Albertine de Saint-Albe/Tome II/Chapitre 05

Renard (Tome IIp. 84-110).


CHAPITRE V.


Depuis notre arrivée à Paris, madame d’Ablancourt prenait encore plus de goût pour moi ; elle me consultait dans tout ce qu’elle faisait, me parlait sans cesse de ce fils adoré, se plaignait de la femme qui avait pu empêcher son mariage avec Octavie, et ne recevait ni ne sortait sans moi.

J’avais une rivale à combattre dans la maison, c’était mademoiselle Fanny, la femme de chambre. Cette belle demoiselle m’avait vu arriver avec inquiétude ; elle espéra, dans les premiers jours, me mettre dans sa dépendance ; mon air fier et poli la déconcerta, elle sentit qu’il fallait renoncer à toute espèce de supériorité, et dès ce moment, s’humanisant et quittant ses grands airs, la plus parfaite égalité régna entre nous.

Les talens que j’avais acquis dans mon enfance, et que je n’avais pas tout-à-fait négligés à Saint-Marcel, me servaient admirablement auprès de madame d’Ablancourt. Elle vivait dans la retraite depuis le départ de son fils ; la musique la charmait et j’y fis des progrès pour lui plaire. J’avais apporté avec moi la musique dont Léon m’avait fait présent à Saint-Marcel ; c’étaient des airs délicieux des plus grands maîtres d’Italie, et les paroles peignaient des situations analogues à la mienne. Madame d’Ablancourt avait été bonne musicienne dans sa jeunesse et conservait du goût pour la musique, elle se plaisait à m’entendre et je chantais presque tous les soirs. Une fois seule avec elle, je chantai un de ces airs avec une expression si touchante, une prononciation si pure, que lorsque je quittai le piano, elle me dit : « Vous chantez à ravir, qui vous a donné cette musique ? »Je fus si épouvantée de la question que je perdis ma présence d’esprit, je rougis beaucoup et je répondis étourdiment : « Je n’en sais rien, Madame ». Elle fit un grand éclat de rire, et reprenant son ton ordinaire, elle dit avec aménité : « Je vous demande pardon, il s’agit peut-être d’un mystère bien nature ! à votre âge ? une personne aussi distinguée doit avoir fait un choix digne d’elle, et j’en serais garant ; mais je veux gagner votre confiance et non vous arracher votre secret ; » et elle se leva pour passer dans sa chambre. Je fus sur le point de me précipiter à ses genoux et de lui dire : « Ah ? madame ! vous venez de nommer votre fils ! » mais la crainte et la honte me retinrent, et la conversation n’alla pas plus loin.

Le dessin était mon occupation favorite madame d’Ablancourt me surprit un jour dessinant une petite figure d’après un tableau estimé. Cette copie, assez exacte, lui fit naître une envie qu’elle voulut exécuter au bout de quelques jours. Étant seule avec moi dans sa chambre, elle me dit tout à coup un matin : « Mademoiselle Constance, ouvrez mon secrétaire et donnez-moi une petite boîte qui est dans ce tiroir ». J’obéis ; elle l’ouvrit, et je reconnus le portrait le plus ressemblant ; c’était Léon et tout l’esprit de sa physionomie. — Vous voyez ce portrait, dit-elle, c’est celui de mon fils ; il s’adresse à vous, je vous le confie. Vous avez du talent, il faut m’en faire un dessin. Vous m’entendez ? voilà la tâche que je vous impose ; n’y consentez-vous pas ? » Je ne pouvais refuser, l’entreprise était trop séduisante. Je fis un mouvement pour prendre le portrait, elle le remit dans mes mains et me dit avec intérêt : « Qu’avez-vous ? vous tremblez. Allons, courage, courage, vous réussirez ; je ne répondis rien, je pris la boîte et l’emportai avec empressement dans ma chambre.

