Alexandre Dumas aujourd’hui/Chapitre III

Chez D. Jouaust, Imprimeur-Éditeur (p. 12-16).


III

LA BIBLIOTHÈQUE, QUELQUES DÉDICACES.


La première porte que l’on rencontre à droite, en entrant dans le corridor, ouvre aussi la salle à manger ; nous la pousserons plus tard. La seconde, presque en face de celle, toujours fermée, de la chambre de Mme Marie, la seconde, rarement fermée, ouvre la bibliothèque.

Vous deviez vous faire une idée bien fausse de cette pièce. À en croire certains biographes, Dumas n’écrirait pas deux lignes sans en avoir copié au moins une dans le livre d’un autre. Vous vous imaginiez vingt rayons entourant du haut en bas toute une salle et pliant chacun sous le poids d’une triple rangée de livres. Voyez : la pièce que Dumas appelle sa bibliothèque n’est pas plus grande que la plus petite de nos chambres ; un lit n’y tiendrait pas. Le meuble que les langues grecque et française ensemble ne peuvent point appeler autrement que la pièce où on le met, la bibliothèque, n’a pas deux mètres de large et contient à peine 1,000 livres, presque tous ouvrages de sciences et d’histoire ; peut-être pas dix romans, une quinzaine de dédicaces dont trois ou deux seulement mériteraient d’être citées. Dumas fait, des ouvrages qu’on lui donne, comme de l’argent qu’il reçoit c’est pour tout le monde, excepté pour lui.

Ouvrons quelques-uns des volumes qui lui restent.

En tête de son Poëme de la Mort, M. Amédée Rolland a écrit, au-dessus d’une signature fantasque :

Au grand poète de Charles VII, de Caligula, de l’Orestie,
au grand romancier du XIXe siècle, à l’auteur dramatique
par excellence, à mon cher maître, à Alexandre Dumas,
Son plus fervent admirateur.

Le petit journalisme n’est guère représenté sur ces rayons que par M. Charles Joliet, qui offre ainsi ses Athéniennes au maître : Hommage d’un conscrit à son général.

Voici maintenant l’Espagne, qui, dans ce concert, chante sa note par le cœur d’une dame dont le nom trop long vous ennuierait, de l’auteur de la Diadema de perlas :

A Alejandro Dumas,
en testimonio de admiracion.
la autora.

Laissez-moi vous rappeler la belle dédicace que George Sand fit imprimer en tête de son drame de Molière, représenté à la Gaîté le 10 mai 1851. Je me promets de prendre encore du plaisir à la relire ; vous ne me reprocherez donc pas de vous la donner tout entière.

À Alexandre Dumas.

Si je vous prie d’agréer fraternellement la dédicace de cette faible étude, c’est parce qu’elle présente, par l’absence un peu volontaire, je l’avoue, d’incidents et d’action, un contraste marqué avec les vivantes et brillantes compositions dont vous avez illustré la scène moderne. Je tiens à protester contre la tendance qu’on pourrait m’attribuer de regarder l’absence d’action au théâtre comme une réaction systématique contre l’école dont vous êtes le chef. Loin de moi ce blasphème contre le mouvement et la vie.

J’aime trop vos ouvrages, je les lis, je les écoute avec trop de conscience et d’émotion, je suis trop artiste dans mon cœur, pour souhaiter que la moindre atteinte soit portée à vos triomphes.

Bien des gens croient que les artistes sont nécessairement jaloux les uns des autres. Je plains ces gens d’être si peu artistes eux-mêmes et de ne pas comprendre que la pensée d’assassiner nos émules serait celle de notre propre suicide.

Puisque l’occasion s’en présente, je veux la saisir pour vous soumettre quelques réflexions générales dont chacun peut faire son profit.

L’action dramatique exclut-elle l’analyse des sentiments et des passions, et réciproquement ? L’homme intérieur peut-il être suffisamment révélé dans les courtes proportions de la scène, au milieu du mouvement précipité des incidents de sa vie extérieure ? Je n’hésite pas à dire oui, je n’hésite pas à reconnaître que vous l’avez plusieurs fois prouvé. Cependant l’activité de l’imagination, la fièvre de la vie vous ont aussi plusieurs fois emporté jusqu’à sacrifier des nuances, des développements de caractère et, par là, vous n’avez pas satisfait le besoin que j’éprouve de bien connaître les personnages dont je vois les actions et de bien pénétrer le motif de leurs actions. Je crois qu’avec la volonté, la merveilleuse puissance que vous avez de tenir notre intérêt en haleine, vous pouviez sacrifier un peu mon genre de scrupule à l’éclat des choses extérieures. Quand vous l’avez fait, vous avez bien fait après tout, puisque vous pouviez en dédommagement nous donner tant de belles choses dramatiques. Mais à ces mouvants tableaux, à ces enchaînements de péripéties, je préfère celles de vos œuvres où l’esprit est satisfait par la réflexion autant que par l’imprévu.

