Albertine de Saint-Albe/Tome II/Chapitre 02

Renard (Tome IIp. 17-34).


CHAPITRE II.


Madame Duperay ne me quitta point, et passa la nuit auprès de moi ; inquiète, elle pleurait, et ne me parlait plus de son frère. Pour moi, je n’avais qu’une idée, j’étais abandonnée de Léon ! quoique je fusse épouvantée de sa conduite, je ne pouvais croire qu’il m’oubliât aussi facilement qu’il l’avait dit. J’aimais trop pour ne pas espérer en lui un peu de cette sympathie qui nous fait souffrir des maux que nous causons, et je me flattais que sa tante serait chargée de m’exprimer ou ses regrets ou sa colère ; d’ailleurs, pensais-je en moi-même, quand ce premier mouvement sera calmé, il reconnaîtra que c’est lui qui nous a perdus. Je ne l’ai point refusé, il n’a pas eu la patience d’attendre ma réponse ; c’est lui qui a tort, il n’y a pas à en douter. Dans un autre moment, je pensais d’une manière toute différente. Alarmée de cette faiblesse de caractère qu’il m’avait reprochée, je craignais qu’il ne réfléchît au danger de s’unir à une personne dont l’ame n’était pas à la hauteur de la sienne. Cette supposition m’accablait ; et dès cet instant, pour lui prouver qu’il me faisait injure, je me déterminai à refuser obstinément Adrien. Oui, me répétais-je sans cesse, il saura un jour que j’ai eu du caractère, et il me regrettera.

Toutes ces idées m’occupèrent une partie de la nuit ; ma résolution prise, je parus le lendemain à déjeuner un peu plus calme. Madame Duperay jetait de temps en temps les yeux sur moi ; mon air plus rassuré l’étonnait et l’enchantait. Mon oncle, satisfait de ce qu’il appelait mon retour à l’obéissance, me traita à merveille, et profita de l’occasion pour me faire un long discours sur la sérénité qui suivait l’accomplissement de nos devoirs ; il finit en me défendant de revoir madame de Genissieux dont le caractère indiscret et léger avait pensé me perdre.

Je n’avais pas prévu ce nouveau malheur, il devait combler la mesure. C’est la tyrannie qui fait naître la ruse ; je n’aurais jamais osé enfreindre une loi équitable, celle-ci, toute arbitraire, me révolta ; on m’ôtait la dernière consolation, et l’on croyait que j’y souscrirais ! On usait de rigueur, je me vis contrainte à tromper.

La petite Suzette, fille du jardinier, savait par Julien ce qu’il appelait les secrets de son maître. Elle était jeune, douce, naïve ; son cœur compatissant paraissait touché de mes peines, et je jugeai, sans lui avoir encore rien dit, qu’elle me servirait avec zèle. En me promenant dans le jardin où elle travaillait, je liai conversation avec elle, et, le second jour, elle se chargea de voir madame de Genissieux.

Aussitôt que cette excellente femme l’aperçut, elle devina le motif de son message, et, après l’avoir beaucoup questionnée sur moi, sur ma santé et sur mon oncle, elle lui remit le billet suivant, lui recommandant bien de ne le remettre qu’à moi seule.

Suzette me l’apporta dans ma chambre avec des fleurs, et se sauva. Le voici :

« Vous avez déchiré le cœur le plus sensible, Léon ne m’a pas dit un mot pour vous. Qu’avez-vous fait ? Je ne conçois pas votre refus. » Pas un mot ! répétai-je après avoir lu. Quoi ! Léon n’a pas parlé de moi ! Je fus anéantie à cette nouvelle, et je vis alors que j’avais perdu Léon pour toujours ; mais je n’en restai pas moins décidée à refuser Adrien, malgré la catastrophe qu’amènerait ma rébellion.

Madame Duperay venait me voir constamment, et ne prononçait le nom de son frère qu’avec la plus grande discrétion. J’avais toujours peur qu’on ne m’annonçât son retour, et cette inquiétude était bien fondée. Son père me traitait avec la même amitié, et avait l’air de tout ignorer.

Je paraissais triste et calme, mais ma tête travaillait ; je cherchais les me soustraire à ce fatal mariage. Madame Blanchard, toujours occupée des intérêts d’Eugène, quoiqu’elle n’eût encore rien obtenu, me parut propre à servir mes desseins. Je savais que mon frère avait formé un petit établissement à trente lieues de Paris en société avec un de ses amis ; ayant renoncé à son voyage d’Amérique, d’après les instances de sa femme qui avait perdu sa mère à Bordeaux au moment de leur départ. Je pris la résolution d’aller le rejoindre si l’on voulait me contraindre à épouser Adrien.