Dès le jour suivant je commençai mon ouvrage ; les traits de Léon étaient trop présens à ma mémoire rien omettre. La ressemblance venait bien ; madame d’Ablancourt s’approcha pour me voir dessiner ; ce début l’enchanta. Elle me promit de revenir ; en effet, elle revenait tous les jours plusieurs fois dans la matinée, et paraissait toujours plus contente ; elle me disait : « Il faut bien que je vous donne mon avis, car quoique le portrait soit sous vos yeux, il faudrait encore connaître le modèle pour obtenir une ressemblance parfaite, et n’ayant jamais vu mon cher Léon, cela vous est impossible. » Émue, attendrie par une occupation si dangereuse, je fus encore au moment de me jeter à ses pieds et de lui dire : « Ah ! Madame, je le connais, il fait le tourment de ma vie ! » Mais la honte me retint et m’empêcha de me trahir.

Mademoiselle Fanny, qui se croyait connaisseur, venait aussi de temps à autre, derrière ma chaise, juger mon talent et me donner ses conseils. Elle me fit remarquer un jour que je me trompais dans l’expression des yeux de Léon : « Voyez le portrait, disait-elle, M. Léon a le regard plus sévère. — Laissez-la faire, répondit madame d’Ablancourt qui s’approcha pour examiner, laissez-la faire, mon fils a aussi quelquefois ce regard plein de tendresse. Continuez, ma chère Constance, je suis charmée que le hasard vous ait si bien servie. » Je souris et je continuai à dessiner.

Mon ouvrage touchait à sa fin et le dessin ressemblait plus que le portrait. Je ne pouvais en faire la remarque ; mais madame d’Ablancourt en convenait et me disait : « En vérité, vous auriez vu mon fils tous les jours pendant six mois qu’il ne serait pas plus frappant. » Lorsque mon dessin fut achevé, je feignis d’avoir encore quelque chose à y retoucher ; je le gardai, et j’en fis une seconde copie que j’enveloppai dans la seule lettre que j’eusse reçue de Léon.

Il y avait près de deux mois que j’étais chez madame d’Ablancourt. Je n’y entendais point parler de Saint-Marcel et je n’espérais point en avoir de nouvelles ; cependant j’étais curieuse d’apprendre ce qui s’y était passé après mon départ. J’aurais voulu savoir quelles démarches faisait mon oncle, et si l’on était parvenu à avoir quelque indice sur le chemin que j’avais pris. Quant à Adrien, je savais qu’il était à Paris, et voici comment je l’avais découvert. Dans mes promenades avec madame d’Ablancourt, je ne sortais jamais qu’en carosse, et quand je sortais seule, ce qui arrivait rarement, j’étais toujours voilée. Un mois environ, après mon entrée chez madame d’Ablancourt, j’allai, accompagnée de mademoiselle Fanny, faire quelque emplette dans le voisinage. C’était à la chute du jour ; en sortant d’une boutique je crus m’apercevoir que deux jeunes gens m’examinaient et me suivaient. Un, surtout, s’arrêta pour me laisser passer et, retenant l’autre par le bras, dit avec émotion : « Attendez ! cette personne me rappelle… » Je reconnus Adrien ! le danger me donna des forces, je marchai rapidement, et arrivée à une autre rue, je me jetai dans la première boutique, comme quelqu’un qui se trouve mal. On me fit asseoir, on m’apporta un verre d’eau que je bus le plus lentement possible, et lorsque je sortis je ne vis plus personne. Je rentrai en me promettant bien de ne plus m’exposer à l’avenir. Adrien à Paris, m’engageait à prendre encore plus de précautions ; je refusais souvent de sortir avec madame d’Ablancourt prétextant tantôt des occupations, tantôt une migraine, et n’allant jamais dans les promenades publiques.

L’arrivée de mon frère à Saint-Marcel me causait aussi beaucoup d’inquiétude. Je regrettais cet instant délicieux où j’aurais pu le revoir et le remettre bien avec mon oncle ; mais tout en déplorant le malheur qui me privait de jouir d’un plaisir si vif et si pur, je m’applaudissais en songeant que c’était à moi qu’Eugène devait d’être rappelé ; c’était le fatal projet qu’avait eu mon oncle qui lui rendait un parent si précieux. C’était la seule obligation que j’eusse à ce mariage, et l’idée de savoir mon frère établi avec sa femme, dans le château de mon oncle, adoucissait souvent les peines dont mon cœur était plein.

