Alexandre Dumas aujourd’hui/Chapitre I

Chez D. Jouaust, Imprimeur-Éditeur (p. 3-8).


I

L’HOMME AU TRAVAIL.


— Quel singulier titre ! Il rappelle…

— Mais, monsieur l’exclamateur, mon intention est précisément de vous rappeler cela. Il est juste que le nom d’Alexandre Dumas vous remette en mémoire ce philosophe si bien compris par Rosa Bonheur, qui, sans qu’il en paraisse fatigué, trace, observateur et pensif, son droit sillon. Vous savez par quel calembour latin, au séminaire, les camarades de Bossuet désignaient le futur évêque de Meaux : bos suetus aratro. Je traduis pour votre femme : bœuf habitué au labeur.

En cessant d’être un calembour, ce mot devient une vérité proverbiale si on l’applique à l’auteur qui, après avoir quarante ans sillonné tous les champs littéraires, hier encore traînait allègrement un journal quotidien, que ses collaborateurs ont vendu, et aujourd’hui traîne plusieurs romans, un drame en vers, deux pièces en cinq actes.

C’est, vous ne me démentirez pas, le plus patient et le plus robuste des travailleurs, cet homme qui a étudié vingt sciences pour nous les apprendre, qui s’est montré dans Monte-Cristo chimiste comme Orfila, dans la Guerre des Dames stratégiste comme Vauban, dans Ascanio ciseleur comme Benvenuto, dans Amaury physiologiste comme Cabarrus, et dans cent ouvrages meilleur historien que tous nos historiens ensemble.

Vous voyez qu’il n’est pas aisé de peindre d’un coup de plume Dumas. Dumas est un protée. De là les différentes formes que chacun lui prête. Les petites pensionnaires affirment qu’il ressemble au vicomte de Bragelonne ; des soldats m’ont soutenu qu’il n’y a pas de différence entre lui et d’Artagnan. Pour les fiancées, Dumas, c’est le mari d’un Mariage sous Louis XV. Pour les femmes mariées qui ne craindraient pas une distraction, c’est Antony. Michelet, que tant de dénominations embarrassent, l’appelle tout bonnement une force de la nature. D’autres savants se le représentent sous les traits de Cagliostro. Des paysans vous conteront qu’il porte à la mairie de leur village le nom d’Ange Pitou. Et par jour cent personnes concluent : « Il faut que j’aille chez cet homme-là ! »

Autrefois c’était Venise qu’on brûlait devoir ; aujourd’hui c’est Dumas, comme s’il n’avait pas autre chose à faire que de se montrer. Ses domestiques enragent : ils ouvrent plus souvent sa porte que ne s’ouvre la porte du bon Dieu. On se procure avec trop de facilité l’adresse de leur maître. Demandez-la au premier commissionnaire venu, il vous répondra : « Boulevard Malesherbes, 107. » Grâce à cela, l’hiver dernier c’était coup de sonnette sur coups de sonnette. À la fin, Dumas, n’ayant plus le temps d’écrire ses mille lignes par jour, ne s’est-il pas vu forcé de déclarer dans son journal, à l’instar des ministres, qu’il ne recevrait dorénavant que le soir ? Si Dumas est visité comme un ministre, il est moins bien logé. Entrons chez lui, puisqu’il nous le permet. La maison qu’il habite n’a pas besoin qu’on la décrive. Regardez au hasard une des maisons construites depuis dix ans, elle ressemblera à la maison de Dumas. Tous nos architectes réunis sont parvenus à trouver un modèle de façade, et, s’imaginant avoir réalisé l’idéal, ne cherchent pas autre chose. Avant de monter chez moi, je ne manque jamais de parler à ma concierge, afin de m’assurer que je n’entre point chez mes voisins ou chez vous, monsieur.

Qu’est-ce que vous faites-là ? Vous tenez à interroger la concierge de M. Dumas ? Vous avez raison : ne perdons pas cette occasion d’entendre l’accent de la conviction.

« Salut, madame. M. Dumas est-il chez lui ?

— Non, messieurs. Il est à la campagne depuis hier.

— Merci, madame. »

Oh ! que cela ne vous décourage pas. Voilà un an que M. Dumas est à la campagne depuis hier ! Voilà un an que, sans s’être démentie une seule fois et sur un ton tellement naïf qu’il en est effronté, ou, si vous le préférez, tellement effronté qu’il en est naïf, la concierge promène ainsi M. Dumas et le monde. On ne l’en a pas priée, mais vous comprenez que c’est pour son escalier. Il n’y a qu’une seule chose que les concierges soignent mieux que leur chat, c’est leur escalier. Malheureusement les amis de Dumas ont le mot ; elle y gagnera une maladie.

Si vous voulez dorénavant parvenir chez le maître, orientez-vous donc bien de façon à n’avoir pas besoin de la concierge. Nous sommes sous la porte cochère. Vous voyez à gauche cette unique porte vitrée ? Ouvrons-la. Nous voici sur l’escalier. Montons. Ah ! montons encore. Dumas demeure haut. Dumas, qui devrait avoir plusieurs voitures dans un bel hôtel à lui ; Dumas, qui tutoie dix princes et vingt princesses ; Dumas, qui déteste monter et que l’escalier fatigue, loge, comme un poëte inconnu, au quatrième étage. Les raisons de cela, nous prendrons le temps de les énumérer ; elles déshonorent plus d’un de ceux qui se prétendent ses amis.