Par cette démarche, je remplissais l’intention de M. de Saint-Albe qui m’avait menacée plusieurs fois de me renvoyer auprès de mon frère. Madame Blanchard m’entendant parler d’Eugène, ne douta point que je ne fusse revenue aux bons principes, et que mon plus cher désir ne fût de le raccommoder avec mon oncle à l’époque de mon mariage. Elle s’empressa de me donner tous les renseignemens qu’elle en avait reçus, son adresse, le nom de l’associé chez qui il demeurait, et je ne rêvai plus qu’au moyen d’échapper à la surveillance de mes argus, quand il en serait temps.

J’avais dans le monde une ennemie implacable, dont je redoutais les intrigues, sans savoir qu’elles fussent si bien ourdies contre moi. Je veux parler de madame de Séligny. Adrien la voyait très-souvent, et employait son crédit auprès d’un homme en place pour la réussite de son affaire. Aussitôt qu’elle sut le retour de Léon à Saint-Marcel, elle lui fit part de toutes ses inquiétudes sur le motif de ce voyage extraordinaire. Elle mit toute son adresse à exciter sa jalousie, et, se chargeant de poursuivre elle-même son affaire, elle le décida à partir sur-le-champ.

Adrien n’eut point le temps d’écrire, et, d’ailleurs, il était bien aise peut-être d’arriver sans être attendu, pour juger de l’effet que produirait son apparition inespérée.

Sa sœur le reçut avec joie ; sa chimère ne la quittait pas, elle se flattait toujours que l’heureux changement qu’avait fait sur son frère le séjour de Paris, joint à une absence assez longue, me déciderait à lui rendre justice et à ne plus le dédaigner. En apprenant que madame de Séligny lui avait communiqué ses craintes sur Léon, elle pensa convenable de ne point lui cacher la demande qu’il avait faite de ma main et le refus de M. de Saint-Albe ; mais elle eut soin de lui taire tout ce qui aurait pu l’affliger ou le refroidir à mon égard.

M. Desmousseaux s’empressa de nous amener son fils. En vain sa sœur voulut me faire remarquer combien il avait acquis de bonnes manières, je ne songeai qu’à fuir le mari qu’on m’imposait, puisqu’on m’avait refusé celui de mon choix.

Adrien m’avait apporté plusieurs présens de très-bon goût qu’il me demanda la permission de m’envoyer le lendemain.

La nouvelle qu’il nous apporta fut celle du mariage de Léon avec Octavie : il était attendu tous les jours, et rien n’annonçait dans ce qu’il nous dit, qu’on redoutât de sa part l’affront d’un refus.

Mon oncle fut surpris très-agréablement du retour de son filleul et de la nouvelle qu’il nous donnait ; l’idée lui vint sur-le-champ de célébrer notre mariage. Il avait éprouvé tant de contrariétés à ce sujet, qu’il croyait ne jamais se presser assez pour se mettre à l’abri de nouvelles entraves.

Adrien me revit avec un intérêt mêlé d’un peu de ressentiment. Les impressions qu’il avait reçues de madame de Séligny agissaient sur lui, et lui donnaient un air contraint et soupçonneux qu’il ne savait pas dissimuler. Je sentais l’effet du mal que cette femme avait attiré sur moi. Je la trouvais injuste et cruelle, mais je ne pouvais m’empêcher d’excuser la mère qui avait craint de perdre un gendre tel que Léon.

Adrien me trouva triste et changée. Il m’en fit des reproches. Lorsqu’il fut seul avec sa sœur, il la gronda beaucoup du mystère qu’elle lui avait fait de l’amour de Léon. Elle se justifia en disant qu’elle en avait toujours douté, et l’assura que le mariage de Léon changerait toutes mes idées, et me ramènerait à la raison.

Impatient de terminer une affaire si souvent et si long-temps remise, mon oncle convint, le jour suivant, avec M. Desmousseaux le père, que le mariage se ferait dans la huitaine ; et lorsqu’il fut seul, il me fit appeler dans sa bibliothèque, et m’apprit sans préambule que le jour de mon mariage était fixé, me loua du retour de ma raison, me répéta que M. d’Ablancourt s’était décidé à remplir sa promesse, et à épouser Octavie, et que je ne devais songer désormais qu’à mériter par mes prévenances l’attachement du plus estimable des hommes, et l’oubli de l’injure que j’avais été au moment de lui faire.