Je passais toujours pour la sœur d’un négociant de Joigny, et je ne citais dans la conversation que le temps où j’avais habité Paris. Je demandais un jour à madame d’Ablancourt si elle avait des parens en province. Elle me répondit froidement que ses deux sœurs l’habitaient et qu’elle ne les avait pas vues depuis long-temps.

Lorsque je me retirai le soir, mademoiselle Fanny, en venant m’offrir ses services, me dit que, sans le vouloir, elle m’avait entendu faire une question bien indiscrète à madame. Je la priai de s’expliquer et elle m’apprit que, depuis le retour de son fils, madame d’Ablancourt était brouillée avec sa sœur de Saint-Marcel ; qu’elle n’aimait point qu’on lui parlât d’elle, parce que cette dame était cause de tous les chagrins que M. Léon lui avait donnés. « Et quels sont donc ces chagrins — Quoi ! vous ne savez pas que monsieur devait épouser mademoiselle de Séligny ? qu’il l’a refusée pour une belle personne dont il est devenu amoureux comme un fou pendant le voyage de Saint-Marcel ; que c’est madame de Genissieux qui a mené toute cette intrigué, et que madame est furieuse contre elle ? Comment ! il y a bientôt deux mois que vous êtes ici, et vous n’êtes pas plus instruite ? Ah ! je suis plus habile que vous, je sais toujours toutes ces choses-là, moi, et tenez, je parierais que M. Léon n’est pas en Angleterre, mais à Calais ou ailleurs avec sa belle, et que c’est madame de Genissieux qui a manigancé tout cela. — Ah ! fi donc, mademoiselle Fanny, m’écriai-je en pensant me trahir. Je m’efforçai de sourire et j’ajoutai : « Vous êtes folle, M. Léon est incapable de tromper sa mère, et puis quelle idée avez-vous donc de cette demoiselle. — Dame, voyez-vous, c’est que M. Julien nous a dit qu’elle aimait beaucoup M. le baron, et qu’elle ne voulait plus d’un certain nigaud de province qu’on lui donnait pour mari. — M. Julien est donc un homme bien clairvoyant ? — Ah ! mademoiselle, il s’y connaît bien. Je voudrais que vous l’eussiez entendu parler de cette personne qui cause tant de chagrins à madame ; comme il dit qu’elle est aimable, bonne, et que c’est la femme qui convient à son maître ! Vous auriez du plaisir seulement à savoir combien ils s’aimaient tous deux sans oser se le dire ; mais comment cela finira-t-il ? Vous sentez bien que ce n’est ni vous ni moi qui pourrons le savoir. On ne nous confie pas ces secrets-là à nous autres. » C’était ainsi qu’elle terminait toutes ses conversations, en m’associant à sa domesticité, manière ingénieuse de se venger des faveurs qui n’étaient pas pour elle.

Dans l’espace de ces deux mois, madame d’Ablancourt avait reçu plusieurs lettres de son fils, mais elle ne m’en avait point parlé. Je m’étais permis une ou deux fois de lui en demander des nouvelles, et sa réponse, exprimée avec sa grâce ordinaire, avait été : « Je vous remercie ; il se porte très-bien ; » et rien de plus. J’aurais voulu savoir si cette belle et grande ville de Londres donnait assez de distractions à Léon pour lui faire publier le mal qu’il m’avait fait, lorsque mademoiselle Fanny vint un jour tout naturellement me tirer de mon incertitude.

Madame d’Ablancourt venait de sortir seule pour faire des visites, et mademoiselle Fanny, selon son habitude, s’était rendre auprès de moi pour babiller à son aise. « Je sais un secret, dit-elle en s’asseyant près de moi. — Ne me le dites pas, ne trahissez personne. — On ne me l’a point confié, je l’ai bien trouvé toute seule ; il s’agit de M. Léon. Madame a laissé tomber ce matin sa dernière lettre. Je l’ai lue ne sachant d’abord de qui elle était, et ensuite parce que je le savais. Oh ! ce M. Léon est un extravagant avec ses amours ! — Quels amours ? — Eh bien ! sa belle provinciale. Il écrit à madame qu’elle s’est mariée depuis son départ, et qu’il sera toujours malheureux. Il s’accuse de l’avoir abandonnée, et dit qu’il ne se le pardonnera jamais. « Bon Dieu ! qu’avez-vous, Mademoiselle ? comme vous devenez pâle ! Il n’y a pas d’air ici, nous étouffons toutes deux. Je vais ouvrir une croisée. » Elle se leva et revint près de moi. « Dit-il comment on lui a appris ce mariage ? — Je crois qu’il le dit, mais je ne m’en souviens plus. Ce bon M. Léon, je le plains, et j’en veux à cette demoiselle, elle aurait dû l’attendre. » Ces mots me racommodèrent avec mademoiselle Fanny ; je lui sus bon gré de l’observation, et je l’en remerciai intérieurement. Satisfaite sur ce que voulais savoir, je mis fin à la conversation en l’engageant à ne pas céder si facilement aux tentations de sa curiosité, et je restai seule, livrée à mes réflexions.

