Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 03

Renard (Tome Ip. 32-48).


CHAPITRE III.


Ma noble voisine m’apprit que sa sœur lui écrivait en même temps que son fils, et lui faisait part du désir de lui voir contracter un engagement avantageux. Elle ne voulait point quitter ce monde sans laisser Léon marié, heureux et père de famille. Elle s’empressait de confier à sa sœur le projet qu’elle avait formé de lui faire épouser mademoiselle de Seligny, fille unique d’une de ses meilleures amies, dont la fortune, égale à celle du baron, rendait leur union très-sortable. « Je crois, écrivait-elle, que ce mariage sera heureux. Octavie est très-bien et d’une douceur angélique ; vous connaissez Léon, sa délicatesse, ses procédés. Le meilleur des fils ne doit-il pas être le modèle des maris ? »

Madame de Genissieux, désappointée de ne pas voir arriver son neveu, se consola en pensant à l’éclat qu’un grand mariage allait jeter sur sa famille ; elle songea aussi sans doute que cet évènement pourrait bien être l’occasion d’un second voyage à Paris, et ce dernier motif calmant tous les petits chagrins de sa vanité blessée, elle se décida à tout approuver.

Depuis cette époque, elle recevait de temps en temps des nouvelles de sa sœur et de son neveu, et ne manquait jamais de m’en parler. Elle mettait beaucoup d’amour-propre à me faite lire leurs lettres, me vantait avec chaleur les qualités estimables et brillantes d’un jeune homme aussi remarquable par sa personne que par la noblesse de ses sentimens ; et, sans le savoir, excitait à mon insu mon admiration pour un si beau caractère. C’était une école dangereuse pour une jeune personne de dix-huit ans, dont le cœur vide s’occupait ainsi d’un être invisible, mais réel ; comme s’il eût été question d’un héros imaginaire.

Comme madame d’Ablancourt ne lui parlait plus du mariage de son fils, madame de Genissieux en conclut aisément qu’il ne se faisait point encore ; mais elle ne cessa pas pour cela d’entretenir ses voisins du prochain mariage du baron d’Ablancourt avec mademoiselle de Seligny.

Dans un petit pays, au fond d’une province, l’uniformité de la vie, l’absence d’objets variés, tout nous engage à ajouter foi aux moindres nouvelles ; on aime à croire, parce que l’on a besoin de se créer des occupations. Là, n’avoir rien à croire, c’est n’avoir rien à faire. Ce mariage tant prôné par madame de Genissieux nous parut une affaire décidée, et tout le monde s’empressa de lui en faire compliment.

À force d’entendre parler de mariage, mon oncle s’avisa d’avoir envie de me marier ; et comme il ne pouvait supporter le plus léger obstacle à ses volontés, il n’eut pas plutôt conçu ce dessein qu’il songea à l’exécuter. Il y avait peu de partis qui pussent convenir à M. de Saint-Albe : je dis à M. de Saint-Albe, car il ne jugeait pas nécessaire de me consulter dans cette affaire ; me regardant comme un enfant, et s’estimant seul en état de me trouver le mari qu’il me fallait, c’est-à-dire un honnête homme, capable de bien administrer et conserver sa fortune ; croyant me favoriser assez en me nommant son héritière, nom qu’il prononçait souvent depuis la désobéissance de son neveu.

Ce titre d’héritière d’un domaine considérable éveilla les prétentions de plusieurs partis des environs. On fit des demandes de mariage. Mon oncle, difficile, non pour moi, mais pour sa terre, sur le choix d’un propriétaire à nous donner, ne fut content de personne, renvoya tout le monde ; et son impatience augmentant avec la difficulté de réussir, il se détermina à me marier à son filleul Adrien Desmousseaux, le fils. C’était un grand garçon d’un caractère facile et confiant, d’une gaieté douce, et dont le mérite, aux yeux de mon oncle, consistait à être toujours de l’avis de son parrain.

Je le connaissais depuis mon arrivée à Saint-Marcel, et le traitais sans conséquence, comme un habitué de la maison. Son père avait toujours désiré notre union sans oser en parler. Il fut au comble de ses vœux quand il vit mon oncle refuser tous les prétendans, et dès ce moment s’enhardit au point de proposer son fils en lui donnant une partie de sa fortune pour faciliter ce mariage.