Combien je fus humiliée de ce discours ! Je ne répondis rien, je saluai mon oncle, et je me retirai dans ma chambre.

Le mariage de Léon et le mien me mettaient au désespoir. Je ne reconnaissais pas dans Léon ce caractère d’indépendance dont il s’était vanté si souvent ; mais l’avais-je reconnu dans sa conduite avec moi, dans ses adieux si cruels ? Je me ressouvins alors de la conversation du bal aux eaux de ***, et j’en conclus avec douleur que celui qui l’avait accusé de bizarrerie, d’inconstance, le connaissait mieux que Félix. Il saura un jour, disais-je, il saura que j’ai eu plus de caractère que lui, et s’il me regrette, je serai assez vengée !

Aussitôt qu’on sut dans le château que je devais me marier dans huit jours, tout prit autour de moi un air de fête et de réjouissance ; et tandis qu’on faisait les préparatifs de mon mariage, je faisais ceux de ma fuite. Ne voyant plus d’autres moyens de me soustraire à la tyrannie de mes persécuteurs, j’attendis le jour où ces messieurs iraient tous trois à la chasse, pour m’échapper du château ; mais, avant de partir, je voulus m’assurer de la vérité, sur le mariage de Léon. J’envoyai Suzette prier madame de Genissieux. de m’écrire un mot, si elle avait quelque nouvelle à me donner ; je ne lui écrivis point dans la crainte qu’elle n’envoyât mon billet à son neveu. Suzette revint bientôt, et m’apprit que madame de Genissieux était partie depuis deux jours avec sa femme de chambre pour aller chez une de ses sœurs. Je ne doutai point, dès ce moment, que ce ne fût chez madame d’Ablancourt, pour assister au mariage de son neveu que l’on se pressait de marier comme moi.

Accablée en apprenant la confirmation de cette nouvelle, je n’en demeurai pas moins déterminée à partir le plutôt possible pour rejoindre mon frère.

Quatre jours avant mon mariage, ces messieurs étant partis à la pointe du jour, j’écrivis à mon oncle et à son filleul, laissant mes deux lettres sur une table dans ma chambre, et je sortis pour ne plus revenir. Je fis un très-petit paquet dans lequel je mis quelques bijoux qui me venaient de ma mère, et la bourse pleine d’or que mon oncle m’avait donnée le jour de ma fête. Je portai ce paquet dans l’avenue du château, je le cachai derrière une haie, et je revins dire à madame Blanchard que je passerais toute la journée chez madame Duperay.

Je sortis alors du château, vêtue simplement, cachée sous un grand chapeau de paille et un voile. Arrivée à l’avenue, je regardai autour de moi ; j’étais seule, je ramassai mon paquet, et je me rendis au village voisin chez une fermière, autrefois au service de ma mère, et qui m’était restée très-attachée. Je lui dis que mon frère était dangereusement malade, et qu’il fallait qu’elle m’accompagnât à Joigny. « Il demande à me voir, ajoutai-je, et veut obtenir son pardon de mon oncle. Je veux absolument faire ce raccommodement, et je ne réussirai que dans cette circonstance et loin d’ici. Arrivée chez mon frère, j’écrirai à mon oncle, et tout s’arrangera. Eugène me ramènera dès qu’il sera guéri. »

La bonne Marianne, inquiète de mon frère, fut enchantée de mon idée, crut tout ce que je lui dis, et l’inconvenance de ce voyage ne la frappa point, parce que je l’emmenais avec moi. Elle laissa son ménage à sa fille mariée et consentit à me suivre. La maison était située sur le grand chemin, j’y avais songé ; nous attendîmes les voitures publiques. Il en passa bientôt une, nous y montâmes, et je me plaçai dans un coin dans dire mot. Il y avait deux voyageurs que je ne remarquai pas ; une jeune femme qui allait à Joigny, fut la seule personne qui s’occupa de moi. Après un moment de silence, elle me fit toutes les questions auxquelles on est exposé dans une diligence ; malgré l’importunité de son babil, elle m’inspira de la confiance, et je jugeai à propos de la questionner à mon tour pour savoir à qui j’aurais affaire, si j’étais obligée d’avoir recours à elle.

Dans un moment où la voiture s’arrêta, le conducteur m’apostropha brusquement en me demandant mon nom qui n’était pas enregistré. Je répondis sans hésiter : mademoiselle Dupré. — Et où allez-vous ? — À Joigny.