Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 09

Renard (Tome Ip. 158-178).


CHAPITRE IX.


Nous étions dans la plus belle saison de l’année. Les eaux minérale de ***, à quelques lieues de Saint-Marcel, attiraient beaucoup de monde. Les étrangers s’y rendaient en foule, et leur affluence donnait à ce pays une physionomie qu’il perdait bientôt après leur départ.

Madame Duperay avait hérité de la santé délicate de sa mère. Son médecin venait de lui ordonner les eaux de ***, et son projet était d’y passer un mois. Persuadée que la dissipation me conviendrait, et qu’il serait très à propos de m’éloigner de madame de Genissieux, elle avait demandé et obtenu la permission de m’emmener avec elle. C’était à mon insu qu’elle avait fait sa demande.

Ma surprise fut extrême quand mon oncle m’apprit que, sous peu de jours, j’accompagnerais madame Duperay aux eaux. Nous devions vivre dans le plus grand incognito et nos apprêts de voyage furent bientôt faits.

Depuis mon départ de Paris, je n’avais point quitté la campagne. Ce fut un grand plaisir pour moi de me trouver en quelque sorte libre près d’une amie qui me connaissait bien, et éloignée de tout ce qui m’importunait.

Aux eaux, les mœurs, les usages, la manière de vivre, tout vous transporte dans un monde nouveau. C’est un pays à part : on y est hors de chez soi, hors de soi-même, hors de sa sphère. Ce concours de gens de différens pays offre une variété vraiment piquante, et les sages autant que les fous peuvent y trouver de quoi se distraire et réfléchir.

On travaille toute la matinée à rétablir une santé qu’on prodigue la nuit dans un bal ou à une partie de jeu. On recommence encore le lendemain pour fuir la maladie la plus cruelle de toutes, la maladie qui jette les plus profondes racines, l’ennui. Cette maladie contagieuse se guérit souvent aux eaux, mais seulement pendant le temps du séjour. On n’a pas le loisir de respirer, il faut s’amuser absolument : il semble que les maux vous avertissent que les momens sont précieux, et qu’il faut se hâter d’en jouir. C’est l’image de la folie et du délire.

J’arrivai à *** dans des dispositions peu conformes à celles qu’on y apporte. J’étais rêveuse et mélancolique. À dix-huit ans, on acquiert la réputation de fille romanesque, quand on n’est ni étourdie ni enjouée, et ce surnom me fut bientôt donné par les personnes que nous y rencontrâmes. La retraite dans laquelle nous allions vivre, si peu analogue à l’usage ordinaire, attira l’attention sur nous. On fut curieux de connaître deux jeunes femmes qui s’obstinaient à se cacher ; on fit des contes parce qu’on ignorait la vérité ; et, sans le savoir, nous devînmes le sujet de toutes les conversations.

La dame chez qui nous logions eut la charité de nous avertir des caquets que l’on faisait sur notre compte. Les uns disaient : « Connaissez-vous ces femmes qui se cachent à tous les yeux ? Quel est leur nom ? Sont-elles sœurs ? L’aînée paraît malade, mais la plus jeune est une héroïne de roman. Pourquoi vient-elle aux eaux ? Il y a quelque mystère là-dessous. » D’autres ajoutaient : « Il faut savoir leur aventure. Nous le devons ; ici tous les malades sont frères. L’urbanité qui règne aux eaux nous autorise à découvrir la cause de leur sauvagerie. Grâce au ciel, la curiosité passe dans ce pays-ci pour de l’intérêt ; usons du privilège et commençons nos informations. — Vous voyez, continua madame Denis, notre hôtesse, qu’il vous sera désormais impossible de vivre comme des solitaires. Je vous engage, pour faire taire les indiscrets, à recevoir la visite de deux dames très-respectables, logées comme vous dans ma maison. Elles désirent vous connaître et vous en serez contentes.

Henriette éprouva tant d’humeur en écoutant les propos de madame Denis, qu’elle fut au moment de prendre le parti de retourner à Saint-Marcel ; mais réfléchissant que les eaux lui étaient impérieusement ordonnées, et qu’elle ne serait point forcée à voir long-temps ceux qui l’importuneraient, elle se détermina, sur l’avis de madame Denis, à recevoir ses voisines, dont elle lui disait tant de bien, et la pria de lui dire leurs noms. L’une était madame de Courcel, riche propriétaire des environs, qui venait aux eaux depuis dix ans ; l’autre, arrivée avec elle, était sans doute sa parente.

Madame Denis s’empressa d’aller avertir les deux dames que nous serions charmées de les recevoir. Elle s’applaudit d’avoir usé d’un stratagème qui, en nous faisant connaître ces deux femmes respectables, détruisait les mauvaises impressions qui pouvaient rejaillir sur une maison avantageusement connue pour n’avoir jamais logé que des gens comme il faut.

Ces dames vinrent nous voir dans la matinée. Elles étaient accompagnées d’une très-jeune personne, que je jugeai être la fille de madame de Courcel. Leur abord nous prévint en leur faveur ; elles causaient à merveille, et nous firent de si aimables reproches sur le tort que nous leur avions fait en nous cachant jusqu’alors, que madame Duperay m’engagea après leur départ à leur rendre visite dès le lendemain.