Nous arrivons sur le palier, où nous trouvons deux portes à deux battants. Sonnons à celle de gauche. Dumas a autant de domestiques que Cadet Roussel. Il va sans dire que tous trois l’adorent, veillent avec orgueil sur ses moindres instants et lui évitent les visites ennuyeuses, comme si c’était à eux et non pas à lui de les recevoir. Dès qu’on sonne, ils vont, l’un ou l’autre, indifféremment, ouvrir ; mais il n’est pas indifférent au visiteur d’avoir affaire à l’un ou à l’autre.

Est-ce la femme de chambre qui vous ouvre ? La femme de chambre est une petite mince aux cheveux châtains, aux yeux d’un bleu gris, brillants et vifs, à la démarche et aux mouvements qui ne démentent point ses yeux ; elle doit avoir trente-cinq ans. C’est Armande. Armande a exactement vis-à-vis de vous la même conduite que les éditeurs vis-à-vis des jeunes auteurs. Ceux-ci vous demandent : « Êtes-vous connu ? » Armande regarde si elle mandent vous connaît. Si elle ne vous connaît point, elle vous répond que « monsieur n’y est pas, » et elle ferme la porte. Si elle vous connaît, vous n’avez qu’à entrer. Armande aime les situations bien résolues et ne s’arrête pas aux mais, aux parce que de la porte. C’est oui ou non ; elle ne sort pas de là. Il lui arrive ainsi de temps en temps de renvoyer des personnages qui le lendemain réclament par écrit. Ça lui vaut une remontrance du maître. Le jour de cette remontrance-là, Armande — si n’étant pas connu d’elle vous insistez pour entrer — va chercher la cuisinière et se sauve en vous l’envoyant.

Dernièrement, un jeune homme à la figure étrangère répondait parfois à mon coup de sonnette. C’était le valet de chambre, Thomaso. Remarquez son nom ; il est dangereux, car les Français n’ont pas l’habitude de s’appeler Thomaso. Ce valet de chambre était une curiosité rapportée de Florence par le grand homme. Dumas est resté assez longtemps en Italie pour parler italien ; mais il y a des gens qui n’ont jamais fait cent lieues dans leur vie et qui ne comprendraient pas le Dante, fût-ce dans une traduction. Je crois pourtant qu’il serait plus facile à un Parisien stagnant d’expliquer l’italien que le français parlé par Thomaso. Thomaso bredouille, gazouille, zézaie et ne s’entend probablement pas lui-même. Il ne connaît point M. Dumas, mais Mozieu Doumaze. Si M. Étienne Énault lui avait donné sa carte, il l’aurait lue pour en éviter la peine à son maître et eût annoncé Mozieu Édiéné Enaoult.

« Encore, eût dit Dumas, un étranger que je ne me rappelle point. Je n’y suis pas. »

Quand on protestait, Thomaso se sauvait, comme Armande, en envoyant la cuisinière.

Aujourd’hui ce valet de chambre est remplacé par un Français. Dumas n’ayant à son service qu’une seule personne mâle, cela m’économise un portrait. Lorsque vous serez reçu par un homme, vous saurez que vous êtes en face de Louis, qui vous semblera le meilleur Français du monde, aussi Français que son prénom, mais qui est bien — va-t-il me pardonner ? — l’Italien de la littérature. Nos plus grands noms lui font exactement le même effet que produirait notre argot sur un paysan des environs de Rome, et prennent en passant par ses lèvres une allure impossible, grâce à laquelle Dumas renvoie ceux qui les portent. Souvent même, dans sa crainte d’annoncer à son maître un nouvel intrus, Louis ne manquerait point d’être embarrassé s’il ne savait qu’en pareil cas on consulte la cuisinière.

Qu’est-ce donc que la cuisinière ?

Vous demandez ce que c’est que la cuisinière du Brillat-Savarin moderne, du Vatel qui dédaignerait les menus du baron Brisse ? La cuisinière de Dumas, c’est… Pardon, j’allais faire une tirade et je réfléchis que ce n’est pas encore le moment de la placer. La cuisinière nous ouvre actuellement la porte ; nous n’aurons à la juger en cuisinière que devant ses fourneaux.

Celle sur qui se reposent — moralement — la femme et le valet de chambre a environ trente ans, n’est ni trop grande ni trop grosse, mais a bien raison de n’être ni plus grosse ni plus grande. D’ordinaire, elle retrousse ses manches en femme soigneuse qui ne veut pas les salir et elle promène ainsi des bras dodus toujours blancs et propres, en bonne cuisinière qui ne veut pas salir son ouvrage ; on l’appelle Humbert, à cause de son mari sans doute. Ses camarades ont eu recours à elle parce que son maître la loue assez souvent pour qu’ils aient foi en son habileté : Œdipe a dû renaître en Humbert.

Elle ne regarde pas, et elle a vu ; elle n’interroge pas, car elle a deviné. Possédant son Dumas par cœur, elle sait à n’importe quel moment s’il veut être seul ou s’il est prêt à recevoir. Tout de suite elle a jugé si la personne qui demande « Monsieur » est susceptible de l’intéresser ou de l’ennuyer. Les gens ennuyeux, elle les laisse à la porte sans même s’inquiéter de la pluie qui tombe. Elle épargne également à son maître les visages désagréables et se garde bien de renvoyer ceux qui ne le sont pas.

Humbert, qui est femme, connaît mieux que l’homme : elle connaît la femme ; peut-être a-t-elle éprouvé que deux filles d’Ève ne se rencontrent jamais avec plaisir. Elle a entendu vanter les belles faïences qui meublent la salle à manger ; elle invite gracieusement à les voir toute personne digne d’en gêner une autre. Voilà ce que c’est qu’Humbert, Humbert dans l’antichambre ; que penserez-vous d’elle quand je vous l’aurai montrée dans sa cuisine ?