Albertine de Saint-Albe/Tome II/Chapitre 06

Renard (Tome IIp. 111-143).


CHAPITRE VI.


Quoique madame d’Ablancourt eût résolu de vivre dans la retraite depuis son retour à Paris, elle recevait cependant quelques amis intimes. De ce nombre était madame Darcy, dont le fils imitait le ton et copiait le maintien de Léon avec assez de naturel. Ce jeune homme était aimable, causait bien et venait souvent nous voir. Madame d’Ablancourt, toujours occupée de Léon, me dit un jour : « Mademoiselle Constance, j’ai quelque chose à vous apprendre ; il s’agit de mon fils. » Je fus déconcertée et je restai muette. « Je vous parle depuis si long-temps de Léon qu’il faut vous en donner une idée : il y a quelque ressemblance entre Arthur et lui. L’habitude d’être ensemble y a ajouté la conformité des manières ; cependant je dois vous prévenir que Léon est mieux, et je puis le dire sans m’aveugler. » J’avais déjà trouvé quelques rapports entre eux ; mais, encore plus partiale qu’une mère, je n’avais point voulu établir de comparaison.

Je remarquai davantage Arthur Darcy, et ce jeune homme doux et sensible, appropriant à la copie ce que j’adressais au modèle, crut qu’il avait fait impression sur moi, et dès ce moment me rendit les soins les plus attentifs. Je n’y fis pas d’abord grande attention ; je ne le supposais que bienveillant, et je répondais à ses prévenances avec une politesse affectueuse. Dans le monde, chacun voit comme il lui convient. Arthur prit ma politesse pour un amour qui se trahissait, et la réserve que je mis ensuite avec lui, pour une passion concentrée ; rien de tout cela n’existait. Madame d’Ablancourt s’aperçut de ce changement de conduite et crut y reconnaître les symptômes d’un attachement véritable ; elle en augura bien, elle me croyait fille d’un honnête marchand de Joigny. Arthur avait de la fortune, et sa mère n’ayant conservé que ce fils d’une famille nombreuse, était bien décidée à ne jamais le contrarier. Madame d’Ablancourt avait la manie de vouloir marier tout le monde ; elle m’étudia quelque temps, et m’ayant surprise plusieurs fois dans une grande tristesse, causée par les chagrins que me donnait son fils et par ma désobéissance envers mon oncle, elle en conclut qu’Arthur avait fait ma conquête, et ne songea qu’à s’occuper de mon bonheur. Madame Darcy, à qui elle en parla la première, approuva le choix de son fils. Elle fut ravie d’avoir une belle-fille sortie de parens négocians comme les siens, qui ne pourrait jamais se targuer d’être au-dessus d’elle et promit de sonder l’inclination d’Arthur.

Arthur n’eut pas plutôt entendu sa mère lui parler de mademoiselle Constance, qu’il lui confia son amour et les espérances qu’il avait conçues. Alors ces deux dames jugèrent qu’il était à propos de me parler. Madame d’Ablancourt me fit demander un matin et me dit : « Mademoiselle Constance, je vous aime de tout mon cœur et je veux vous le prouver. J’ai une proposition à vous faire ; écoutez-moi : il faut songer à vous établir. Un parti convenable se présente, je crois qu’il ne vous déplaît pas, et je ne doute point que vous ne soyez très-heureuse. Je ne vous ferai point attendre le nom de celui qui vous recherche, c’est Arthur. » J’éprouvais une si grande surprise que je ne savais que répondre, et je croyais rêver.