Elles parurent flattées de notre empressement, et nous firent l’accueil le plus gracieux.

La jeune personne, aussitôt qu’elle nous entendit, sortit d’un cabinet, et vint s’asseoir près de moi ; elle était vive, affable, et paraissait avoir envie de causer. Sa mère qui n’était pas madame de Courcel, comme, je l’avais cru la veille, lui dit deux fois d’aller étudier, et la troisième fois elle ajouta : « Allez donc, ma fille, soyez raisonnable, je ne puis vous mener au bal ce soir, si vous ne travaillez pas à votre italien. — Comment, s’écria Henriette, mademoiselle n’a pas un congé absolu pendant la saison des eaux ? — Elle sait bien pourquoi je la tourmente. Je puis même vous avouer, Mesdames, que lorsque ma fille résiste, je n’ai qu’à prononcer un certain nom, et l’on obéit aussitôt ; c’est un talisman qui fait des miracles. — Peut-on savoir ce nom magique ? demandai-je en souriant. — Faut-il le dire, ma chère amie ? — Oui, maman, je vous le permets, dit la jeune personne avec un malin sourire : ce nom n’apprendra rien à ces dames, je vous assure. — Eh bien ! Mesdames, dit la mère en riant, ce nom qui fait une si vive impression sur Octavie, c’est Léon. — Ô ciel ! m’écriai-je involontairement. — Qu’avez-vous donc, Mademoiselle, dit la petite personne, est-ce que ce nom fait aussi de l’effet sur vous ? Ah ! maman, je parie que ces dames connaissent Léon d’Ablancourt. — Vous avez deviné, Mademoiselle, répliqua Henriette, notre surprise est extrême de nous trouver sans le savoir auprès de madame de Seligny ; car je pense que c’est à elle que j’ai l’honneur de parler ? — À elle-même, Madame, répondit madame de Seligny d’un ton sérieux, sans cesser de m’examiner de la tête aux pieds. Comment se fait-il que le baron d’Ablancourt soit connu de vous ? est-ce que ces dames reviennent d’Italie ? » Il m’aurait été impossible de répondre, je n’écoutais rien ; je ne voyais qu’Octavie, et, les yeux attachés sur elle, je ne remarquais pas que je me livrais à ceux d’une mère trop clairvoyante. « Non, Madame, dit Henriette, nous avons vu M. d’Ablancourt à Saint-Marcel, chez madame de Genissieux, sa tante. » Ici madame de Seligny me lança un regard qui acheva de me déconcerter. Il semblait dire : voilà donc le motif secret du long séjour à Saint-Marcel ?

J’étais très-mal à mon aise, et je regardai plusieurs fois mon amie pour l’engager à prendre congé, mais madame de Seligny nous faisait cent questions sur madame de Genissieux, sur mon oncle qu’elle avait connu autrefois, et il fallait bien y répondre. Enfin Henriette se leva, et nous nous séparâmes assez mécontentes les unes des autres. Lorsque nous fûmes à la porte, Octavie s’échappa du salon, et vint m’embrasser avec tant de vivacité et d’abandon, que j’en fus pénétrée ; et, sans hésiter, je lui rendis ses caresses de la meilleure foi du monde.

Quand nous fûmes rentrées dans notre appartement, Henriette ne put s’empêcher de rire en me regardant : « Voilà donc le résultat de toutes mes précautions, dit-elle ; je quitte Saint-Marcel pour fuir madame de Genissieux, éternelle prôneuse de Léon, et c’est pour rencontrer une famille qui n’est occupée que de lui. Albertine, il faut cependant profiter de ce que nous venons de voir. Il est certain que madame de Séligny regarde Léon comme son gendre. Octavie est charmante, elle n’a que quinze ans ; dans deux ans d’ici, elle aura acquis toute sa beauté ; Comment Léon résistera-t-il à ces beaux yeux bleus, à ces beaux cheveux blonds ? À son retour, il ne retrouvera plus un enfant, ce sera une autre personne. Allons, chère amie, dites que vous pensez comme moi, que vous abandonnez une chimère, et avez pitié du pauvre Adrien, qui vous aimé et qui vous a confié à sa sœur. J’étais forcée de convenir de la justesse de son raisonnement, j’aurais voulu penser comme elle ; mais, lorsque je prenais cette résolution, j’éprouvais un tel abattement, j’avais le cœur si déchiré, que les efforts d’Henriette ne servaient qu’à me faire sentir l’excès de ma faiblesse et mon éloignement pour son frère. Cependant je promettais toujours, bien déterminée à obéir, plutôt que de contrarier les volontés du plus redoutable des hommes.

