dans lesquelles il y a plus de joie que de douleur. C’est ce désir qui fait du citoyen, dans la vie privée, un père plein de sollicitude, un maître vigilant, un homme actif, et par conséquent heureux. Vous convenez que les individus peuvent faire du bien individuellement ; cette inquiétude même, ce mécontentement de la place exacte qu’il occupe, fait du citoyen un bienfaiteur dans son étroite sphère. Le commerce, mieux que la charité, donne du pain à ceux qui ont faim, et des vêtements à ceux qui sont nus. L’ambition, mieux que la seule affection, donne de l’éducation à nos enfants, et leur enseigne l’amour du travail, la fierté de l’indépendance, le respect d’eux-mêmes et des autres ; en d’autres termes, la considération pour les qualités qui peuvent le mieux les faire parvenir dans le monde, et leur faire gagner le plus d’argent possible.

Envisagez la chose sous cet aspect, si vous voulez ; mais plus un état est sage, plus il est civilisé, et moins le fripon a de chances d’y faire ses affaires. Dans l’exemple paternel, dans l’enseignement professoral, il peut y avoir parfois de l’artifice, de l’hypocrisie, de l’avarice, et même de la dureté de cœur. Mais que sont ces petites infirmités auprès des vices qui naissent de la défiance et du désespoir ? Votre sauvage a ses vertus, mais elles sont presque toujours physiques : le courage, l’abstinence, la patience. Les vertus mentales et morales sont nombreuses ou rares, en proportion de l’extension des idées, et des exigences de la vie sociale. Chez le sauvage elles doivent donc être moins nombreuses que chez l’homme civilisé ; elles se bornent par conséquent à ces simples et grossiers éléments que la sécurité de sa position lui rend nécessaires. Il est généralement hospitalier, quelquefois honnête. Mais certains vices sont aussi nécessaires à son existence que des vertus : il est en guerre avec une tribu qui peut détruire la sienne ; et la perfidie sans scrupule, la cruauté sans remords, lui sont essentielles, il en sent la nécessité, et il les décore du nom de vertus ! Même l’homme à demi civilisé, l’Arabe dont vous faites l’éloge, s’imagine que votre argent lui est nécessaire ; et le vol lui devient une vertu. Mais dans les états civilisés les vices du moins ne sont pas nécessaires à l’existence de la majorité ; ils n’y sont donc pas encensés comme vertus. La société se ligue contre eux ; la perfidie, le vol, le meurtre ne sont pas essentiels à la puissance ou à la sécurité de la communauté ; ils existent, c’est vrai, mais loin d’être encouragés ils sont punis. Le voleur du quartier de Saint-Giles a les vertus de votre sauvage : il est fidèle à ses camarades, il est brave dans le danger, il est patient dans les privations ; il pratique les vertus nécessaires aux exigences de son métier, et aux lois tacites de sa vocation. Il eût fait un admirable sauvage ; ce qui n’empêche pas que la masse des hommes civilisés vaut mieux que le voleur. »

Maltravers, frappé de cette observation, réfléchit un moment avant de répondre ; puis il changea de terrain.

« Mais du moins toutes nos lois, tous nos efforts, n’en sont pas moins condamnés à laisser la multitude dans tous les pays, vouée à un labeur qui amortit l’intelligence, et à une pauvreté qui empoisonne l’existence.

— En supposant que cela fût vrai, cependant il y a des multitudes en dehors de la multitude. Dans tous les états la civilisation produit une classe moyenne, plus nombreuse aujourd’hui que toute la classe des paysans il y a mille ans. Le mouvement et le progrès n’auraient-ils donc pas encore une utilité divine, quand même leurs effets se borneraient à produire une pareille classe ? Considérez aussi le résultat des arts, de l’élégance, et des lois justes chez les classes plus riches et plus élevées. Voyez combien les habitudes de leur vie tendent à accroître la somme du bonheur général : voyez la puissante activité, que créent leur luxe même, et jusqu’à la frivolité de leurs occupations ! Sans aristocratie y aurait-il eu une classe moyenne ? sans classe moyenne, y aurait-il jamais eu d’intermédiaire entre le seigneur et l’esclave ? Avant que le commerce produisît une classe moyenne, la religion en créa une. Le sacerdoce, quelles qu’en fussent les erreurs, servit de frein au pouvoir. Mais, pour en revenir à la multitude, vous dites que de tout temps elle reste au même point. Est-ce vrai ? Voyons encore la statistique : je trouve que non-seulement la civilisation, mais la liberté aussi, a de prodigieux résultats sur la vie humaine. C’est, en quelque sorte, par l’instinct de la conservation que la multitude aspire si passionnément à la liberté. Par exemple, les nègres esclaves meurent annuellement dans la proportion de un sur cinq ou six, tandis que les Africains libres, au service de l’Angleterre, ne meurent annuellement que dans la proportion de un sur trente-cinq. La liberté n’est donc pas uniquement un rêve abstrait, un mot sonore, une aspiration platonique ; elle est intimement liée au plus pratique de tous les biens, à la vie elle-même ! Y a-t-il aussi justice de votre part à dire que les lois ne sauraient alléger le travail, et diminuer la pauvreté ? Nous sommes déjà convenus que puisqu’il y a différents degrés de mécontentement, il existe une différence entre le paysan et le serf : comment savez-vous ce que sera le paysan dans mille ans d’ici ? Mécontent, me direz-vous, toujours mécontent. Oui, mais s’il n’eût pas été mécontent, il serait toujours serf ! Loin d’étouffer chez lui le désir d’améliorer sa condition, nous devrions le saluer comme la source de son progrès perpétuel. Ce désir est souvent pour lui ce que l’imagination est pour le poëte : elle le transporte dans l’avenir :