Madame d’Ablancourt attendait avec bonté que je lui fisse ma réponse ; je ne répondais pas. Elle ajouta : « Le mariage effraie toujours une jeune personne, je ne vous presse point ; j’ai fait la demande, dit-elle en riant, vous répondrez un de ces jours. — Non, madame, je ne dois pas hésiter à vous déclarer que je ne veux pas me marier. — Comment ! vous me refusez ? mais j’ai cru vous surprendre quelquefois les yeux attachés sur Arlhur avec intérêt et, permettez-moi, de vous le dire, nous sommes seules, personne ne peut nous entendre, j’ai vu ces jours derniers couler vos larmes en le regardant. Si ce ne sont pas là des signes certains, je ne m’y connais plus. » Je ne répondis rien. « Tout est convenable dans ce mariage ; Arthur est un jeune homme charmant ; son caractère doit rendre une femme heureuse ; sa mère l’idolâtre, et sa belle-fille n’aura qu’à se louer d’elle. Arthur ne recherche point la fortune, et je crois que vous devez trouver que c’est un bon parti. Pourquoi donc vous obstiner à un refus qui ne peut que vous nuire ? Quand vous aurez accepté ma proposition, nous instruirons votre famille. Croyez, ajouta-t-elle avec bonté, que, dans cette circonstance, je veux vous servir de mère. — Oh ! Madame, que dites-vous ? » et je me mis à pleurer.

« Séchez vos larmes et allez vous reposer ; je vous parlerai demain sur le même, sujet. » J’allais la supplier de ne point me presser davantage, lorsque quelqu’un entra chez elle ; alors elle me fit signe de me retirer et je lui obéis.

Cet évènement me causait plus d’ennui que de chagrin ; car enfin je savais bien que l’on ne me ferait pas épouser Arthur malgré moi, et mon oncle n’était pas là pour me faire trembler, mais c’était une contrariété de plus, et ce surcroît suffisait pour m’accabler.

Je recevais toujours de temps en temps des lettres de Léon, auxquelles je répondais souvent sous la dictée de sa mère.

Madame d’Ablancourt me fit demander comme elle me l’avait annoncé la veille ; elle recommença à me faire valoir tous les avantages de ce mariage et me pria de lui répondre. « Je suis toujours dans les mêmes sentimens où j’étais hier. Je vous remercie de vos bontés, madame, mais je ne veux point me marier. — Votre obstination pourrait bien me confirmer un soupçon que j’ai depuis long-temps ; mais je n’ai pas le droit de vous questionner. Je voudrais que vous me permissiez, mademoiselle, de vous faire part de l’idée que j’ai ? — Madame, j’ai la plus grande confiance en vous. — Eh bien ! je crois que je me suis trompée sur Arthur et que vous avez une inclination ? Ah ! vous rougissez, je n’ai point envie de vous affliger. Puis-je vous être utile ? voulez-vous m’ouvrir votre cœur ? » Je lui fis signe que cela était impossible. « Je vous plains ; mais si des obstacles insurmontables vous séparent de l’objet de vos affections, renoncez-y ; ayez-en le courage, ne consumez pas votre jeunesse dans de vains regrets, qu’Arthur remplace celui qui ne peut être à vous. — Ah ! Madame, je n’y puis résister ; ah ! si vous saviez !… — Je sais que ces sacrifices sont cruels, mais ils sont nécessaires. » Elle me prit la main. « Rendez-vous à mes instances ; la mère d’Arthur a été obligée de partir pour aller voir un oncle très-malade en province. Je vous donne quinze jours ; jusqu’à cette époque, faites bien vos réflexions. Moi, j’ai aussi un moyen que je veux employer. » Pendant cet intervalle, madame d’Ablancourt me parla fort peu d’Arthur. Il continua ses visites et je les reçus toujours avec la même réserve. Elle me disait quelquefois en riant : « On vous fera bien entendre raison ; vous ne résisterez pas à tout le monde ». Mais je ne savais ce qu’elle voulait dire.