Aussitôt que madame de Courcel eut parlé des deux étrangères, chacun voulut les voir, et on nous invita au bal qui devait se donner dans la semaine. Le deuil de madame Duperay était un obstacle suffisant pour refuser d’assister à une assemblée brillante. On va aux eaux en habit de deuil, mais il n’est pas nécessaire d’aller au bal pour recouvrer sa santé. Cette excellente logique n’eut point de succès, et Henriette fut obligée de se rendre aux sollicitations de toutes ces dames. On lui prouva qu’aux eaux la danse était de régime comme exercice salutaire ; que c’était un plaisir sans conséquence, une réunion de la grande famille, et qu’enfin elle ne pouvait se dispenser de m’y conduire. Nous acceptâmes pour ne pas paraître ridicules et obstinées. Un autre motif décida Henriette, elle espérait beaucoup pour moi de ce genre de distraction.

Notre entrée parut faire une sorte de sensation. Chacun voulait voir ces personnes mystérieuses qui avaient eu la témérité de se soustraire à tous les yeux. Nous nous approchâmes de nos voisines qui nous accueillirent très-bien. Octavie dansait alors. et dès qu’elle eut cessé, elle accourut à moi avec empressement.

Je ne tardai pas à être priée, et pendant la soirée, mon amour-propre eut de quoi être satisfait. Je recueillis beaucoup de compliment flatteurs ; ils ne me tournaient point la tête, mais je regrettais plus d’une fois que Léon n’en fût pas témoin, et ma prévention était telle que, parmi tous les hommes qui étaient là, je n’en trouvai pas un digne de lui être comparé. C’est ainsi que le bal servait à me distraire.

Fatiguée de danser, je revins m’asseoir prés de madame Duperay qui causait avec une dame assise à côté d’elle. Dans cet instant d’isolement, j’entendis parler deux jeunes gens derrière moi. L’un disait : — Quelle est cette jeune personne qui danse en face de nous, en robe rose ? — C’est mademoiselle Octavie de Séligny, riche héritière. — Ah ! ah ! voilà qui est très-bon à connaître : riche héritière ! — Doucement, mon cher, elle est promise à Léon d’Ablancourt qui est en Italie depuis deux mois. — Quoi ! Léon d’Ablancourt, ce fier Léon, si indépendant, si spirituel ? Mais s’il est en Italie, adieu la riche héritière. Vous connaissez son inconstance ? J’étais sur les épines. — Vous êtes dans l’erreur, Léon n’est point léger ; il est difficile… C’est bien différent. » Je jetai les yeux sur le jeune homme dont les dernières paroles me semblaient si rassurantes, et je fus frappée de l’air de franchise répandu sur sa physionomie. La contre-danse finit alors, et ces messieurs cédèrent leurs places et s’éloignèrent. Madame Duperay, fatiguée de sa soirée, désirait se retirer ; et, au moment où nous traversions la salle pour nous en aller, madame de Courcel nous arrêta et nous présenta un de ses amis M. Felix de Senac : c’était précisément le jeune homme qui avait défendu Léon. Nous le saluâmes, et nous partîmes malgré les vives instances des personnes qui étaient près de nous.

Je ne dormis pas de la nuit ; l’agitation causée par une fête où l’on a eu quelque succès, continue et vous tient éveillé pendant long-temps. Le plaisir de la danse ne produit point tant d’émotions, c’est la vanité qui les donne : l’amour-propre se glisse toujours dans les plaisirs où se trouve une galerie pour nous juger.

Nous nous levâmes fort tard le lendemain, et, au moment où nous allions sortir, nous reçûmes une lettre d’Adrien qui nous annonçait son impatience de nous revoir, et son projet de venir nous visiter. Cette nouvelle enchanta Henriette ; quant à moi, je ne pouvais fuir ma destinée, il était écrit que je serais la femme d’Adrien, et je venais d’apprendre que Léon était soupçonné d’inconstance ! Octavie était belle ! Quel espoir pouvais-je encore conserver ?

Comme madame Duperay jugeait nécessaire que je rencontrasse souvent Octavie pour m’habituer à l’idée de la regarder comme la femme de Léon, elle me proposa de faire une seconde visité à madame de Courcel. J’étais peu disposée à sortir. Cette lettre d’Adrien m’attristait, et je la priai de ne point m’obliger à l’accompagner.

Elle y consentit, et profita de l’occasion où elle était seule pour apprendre à ces dames l’arrivée prochaine de son frère qui devait être mon mari, et que notre absence rendait malheureux.

À cette nouvelle, la physionomie de madame de Séligny prit un air riant qui fut remarqué par Henriette. Elle fit mon éloge de la manière la plus gracieuse, et demanda si ce mariage se ferait bientôt. Madame Duperay répondit que le deuil de sa mère était le seul obstacle qui l’eût retardé.

Dans les visites que nous fûmes obligées de recevoir, je revis le jeune homme que nous avait présenté madame de Courcel ; il m’inspira de l’intérêt. J’aurais voulu reprendre le sujet de sa conversation ; mais par quel moyen ? Comment oser moi-même parler de Léon la première ? Il venait nous voir très-souvent, je tirai parti de cette circonstance ; et, sans autre coquetterie que cette politesse bienveillante qui sait distinguer ceux dont on veut s’attirer l’attention, je causai souvent avec lui, et parvins tout doucement à mon but.