M. de Saint-Albe, fatigué de chercher parmi des inconnus, et faisant l’expérience de l’embarras qu’il y a à bien marier une fille, se décida en faveur de son filleul Adrien Desmousseaux ; et bientôt ce mariage ne fut plus un secret pour personne.

La manière dont il me l’apprit est trop originale pour que j’omette d’en parler.

Il me fit appeler dans sa bibliothèque : et là, devant plusieurs chasseurs et gardes-chasses qui l’attendaient, il s’adressa à moi, et me dit tout haut : « Albertine, j’ai eu beaucoup de peine à vous trouver un mari. J’ai calculé, réfléchi ; tout est pour le mieux : vous épouserez dans un mois Adrien Desmousseaux ; c’est un honnête garçon. Grâce au ciel vous êtes seule, et ma tâche est remplie. Vous serez heureuse, et votre bonheur me consolera de la folie de votre frère. » Je fus si déconcertée de m’entendre annoncer publiquement un secret de famille de cette importance, que je ne pus répondre un seul mot. Chacun s’empressa de me féliciter à sa manière, et de complimenter aussi M. de Saint-Albe. Pour moi, je restais droite comme une statue sans faire aucun mouvement. Mon oncle, habitué à ma timidité, se leva en disant : « Allons, laissons-la penser à son nouvel état, et ne la troublons pas davantage.

Revenue à moi, je montai dans ma chambre pour me livrer à la fluctuation de mes idées. Je ne savais ce qui se passait dans mon ame, mais j’étais dans une grande agitation. Épouser Adrien Desmousseaux ! Hélas ! je n’avais jamais pensé à lui. « Quoi ! disais-je en moi-même, je vais donc m’ensevelir dans ce village ! Entourée de gens insignifians, je passerai de la vie à la mort sans avoir senti le prix de l’existence ! Ah ! madame de Genissieux a raison, ce n’est pas ici, mais dans une grande ville, qu’on jouit des avantages d’une bonne éducation ! »

Je ne sais pourquoi madame de Genissieux se présenta à ma pensée, mais je soupirai. Cependant, malgré le peu de goût que je me sentais pour Adrien, il me paraissait impossible de résister à la volonté de mon oncle. Je me ressouvenais de la désobéissance de mon frère et du serment que j’avais fait de me sacrifier pour expier sa faute. Je me trouvais enchaînée, et rien ne pouvait me soustraire au sort qu’on me préparait.

J’étais plongée dans mes réflexions lorsque la porte s’ouvrit. C’était madame Blanchard qui venait me faire son compliment sur mon bonheur futur. Elle s’étendit avec emphase sur les obligations que j’avais à mon oncle, sur l’avantage de ne point quitter Saint-Marcel. Et comme elle me voyait pâle et abattue : « Au nom du ciel ! Mademoiselle, me dit-elle en joignant les mains, n’allez pas refuser M. Adrien ! Votre frère s’est marié malgré votre oncle, est-ce que vous n’accepterez pas le mari que vous donne M. de Saint-Albe ? Ah ! qu’il serait malheureux avec toute sa famille ! M. Adrien est un si bon enfant, doux comme un agneau ; Vous en ferez tout ce que vous voudrez. — Ma chère madame Blanchard, répliquai-je d’une voix assurée, je ferai tout ce que veut mon oncle ; à Dieu ne plaise que je lui désobéisse ! Je sais tout ce que je lui dois ; soyez bien tranquille. — À la bonne heure ; mais vous ne l’êtes guère, vous, Mademoiselle. Allons, du courage ! vous êtes timide. Songez à la satisfaction de monsieur quand il verra ses neveux et petits-neveux autour de lui. Rassurez-vous, Mademoiselle, vous avez un mois pour vous faire à l’idée du mariage, et je vous promets que vous vous y ferez. Je le sais par expérience. » Elle sortit, et je restai seule jusqu’à l’heure où la société se réunit pour dîner.