Avant l’expiration des quinze jours, madame d’Ablancourt me fit demander dans sa chambre. Je trouvai Arthur auprès d’elle ; il s’avança et, me regardant avec tendresse, il me supplia de ne pas le rendre le plus malheureux des hommes par un refus si obstiné ; qu’il avait cru m’avoir inspiré quelque intérêt, et qu’il lui était pénible de m’accuser aujourd’hui de caprice. — « Parlez, me disait-il, madame d’Ablancourt veut absolument que vous vous expliquiez. — Je vais vous répondre avec franchise, Monsieur, car je ne veux point vous tromper. Je ne puis accepter votre hommage, quelque flatteur qu’il soit. Je ne veux point me marier et j’attends de votre générosité la fin d’une persécution…. — Eh bien, dit-il, accordez-moi la faveur de lire cette lettre ; elle est d’une personne qui doit vous avoir inspiré de la confiance. Vous me répondrez ensuite. Je reconnus l’écriture, et je frémis ! Qu’allais-je lire ! Je l’ouvris avec inquiétude. Voici ce que je lus :

Londres, ce…

Mademoiselle,

Je ne suis pas un personnage assez grave pour remplir dignement la commission que me donne ma mère ; mais le zèle suppléera à la maturité du talent, et vous excuserez un ami qui plaide pour son ami.

Aimable Constance, vous qui savez si bien peindre les sentimens affectueux, et qui venez de prouver à ma mère que vous saviez aussi les mettre en pratique, pourquoi ne consentez-vous pas à faire le bonheur d’Arthur s’il vous a inspiré de l’intérêt ? Placez-vous dans la société de manière à exercer toutes les vertus qui vous distinguent. Ah ! que mon cher Arthur est heureux s’il a pu vous plaire ! Je vous réponds de lui, c’est un autre moi-même. De grâce accordez-lui votre main, il a de la fortune, de la conduite ; que voulez-vous de plus dans ce pauvre monde où souvent l’on manque de toutes deux ?

Si je réussis auprès de vous, Arthur aura la preuve que je suis son meilleur ami ; si je ne réussis pas, accordez-moi l’espoir qu’au moins je ne vous aurai pas trop déplu.

Agréez mes hommages, etc.

Je fus si troublée à la lecture de cette lettre que je crus Léon décidé à renoncer à moi. Il me fallait sans cesse relire l’adresse et le nom de Constance, pour me convaincre qu’il ne songeait pas à Albertine en l’écrivant.

Je demeurai ferme dans ma résolution. Je priai Arthur de cesser ses poursuites, de ne plus s’occuper de moi, et je demandai la permission à madame d’Ablancourt de me retirer. Elle me laissa partir étonnée de ma résistance.

Rentrée dans ma chambre, je relus la lettre de son fils, et je ne pouvais m’empêcher de rire en voyant Léon à vingt-huit ans s’ériger en père de famille, et vouloir marier malgré elle une demoiselle qu’il ne connaissait pas. Mais l’idée que son ami avait pu m’inspirer de l’intérêt fut ce qui m’affligea le plus, et je n’eus d’autre moyen pour détruire cette impression que de lui confier un attachement dont je sus lui taire qu’il était lui-même l’objet.

Voici ce que je lui écrivis :

Monsieur,

Rien ne pouvait me causer plus de surprise que votre dernière lettre. Vous ne me connaissez pas, Monsieur, et vous voulez disposer de ma main en faveur de votre ami ! Savez-vous si j’en puis disposer moi-même, si je suis libre enfin ? et dois-je vous confier mes secrets pour m’épargner vos propositions ? C’est pourtant le parti que je vais prendre, et je le prends pour vous prouver que je ne puis songer à M. Arthur. Je compte sur votre discrétion, et je ne dis qu’à vous seul un secret que personne ne pourrait m’arracher. « Oui, je suis liée par un attachement que rien ne peut détruire ; le sentiment dont mon cœur est plein ne finira qu’avec ma vie, et ma destinée est si bizarre, que l’objet de tant d’affections ne les connaît pas encore si bien que vous les connaîtrez quand vous lirez cette lettre ; mais je sais qu’il pense à moi, et j’attends. J’ai un service à vous demander, et vous devez en conscience ne pas me le refuser pour réparer le chagrin que m’a causé votre lettre, c’est d’engager madame votre mère à cesser de me parler de ce mariage, sans lui révéler ce que je ne dis qu’à vous seul. Accordez-moi ce que je vous demande, et croyez que je suis pénétrée de vos bontés et de celles de madame votre mère qui m’en donne tous les jours de nouvelles marques.

