Albertine de Saint-Albe/Tome II/Chapitre 01

Renard (Tome IIp. 1-16).


TOME II

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CHAPITRE PREMIER.


Mon oncle, que rien ne pouvait empêcher d’aller à la chasse, partit de grand matin avec ses amis, recommandant à madame Blanchard de ne pas me laisser seule, et de prier madame Duperay de passer la journée avec moi. Elle venait de sortir pour faire sa commission, lorsque je descendis dans le salon. Léon m’y attendait ; il fut frappé de l’altération de mes traits. « Grand Dieu ! s’écria-t-il, c’est donc moi qui trouble cette sérénité pour laquelle je donnerais ma vie ! Ah ! je le vois, votre oncle vous a parlé, il est inflexible. Il n’y a plus qu’un parti à prendre ; voici madame de Gënissieux, je vais m’expliquer devant elle : j’espère que vous ne doutez pas de ma tendresse, elle ne connaîtra plus d’obstacles si vous résistez à M. de Saint-Albe. Oui, ma chère Albertine, malgré son despotisme, vous serez ma femme ; une courageuse persévérance est l’arme que nous devons opposer à l’obstination et à l’injustice. Une ame forte parvient tôt ou tard à obtenir ce qu’elle veut, quand elle le veut bien. Mon bonheur est entre vos mains, je vous en fais dépositaire ; vous ne pouvez plus vous sacrifier seule, mon sort dépend de vous, c’est mon repos que vous exposez en risquant le vôtre ; ne précipitez rien, refusez, voilà votre rôle. Moi, je pars pour aller apprendre à ma mère ma résolution invariable, elle saura que je ne veux point de mademoiselle de Séligny, et je suis assuré que sa tendresse l’éclairera sur les moyens de réparer son imprudente promesse. Après cette déclaration, je reviens vous chercher, et je ne reparaîtrai à Paris, et auprès de mes amis, qu’avec le titre de votre époux. Madame de Séligny se plaindra d’abord ; ensuite elle s’appaisera. Octayie est belle et riche, elle trouvera plus d’un vengeur ; et quand on vous verra, je me trouverai pardonné. Ma tante vous reste, c’est elle qui me donnera de vos nouvelles. Le portrait que je ferai de vous à ma mère, lui inspirera le plus grand désir de vous connaître ; elle vous attendra comme sa fille chérie. Calmez-vous donc, ma chère Albertine, et promettez-moi d’avoir du courage ; au reste, ajouta-t il en souriant, ce n’est qu’un courage négatif que je vous recommande ; il s’agit de ne rien faire, de ne rien terminer pendant mon absence ; cela n’est pas aussi difficile que vous le pensez. Mais on pourrait nous surprendre, il est prudent de ne pas nous revoir. Adieu, je vous quitte pour ne m’occuper que de vous. Je vous la confie, ma tante, parlez-lui sans cesse de celui qui ne veut jamais la tromper. Adieu, j’écrirai tout ce que je ne puis dire. Adieu, adieu. »

Toute ma personne exprimait trop ce qui se passait dans mon aine, pour que j’eusse besoin de faire aucune réponse. Madame de Genissieux m’arracha des bras de Léon, et il s’éloigna bien décidé à ne pas me revoir avant son départ. Heureuse s’il eût exécuté un projet aussi sensé ! Il m’aurait épargné tous les malheurs qui furent la conséquence fatale de l’oubli de cette sage résolution.

À peine, Léon et madame de Genissieux étaient-ils partis, que madame Duperay arriva. J’attribuai sa visite à sa bienveillance accoutumée ; elle savait que j’étais seule, et je trouvai tout naturel qu’elle me consacrât sa journée. Je la fis un peu attendre, et après avoir tâché de me remettre, j’allai la rejoindre. Elle me témoigna plus d’amitié que jamais, me rappela notre voyage aux eaux, notre intimité, et se plaignit doucement de mon indifférence. Je l’aimais sincèrement, quoiqu’elle fût la sœur d’Adrien ; ses reproches me touchèrent, je me disculpai aussi bien qu’il me fut possible, et je lui avouai, tant j’avais besoin d’épancher mon cœur tous les tourmens que j’endurais depuis le retour de Léon. « Je sens, lui disais-je, que je le préfère à tout autre, et sans votre frère, je serais la plus heureuse des femmes.

— Vous m’offensez cruellement, me répondit-elle en m’embrassant ; quoi ! la présence de ce Léon d’Ablancourt réveille un sentiment que je croyais presque éteint ! Ah ! ma chère, laissez-le partir, qu’il aille retrouver sa prétendue, et que mon frère revienne de Paris, heureux du gain de son procès, et plus digne de vous par l’acquisition de ces manières agréables auxquelles vous mettez tant de prix. Je suis sûre que pour vous plaire il sera devenu un tout autre homme. Je connais la bonté et la pureté de ses sentimens.

Avec un pareil langage, il n’y avait pas moyen de lui faire la confidence toute entière ; je ne pouvais que la mettre sur la voie pour qu’elle devinât que j’oserais peut-être un jour résister à son frère. Mais elle n’entendait rien ; son ame paisible n’avait jamais été agitée d’aucune passion. Les affections douces la remplissaient seules. L’amitié fraternelle était la plus vive, et cette tendresse exclusive la rendait presque inhumaine envers moi. Elle voulait que son frère fût aimé, et se flattait d’y réussir en me parlant sans cesse de lui. Son inexpérience lui faisait croire que l’absence guérissait insensiblement toutes les peines, et triomphait tôt ou tard des passions les plus enracinées. Une telle façon de penser nous empêchait de nous entendre, et nous rendait souvent silencieuses.