Crura sonant ferro, sed canit inter opus.

C’est effectivement la transformation progressive du désir né du désespoir au désir né de l’espérance, qui constitue la différence entre les hommes, entre la misère et le bonheur.

Puis vient la crise. L’espoir se résout en actes : l’orageuse révolution, le despotisme armé peut-être ; puis la rechute, le retour à la seconde enfance des états.

Pouvons-nous avec tant de nouveaux moteurs à notre disposition, un nouveau code de moralité, une sagesse nouvelle, pouvons-nous prédire l’avenir d’après le passé ? Dans les états antiques, la multitude se composait d’esclaves ; la civilisation et la liberté dépendaient des oligarchies : à Athènes 20,000 citoyens, et 400,000 esclaves ! Combien la chute, la déchéance, la destruction de pareils états était facile ; une poignée de soldats et de philosophes, et pas de peuple ! Maintenant il n’y a plus d’obstacles à la circulation du sang dans les états. L’absence d’esclavage, l’existence de la presse, les saines proportions des royaumes, ni trop restreints, ni trop vastes, tout cela a créé de nouvelles espérances, que l’histoire ne saurait démentir. En voulez-vous la preuve ? voyez toutes les révolutions modernes : en Angleterre les guerres civiles, la réformation ; en France les effrayantes saturnales de 1793, et le despotisme militaire qui suivit. Ces deux nations sont-elles déchues ? Le déluge a passé, et voyez ! la face des choses est plus glorieuse qu’avant ! Comparez la France d’aujourd’hui avec la France de l’ancien régime. Vous vous taisez ; eh ! bien, si l’activité de tous les états offre invariablement quelques dangers, est-ce une raison pour vous endormir dans l’inaction ? pour laisser l’équipage se disputer le gouvernail ? Les individus, par la diffusion de leurs pensées, soit dans les lettres, soit dans la vie active, ne peuvent-ils pas régler l’ordre des grands événements ? tantôt les prévenir, tantôt les mitiger, tantôt les animer, tantôt les guider ? Et un homme que la Providence et la fortune ont doué de semblables prérogatives, doit-il se tenir à l’écart parce qu’il ne peut ni prévoir l’avenir, ni créer la perfection ? que me parlez-vous de n’avoir point un but certain et défini ! Comment savons-nous qu’il existe un but certain et défini, même dans le ciel ? comment savons-nous si le perfectionnement n’est pas illimité ? Il suffit que nous avancions, que nous marchions. Puisque nous voyons, dans le grand système de la terre que la bonté est l’attribut du créateur, laissons le reste à la postérité et à Dieu.

— Vous avez ébranlé plusieurs de mes théories, dit Maltravers avec franchise ; et je réfléchirai à notre conversation. Mais, après tout, chaque homme doit-il aspirer à influencer les autres ? à jeter ses opinions dans la grande balance où se pèsent les destinées humaines ? La vie privée n’est point criminelle. Il n’y a pas de vertu à écrire un livre ou à faire un discours. Peut-être serais-je aussi utilement occupé si je retournais dans mon village, surveiller mes écoles et me quereller avec les inspecteurs de la paroisse…

— Ah ! puisque je vous en ai amené là, dit le Français en riant, je ne veux pas aller plus loin. Chaque position de la vie a ses devoirs ; chaque homme doit être le juge de ce qu’il se sent en état de faire. Il suffit qu’il souhaite d’être actif, et qu’il cherche à être utile ; qu’il reconnaisse ce précepte : « Ne jamais se lasser de bien faire. » Que ce divin appétit, une fois qu’il est éveillé, cherche lui-même l’aliment qui lui convient le mieux. Mais l’homme qui, ayant à sa portée toutes les occasions de déployer ses capacités, après en avoir fait l’épreuve, demeure convaincu que la vie privée ne peut absorber entièrement ses facultés, cet homme, dis-je, n’a pas le droit de déplorer que la nature humaine ne soit point parfaite, lorsqu’il refuse lui-même de mettre en œuvre des dons qu’il possède.