Je n’eus pas de peine à deviner que la nouvelle de mon mariage était un tour de madame de Séligny. J’étais persuadée qu’elle seule pouvait avoir eu une idée aussi atroce. J’étais au désespoir d’apprendre que Léon me crût assez faible pour avoir obéi si lâchement. Je le trouvais trop promptement convaincu, et, plus rassurée sur ses affections, je jouissais de son repentir.

Madame d’Ablancourt n’avait point encore eu le temps de répondre à cette lettre arrivée de la veille. J’étais inquiète de la manière dont elle traiterait ce sujet. Je savais qu’elle désapprouvait un attachement qui avait rompu un mariage avantageux, et détruit une amitié de vingt ans ; J’avais peur qu’elle n’eût trop de prévention contre moi.

Elle rentra un peu tard, et se mit au lit avec un malaise général. La fièvre se déclara pendant la nuit, et, le lendemain de bonne heure, j’envoyai chercher son médecin. Il ne put rien dire de positif sur son état, et promit de revenir dans la journée. Nous l’attendîmes avec impatience ; il revint, dit que c’était une fièvre d’un caractère peu dangereux, qu’il fallait beaucoup de repos, et rester au lit quelques jours. Pendant ce temps je ne quittai pas son chevet, et je prodiguai à la mère de Léon les soins que j’aurais donnés à la mienne. Je la veillais toutes les nuits ; c’était le temps où elle souffrait davantage. Elle était alors dans un délire continuel, répétant sans cesse les noms de Léon et d’Albertine. En me voyant près d’elle à son réveil, elle me remerciait et me nommait sa chère Constance. Au bout de huit jours, elle reçut une lettre de son fils ; il lui était impossible de la lire. Je la posai sur sa cheminée, et je me retirai. Elle pensa sans doute qu’il valait mieux mettre quelqu’un dans sa confidence que de ne rien savoir. Elle sonna, me fit appeler un instant après, et me dit : « Vous êtes en train de m’obliger, Mademoiselle, en voici une nouvelle occasion. Elle s’arrêta : Prenez cette lettre, et faites-moi le plaisir de me la lire. Je suis trop faible pour m’en acquitter, et trop impatiente pour attendre. » Je pris la lettre sans proférer une syllabe et voici ce que je lus.

Londres, ce…

Depuis ma dernière lettre j’ai beaucoup souffert… Je ne puis m’habituer à l’idée de croire Albertine mariée. Je la plains ; je m’accuse de l’avoir immolée à mon ressentiment. Je sens qu’elle doit me haïr. Oh ! ma mère ! vous qui êtes la raison et l’indulgence même, ayez pitié de moi. Supportez, de grâce, les faiblesses du cœur de votre fils. Être haï d’Albertine qui paraissait m’aimer de si bonne foi ! Vous ne savez pas ce que mon ame éprouve de déchirement ; et elle ne sera pas heureuse, non, elle n’aime pas son mari, je le sais, j’en suis sûr : j’ai connu qu’il n’y avait aucun rapport entre eux, le premier jour que je l’ai vue, le jour que je l’ai aimée… Ici, ma voix s’altéra sensiblement, je ne pouvais continuer, j’essuyais mes larmes. Madame d’Ablancourt, émue elle-même, me dit en me regardant : « Que vous êtes bonne et compatissante ! Les chagrins d’un inconnu vous touchent et vous attendrissent. Il est vrai qu’il s’agit de mon fils qui ne peut vous être étranger. Quel malheur, ma chère amie, ajoutait-elle en me serrant la main, quel malheur qu’il ait rencontré cette dangereuse personne ! Sans ce fatal voyage nous serions tous contens : elle heureuse avec un mari honnête homme, et Léon heureux avec l’aimable et douce Octavie. Mais continuez. » Oh ! ma mère, vous l’auriez chérie, j’eusse été fier de vous amener Albertine. Tant de simplicité, de grâces, de naturel ! Tant de confiance en moi, celle que donne un penchant irrésistible… Et j’ai tout abandonné par la violence de ce caractère que vous connaissez, et que vous m’avez reproché si souvent !

