Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 10

Renard (Tome Ip. 179-201).


CHAPITRE X.


Après une journée brûlante, toute la société se promenait au clair de la lune. Enhardie par le peu d’éclat qu’elle jetait autour de nous, je profitai d’un moment où Félix était près de moi, pour l’obliger à s’expliquer sur le sujet qui me tenait au cœur. Je pouvais rougir sans qu’il s’en aperçût. Octavie et sa mère étaient à quelque distance de nous : je saisis cette occasion pour lui demander s’il savait que cette jeune personne était déjà promise en mariage ?

« Oui, certainement, et de plus je connais celui à qui elle est destinée. — C’est le baron d’Ablancourt ? — Lui-même. — Elle m’intéresse beaucoup ; croyez vous qu’elle soit heureuse ? — Dois-je vous l’avouer ? Je ne crois pas que ce mariage réussisse. — Comment ? Je ne vous comprends pas. — Léon ne fera jamais un mariage de convenance. — Mais Octavie est belle, elle deviendra une femme charmante. — Sans doute, mais ce n’est point la femme qu’il lui faut. — Il est bien difficile. — Vous ne m’entendez pas : Octavie est belle, mais insignifiante ; elle est toujours la même. Sa vivacité décèle la frivolité de son esprit. Ah ! Mademoiselle, voulez-vous me permettre de m’expliquer beaucoup mieux ? Je suis persuadé que si mon ami avait un jour le bonheur de vous connaître… — Eh ! mais, Monsieur ! — Vous vous intéressez à Octavie, il faut bien vous donner une idée de son futur. Oui, s’il rencontrait une personne comme vous, je ne répondrais pas du bonheur de la pauvre Octavie. Ah ! je connais mon ami. — Voilà qui est fort galant, en vérité ; mais, Monsieur, répondis-je en souriant, votre sagacité est en défaut. Je connais M. d’Ablancourt, je l’ai vu à Saint-Marcel chez sa tante. — Quoi ! vous êtes mademoiselle Albertine de Saint-Albe ? Ah ! je suis plus physionomiste que je ne croyais ! On s’approcha de nous, et je restai confondue de ce que je venais d’entendre.

Deux jours se passèrent sans qu’il me fût possible de parler à Félix. Enfin le troisième jour il vint à moi. Nous étions devant une croisée dans le salon de madame de Courcel, d’autres personnes se promenaient autour de nous. « Dites-moi donc, je vous prie, pendant que nous sommes sans témoins, comment savez-vous que je m’appelle Albertine : votre exclamation m’a fort étonnée. — C’est mon secret, ou plutôt c’est celui d’un autre. — Vous excitez toujours davantage ma curiosité. — Ma surprise est due à l’erreur où j’étais sur votre nom. Tout le monde ici vous croit sœur de madame Duperay, et vous appelle mademoiselle Desmousseaux. — Vous augmentez mon inquiétude ; comment savez-vous mon véritable nom ? — Je ne puis trahir l’amitié ; mais je vous permets de deviner. — Quoi ! il serait possible que Léon… que Monsieur… — Précisément. — M. d’Ablancourt vous a parlé de moi ? — Ah ! dites Léon, Oui, Mademoiselle, Léon, ce Léon si difficile m’a écrit au moment de quitter Saint-Marcel. — Et que peut-il vous avoir écrit ? — Qu’il a enfin rencontré la personne qu’il cherche depuis long-temps ; qu’Albertine de Saint-Albe réalise toutes ses chimères ; que c’est la grâce la plus séduisante unie à l’esprit le plus cultivé ; et le portrait est ressemblant, puisque je vous ai comparée à vous-même sans le savoir. — À merveille, Monsieur, mais j’espère au moins qu’il ne croit pas que je connaisse ses sentimens. — Pardonnez-moi, Mademoiselle, il le croit. — Vous plaisantez. — Jamais quand il s’agit de mes amis. — Si vous les traitez tous avec cette discrétion… — Ah ! ne m’accusez pas : une confidence qui vous affirme ses sentimens ne doit me nuire ni dans votre esprit ni dans le sien ; il me remercierait s’il était ici. »

Je n’avais pas à me plaindre, je recueillais le fruit de ma curiosité. Cependant j’en voulais à Léon de croire que je m’occupais de lui et d’oser l’écrire. J’allais répondre, lorsque la jeune Octavie vint en courant me prendre par le bras pour m’emmener avec elle. « Mais voyez donc, dit-elle, comme ils sont longtemps ensemble. Que peuvent-ils donc tant dire ? Allons, apprenez-nous sur-le-champ ce beau sujet de conversation. Nous parlions de nos amis absens, répondit finement Félix en me regardant. »

Octavie me conduisit à un piano, où elle me pria de lui accompagner une romance qu’elle allait chanter. Elle chanta avec facilité, et plusieurs autres personnes se mirent alternativement au piano.