Recevez l’expression de ma considération.

Constance.

P. S. La santé de madame votre mère va toujours de mieux en mieux.

Mon style se ressentait de l’humeur que m’avait donnée la supposition qu’Arlhur eût pu me plaire. Rien ne me paraissait plus important pour moi que de prouver à Léon la pureté du sentiment qui m’attachait à lui.

Madame d’Ablancourt resta chez elle, et eut du monde toute la journée ; elle ne put me parler, et le lendemain ma réponse était partie. Elle me demanda ce que je pensais de la lettre de Léon. — Tout ce que j’en ai écrit à M. votre fils. — Vous lui avez déjà répondu ? — Oui, Madame. — Mais savez-vous que je suis jalouse de Léon ? Comment, lui répondre si exactement ! mais il est trop heureux ! Puis-je savoir comment vous avez reçu ses instances ? — Madame, comme les vôtres ; mais avec moins de respect pourtant, car je me suis fâchée. — Vous êtes bien obstinée, ma chère Constance, vous me faites beaucoup de chagrin. J’avais espéré que mon fils aurait plus de crédit que moi ; vos réponses me prouvent qu’il vous inspire quelque confiance ; mais je me suis trompée, et mon stratagème n’a point eu de succès. Il faut donc renoncer à s’occuper de vous marier. » Je reçus assez promptement la réponse suivante.

Londres, ce…

Mademoiselle,

Je me mets à vos pieds pour obtenir mon pardon. Votre lettre m’a fait rougir de la mienne. Je n’ai qu’une excuse à vous donner, j’ai obéi à ma mère. D’après tout ce que vous avez eu la bonté de me confier, je plains mon ami ; il n’a plus rien à espérer.

Ah ! Mademoiselle, si j’avais trouvé le caractère que vous montrez, j’eusse été le plus heureux des hommes ! Il paraît que, victime comme moi de la faiblesse et de la légèreté, vous avez été sacrifiée à des considérations de famille. Je suis aussi à plaindre que vous. J’ai perdu, par ma faute, un être adorable qui me condamne à des regrets éternels.

D’après les sentiment que vous conservez, je vous déclare que je deviens l’ennemi juré de celui qui ne vous rend pas justice. Je ne puis cependant le croire si coupable qu’il vous le paraît, et pour réparer mon étourderie, je vous conjure de m’autoriser à vous servir. Nommez-moi celui que vous attendez ; ordonnez-moi de le chercher et je l’amène à vos genoux. Nul obstacle ne pourra m’empêcher de me rendre digne de la confiance que vous voulez bien m’accorder.

Si ma première proposition vous a indignée, n’allez pas vous moquer de celle-ci, et penser que, nouveau Don Quichotte, je pars armé de toutes pièces pour aller chercher des maris aux demoiselles. Mon dévouement vient de deux sources ; la première, l’intérêt que m’inspire votre situation, et la dernière, cette sympathie qu’on éprouve pour des maux qu’on a sentis.

J’écris à ma mère pour la gronder de m’avoir exposé à votre censure. Personne plus que moi ne désire mériter votre approbation.

P. S. Comme je ne saurais réparer trop complètement ma sottise, j’ai écrit à Arthur pour qu’il renonçât à toute espérance ; ainsi je crois qu’il ne vous importunera plus.