Je finis, je crains de vous fatiguer. Je ne sais plus à quoi m’occuper. Je pars pour l’Écosse ; mais le souvenir d’Albertine me poursuivra jusque sur les montagnes de ce fameux pays. Adieu, adieu ; écrivez à votre fils dévoué.

Je repliai la lettre, et je la remis sur la cheminée sans dire un mot. « Voilà ce qui s’appelle une passion malheureuse, observa madame d’Ablancourt ; au reste, je compte beaucoup sur la raison de mon fils ; le temps remettra cette tête exaltée. D’ailleurs, où il n’y a point de remède il faut bien prendre son parti, et puisqu’elle est mariée… — Comment, Madame, m’écriai-je avec vivacité, et si elle ne l’était pas ?… — Si elle ne l’était pas, répéta madame d’Ablancourt, contrariée de la question, si elle ne l’était pas ! mais elle l’est : voilà la vérité. Je n’ai jamais voulu que le bonheur de mon fils. » Je ne répliquai rien, et je cachai dans mon cœur ce que ces mots renfermaient d’espérance. Je saurai bien la forcer à m’aimer ; oui, elle aimera sans le savoir celle qu’elle condamne pour avoir plu à son fils repentant !

Huit ou dix jours après cette lecture, se sentant encore extrêmement faible, elle me fit demander et me dit : « Ma chère Constance, je voudrais donner de mes nouvelles à mon fils, mais je ne suis pas en état de lui écrire moi-même… — Eh ! madame, qui donc lui écrira ? — Mais vous, ma chère amie, c’est une idée qui m’est venue. Approchez cette table, placez-vous là, et je vais dicter ma lettre. Je me sens assez bien dans ce moment. » Il n’y avait pas moyen de refuser, je m’assis ; dans quelle situation je me trouvais ? J’allais écrire à Léon pour la première fois de ma vie. J’allais peut-être écrire ma condamnation, le féliciter de ce qu’il avait agi sagement en me laissant dans le fond de ma province, et je n’osais me nommer. Ah ! pensai-je tout bas ; si Léon pouvait deviner que c’est moi qui ai écrit cette lettre ! L’amour le plus fidèle ne devrait-il pas faire ce miracle ?

Madame d’Ablancourt se soulevant un peu, me dicta ce qui suit :

« Je vous dois une réponse, mon cher Léon ; je n’ai pu vous écrire plutôt, ayant été indisposée. Aujourd’hui je suis mieux, mais encore faible et forcée de me servir d’une main étrangère. (Étrangère !) Je ne vous donnerai donc que des nouvelles de ma santé, qui est bien meilleure depuis trois jours. Adieu, cher ami, croyez que personne ne vous aime plus que moi. » Fatiguée d’avoir parlé, madame d’Ablancourt me pria d’emporter sa lettre chez moi, de la cacheter, d’y mettre l’adresse et de l’envoyer sur-le-champ à la poste.

Arrivée dans ma chambre, je me jetai sur une chaise, je relus cette lettre dans la plus grande agitation, et je me hâtai de la faire partir.

La maladie de madame d’Ablancourt l’ayant encore privée de ses forces assez long-temps, il s’établit par son ordre une correspondance régulière entre Léon et moi. Elle voulut que je signasse Constance, et j’obéis sans répliquer, n’y voyant point d’inconvénient. Les premières réponses de Léon furent polies, mais froides. Il ne pouvait remercier autrement une inconnue qui avait l’ordre de l’informer des progrès de la guérison de sa mère.