Un domestique vint parler à madame Duperay qui aussitôt s’approcha de moi, en m’annonçant tout bas l’arrivée de son frère. Cette nouvelle, à laquelle je m’attendais, me fit pourtant une grande révolution. Nous fîmes notre retraite sans bruit, et trouvâmes Adrien enchanté de nous revoir, et se plaignant d’une si longue absence. Qu’il est cruel d’être obligée de recevoir un hommage que le cœur repousse ! Qu’il est cruel de se voir contrainte d’étouffer un sentiment dont on serait fière à la vue du monde entier !

Adrien me donna des nouvelles de mon oncle et de madame de Genissieux. Tous nos amis nous attendaient avec impatience. Henriette se trouvait si bien de son séjour aux eaux, qu’elle désirait le prolonger de quinze jours au moins. Je m’en félicitais, et l’on devine pourquoi.

Dès le lendemain, madame Duperay se hâta de présenter son frère à nos voisines. Je ne les accompagnai pas, alléguant l’embarras de me montrer en visite avec celui qu’on me destinait pour mari.

Adrien n’était venu que pour passer deux jours avec nous. Son père, qui avait obtenu la place d’inspecteur des forêts, l’emmenait avec lui dans la grande tournée qu’il allait entreprendre. Nous passâmes ces deux jours avec nos voisines qui me chérissaient depuis la nouvelle de mon prochain mariage, et dont la bienveillance s’étendait jusque sur le futur. Pendant ce court espace de temps, j’eus lieu d’observer la satisfaction d’Adrien. Heureux de me revoir, de revoir sa sœur, il me prouva par la bonté de son caractère, que, sans Léon, j’aurais vaincu l’éloignement que j’avais toujours eu pour lui. Il était bon, franc, attaché à sa famille. Sa personne était bien sans être remarquable. Il devait rendre sa femme heureuse : je le sentais, mais j’avais vu Léon ! Léon, doué de toutes les qualités de l’esprit, supérieur à Adrien par une sensibilité éclairée et par un charme inconcevable dans toutes ses actions ; Léon dont le nom seul suffisait pour me troubler, et qui possédait, en dépit de moi, toutes mes affections.

Adrien nous quitta le troisième jour comme il l’avait dit, me laissant avec confiance auprès d’une sœur qui exerçait un grand empire sur lui. Le séjour des eaux était devenu encore plus brillant. Une foule d’étrangers accourait grossir le nombre des buveurs, et les promenades, les fêtes se succédaient rapidement. Nous n’en faisions pas toujours partie à cause de la mauvaise santé de madame Duperay, mais Félix ne nous négligeait point, et nous le voyions presque tous les jours. Je n’osais plus le questionner depuis la dernière fois. J’avais tout lieu de croire qu’il avait écrit notre conversation, et je tremblais que Léon n’apprît enfin mon secret.

Octavie était si persuadée que Léon l’épouserait, qu’elle parlait de lui comme d’un homme dont on sera infailliblement la femme ; mais elle le nommait sans une grande émotion, tandis que moi, je n’entendais jamais parler de lui sans un battement de cœur près de me trahir. Elle m’apprit que sa mère était en correspondance avec madame d’Ablancourt, que Léon ne lui avait point encore écrit parce qu’il les croyait à Paris, et qu’elles en attendaient des nouvelles.