Or, ces arguments ont été peut-être fort ennuyeux ; en quelques endroits ils ont été vieux, usés, banals ; en d’autres on a pu les accuser d’appartenir à la théorie abstraite des principes primitifs. Pourtant, ou je me trompe grandement, ou l’on peut tirer de ces arguments pour et contre des corollaires également pratiques et sublimes : la vertu de l’action, les obligations du génie ; enfin la philosophie qui nous enseigne à avoir foi dans les destinées de l’humanité, et à lui consacrer nos travaux. »


CHAPITRE VI

Je vous ferai tout à l’heure son portrait. Attendez ! oui, c’est bien cela ; c’est Lélia.
(Le Capitaine, act. V, sc. 1.)

Ce n’étaient pas des rêves fantasques ou maladifs, ce n’était pas un aveuglement obstiné, qui avait jeté Maltravers dans un système de fausse philosophie. Au contraire ses erreurs reposaient sur ses convictions ; les convictions ébranlées, les erreurs en reçurent un violent contre-coup.

Mais quand son esprit commença à se retourner inquiet vers les devoirs de la vie active, lorsqu’il se rappela tous les dégoûts, tout le pénible assujettissement de la carrière politique, ou toutes les énervantes fatigues de la littérature, avec ses petites inimitiés, ses fausses amitiés, et ses compensations mesquines et capricieuses, alors véritablement la pensée de son foyer solitaire l’épouvanta. Personne pour le consoler dans la tristesse et le découragement, point de cœur qui sympathisât avec lui dans ses succès, point d’amour au-dedans pour le dédommager de la haine au-dehors, et, ce qu’il y avait de meilleur en lui, ses affections domestiques desséchées, ou bien consacrées inutilement à d’idéales images, et perdues dans de tristes souvenirs.

En effet, on remarquera généralement (en dépit de l’opinion communément reçue) que les hommes qui ont le plus de bonheur chez eux, ont aussi le plus d’activité au dehors. Le contentement de l’esprit est nécessaire à une saine agitation ; la tristesse, le sentiment de l’isolement, changera en rêveurs les hommes les plus énergiques. L’ermite est l’antipode du citoyen ; et il n’y a point de dieux pour nous animer, pour nous inspirer autant que les dieux Lares.

Un soir, après s’être absenté de Paris près d’une quinzaine de jours, qu’il avait passés à la villa de Montaigne, dans le voisinage de Saint-Cloud, Maltravers qui ne s’occupait plus de musique, mais qui en avait conservé le goût passionné, était assis dans la loge de Mme de Ventadour, aux Italiens. Valérie, supérieure à toute jalousie de femme, lui vantait chaleureusement les charmes d’une jeune Anglaise, qu’elle avait rencontrée la veille au soir chez Lady G***.

« Elle réalise mon idéal de la véritable beauté anglaise, disait Valérie : ce n’est pas seulement l’exquise blancheur du teint, ni ses yeux d’un bleu si pur, que des cils noirs rachètent du reproche de froideur qu’on adresse aux yeux clairs des Écossaises et des Allemandes, ce n’est pas seulement tout cela que je trouve si admirablement national, mais c’est la simplicité de ses manières, l’ignorance de l’admiration qu’elle éveille, son expression à la fois pleine de modestie et de bon sens. J’ai vu des femmes plus belles, mais je n’en ai jamais vu de plus séduisante. Vous vous taisez ; j’attendais quelque élan de patriotisme en retour du compliment que j’adresse à votre compatriote.

— Pardon, je suis si occupé d’entendre cette admirable Pasta…

— Point du tout ; vos pensées sont loin d’ici. Mais pouvez vous me donner quelques renseignements sur ma belle étrangère et ses amis ? En premier lieu, il y a un certain lord Doltimore, que j’ai connu déjà, ainsi il est inutile que vous m’en parliez. Puis il y a une nouvelle mariée, une belle personne, brune… Mais vous êtes souffrant ?

— C’est le courant d’air qui vient de cette porte. Continuez, je vous en prie ; la jeune personne, l’amie, son nom ?

— Je ne m’en souviens pas ; mais elle devait épouser un de vos hommes d’état : Lord Vargrave ; le mariage est rompu. Je ne sais pas si c’est à cela qu’on doit attribuer une certaine mélancolie répandue sur sa physionomie ; une mélancolie qui n’est certainement pas naturelle à son visage d’Hébé. Mais qui donc vient d’entrer dans la loge en face de nous ? Ah ! Monsieur Maltravers, regardez donc, voilà la belle Anglaise ! »

Maltravers leva les yeux, et revit la charmante figure d’Éveline Cameron.


  1. 750,000 fr.
  2. 125, 000 francs.
  3. 200,000 francs.
  4. Six millions.