Elle m’entretint des intérêts de son frère que ses affaires retenaient encore à Paris, et la journée se passa ainsi jusqu’au retour de M. de Saint-Albe. Il nous trouva ensemble ; cette vue lui fit plaisir, et son front parut se dérider. Après nous avoir parlé de sa chasse, il se tourna vers moi. « Je suis charmé, me dit-il, de vous trouver avec votre sœur. » À ce nom, ma tête se troubla, je me jetai à ses genoux, et je le suppliai devant madame Duperay de ne point contraindre mon inclination, et de me rendre ma liberté. Il allait me répondre, lorsque la porte s’ouvrit, et, à ma grande surprise, je vis entrer Léon qui avait jugé convenable de prendre congé de mon oncle. Devinant sur-le-champ le sujet de mes larmes, il s’avance précipitamment, me relève avec une sorte d’autorité, et me conduisant à quelque distance, se met à genoux devant moi, en s’écriant : « Ah ! c’est à moi de me prosterner, c’est à moi de supplier votre oncle de consentir à notre union avant de nous réduire au désespoir. — Monsieur, répondit mon oncle du ton le plus irrité, vous oubliez que vous êtes chez moi, et qu’ici tout m’est soumis ; vous avez porté le trouble dans ma famille, sans vous cette infortunée obéirait sans se plaindre ; vous l’avez séduite, vous avez aliéné sa tendresse pour moi. Elle hait celui qui parle à sa conscience le langage de l’honneur et de la délicatesse. Un fol amour a tout effacé, mais je saurai maintenir mon autorité ; j’userai du droit que me donnent sur elle mon titre, mon âge, sa jeunesse et la faiblesse de son sexe. » À ces mots, l’indignation se peignit dans le traits de Léon. Se tournant vers moi avec fureur, il me prit la main, et la serrant fortement : « Venez, me dit-il, venez, ma bien-aimée, fuyez un parent barbare, fiez-vous à ma foi, et suivez votre mari. — Si elle l’ose, dit mon oncle, je la maudis, je la déshérite !… — Ô ciel ! m’écriai-je. — Et j’appelle sur sa tête les châtimens qui pèsent sur celles des coupables ! — Ma tendre amie ! dit madame Duperay tout en larmes, quoi ! vous abandonnez votre oncle, votre père ? Ah ! je ne vous reconnais pas ! » Pressée de tous côtés, je regarde autour de moi d’un air égaré, et, par un mouvement convulsif, je retire brusquement ma main que Léon tenait dans la sienne, en m’écriant : « Ô non ! non, mon oncle, ne me maudissez pas ! Je vous dois tout, je suis toujours votre nièce ; » et au même instant je chancèle, madame Duperay me reçoit dans ses bras, et triomphante, me retient et m’entraîne doucement. Léon, étonné, se méprend, et croit que je le sacrifie en cherchant un refuge près de la sœur d’Adrien. Indigné, furieux, il jette sur moi un regard de pitié, et me crie avec l’accent du désespoir : « Ah ! c’en est trop ! je ne puis supporter cet outrage. Adieu, je pars, vous ne me reverrez jamais ! » Il s’élance vers la porte, la pousse avec violence et disparaît.

Le bruit que fit cette porte retentit encore dans mon cœur ; il me sembla que c’était celle d’une prison qui se fermait sur moi, et je me crus séparée du monde entier ; mes forces m’abandonnèrent, et je tombai évanouie.

Mon oncle, sans me regarder, sortit le cœur plein de rage, et me laissa seule avec madame Duperay. Surprise de tout ce qu’elle apprenait, touchée de mon état, elle appela madame Blanchard, et toutes deux me mirent sur mon lit où je restai long-temps sans donner aucun signe de vie. Enfin je rouvris les yeux, et ne voyant près de moi qu’Henriette : « Que devient Léon ? lui demandai-je, où est-il ? » Elle ne savait que répondre. « Par pitié, chère Henriette, dites-moi si Léon est parti. — Je n’en sais rien, je ne vous ai pas quittée un instant. — Venez, madame Blanchard ; apprenez-moi si Léon est parti. — Tout ce que je peux dire à Mademoiselle, c’est que M. Julien nous assurait, il y a une heure, que les chevaux de poste attendaient M. le baron tandis qu’il était ici. — Grand Dieu ! sachez s’il est encore à Saint-Marcel. Je vous le demande à genoux ; et, en effet, j’étais à genoux sur mon lit, les mains jointes, et les cheveux épars. — Volontiers, si cela peut vous calmer, je ne vois pas quel mal il y aurait à s’informer de ce que font nos voisins, cela est assez naturel ; et elle sortit.

Quel tourment que l’attente ! Je me sentais mourir ; madame Duperay me parlait, et je ne l’entendais pas. Après un moment de silence, je prête l’oreille, et je reconnais les pas de madame Blanchard ; elle rentre. « Eh bien ? — Eh bien ! Mademoiselle, il est parti en sortant du château, et il a déjà fait deux lieues au moins. Les domestiques disent qu’il était d’une colère épouvantable, et qu’il paraissent si troublé que M. Julien a été obligé de le soutenir pour monter dans sa voiture, où il s’est jeté précipitamment. Oh ! quelle humeur ! C’est un forcené. Je n’aimerais pas cet homme-là ; cependant j’en ai entendu dire tant de bien que, malgré son emportement et son peu de respect pour Monsieur, je crois qu’il est très-bon au fond, et qu’il se corrigera avec le temps. » Elle continua encore sur le même ton, mais je n’entendis plus rien. Altérée à la nouvelle qui m’annonçait que tout était fini pour moi, je me sentis défaillir, et sans les prompts secours d’Henriette, je crois que je serais morte dans ce moment-là.