Nous allions souvent nous promener dans la calèche de madame de Courcel. Cette dame était souffrante, et nous avait priées de nous servir de ses chevaux. Dans une de nos courses nous fûmes accompagnées par Félix à qui je n’avais plus osé parler de Léon. Il saisit un moment où madame Duperay se reposait dans une chaumière avec Octavie pour m’annoncer son départ. « Je suis bien malheureux, me dit-il en souriant, ma franchise vous a déplu. La vérité a souvent ce tort-là. Pardon, mille fois pardon, mais permettez-moi de réparer ma faute ou de la combler ; y consentez-vous ? — Je me méfie de tout ce que vous dites : je ne sais que vous répondre. — Bon ! vous ne me refusez pas. Voici une lettre sur l’Italie, je l’ai reçue ce matin. Elle peint le caractère et les mœurs de cette nation. Vous ne pouvez me priver du moyen qui me reste, avant mon départ, de me justifier de tout ce que je vous ai dit. »

J’hésitais, je trouvais la proposition bizarre, pour ne pas dire inconvenante ; et, au moment où je la repoussais en le priant de me faire la narration de ce voyage, Octavie et Henriette s’avancèrent, et pour leur laisser ignorer l’aventure de la lettre, je fus forcée de la prendre ; je la cachai soigneusement. Nous remontâmes tous en calèche ; et, rentrée dans ma chambre, je m’empressai de lire ce qui suit :

De Rome, le 10.

« On ne peut dater de ce fameux pays sans se croire César ou Brutus. Je suis au milieu des illusions et des souvenirs. Cependant ne vous attendez pas, mon cher Félix, à de grandes descriptions de ma part ; assez d’autres ont écrit ce qu’ils ont vu, je ne vous parlerai que de mes sensations. Je deviens romanesque, et c’est être encore romain, dit quelque part J. J. Rousseau. Dès que la chaleur nous laisse respirer, je commence mes courses avec Casimir, car ici il ne faut rien voir seul ; il faut trouver quelqu’un à qui l’on puisse sans cesse exprimer sa surprise et son admiration. Comment Horace a-t-il eu le courage de dire Nil admirari, dans un siècle comme le sien, et au milieu de Rome ; voilà ce qui me confond. Mais passons à ce qui mérite notre adoration, et qui méritait la sienne.

Les Italiennes, et surtout les Romaines, ont un genre de beauté que caractérise leur climat plein de vie… de grands yeux noirs, de beaux cheveux bruns, et les plus belles dents du monde. Il est vrai que ce portrait est celui de quelqu’un qui m’intéresse vivement ; car vous saurez, mon cher ami, qu’à travers tout le prestige qui m’environne, son image me suit partout ; je la vois partout où je trouve de la physionomie, et il y en a beaucoup ici. Je songe à ce regard vif et modeste, quelquefois arrêté sur moi, et qui ressemblait si peu à l’effroi que lui inspire son oncle. Oh ! mon cher Félix, pour juger du cœur où l’on veut régner, il faut rencontrer un oncle loup-garou comme lui.

Dans ce pays-ci, comme dans toute l’Italie, on ne voit guère de jeunes personnes ; elles sont invisibles jusqu’à leur mariage : en revanche, c’est le paradis des femmes mariées ; elles y règnent en souveraines, et prolongent leur empire jusqu’à la vieillesse. Comme elles reçoivent une éducation très-superficielle, elles ne sont vraiment aimables qu’après avoir vécu dans le monde. Leur instruction dépend des hommes qui les entourent ; s’ils sont distingués, et il y en a beaucoup, elles deviennent remarquables ; s’ils sont communs, elles sont communes. Mettez les exceptions à part, et vous aurez une idée de la société. Ici le plaisir est la grande affaire de la vie ; dès que la chaleur du jour est passée, on ne songe qu’à s’amuser et à courir dans les conversations et surtout au théâtre. On m’a présenté dans plusieurs maisons où j’ai trouvé beaucoup d’urbanité et d’esprit.

L’esprit est la qualité dominante chez les Romains modernes ; il y est railleur. Les femmes y brillent par un langage séduisant ; mais je trouve Albertine plus naturelle, et je préfère sa naïve politesse à ce qu’elles appellent ici loro finezza. Mais tout en faisant son éloge, je ne la trouve pas sans défaut. Albertine est femme… elle a de l’inégalité dans l’humeur, cela tient peut-être à son extrême sensibilité : elle est souvent distraite… Ah ! si je pouvais croire… Enfin son obstination se montre dans la discussion, et elle se fâche quand on n’est pas de son avis. Ses traits sont charmans, mais ils ne sont pas réguliers, et un peu de timidité dans le maintien, due à sa soumission pour son oncle, nuit quelquefois aux grâces dont elle est pourvue ; mais tout cela me plaît en elle, au point qu’à présent, quand je vois de jolies femmes qui n’ont pas ses défauts, je trouve qu’il leur manque quelque chose. Quelle prévention ! direz-vous : mais, mon cher ami, sans elle, il n’y a point de véritable attachement.