Je fus encore obligée de recevoir les félicitations de nos bruyans convives. Heureusement les amis Desmousseaux n’étaient pas invités ce jour-là. Le lendemain fut destiné à fêter toute la famille : messieurs et mesdames Desmousseaux vinrent dîner chez mon oncle en grande cérémonie.

Après les complimens d’usage en pareilles circonstances, nous passâmes dans la salle à manger. On plaça Adrien près de moi, ce qui me causa une contrainte, un embarras extrême ; lui que j’avais vu cent fois à la même place sans que j’y eusse jamais fait attention !

Le dîner fut assez gai, grâce aux plaisanteries de M. Desmousseaux le père qui triomphait. Ma future belle-mère me regardait avec intérêt et me souriait d’un air naturellement mélancolique. Mes futures belles-sœurs m’accablaient de leurs caresses et de leur importun babil. Il n’y avait que ce pauvre Adrien et moi qui eussions l’air préoccupé : mon triste maintien l’inquiétait, et il me regardait à la dérobée pour m’encourager et me supplier d’avoir plus d’assurance. Ce manège réussit parfaitement auprès de nos pareils ; ils crurent que ces signes annonçaient que nous étions déjà d’intelligence, et je vis bien que tout s’accordait pour que je devinsse la femme de M. Adrien Desmousseaux.

Le temps s’écoulait ; et mon oncle, heureux de se voir obéi sans obstacle, était d’une gaieté, d’une hilarité charmantes. Il avait donné la commission de me faire venir de Paris et de Lyon les modes et les étoffes les plus élégantes, Ces soins me touchaient et me faisaient regarder comme impossible que mon mariage n’eût pas lieu. À chaque attention de sa part, je me croyais enchaînée davantage. Les éloges qu’il me prodiguait, m’attendrissaient et me déchiraient le cœur. J’étais quelquefois sur le point de me jeter à ses genoux, et de lui avouer que je n’avais aucun penchant pour son filleul ; mais, réprimant aussitôt ce mouvement, je songeais à sa colère que rien ne pouvait calmer, à mon frère si coupable envers lui ; et alors, mon effroi devenait tel, que je finissais pas trouver que j’avais tort, et que mon oncle seul avait raison. Le motif de mon refus ne me paraissait plus assez fort. Oser alléguer mon peu d’inclination pour un jeune homme honnête et bon, le fils d’un de nos amis, le filleul de mon oncle ! c’était une puérilité méprisable aux yeux de M. de Saint-Albe : son opinion était qu’une honnête femme s’accoutume tôt ou tard à vivre avec un galant homme. Je renouvelais le serment de lui obéir, et je répétais : « Puisque je n’en aime pas un autre, ne détruisons pas le bonheur de deux familles. »

Tout était ordonné dans le château pour une noce qui devait se célébrer dans quinze jours, lorsque madame Desmousseaux, dont la santé était très-délicate, comme je l’ai déjà dit, tomba malade des fatigues que lui donnèrent les arrangemens de sa maison pour le mariage de son fils bien-aimé.

M. Desmousseaux le père, homme scrupuleux sur les choses d’étiquette, nous annonça le danger où était sa femme, et nous dit en pleurant que rien ne serait plus déplacé que la célébration de notre mariage dans un moment où le médecin désespérait de la santé de la malade. Mon oncle, toujours fâché des contre-temps, reconnut malgré lui la justesse de l’observation, et on demeura d’accord de ne songer à nous marier qu’après le rétablissement de ma future belle-mère.

Un arrangement qui éloignait l’époque de mon mariage, me causait un plaisir infini. Je faisais des vœux pour que madame Desmousseaux se rétablît, car c’était une excellente personne, généralement estimée ; mais, je l’avoue, je ne demandais pas une prompte guérison. J’étais dans l’âge où le moindre délai est déjà une victoire remportée. J’avais le pressentiment que gagner du temps est toujours un grand avantage ; mon avenir s’éloignait, ou m’effrayait moins, je ne songeais plus autant à mon mariage. Madame Desmousseaux, d’après les apparences, devait être malade long-temps, et son fils me semblait moins insipide, parce que ses craintes sur sa mère l’empêchaient de s’occuper si souvent de moi.

Je repris insensiblement plus de sérénité, et je commençai à trouver ma situation plus supportable.