Léon écrivit sans doute énergiquement à sa mère et à son ami, car je n’entendis plus parler de rien. Depuis ce moment, je commençai à respirer. D’un mot, il m’avait délivrée d’une persécution fâcheuse ; je me trouvais heureuse de lui en avoir l’obligation, et cependant je voyais par sa lettre combien il était irrité contre la faible Albertine ; mais il admirait le caractère de Constance…

La singulière proposition de Léon méritait une réponse, voici celle que je lui adressai.

Paris, ce…

Monsieur, Recevez l’expression de ma reconnaissance ; depuis que vous avez écrit à madame votre mère, elle a eu la bonté de ne plus me parler de mariage. Elle m’a appris que madame Darcy allait marier son fils à Perpignan, je fais des vœux pour son bonheur. Votre seconde proposition m’a fait sourire, cependant je dois vous avouer que je ne la trouve pas moins bizarre que la première. Vous voulez courir le monde pour me servir, ah ! Monsieur, quelle imprudence ! Connaissez-vous le caractère de celui dont vous parlez ? Ne devriez-vous pas deviner à présent que son estime m’est aussi précieuse que sa tendresse ? et ne serais-je pas perdue dans son esprit, si je faisais courir après lui ? C’est une question que je vous adresse ; au reste, je ne refuse pas l’offre de vos services, peut-être m’en rendrez-vous un jour de plus importans que d’avoir éloigné Arthur ; mais souffrez que j’attende celui dont je ne veux devoir le retour qu’à lui seul. Malgré les injustes soupçons dont il vient de m’accabler tout nouvellement, je n’en suis pas moins déterminée à lui rester fidèle. C’est le temps qui lui dévoilera un jour qu’il se trompe, me calomnie, et a plus de torts que moi.

Je trouvai le moyen de soustraire ces dernières lettres aux regards de madame d’Ablancourt.

Je continuai toujours à lui écrire pour sa mère qui trouvait ce moyen très-commode. Quelquefois aussi j’écrivais sous sa dictée à Léon ou à d’autres personnes, et je fus par-là plus au fait de toutes les affaires de madame d’Ablancourt que son fils ne l’était lui-même.

Comme mes lettres étaient devenues beaucoup plus intéressantes depuis la confiance que je lui avais accordée, Léon m’écrivit un jour celle-ci :

Londres, ce…

Mademoiselle,

En recevant les lettres obligeantes que vous voulez bien m’adresser, il m’est impossible de ne pas féliciter ma mère d’avoir auprès d’elle une personne douée d’autant de mérite et de sensibilité. J’éprouve un plaisir infini à vous devoir de ses nouvelles.

Continuez-moi vos bontés, parlez-moi de la meilleure des mères, et joignez de grâce à ce bienfait celui de m’apprendre si madame de Genissieux, ma tante, est toujours à Saint-Marcel ; il y a un temps infini qu’elle ne m’écrit plus. Vous m’obligeriez de me donner en même temps des détails sur plusieurs familles qui habitent Saint-Marcel, qui m’ont comblé de politesses, et que je ne puis oublier, etc., etc.

Cette lettre me fît une vive impression ; je vis que Léon, toujours occupé de moi, voulait intéresser mademoiselle Constance en sa faveur et tâcher d’obtenir, par elle, ce qu’il n’avait pu devoir à sa mère. Il ne me nommait point, et sa discrétion envers moi-même me faisait grand plaisir. Je trouvais sa curiosité si naturelle et de si bon goût dans un homme du monde, que je fis remarquer à madame d’Ablancourt, qui lisait cette lettre, qu’il fallait lui répondre sur cet article. Ce n’était point son avis ; elle m’avait toujours engagée, quand je répondais pour elle, à traiter légèrement ce sujet, et depuis que j’écrivais en mon nom supposé, cela paraissait tout simple ; elle m’ordonna donc de ne point répondre encore à cette dernière lettre, et d’attendre sa décision à cet égard.

L’inquiétude de Léon sur mon sort soutenait mon courage près de m’abandonner, mais j’avais souvent peur que la persuasion où il était de mon mariage avec Adrien ne le décidât à prendre enfin son parti et à oublier une personne qui n’existait plus pour lui.