Je reviens à l’effet que produit ce pays-ci sur ceux qui savent l’apprécier. On y voit plus ce qui a été que ce qui est. Le passé est ici la richesse du présent ; d’un côté, vous ne marchez que sur les débris de la plus fameuse république du monde ; de l’autre, vous ne voyez que les Néron, les Vespasien, les Trajan, et le reste des monumens de leur grandeur. Cette dévastation porte à l’ame je ne sais quoi de triste, qui nous prouve trop que tout est périssable ; et, plein d’idées gigantesques, vous rentrez le cœur serré dans un hôtel mal garni qui atteste à son tour que tout dégénère ici-bas. Je le répète, les Romains d’aujourd’hui ne sont occupés que de ce qu’ils ont été et se soucient peu de ce qu’ils sont. Leurs maisons, leurs palais sont vastes et incommodes. Leurs spectacles sont bâtis pour faire briller le théâtre et non les spectateurs plongés dans l’obscurité, hors les jours d’illumination, où les bougies éblouissent de toute part. Leur musique, vous le savez, est admirable, les Romains la sentent bien. Le public de Rome est le juge le plus difficile de toute l’Italie, les chanteurs le redoutent beaucoup. Sa manière de faire justice d’un mauvais chanteur est de chanter son rôle entier avec lui. Dès qu’il paraît vous voyez le parterre entonner l’air, et suivre le pauvre malheureux dont la voix est couverte par plus de trois cents voix formidables. J’ai été témoin de ce châtiment qui amuse beaucoup les dames dans leurs loges.

Les chefs-d’œuvres de la peinture, de la sculpture seront le sujet d’une autre lettre. En voyant tant de prodiges, je suis obligé de reconnaître le mérite et le goût du grand pape dont je porte le nom. Il me plairait bien davantage s’il avait vendu moins d’indulgences ; mais s’il l’a fait pour récompenser le talent des Raphaël et des Michel-Ange, je le lui pardonne : il ne pouvait faire un meilleur usage de son argent.

Casimir, malgré son insouciance, ne veut pas être oublié de vous. Je vous embrasse. »

Cette écriture bien connue, le contenu de cette lettre, la certitude que Léon partageait mes sentimens, tout me causait un saisissement, un ravissement dont je ne cherchais pas à me défendre.

Je voyais que, dès les premiers jours, Léon avait conçu pour moi l’attachement le plus vif. Pour moi, qui l’aimais sans le savoir, avant de l’avoir vu, quand madame de Genissieux me faisait son éloge et m’obligeait à lire toutes ses lettres ; après avoir lu celle-ci je me trouvais fort embarrassée pour la rendre, et encore plus pour paraître devant Félix après l’avoir lue. Il m’avait parlé de son prochain départ. J’attendais sa visite, et sous prétexte d’en rendre une à madame de Courcel, je montai chez elle le lendemain matin pour savoir si j’entendrais parler de son protégé. En nommant les différentes personnes qui partaient des eaux, je demandai si Félix n’était pas à la veille de nous quitter. — Comment ! répondit madame de Courcel, il est parti la nuit dernière. Je fus atterrée à cette nouvelle. Je vis clairement son intention dans le don de cette lettre, et dans l’impossibilité de la lui rendre. Léon devait savoir qu’elle était entre mes mains, et je ne pouvais plus prétendre ignorer son contenu. Que je fus humiliée de cette découverte ! La rougeur me monta tellement au visage que ces dames durent penser que ce départ me contrariait beaucoup ; elles en conclurent peut-être que je regrettais Félix, et voilà comme on est jugée à dix-huit ans !

Nous n’avions plus que quinze jours à rester aux eaux de ***. Madame Duperay était beaucoup mieux, et la société diminuait insensiblement. J’avais reconquis toutes les bonnes grâces de madame de Séligny, et sa fille me donnait sans cesse des preuves de son amitié. Elle pleurait en songeant que nous ne nous reverrions peut-être jamais, et ne se consolait qu’en m’assurant qu’aussitôt après son mariage, elle demanderait à Léon de l’amener à Saint-Marcel. C’était une promesse qu’elle me faisait très-souvent, et elle me reprochait toujours de n’y pas répondre avec assez d’empressement.