Alexandre Dumas aujourd’hui/Chapitre II

Chez D. Jouaust, Imprimeur-Éditeur (p. 9-11).


II

L’ANTICHAMBRE.


Elle est petite, l’antichambre de Dumas ; on dirait celle de Socrate ; il est vrai qu’on ne s’en sert point. À droite, deux portes dont l’une, la première, pourrait ouvrir le salon ; j’emploie cet avant-dernier verbe parce qu’on se sert encore moins du salon que de l’antichambre ; je vous étonnerai bien en vous apprenant pourquoi. L’autre donne dans la salle à manger. En face de nous, un corridor fermé par un rideau ; à gauche, un grand tableau, souvenir du luxe passé.

Tous ceux qui étaient des hommes en 1832 se souviennent du magnifique bal costumé que Dumas organisa rue des Trois-Frères, le seul dont il fut l’amphitryon. Les invités, c’étaient Odilon Barrot, Lafayette, Considérant, Buloz, Eugène Sue, les deux de Musset, Delacroix, Clément et Louis Boulanger, Rossini, Bocage, Frédérick-Lemaitre. Les grandes dames s’appelaient Virginie Déjazet, Mars, Georges. Puis à côté de vingt de ces auteurs dont parle Joséphin Soulary, de ces célébrités aujourd’hui inconnues, de ces gens

Nourris de grimoire,
Commentés, revus, corrigés,
Surtout corrigés — de leur gloire.

C’étaient, moins remarquables à coup sûr que les rois de la littérature, des arts et de la politique que nous venons de nous rappeler, mais peut-être plus remarquées, c’étaient cent femmes aux pieds desquelles nos pères rampaient, et dont le nom est aussi pour nous lettre morte.

Dumas avait rêvé d’entourer ces splendeurs de splendides cadres. Vrai, quand on lui vante les bals de l’Hôtel de Ville qui soulèvent tant de bruit, il ne doit pas pouvoir s’empêcher de sourire en songeant aux décorateurs de cette fête-là. On les nommait Eugène Delacroix, les Boulanger, les Johannot, Decamps, Grandville, les Cicéri. Si vous voulez savoir ce qu’ils étaient capables de faire et ce qu’ils ont fait, lisez le second volume des Souvenirs du maître, et vous verrez que de pareils artistes méritaient bien les six chapitres qu’il leur a consacrés. En trois jours, les murs de tout l’étage destiné à ce bal furent couverts de scènes d’histoire, d’animaux, de portraits, de paysages. Eugène Delacroix seul manquait à l’appel ; on lui avait réservé un panneau. C’est celui devant lequel nous sommes, car, puisque Delacroix avait promis à Dumas de venir, il fallait qu’il vînt ; il arriva le jour même de la fête.

Il s’était engagé à peindre à la détrempe un sujet tiré du Romancero, traduit par Émile Deschamps, le roi Rodrigue après la défaite du Guadalète. Regardez ce tableau et dites-moi si, lors de la dernière exposition de peinture, il n’eût pas mieux valu entrer dans l’antichambre de Dumas que d’aller au Palais des Champs-Elysées.

Il y a là des raccourcis qui feraient crier miracle à Gustave Doré lui-même ; mais devant cette toile l’artiste cède bientôt la place à l’homme ; j’ai eu souvent envie d’embrasser le cheval de Rodrigue, tant cette noble bête a l’air d’aimer son maître vers qui elle se tourne comme pour chercher ses yeux.

Ce tableau, peint en trois heures et représentant un roi qui du haut de son cheval de bataille compte les morts, me produit, chaque fois que pour le regarder je m’arrête dans cette antichambre, l’effet d’une grande enseigne, — de trois enseignes en une seule. Il me dit : « Ici l’on improvise ; ici on lutte ; ici l’on peint. »

Improvisation gigantesque vraiment que celle qui, sans se lasser, ne cesse pas de jaillir de ce quatrième étage sur Paris, sur la France, et qu’instantanément la vapeur, qui la représente si bien, porte dans le monde entier !

Triste lutte vraiment que celle de la pyramide qu’essayent de gratter des écrivailleurs au tact trop incertain pour en apprécier la solidité, contre laquelle les gargotiers littéraires viennent vider leurs ordures, et qui est là, fixe, inébranlable, montrant « qu’elle reste » à des gens qui ne voudraient pas voir sa stature, lors même qu’ils seraient assez grands pour cela.

Ici l’on peint. Tout à l’heure, en entrant dans ce corridor, nous verrons à gauche une petite porte, la porte sacrée, fermée presque à tous les mortels, et où quotidiennement des anges, des saints descendent se fixer sur la toile ; car Dumas a une fille, elle vient de vous le prouver par un curieux roman : Au lit de mort. S’étant durant douze ans sentie inhabile à lutter avec son père, elle se contentait, pendant qu’il peignait avec la plume, de l’imiter avec le pinceau. Mais elle s’est dit que les rossignols, dès que sont venus l’âge et le printemps, ont des chansons comme leur père, et Marie-Alexandre Dumas est en train d’écrire son second roman.