Un jour que j’étais seule dans ma chambre, un domestique de la maison apporta une lettre pour mademoiselle Constance ; l’adresse était d’une écriture inconnue. Je l’ouvris avec vivacité et inquiétude ; elle était de Léon. La voici :

Londres, ce 24…

Mademoiselle,

Je profite du départ d’un de mes compatriotes pour m’adresser à vous en particulier, car je pense que votre déférence pour ma mère vous aura empêchée de répondre à ma dernière lettre. Mademoiselle, vous avez gagné toute ma confiance par une correspondance aussi flatteuse pour moi, et j’ose espérer vous avoir aussi inspiré quelque intérêt ; vos lettres m’en sont un sûr garant. Tant de délicatesse dans les sentimens, tant de précision à les énoncer, annoncent une ame généreuse et un cœur sensible. Permettez-moi de vous ouvrir le mien ; rendez-moi un service auquel je mets le plus grand prix ; apprenez-moi le sort de mademoiselle Albertine, nièce de M. de Saint-Albe, à Saint-Marcel. Cette démarche ne peut point vous compromettre, et vous obligerez une personne reconnaissante qui vous sollicite depuis long-temps. C’est mon ami Félix de Sénac qui a écrit l’adresse, pour éviter de vous causer aucun ennui ; il laissera ma lettre au portier. Croyez à la reconnaissance de votre dévoué serviteur.

Je relus dix fois cette lettre ; combien je me trouvais heureuse ! Léon songeait à moi plus que jamais, et il n’osait m’appeler autrement qu’Albertine ! Je me félicitais sérieusement de ce qu’il ne m’avait point appelée madame Desmousseaux ; ce nom de sa part m’aurait désolée. Il me semblait qu’en me nommant Albertine, il comptait encore sur moi. Le nom de Félix me fit tressaillir ; je craignais et je souhaitais de le rencontrer chez madame d’Ablancourt, je ne savais pas alors qu’il n’était point lié avec cette dame.

Cependant c’était à moi-même que Léon s’adressait pour avoir de mes nouvelles ; il fallait lui répondre, en avoir pitié, et je ne l’osais, lorsque mademoiselle Fanny, qui était en correspondance avec Julien, vint m’apprendre avec une grande agitation que, depuis son retour d’Écosse, Léon avait eu plusieurs accès de fièvre ; qu’il s’obstinait à cacher son état à sa mère, et que Julien attendait que son maître eût fait une consultation pour écrire à madame la baronne.

Effrayée de cette nouvelle et persuadée que ma réponse aiderait au recouvrement d’une santé si chère, je pris le parti de lui répondre sur-le-champ.

Paris, ce…

Monsieur,

J’ai reçu toutes vos lettres, et la dernière du 24 ; je n’ai tant tardé à répondre à la confiance que vous voulez bien m’accorder, que parce qu’il ne m’était pas facile de vous donner des nouvelles de Saint-Marcel ; mais je sais que tout le monde s’y porte bien, et que mademoiselle Albertine n’est pas mariée. Puissiez-vous être satisfait des nouvelles que je vous envoie ! c’est un souhait que je fais bien sincèrement. Mon attachement pour madame votre mère autorise l’empressement que je mets à vous être utile, et à répondre à l’idée avantageuse que vous voulez bien avoir de moi.

Madame votre mère se porte bien.

Dès que ma lettre fut écrite, je me hâtai de la faire partir ; je sentais qu’en tardant un instant, une sorte de honte me l’eût fait déchirer. Son départ me mettait à l’abri de ce que devaient m’inspirer mes scrupules ; car je prévoyais déjà que mes vains regrets ne pourraient pas empêcher là lettre de marcher à son adresse.

Il est donc vrai de dire qu’il y a en nous deux principes qui agissent en sens contraire.