Donc on peut resserrer dans le cadre étroit de la représentation l’analyse du cœur humain et l’imprévu rapide de la vie réelle.

Mais c’est fort difficile tout le monde n’est pas vous, et, en cherchant à imiter votre manière, on a trop habitué le public à se passer de ce dont vous n’avez jamais fait bon marché, vous dont il est possible d’imiter le costume, mais non l’être qui le porte.

J’ai donc souhaité, moi dont les instincts sont plus concentrés et la création moins colorée, de donner au public ce qui était en moi, sans songer à imiter un maître dont je chéris la puissance, et je me suis dit, avec le bonhomme :

Ne forçons point notre talent.

De là cette pièce de Molière, où je n’ai cherché à représenter que la vie intime, et où rien ne m’a intéressé que les combats intérieurs et les chagrins secrets. Existence romanesque et insouciante au début, laborieuse et tendre dans la seconde période, douloureuse et déchirée ensuite, calomniée et torturée à son déclin, et finissant par une mort profondément triste et solennelle. Un mot navrant, un mot historique résume cette vie près de s’éteindre : Mais, mon Dieu, qu’un homme souffre avant de pouvoir mourir ! On pourrait ajouter « que plus cet homme est grand et bon, plus il souffre. » Voilà tout ce qui m’a frappé dans Molière, en dehors de tout ce que le monde sait de sa vie extérieure et de tout ce qu’on eût pu inventer ou présumer autour de lui. Vous eussiez trouvé moyen, vous, de montrer l’intérieur et l’extérieur de cette grande existence, et vous le ferez quand vous voudrez. Moi, je me suis contenté de ce qui me plaisait. J’ignore si le public s’en contentera, car je vous écris ceci une heure avant le lever du rideau. Mais le mécontentement du public ne me découragerait nullement. Je me dirai, s’il en est ainsi, que la faute est dans la nature incomplète de mon talent, et non dans le but que je me suis proposé.

Ce but, je tiens à le constater et à vous le dire. Vous avez monté l’action dramatique à sa plus haute puissance, sans vouloir sacrifier l’analyse psychologique mais, en voulant faire comme vous, on a sacrifié cette seconde condition essentielle, parce qu’il faut être très-fort pour mener de front ces deux choses, et j’aurais mauvaise grâce à trouver trop vert le raisin luxuriant que vous avez planté et fait mûrir. Je veux faire de mon mieux dans ma voie, et je serais désolé que quelques-uns crussent devoir m’imiter dans mes défauts. Si le théâtre devenait exclusivement une école de patiente et calme analyse, nous n’aurions plus de théâtre ; mais ces mêmes défauts, si on s’habitue à me les pardonner et à prendre en considération mes efforts pour ramener la part d’analyse qui doit être faite, auront produit un bon résultat. La grande difficulté de nos jours, c’est d’analyser rapidement. Nos pères n’étaient pas sceptiques et raisonneurs comme nous. Leurs caractères étaient plus d’une pièce ; beaucoup de croyances et, par conséquent, de sentiments et de résolutions, n’étaient pas soumis à la discussion. Aujourd’hui, nous sommes autant de mondes philosophiques que nous sommes d’individus pensants. Un Othello moderne aurait besoin de s’expliquer davantage pour être accepté par tous. Et cependant on veut des scènes courtes, des dialogues serrés. — Allons, allons, on va commencer mon humble épreuve ; je vous quitte, et je vous dis : « Faites mieux que moi, et, dans le bon chemin, donnez l’exemple à moi et aux autres. »

G. S.

10 mai 1851.

Puis c’est Hugo qui, lui, sans que je songe à déprécier l’auteur de la Petite Fadette, dit plus de choses en moins de mots. Il ne publie pas un livre qu’il ne griffonne sur un des exemplaires avec un sans gêne plein de grandeur :

Hugo à Dumas.

Les rois de la littérature n’emploient pas seuls une solennité aussi simple. Dumas est là, nous pouvons donc fouiller dans son tiroir. Voyez ce portrait-carte :

Humbert de Savoie à Alexandre Dumas.

Et notez, je vous prie, dans votre mémoire, ces dédicaces ; je ne les copie que pour vous faire observer plus tard une chose d’importance quand nous causerons de ce que vous nommez l’orgueil de Dumas.

Mais, avant de quitter ce meuble, ouvrons ce grand livre jaune. Sa couverture d’ailleurs est d’une immense valeur pour le metteur en scène de Marguerite de Bourgogne. Elle dit

Mémoires sur la Chevalière d’Éon, par Frédéric Gaillardet,

Écoutez bien :

L’un des auteurs de la Tour de Nesle.

C’est écrit, là, au-dessous du nom. J’estime que cette fois voilà un aveu ; et vous n’allez plus répéter que la Tour de Nesle est de Gaillardet seul, volé par Dumas.